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Les Hommes d'état de la Turquie - Aali-Pacha et Fuad-Pacha

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Les Hommes d'état de la Turquie - Aali-Pacha et Fuad-Pacha
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 73 (p. 886-925).
LES
HOMMES D'ETAT
DE LA TURQUIE

AALI-PACHA ET FUAD-PACHA.

On a prêté dans le temps au plus inattendu des visiteurs de l’exposition universelle un mot où il aurait heureusement résumé les impressions qu’il emportait de son voyage en Occident : « J’ai vu en France les résultats de la civilisation, en Angleterre j’en ai vu les causes. » Croira qui voudra que sa majesté impériale le sultan Abdul-Azis ait daigné sortir une minute de son silence ennuyé pour aiguiser une épigramme et tourner une flatterie. Ce n’est pas à Constantinople qu’on a pu s’y tromper ; on a reconnu là facilement le tour d’esprit tout français et les préférences anglaises de l’illustre personnage qui accompagnait le sultan, et l’on n’a pas douté un instant que Fuad-Pacha n’eût cru devoir faire honneur de ce trait à son maître, dont l’auguste mutisme finissait par étonner. Ce mot assez énigmatique et plus ou moins juste n’a pu être dit dans tous les cas que par un homme qui connaît à fond l’Europe et qui observe les choses en politique. Des qualités de même ordre ne se reconnaissent pas moins dans les dépêches turques que renferme le livre jaune de 1867, et qui forment un curieux contraste avec celles des ministres de France. On ne saurait montrer plus de zèle assurément que n’en montre M. de Moustier pour venir en aide à la Turquie par ses conseils. Il ne s’occupe pas seulement des affaires de Crète ; dans une note sur le hatti-humayoun de 1856, il prend la peine d’énumérer en seize articles les réformes civiles, administratives, financières, judiciaires, qu’il est urgent pour la Turquie d’accomplir. Son collègue, M. Duruy, dévoré d’une activité à laquelle la France ne suffit pas, se charge de doter la Turquie d’un système d’enseignement public sur le plan du nôtre, et nos inspecteurs-généraux sont sur le point de partir, accompagnés de tout un personnel de professeurs, pour en aller jeter les bases. Selon l’ordinaire usage des donneurs de conseils, nous sommes prompts à nous impatienter lorsque nos avis ne sont pas suivis assez vite, et, après avoir pris la peine pendant quelque temps de dissimuler notre mécontentement sous les formes d’une courtoisie diplomatique, nous en venons à l’étrange note du 29 octobre, où, jouant le rôle d’une providence irritée, nous déclarons abandonner la Turquie à son aveuglement et à son mauvais sens. Est-il en Europe si petit état dont les ministres pussent écouter de sang-froid un tel langage ? Ceux de Turquie ne se départent pas un seul instant de la déférence la plus parfaite, leurs dépêches restent empreintes d’une tranquillité imperturbable ; il est évident que ceux qui les rédigent gardent la pleine possession d’eux-mêmes, première qualité de l’homme d’état. Ce n’est pas tout, ils opposent à la furie réformatrice de leurs amis les Français une lenteur nécessaire. Comme à Figaro, il leur faut « déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement, » c’est-à-dire ici pour ne rien faire et ne pas se laisser emporter dans un tourbillon d’entreprises aventurées, qu’à M. de Moustier pour concevoir les projets qu’il leur soumet et pour élaborer les dépêches qu’il leur adresse. Aali-Pacha est aujourd’hui grand-vizir, Fuad-Pacha ministre des affaires étrangères ; l’an dernier les rôles étaient intervertis, Aali était au ministère des affaires étrangères, Fuad occupait le grand-vizirat ; la vérité est qu’ils forment ce qu’en Europe on appellerait le cabinet ottoman. Presque constamment au pouvoir depuis plus de quinze ans, ils y arrivent ensemble, ils s’en vont en même temps quand il faut partir, et cette fidélité de l’un à l’autre, cette union politique, où leurs défauts comme leurs qualités s’accordent si bien et trouvent un si utile emploi, n’est pas le trait le moins curieux de leur histoire. Je ne sais s’ils peuvent se passer des affaires, mais il paraîtrait que les affaires ne peuvent se passer d’eux, et cette occupation continue des premières fonctions de l’empire est significative dans un pays barbare où le favoritisme est encore tout-puissant, et sous un maître dont ils ne sont pas les favoris. Ces deux hommes, mêlés activement aux dernières crises de la Turquie, qui portent aujourd’hui le poids d’une des plus graves situations, où puisse se trouver un peuple, sont les personnages les plus considérables de l’empire ; ils sont réservés sans doute à jouer encore un rôle dans les événemens dont l’Orient ne saurait manquer d’être le théâtre ; ils figurent incontestablement au premier rang parmi les hommes d’état de l’Europe actuelle ; peut-être le moment est-il opportun pour leur consacrer une étude attentive ; D’ailleurs les hommes d’état sont une espèce rare en Turquie ; elle n’y est guère apparue que de nos jours. Au moment où il rencontre Louis XI dans l’Histoire de la civilisation en Europe, M. Guizot s’arrête à signaler la grande nouveauté introduite par ce roi dans la politique, le maniement habile des intérêts et des esprits, l’art de s’emparer individuellement des hommes par la conversation substitué au continuel emploi de la force ; le temps des guerriers brutaux comme Charles le Téméraire est passé, celui des hommes d’état est venu. Cette révolution, accomplie en Europe dès la fin du XVe siècle et peut-être avant, ne date en Turquie que du XIXe ; c’est à une époque récente qu’y ont pénétré les procédés dont la pratique constitue, à vrai dire, l’art de gouverner. Parmi les sultans, on en trouve plusieurs qui ne sont point certes des hommes ordinaires, et dans la liste des deux cents vizirs qui ont exercé le pouvoir jusqu’au commencement de ce siècle il s’en rencontre plus d’un à qui l’on ne peut refuser des qualités rares et même des parties de génie. Il ne manque point parmi eux d’intrigans de premier ordre, de caractères indomptables, de rusés négociateurs, de grands hommes de guerre. On voit au XVIe siècle un Mohammed Sokolli maintenir sous deux sultans, à force d’énergie et de prudence, l’empire, entraîné déjà par un mouvement rétrograde ; mais il est à peu près certain que cet habile soldat ne savait ni lire ni écrire. L’illustre famille des Kiuperli fournit à l’empire, vers la seconde moitié du XVIIe, une série d’hommes de ressources et de commandement. Le premier, sorti des cuisines du sérail, résumait en mourant dans les conseils qu’il adressait à son maître sa politique : « ne point prêter l’oreille aux femmes, ne laisser aucun sujet devenir trop riche, remplir le trésor par tous les moyens possibles, se tenir lui-même toujours en mouvement avec les troupes. » Le second et le plus grand de tous, Ahmed Kiuperli, soupçonna vaguement les principes du gouvernement ; mais qu’on se le rappelle traitant de juif l’ambassadeur de Louis XIV, M. Vantelet de La Haye, et le laissant souffleter en sa présence par son chambellan, tout cela parce qu’on a oublié de lui faire le cadeau d’usage, et on jugera que nous sommes encore en pleine barbarie. Sans avoir la politesse du héros de Racine, tous ces hommes ont la politique d’Acomat, tous sont comme lui dirigés uniquement par une pensée qui les obsède :

Un vizir aux sultans fait toujours quelque ombrage.
A peine ils l’ont choisi qu’ils craignent leur ouvrage.
Sa dépouille est un bien qu’ils veulent recueillir,
Et jamais leurs chagrins ne nous laissent vieillir.


Tandis que leurs contemporains, les Cromwell, les Mazarin, un peu plus tard les Guillaume d’Orange, embrassent dans leur pensée les divers intérêts des états, et poursuivent par des moyens politiques la réalisation de leurs vues, les Kiuperli, comme tous les autres, épuisent leur génie à se maintenir au pouvoir. On cite encore au siècle dernier Raghib-Pacha, dont le grand acte fut le traité d’alliance conclu par lui contre l’Autriche avec Frédéric II, et qui présente quelque rapport avec le roi philosophe par la culture de l’esprit. C’est un lettré qui a rang de classique parmi les modernes écrivains ottomans, et à qui les biographes aiment à décerner les titres de président des vizirs et de sultan des poètes. Si les vastes projets de régénération qu’on lui attribue furent autre chose qu’un rêve, ils sont descendus avec lui dans la tombe, et il est difficile de découvrir dans l’ensemble de sa conduite un autre but que d’occuper la fiévreuse et puérile activité de Mustapha III. A mesure qu’on approche de nos jours, que la politique occidentale se complique et devient plus savante, la barbarie turque ressort davantage, et il faut pénétrer fort avant dans notre siècle, arriver jusqu’à ceux qui nous occupent ou du moins jusqu’à leur précurseur et leur maître, Reschid-Pacha, pour trouver des ministres qui répondent vraiment à l’idée que nous nous faisons de l’homme d’état.

Qu’est-ce en effet que l’homme d’état ? Ce nom ne suppose ni la moralité ni le génie, mais il suppose l’étude approfondie des intérêts en conflit à travers lesquels le vrai politique doit faire prévaloir ceux dont il s’est chargé ; il suppose la conception nette d’un but à poursuivre et l’invention de moyens appropries, c’est-à-dire l’étendue d’esprit, le sentiment de l’à-propos, la faculté de se plier aux nécessités qu’on ne peut vaincre, d’entrer dans les vues des autres, et surtout d’amener les autres à ses vues ; il suppose encore une certaine indépendance d’action et une sécurité qui permettent d’embrasser les longues pensées. Eh bien ! des deux parties de la politique, l’art de gouverner et l’art de négocier, à peine si la Turquie a pu, pendant trois siècles et demi, connaître et pratiquer l’une ou l’autre. Une nation conquérante en minorité au milieu de populations asservies, une nation qui, au lieu de se fondre avec elles ou de se les assimiler, s’enferme dans son fanatisme et son orgueil, uniquement attachée à maintenir par la force les privilèges dont elle vit, un souverain qui, sans pouvoir toucher à la loi fondamentale, possède pourtant l’autorité la plus arbitraire, considère comme des esclaves ceux auxquels il la délègue un moment, les choisit, les élève, les anéantit au gré de son caprice, — telles sont les conditions du pouvoir. Il n’y a place ici pour aucun régime régulier, pour aucun plan d’améliorations graduées et de mesures civilisatrices ; le temps, la sécurité, la force, manquent à la fois pour concevoir et suivre un système. Le vizir, que rien ne protège, ni l’opinion publique, ni les services rendus, ni le génie même, qu’au contraire tout menace sans cesse et mine sourdement, jusqu’aux instrumens formés par lui, ne peut s’élever au-dessus de la violence ou de la fourberie. Voilà pour le gouvernement. L’impuissance n’est pas moindre en diplomatie. Rappelez-vous que jusqu’en 1834 la Turquie n’a pas eu de représentans en permanence dans les différentes cours. Elle était restée solitaire au milieu d’une civilisation dont son tempérament, sa religion, ses lois, son intérêt, la séparaient également. Entre elle et les états de l’Europe, il n’y a point de principes communs ; tandis que ceux-ci se rapprochent, se mêlent, s’unissent par des liens de plus en plus multipliés, la Turquie, étrangère à la situation générale, dédaignant de la connaître, se fiant encore à sa force lorsque cette force l’a depuis longtemps abandonnée, décline rapidement, et approche de sa fin sans même s’en apercevoir. Elle s’est placée en dehors du droit des gens, on l’y laisse, on ne traite avec elle que par accident et avec une arrière-pensée ; on subit ses conditions tant qu’elle est forte ; vient-elle à reculer ou à faiblir, elle est aussitôt refoulée, maltraitée, dupée, sacrifiée. Il faut que l’Europe, en face des conséquences qu’entraînerait sa dissolution, l’éclaire enfin sur les moyens de se conserver et l’oblige à sortir de sa torpeur et de son isolement. La nécessité, cette fois comme toujours plus efficace que l’exemple, lui a pour ainsi dire improvisé une éducation politique. Ce changement s’est accompli presque sous nos yeux, et nous avons pu voir les premiers hommes qu’il a produits sur la scène. Il est juste de dire qu’ils se sont approprié avec une rapidité imprévue les principes et les expédiens de la politique occidentale ; ils ont déployé un talent peu commun à composer avec les passions qui s’agitaient autour d’eux, à garder l’équilibre entre des influences contraires et souvent gênantes, à mettre enjeu des rivalités qui leur ont fait jusqu’à cette heure une sorte d’indépendance. Peu de carrières d’hommes publics offriraient au même degré que celles de Reschid, d’Aali et de Fuad ces témoignages d’une habileté supérieure.

On ne connaît pas assez un homme d’état lorsqu’on ne sait de lui que les actes en quelque sorte historiques auxquels il lui est arrivé d’attacher son nom. Pour se faire une juste idée de ce qu’il vaut, il importerait de connaître également la tradition dont il procède, les idées qui ont inspiré sa conduite et qui l’expliquent. Rien n’atteste mieux la grande intelligence de Reschid-Pacha, le devancier immédiat d’Aali et de Fuad, que d’avoir su discerner et mettre en lumière ces deux capacités, d’avoir voulu fonder une tradition politique, la chose qui manquait le plus à la Turquie, et la léguer à des hommes dignes de la continuer. J’aurai donc à esquisser rapidement ce qu’il est nécessaire de savoir pour comprendre dans quelle situation Aali et Fuad ont trouvé les affaires, avec quelles circonstances ils ont eu d’abord à compter. Quant à leurs opinions, c’est-à-dire à ce qu’il y a de plus personnel dans l’homme politique, il n’est pas très facile de les connaître. En Europe, tout homme d’état parle, écrit, se communique de mille manières ; la curiosité qui le poursuit a bien des moyens de se satisfaire, et, lorsqu’il a longtemps occupé le public, il est rare que des correspondances ou des mémoires ne viennent pas nous découvrir le fond des idées qui l’ont guidé aux différentes époques de sa vie. Les hommes d’état en Turquie ne font point de discours ; s’ils écrivent, ce sont des poésies ou des grammaires, non des ouvrages de politique ; leur correspondance, s’ils en ont une, reste à jamais inconnue, leurs dépêches mêmes ne contiennent que le strict nécessaire. Les sources habituelles d’information nous font donc défaut cette fois, et je n’aurais rien à dire sur ce point intéressant, si des renseignemens d’une authenticité non douteuse et qu’un hasard propice m’autorise à soumettre au lecteur sans encourir le reproche d’indiscrétion ne me permettaient d’éclairer de quelque lumière ce côté mystérieux, et de rendre ainsi plus complètement la physionomie des deux hommes auxquels ce travail est consacré.


I

Depuis quarante-deux ans, la Turquie donne au monde le spectacle de la plus curieuse expérience tentée sur une nation, celle d’un peuple qu’on prétend adapter malgré lui aux conditions de l’existence européenne. La révolution entreprise par Sultan-Mahmoud, révolution encore inachevée et dont l’issue est bien incertaine, ne ressemble pas seulement à celle que Pierre le Grand, son modèle, avait accomplie ; elle rappelle encore la révolution qui, au XVe siècle, affranchit et fortifia l’autorité royale en France, en Espagne, en Angleterre. Mahmoud avait conçu l’idée, qui ne s’éclaircit jamais complètement dans son esprit, d’une régénération de son peuple ; il avait le sentiment confus d’une impérieuse nécessité, celle d’enraciner la Turquie dans la civilisation occidentale ; il y procéda en barbare. Les janissaires le gênaient, il les détruisit. Après avoir été la force de l’empire, ils en étaient devenus le fléau depuis que la tactique et l’organisation militaires s’étaient transformées en Europe ; toujours orgueilleux et remuans, ils étaient insuffisans comme armée, et comme corps privilégié ils étaient pour le souverain un danger permanent. Rebelles à tout changement, vraie forteresse du moyen âge au milieu de l’état moderne, ils avaient pour eux le peuple, aux yeux duquel ils représentaient la gloire du croissant, la sécurité de l’empire, l’intégrité de la mission toute militaire et religieuse confiée par le prophète à la nation musulmane. Mahmoud, obligé comme un si grand nombre de ses prédécesseurs de subir leur loi au début de son règne, cacha dix-huit ans la haine qu’il leur portait, prépara patiemment le coup qu’il voulait frapper, et le 26 juin 1826 il fit massacrer trente-trois mille janissaires. La Turquie en demeura sans doute affaiblie ; mais pour la première fois le sultan se sentait libre. Il poursuivit son œuvre par la soumission des dèréhegsy les seigneurs des vallées, espèce d’aristocratie féodale qui, par son inertie, lorsque les sultans avaient besoin d’elle, ou par ses soulèvemens, avait mis plus d’une fois l’état en péril. Rien de plus caractéristique que cette guerre où la ruse tint plus de place que la force, où l’on attisa perfidement les rivalités qui divisaient les seigneurs afin de les anéantir les uns par les autres, excitant le fort contre le faible jusqu’à ce qu’on pût écraser sans peine le vainqueur épuisé ou le traîner au supplice comme un révolté. Ces dérébegs personnifiaient le double principe de la souveraineté héréditaire, absolument opposé à l’esprit et à la lettre de l’islam, et de l’autonomie provinciale, de la résistance à la suprématie administrative de Constantinople, principe plus vivace, qui a longtemps encore agité les provinces de l’empire. C’est par ces événemens dignes d’un autre âge que s’ouvre l’époque des réformes dont la Turquie est encore à cette heure en travail.

A beaucoup d’égards Mahmoud est un vieux Turc, le dernier des sultans de l’ancienne roche, qui considéraient les peuples comme un troupeau à leur usage, les serviteurs de l’empire comme leurs esclaves, la vie humaine comme une chose de nul prix, la sacrifiant sans cruauté, mais aussi sans remords. Dans le monde diplomatique de Péra, on souriait de voir Mahmoud appliquer son énergie à des réformes purement extérieures, comme celle de l’habillement et de la barbe, braver tous les préjugés du peuple, mettre sa fierté de civilisateur novice à s’enivrer de vin et à charger de ses faveurs ceux qui faisaient comme lui. « Il commence par la queue, » disait-on ironiquement. Il n’en est pas moins vrai qu’en exigeant ces témoignages visibles d’obéissance, en faisant sentir dans les petites choses qu’il pouvait atteindre le poids d’une volonté inflexible, il refoulait le fanatisme et était l’initiateur d’un ordre nouveau. Avoir introduit dans le royaume de l’immobilité l’idée du changement, c’est beaucoup pour qui se rend compte des difficultés que toute révolution de cette nature rencontre en Turquie, difficultés contre lesquelles la bonne volonté d’Aali et de Fuad se heurte encore aujourd’hui. Le gouvernement turc est un gouvernement absolu, le sultan est un despote, mais non pas en ce sens que sa volonté soit identique ou supérieure à la loi, ou qu’étant le représentant du prophète il jouisse comme lui d’une autorité sans limite dans l’ordre législatif. Il est l’exécuteur de la loi, rien de plus ; seulement, comme elle a tout réglé par formules très générales, la latitude laissée dans l’application ouvre un champ très vaste à l’arbitraire. Le pouvoir du sultan est donc limité par la loi, que les innovations introduites par son bon plaisir ou imposées par la nécessité ne sauraient entamer. Il rencontre une limite également insurmontable dans l’esprit de la race turque, conservatrice par tempérament, et qui répugne par intérêt aux réformes. Le peuple turc est naturellement un peuple d’ancien régime, car, après avoir vécu pendant quatre siècles aux dépens des autres, il se sent menacé par toute innovation ; il est tout simple qu’il ne s’y prête qu’à regret, et qu’il prenne en haine ceux qui s’en font les promoteurs.

Le vrai malheur de Mahmoud fut d’avoir rencontré trop tard l’homme d’état dont l’esprit supérieur eût pu suppléer les lumières qui manquaient au sien. Cet homme est Reschid-Pacha, d’illustre mémoire. Jusqu’à lui, deux partis n’avaient cessé de s’agiter autour du sultan, même dans le sein du sérail, et de partager le monde des fonctionnaires. Le parti conservateur, hostile aux réformes, avait son point d’appui dans le peuple et les ulémas, et à sa tête un vieillard opiniâtre, mais pénétrant, Pertew-Pacha, — homme entendu en affaires, ennemi acharné de la Russie, qui sut en 1828 éveiller l’enthousiasme belliqueux des Turcs par des manifestes où respire, dans un langage incompréhensible pour nous, bien qu’il n’ait que quarante ans de date, tout le vieux fanatisme musulman. Le parti radical, le seul agréable au sultan, avait pour chef Chosrew-Pacha, personnage inculte et brutal, qui, en étudiant et en flattant les faiblesses de son maître, avait pris sur lui le plus complet ascendant. Il était amiral et commandait une flotte dans la mer Egée lorsqu’il apprit le massacre des janissaires ; il n’avait pas hésité à faire jeter à l’eau, sans ordre et sans raison, tous ceux qui étaient abord de ses navires ; c’est ainsi qu’il avait conquis la faveur du maître. Il mettait à réaliser les projets dont il voyait poindre dans l’esprit du sultan la première idée une impétuosité que celui-ci était obligé de modérer. Le pacha boiteux faisait trembler Constantinople, et sa police vigilante, prodigue de coups de bâton » assurait à Mahmoud, au sultan sans pitié qui avait mis tant de familles en deuil, au souverain malheureux sous lequel l’empire avait essuyé tant de pertes, au contempteur de la religion et des vieilles mœurs, non-seulement la sécurité, mais les démonstrations du plus profond respect. Joignant l’intrigue à la férocité, rien ne lui coûtait pour se débarrasser des rivaux qui l’inquiétaient, et il avait eu la précaution de s’entourer d’une clientèle immense ; il avait pris trente-huit pachas parmi ses mamelouks et fait de ses deux fils adoptifs les gendres du sultan. Aussi fut-ce un jour de surprise à Constantinople lorsqu’on apprit que le vieux Chosrew avait reçu l’ordre « de garder son palais et d’y prier dans la solitude pour le bien du sultan. » C’est l’euphémisme dont on colorait encore des disgrâces que la mort suivait bien souvent de près. Effrayé par les ravages croissans de la peste et par les prédications des ulémas, qui dénonçaient dans ce fléau le juste châtiment d’innovations impies, Mahmoud avait eu un retour de superstition et appelé le vieux Pertew au grand-vizirat. A peine remis, il se vengeait de cette faiblesse en accusant Pertew de tous les maux de l’empire, en l’exilant à Scutari et en le faisant assassiner en chemin. Entre autres imputations, il lui reprochait d’avoir intrigué dans les cours étrangères contre le gouvernement du sultan par l’intermédiaire de sa créature et son élève, Reschid-Bey, et ce Reschid-Bey était précisément celui que Mahmoud rappelait de Londres pour être ministre des affaires étrangères. On ne peut voir qu’en Turquie de si bizarres contradictions.

Dans la plupart de ses tentatives, Mahmoud n’avait guère fait que Suivre son humeur ou obéir aux impulsions du parti servilement flatteur et ignorant qui avait ses préférences. Reschid est le premier qui ait apporté aux affaires la réflexion, l’esprit politique, la connaissance des divers intérêts, qui caractérisent l’homme d’état. C’était, à l’époque où il y fut appelé, un homme de trente-cinq ans environ. Fils d’un honorable effendi, administrateur des biens de la mosquée de Bajezid, il était entré de bonne heure dans les fonctions publiques par la protection de son beau-frère, et avait été distingué par le vieux Pertew à cause de ses dispositions pour la poésie. En 1829, il avait suivi en qualité de secrétaire les négociations qui aboutirent au traité d’Andrinople, et pu observer de près les allures de la diplomatie et le jeu instructif des ambitions européennes. Élevé plus tard aux fonctions de référendaire du divan, il y avait trouvé l’occasion de se former à la discussion et dans une certaine mesure au maniement des affaires. Après avoir rempli plusieurs missions, l’une entre autres à Kutahia, où il avait accompagné M. de Varennes, chargé par l’amiral Roussin d’aller négocier pour la Porte la paix avec Méhémet-Ali, il avait été envoyé à Paris lors de la création des représentations permanentes en 1834, et s’y était lié avec ce que la politique, la littérature, les arts, avaient de plus distingué ; puis il avait passé à Londres avec le titre d’ambassadeur. Rappelé pour prendre le ministère des affaires étrangères, il y apportait les sentimens de son protecteur Pertew, en sorte que son avènement était un échec pour la politique russe et un succès pour les puissances occidentales. Lorsqu’on le vit ramener avec lui comme secrétaire et précepteur de ses enfans un Français, M. Cor, ses ennemis triomphèrent, et il eut dès ses débuts à cheminer au milieu des intrigues et des embûches.

Toutefois il prit bientôt dans le divan l’ascendant d’une intelligence supérieure, et la plupart des réformes accomplies le furent sous son influence. On s’étonne de voir, à côté des plus sérieuses réformes dans l’organisation du gouvernement et d’établissemens de premier, ordre, paraître des ordonnances sur la longueur des moustaches, qui doit être chez les fonctionnaires égale à celle des sourcils, ou sur les illuminations et le nombre de lampions qu’il est permis à chacun d’employer selon son rang ; on reconnaît à cela que nous sommes encore sous le règne de Mahmoud. Deux grands actes ont marqué cette première partie de la carrière de Reschid : l’attribution d’un traitement fixe à tous les fonctionnaires et la promulgation du hatti- chérif de Gul-Hané. Dans un pays comme la Turquie, où il n’existe ni industrie, ni commerce, ni professions libérales, ni aucune des carrières ouvertes en Europe à l’activité des hommes intelligens et qui utilisent les capacités où les ambitions des classes moyennes, quiconque se sent quelque mérite aspire à devenir fonctionnaire ; il n’y a pour ainsi dire que deux espèces d’hommes, ceux qui subissent le pouvoir et ceux qui l’exercent à quelque degré. Les fonctions n’étaient pas seulement un moyen d’obtenir une sécurité relative, elles étaient encore l’unique façon de s’enrichir, et cela justement parce que les fonctionnaires ne recevaient pas de traitement. Les administrés les payaient directement, le moindre employé ne pouvant être abordé que l’argent à la main, et chaque supérieur à son tour prélevant au gré de sa rapacité sur ses subalternes une partie de ce qu’ils avaient reçu. Les fonctions étaient recherchées comme un monopole de tyrannie et d’extorsions, et le gouvernement l’entendait bien ainsi. Des excès trop crians étaient bien parfois réprimés ; mais l’arbitraire était dans la répression comme il avait été dans l’abus. Une si étrange organisation révolte à bon droit toutes nos idées, elle condamnait toute réforme à l’impuissance : à quoi bon des lois et des règlemens, si rien n’en garantit l’exécution et si ceux qu’ils doivent protéger sont tenus de l’acheter à prix d’argent ? Au mois de mai 1838, Reschid voulut abolir cet état de choses en décrétant que tous les fonctionnaires seraient rétribués, et ce serait là une date mémorable, si cette abolition eût pu être obtenue par un décret, si elle n’eût supposé d’abord tout un nouveau système financier et l’introduction dans le peuple comme dans les fonctionnaires d’un nouvel esprit. Après trente ans écoulés, l’étranger qui arrive aujourd’hui à Constantinople n’a pas de plus vive surprise que d’y voir la vénalité s’étaler avec un sans-gêne qui dépasse tout ce que l’on connaît. Depuis le fonctionnaire de l’ordre le plus élevé jusqu’au simple douanier, il n’est personne dont il ne faille acheter les services ; le bakchis (c’est le pot-de-vin ou le pourboire, selon l’importance de la somme donnée) règne d’une extrémité à l’autre de l’échelle administrative. C’est un impôt levé sur tous ceux qui ont affaire à l’administration, mais un impôt illimité, dont le paiement n’assure pas le succès d’une démarche, quoique l’insuccès soit inévitable si on refuse ou si on néglige de le payer. L’autorité y voit à peine un inconvénient, puisqu’elle ne s’engage pas, et elle y trouve un grand avantage, celui d’assurer à ses fonctionnaires, toujours mal payés, un supplément qui allège le budget. L’opinion même, car il y en a une en Turquie, et sur certains points fort exigeante, ne voit là rien d’odieux ; ce n’est pas, comme il nous paraît à nous, une corruption : c’est un reste de l’ancienne Turquie, mais un reste qui tue la nouvelle. La meilleure affaire industrielle ou financière proposée à la Porte, ne pouvant réussir sans l’administration, épuise en bakchis, avant d’être commencée, tous ses bénéfices éventuels et devient mauvaise. Voilà comment la Turquie ne peut sortir des mains des fripons. C’est un moribond en léthargie, que sa famille, d’accord avec les empiriques, ne songe qu’à dépouiller avant son trépas.

La charte de Gul-Hané est tous les jours invoquée comme le point de départ d’un nouvel ordre, comme l’engagement sur lequel est fondée pour la Turquie toute espérance de rajeunissement. On attend chaque jour avec plus d’impatience qu’Aali et Fuad la réalisent sérieusement. Sans renoncer à son titre de ministre des affaires étrangères, Reschid était venu en 1838 solliciter du cabinet des Tuileries et de celui de Saint-James le concours nécessaire à la Porte pour humilier le vice-roi et réintégrer la Syrie dans l’empire. Il avait reçu des ministres français un si froid accueil qu’il s’était sagement abstenu de toute ouverture sur l’objet de sa mission, il avait trouvé de meilleures dispositions en Angleterre ; mais ce voyage l’avait convaincu que, malgré les efforts de Mahmoud, la Turquie n’avait pas cessé d’être considérée en Europe comme un pays barbare, et que, pour la faire admettre dans le concert des états civilisés, il fallait gagner l’opinion par quelque démonstration éclatante. L’avènement du nouveau sultan, le jeune Abdul-Medjid, lui en fournit l’occasion. Cette démonstration, c’est le hatti-chérif de Gul-Hané. Le 2 novembre 1839, dans une cour du sérail, en face de la Maison des Roses brillamment pavoisée, en présence du sultan, du corps diplomatique, de toutes les autorités des diverses communautés chrétiennes, aux échos prolongés des canons de Top-Hané, lorsque l’astrologue de la cour, l’œil fixé sur le ciel, eut indiqué le moment propice, un sac de soie rouge, devant lequel l’assemblée tout entière s’inclina profondément, fut remis à Reschid ; il en tira le hatti-chérif, et le lut du haut d’une tribune aux applaudissemens universels. Voilà pour la mise en scène. Quant au fond, on ne saurait imaginer acte plus habilement conçu pour donner satisfaction à la manie occidentale des constitutions de papier et gagner les sympathies des deux grands pays parlementaires, ni coup de partie mieux combiné pour enlever à Méhémet-Ali les faveurs, de la presse. Libertés civiles, garanties de toute sorte, égalité de tous les sujets, proportionnalité des droits et des devoirs, tolérance, on avait épuisé le dictionnaire du libéralisme européen ; en même temps ces choses étaient présentées, non comme une innovation, mais comme un retour au code sacré des lois primitives de l’empire, dénaturées. par une suite d’accidens. Il y avait de quoi contenter tout le monde, les Osmanlis et les raïas. Cette charte, fondement du tanzimat, de l’organisation nouvelle, devait contenir une révolution ; quoique bien des réformes aient été accomplies, elle est restée ce qu’elle devait être, un morceau d’apparat destiné, non pas à transformer la Turquie, mais à contre-balancer la gloire menaçante de Méhémet-Ali.

Le hatti-chérif de Gul-Hané contribua certainement à préparer l’entrée de la Turquie dans le concert européen, consacrée par le traité du 13 juillet 1841. Quelque pénétrant qu’il fût, Reschid avait cru, après le succès de la cérémonie du 2 novembre, pouvoir pousser plus loin la comédie ; mais, lorsqu’on le vit quelques mois plus tard, pour réaliser une promesse contenue dans le hatti-chérif, appeler à Constantinople une sorte de représentation composée de Rouméliens et d’Anatoliens désignés par le gouvernement lui-même, on se prit en Europe, parmi ceux qui connaissaient l’état vrai des choses, à hausser les épaules. Abdul-Medjid eut beau ouvrir la session par un discours à l’anglaise, où il exposait la situation avec une sécheresse britannique, l’assemblée eut beau répondre par, une adresse en style à l’orientale, l’enthousiasme était tombé, et l’heure n’était pas venue de croire à la fiction d’une Turquie parlementaire. Au surplus, Reschid ne recueillit pas le fruit de son œuvre ; il n’était plus ministre lorsque le traité de 1841 fut conclu. Si l’on ne savait ce qu’il y eut toujours de superficiel et de capricieux dans la pensée de Mahmoud, une chose suffirait à le prouver, c’est que. ce réformateur ne songea pas un seul instant à préparer dans son fils un continuateur de son œuvre ; il l’avait laissé, selon l’usage, se consumer dans la solitude, l’oisiveté, le précoce abus des plaisirs. La défiance jalouse des princes régnans, un des maux irrémédiables de la Turquie, condamne à l’abrutissement celui qui doit leur succéder ; à cette heure même, le neveu d’Abdul-Azis, qu’on a pu voir lors de la visite du sultan à l’exposition, expie dans une retraite fort semblable à une prison le crime d’avoir inspiré par son intelligence trop d’intérêt et de sympathie en Europe. Autour d’Abdul-Medjid se remuait une camarilla réactionnaire qui avait la Validé-Sultane pour centre et pour chef un homme habile, Riza-Pacha. Elle parvint à tenir Reschid éloigné du ministère pendant trois ans. Tandis qu’il représentait la Turquie à Paris, — beaucoup de personnes n’ont pas oublié peut-être avec quelle distinction, — Constantinople était le théâtre agité des cabales du sérail et des intrigues diplomatiques. Au moment où il était nommé, grand-vizir, en mai 1846, la crise de 1848 n’était pas bien éloignée, et l’on en sentait déjà les approches. Il allait se trouver, aux prises avec des difficultés d’un autre ordre ; mais il s’était formé d’utiles auxiliaires en deux hommes, Aali et Fuad, qui vont apparaître maintenant dans les premiers rôles et qu’il est temps de faire connaitre.


II

Nous n’avons pas de renseignemens particuliers sur leur origine, leur éducation, leur jeunesse, leur vie jusqu’au moment où ils entrent dans les affaires. Ces détails, introduction naturelle de toute biographie d’un homme public et qui jettent un jour si précieux sur son caractère, manquent absolument en Turquie. La famille même d’un ministre n’est pas toujours bien connue, car, sauf des exceptions très rares, il n’y a pas de nom patronymique ; chaque individu reçoit au moment de sa naissance un nom particulier, qu’il emporte avec lui en mourant. La société musulmane est une société profondément démocratique, où tout est personnel et viager, où la tradition domestique et l’honneur qui s’y attache n’existent pas, où chacun, pouvant attendre sa fortune du hasard ou du caprice, ne date que de lui-même, où vous pouvez dire au plus pauvre portefaix en lui donnant le bakchis : « Dieu te fasse grand-vizir ! » sans qu’il s’avise de prendre ce souhait pour une plaisanterie. Ceux qui ne chercheraient à briller que par leurs aïeux seraient volontiers considérés, selon le mot d’un poète persan, « comme les chiens qui se réjouissent de ronger les os des morts. » L’âge même n’est pas facile à déterminer exactement, car personne en Turquie ne prend la peine de faire le calcul compliqué qui est nécessaire pour établir la concordance d’une date de l’hégire avec une date de notre calendrier. La manière de vivre, les événemens d’un caractère privé, qui s’entremêlent si étroitement chez nous à tous les actes de la vie publique, forment en Turquie une sphère impénétrable, dont ni mémoires ni confidences ne viennent jamais trahir le secret. Ce qui se publie, ce qui se dit au sujet des hommes politiques ne fait qu’ajouter à notre ignorance, au lieu de la dissiper. J’ai sous les yeux une volumineuse brochure en turc, c’est une biographie d’Aali, qu’un ami veut bien m’analyser et me traduire ; elle se compose de divagations à n’en pas finir, d’un torrent d’éloges en style subtil et boursouflé sans faits à l’appui. Je parcours un journal, le Muchbir, qui paraît à Londres depuis la fin d’août 1867, et en particulier les numéros du 26 octobre, du 7 et du 14 novembre ; dans lesquels il est fort question de Fuad et d’Aali ; je n’y trouve que des imputations vagues qui ne méritent aucune créance, il existe à Constantinople une chronique secrète, souvent très scandaleuse, qui court les salons de Péra, défraie les conversations, sert de texte à toutes les malveillances, mais qu’il n’y a nul moyen de contrôler. Les hommes publics sortent de l’obscurité pour être ministres ou grands-vizirs, ils y rentrent après leur chute ; on sait d’eux ce qu’ils ont fait en passant sur la scène, un profond mystère enveloppe tout le reste de leur existence.

Il paraît avéré cependant qu’Aali est d’une origine des plus humbles : son père était gardien du badgi-capouci, une des portes de Constantinople, et vivait du pourboire des passans. Après avoir reçu l’instruction élémentaire, il aurait donné de bonne heure des signes de talent pour la poésie qui attirèrent sur lui l’attention de Reschid et lui ouvrirent l’entrée du bureau de traduction. Ce bureau, établi à la suite de l’insurrection grecque de 1821, fait partie de là chancellerie d’état et dépend du ministère des affaires étrangères ; c’est un collège de fonctionnaires chargés des travaux qui concernent les relations internationales de la Porte ; il forme une sorte de pépinière pour les emplois de la diplomatie et de l’administration, d’où sont sortis plusieurs des hommes les plus distingués de la Turquie. A peine âgé de dix-neuf ou vingt ans, Aali était nommé secrétaire d’Ahmed-Fethi-Pacha, ambassadeur à Vienne. Quatre ans plus tard, il accompagnait Reschid en France et en Angleterre, et demeurait à Londres en qualité de chargé d’affaires. En 1841, après un court séjour à Constantinople, il était renvoyé en Angleterre par le grand-vizir Izzet-Pacha avec le titre d’ambassadeur et maintenu dans ce poste pendant plusieurs années. On conçoit ce qu’une telle éducation politique a dû porter de fruits chez un homme intelligent, qui avait eu le bonheur de rencontrer pour initiateur un esprit tel que Reschid et l’occasion d’étudier avant trente ans les cours d’Autriche, de France, d’Angleterre et de Russie, car en quittant Vienne il avait passé par Saint-Pétersbourg et y était resté plusieurs mois. C’était un inappréciable avantage de pouvoir se familiariser sur place, et dans les circonstances les plus propres à lui en dévoiler le caractère, avec les influences qu’il devait trouver un jour en lutte à Constantinople. Le poste de Vienne, à l’époque où Aali y fut attaché, était assez ingrat. La Turquie, fort mécontente d’avoir été délaissée par une puissance dont une visible communauté d’intérêts et des raisons de voisinage devaient lui faire une alliée, l’enveloppait dans la même aversion que la Russie sans avoir pour elle la déférence qu’on ne refuse jamais à la force ; aussi ne craignait-elle pas, la voyant à la remorque de la Russie, de lui marchander les moindres concessions, par exemple la permission de faire sauter les rochers d’Orsowa pour faciliter la navigation du Danube. A Londres, à Paris, où les questions de politique générale étaient alors l’objet de discussions éclatantes, il put voir à l’œuvre les hommes qui faisaient prévaloir en Orient l’influence anglaise, et le gouvernement français lutter avec peine contre cet ascendant, fauté d’une opinion assez nationale pour lui servir d’appui. Aali dut largement profiter de ces leçons. Les Turcs, dont la jeunesse ne se disperse pas comme la nôtre en discours et en vanités, ont souvent une maturité précoce, et il est facile de reconnaître chez Aali, sous les formes contraintes qu’il a gardées, un esprit dès longtemps accoutumé à l’observation. Il faut ajouter toutefois qu’il ne s’est pas pénétré au même degré que Reschid et Fuad des idées occidentales. En se mettant au fait de la civilisation, et tout prêt qu’il se montre à en adopter ce qu’il faut, il est demeuré Turc en dépit de tout.

En 1845, lors de la chute imprévue du favori d’Abdul-Medjjd, Riza-Pacha, qui ramena Reschid au pouvoir, Aali-Bey occupait par intérim le ministère des affaires étrangères ; Schekib-Pacha, qu’il remplaçait, s’était rendu en Syrie et donnait alors au Liban une organisation qui, en assurant la paix, fermait pour quinze ans cette arène des rivalités européennes. Aali dut céder le ministère à Reschid, mais pour y revenir l’année suivante, lorsque Reschid fut nommé grand-vizir. Ce premier ministère mit en lumière l’habileté diplomatique d’Aali et lui valut plusieurs succès, dont, il faut bien l’avouer, la France fit en partie les frais. Ces choses sont aujourd’hui bien loin de nous, et l’éloignement leur ôte beaucoup de l’importance momentanée qu’elles ont eue ; elles sont curieuses néanmoins en ce qu’elles montrent à quel point les situations changent en peu d’années, et combien la France, qui devait faire bientôt un si grand effort pour soutenir la Turquie, entraînée alors par des rivalités et des dépits maintenant oubliés, craignait peu de l’affaiblir. L’affaire du bey de Tunis est l’une de celles qui firent honneur à la patience imperturbable et à la fermeté du ministre turc. Le bey de Tunis, vassal de la Porte, obligé de recevoir du sultan l’investiture et de lui payer sous forme de don gratuit un véritable tribut, avait été reçu à Paris avec des honneurs presque souverains ; le prince de Joinville lui avait fait une visite à Tunis ; le gouvernement français, auquel Abd-el-Kader donnait beaucoup d’occupation, voulait acheter par ces procédés le bon vouloir d’un voisin qui pouvait être, selon ses dispositions, utile ou gênant. La Porte s’étant décidée à quelques concessions relatives aux arrérages qui lui étaient dus par le bey, le gouvernement français avait eu l’art de s’en donner le mérite. Aali réclama contre les honneurs décernés au bey, et, ses réclamations n’ayant pas été accueillies, il formula une protestation publique et maintint hautement le droit de suzeraineté de la Porte ; cette protestation resta sans réponse. C’était pour la Turquie un succès notable, pour la France une bagatelle. L’affaire de Grèce, qui ne tourna pas non plus tout à fait au gré du gouvernement français, fut tout autrement sérieuse. Il nous restait encore beaucoup du philhellénisme juvénile qui nous avait animés vers 1825 ; nous étions un peu trop disposés, parfois à donner dans les prétentions, et qu’on me passe le mot, dans les fanfaronnades d’un petit peuple intéressant par son intelligence, mais qui se montrait jusqu’alors bien peu capable de la vie politique moderne. Un grand nombre de raïas grecs qui s’étaient dénationalisés depuis l’affranchissement de la Grèce prétendaient cumuler les avantages de sujets de la Porte avec les immunités de sujets étrangers, et la Grèce, les soutenant dans cette prétention, refusait d’agréer un arrangement très équitable accepté par son représentant à Constantinople, M. Zographo. — En même temps, par ses émissaires, elle agitait la Crète, elle entretenait des troubles dans l’intérieur de la Turquie. Celle-ci avait pour elle l’énergie du ministre anglais à Athènes, sir Edmond Lyons, et l’activité de son propre représentant, M. Musurus. Cependant le parti français et le parti russe, s’étant coalisés, avaient élevé au pouvoir M. Coletti, homme d’une intelligence et d’un caractère estimables, mais à qui manquait la volonté. Il s’était laissé imposer un ancien chef de bandits, Karatasso, comme général en chef de l’armée grecque et adjudant du roi. Karatasso ayant demandé un passe-port pour la Turquie, M. Musurus avait refusé de le viser ; peu de jours après. le roi, rencontrant celui-ci dans un bal, lui avait adressé des paroles que la Turquie prit avec raison pour une insulte. Elle exigea une réparation, rappela son ministre ; des mesures décisives allaient être adoptées, lorsque M. Coletti mourut à propos et fut remplacé par M. Glarakis, qui accorda la réparation demandée. La France, en prenant vivement parti dans cette affaire, avait joué un rôle auquel rien ne l’obligeait et failli s’isoler comme en 1840. Le succès d’Aali lui fit accorder le titre de muchir.

Bientôt une révolution allait mettre la plupart des états civilisés en combustion et marquer pour la politique, l’équilibre des puissances, le courant des idées en Europe, le commencement d’une ère capitale. Ces explosions qui renversent des gouvernemens, inquiètent tous les trônes, menacent jusqu’à l’existence de certains états, ont toujours laissé jusqu’ici la Turquie remarquablement tranquille malgré les élémens de trouble réunis chez elle, et jamais on ne l’a vue recourir à ces répressions désespérées, entrer dans ces coalitions de gouvernemens formées pour parer au danger commun. On la dirait protégée par l’ignorance barbare, par l’indolence des populations qui la composent ou qu’elle domine, contre l’infiltration de ces dangereuses idées d’indépendance, de liberté, de justice, qui suppose un certain mouvement d’esprit et un travail latent de civilisation. Il y a plus, ces conflagrations l’ont trouvée singulièrement optimiste ; celle de 1830 lui parut presque un gage de sécurité future et lui fit rêver un retour à son ancienne grandeur. En 1848, Reschid, qui dès l’année précédente, sous l’inspiration d’Aali, avait essayé d’arriver avec le pape à un règlement direct de la question des catholiques, manifestait le même optimisme, et l’agitation de la Pologne, l’étoile pâlissante de l’Autriche, menacée au dedans et au dehors, lui faisaient entrevoir un brillant avenir. Si quelqu’un s’aperçut qu’un état dût payer pour les autres et que cet état dût être la Turquie, ce ne fut ni Aali ni Reschid. La prévoyance humaine a ses éclipses jusque dans les plus pénétrans.

Une question qui n’était pas nouvelle, soulevée par le contrecoup de ces ébranlemens, allait troubler la sécurité de la Turquie et l’entraîner dans le tourbillon général. On sait quelle était alors la situation des principautés danubiennes entre le protectorat peu commode de la Russie ; et l’impuissante suzeraineté de la Porte. La Porte leur avait octroyé, sous le nom de règlement organique, une constitution que des autorités asservies ou vendues à la Russie foulaient aux pieds audacieusement. Des réclamations très vives ayant été portées à Constantinople par un parti considérable de la Moldavie, Reschid avait envoyé dans cette province un commissaire ; mais, presque aussitôt renversé ainsi qu’Aali par une intrigue ourdie au sein même du sérail et dans laquelle la Russie avait la main, il avait été remplacé par un ministère à la dévotion du cabinet russe, qui avait exilé à Brousse les auteurs de ces réclamations, c’est-à-dire les partisans de la Turquie. De nouveaux troubles avaient éclaté néanmoins en Valachie, et les troupes russes s’étaient établies à Jassy. Reschid et Aali, rappelés par la nécessité, envoyèrent en Roumanie Fuad-Effendi. Cette mission inaugure, à vrai dire, la brillante carrière que ce personnage a parcourue depuis. Fuad compte parmi les Turcs en petit nombre qui se flattent de pouvoir citer leur grand-père ; il a ce qu’on appelle une noblesse. Poète lui-même, il est le fils d’un poète célèbre, Izzet Molla, et neveu d’une femme, Leïla Hanym, également connue par son talent. Son père, homme d’esprit, était fort recherché par les plus riches personnages de Stamboul, dont il égayait les fêtes ; il vivait chez eux, dit-on, un peu en parasite, et s’était amassé grâce à leurs munificences une assez grande fortune. En 1828, au moment où la Turquie tout entière était emportée par l’ardeur guerrière de Pertew, ayant osé faire entendre un conseil de prudence, il avait encouru la disgrâce du sultan ; il avait été dépouillé de ses biens et condamné à l’exil, ou il mourut. Fuad, après une éducation première exceptionnelle, avait étudié la médecine à l’école récemment fondée de Galata-Seraï, et, au retour de l’expédition contre la régence de Tripoli, dont il avait fait partie comme médecin de l’amirauté, en 1834, il était entré au bureau de traduction. Pour un jeune homme intelligent, curieux, impatient de se donner par l’étude des langues, de l’histoire, du droit, de l’économie politique, une instruction à l’européenne, c’était un acheminement vers la carrière diplomatique, et en effet, après avoir été premier secrétaire d’ambassade à Londres et avoir aidé au succès de la diplomatie turque à une époque où la faveur des puissances occidentales balançait entre la Porte et son vassal Méhémet-Ali, il fut chargé en 1843 d’aller complimenter les reines d’Espagne et de Portugal. C’est alors qu’il se fit cette réputation d’élégance, d’esprit de galanterie et d’enjouement qu’il a gardée ; on s’étonna de voir, chose nouvelle alors, un jeune Turc qui n’avait rien des préjugés de sa nation ni de la gravité musulmane. Son succès fut si grand qu’un très haut personnage lui aurait, à ce qu’il paraît, confié, lors de son passage à Paris, une commission délicate pour la cour de Madrid. Il occupait, lorsque Reschid le choisit pour commissaire dans les principautés danubiennes, le poste de grand-référendaire du divan et de premier interprète de la Porte.

Fuad est l’homme des missions difficiles, qui demandent de la souplesse, de la décision, peu de scrupules. Reschid, toujours aux aguets, avait puissamment aidé à sa fortune ; il le connaissait bien et n’aurait pu trouver en Turquie d’homme plus capable d’accomplir l’ingrate besogne exigée par les circonstances. Un premier commissaire envoyé en Valachie après la fuite du prince Bibesco avait rétabli l’ordre en instituant, d’accord avec les libéraux du pays, sous le nom de lieutenance princière, un gouvernement régulier qui mettait le pouvoir aux mains des amis de la Turquie. Ce n’était pas ce que voulait la Russie, toute disposée à rendre la Porte responsable des troubles qui avaient éclaté dans les principautés ; elle voulait le retour au règlement organique, qui assurait son influence et laissait libre carrière à ses intrigues, elle voulait surtout le châtiment des perturbateurs, partisans de la Turquie, et que ce châtiment leur fût infligé par la Turquie elle-même. Lorsque Fuad fit son entrée à Bucharest, les libéraux, croyant entrer dans le jeu de la Porte, firent mine de vouloir résister ; mais Fuad les réduisit promptement, quoique non sans effusion de sang, à l’obéissance, c’est-à-dire qu’il consomma l’humiliation de la Turquie. Une telle conduite, peut-être commandée par la prudence, était de ces services pour lesquels le tsar ne manquait jamais, comme on sait, de prodiguer sous la forme la plus sonore les témoignages de sa reconnaissance. Le commencement de la fortune pécuniaire de Fuad remonte à cette époque, et il jouit dès lors auprès du tsar d’une faveur qui allait le mettre à même de rendre à la Turquie un nouveau service avant d’avoir quitté les principautés. La Porte avait eu le tort de se méprendre sur la force relative de la révolution et de ses adversaires, de laisser Constantinople devenir le rendez-vous des réfugiés de la Pologne, de la Hongrie, et, grâce à une ignorance qui lui était facile, de fermer les yeux sur leurs menées. Lorsque la révolution eut cédé sur toute la ligne, la Porte, ne se sentant pas la conscience nette et se sachant coupable au moins d’espérances qui se pouvaient aisément mal interpréter, était fort inquiète. Les empereurs d’Autriche et de Russie se contentèrent de réclamer l’extradition des réfugiés ; mais cette demande, faite de la part du tsar avec l’insolence habituelle de la diplomatie russe, était de celles auxquelles la Turquie ne pouvait consentir sans avilissement. Les choses traînaient en longueur, lorsque M. de Titoff et le prince de Radziwil apprirent, on peut deviner avec quelle mauvaise humeur, que Fuad avait quitté les principautés pour se rendre à Saint-Pétersbourg, porteur d’une lettre du sultan, puis presque aussitôt qu’il était arrivé et qu’il avait réussi ; le tsar se contentait de l’internement des réfugiés polonais dans les provinces. Il faut tout dire, une escadre anglaise s’était déjà montrée, sur la demande de sir Stratford Canning, à l’entrée des Dardanelles, et cette circonstance, que le tsar prétendit n’avoir point connue, pourrait bien avoir hâté le succès de Fuad. Toujours est-il que cette fois encore il tirait la Turquie d’un mauvais pas, et qu’un peu plus tard, envoyé près du vice-roi d’Égypte, Abbas-Pacha, il obtenait de lui la publication longtemps retardée de l’ordonnance du sultan sur le tanzimat, moyennant, il est vrai, des garanties viagères qui équivalaient à une pleine indépendance. Fuad est un homme heureux, chacune de ses victoires a beau être souvent plus apparente que réelle et coûter aussi cher que des défaites, elle ne laisse pas d’augmenter sa réputation et son crédit.

Au mois d’août 1852, Aali avait été élevé pour la première fois au grand-vizirat, et Fuad chargé, après avoir occupé quelque temps le ministère de l’intérieur, de celui des affaires étrangères. C’est à ce moment que s’est formée entre eux, malgré l’extrême diversité de leur nature, cette alliance qui dure encore, fondée sur le sentiment réciproque de leur supériorité, sur celui des nécessités politiques, un peu aussi sans doute, il est permis de le croire, sur le légitime souci de leur fortune. Deux hommes de cette valeur ont à se soutenir contre bien des choses en Turquie, contre les caprices du souverain, contre les intrigues qui l’enveloppent, contre les cabales si promptement amassées dans l’ombre pour renverser ce qui s’élève. Ils virent commencer tous deux les complications qui devaient, par la guerre d’Orient et le traité de 1856, amener pour la Turquie une situation nouvelle ; mais ils n’occupèrent point le pouvoir pendant la crise. Si Aali, d’ailleurs assez profondément religieux pour comprendre jusqu’aux plus ombrageuses délicatesses d’une autre croyance que la sienne, n’avait eu la philosophie toujours sérieuse d’un Turc, il aurait pu trouver matière à s’égayer dans cette comédie qu’on appela dans le temps la question des lieux saints : il y déploya au contraire, pour contenter des gens décidés à n’être jamais contens, une patience à toute épreuve et une habileté rare ; mais une de ces disgrâces dont la cause est presque toujours impénétrable le fit éloigner du pouvoir et reléguer pour deux ans à Smyrne, puis à Brousse, avec le titre de gouverneur, destiné à couvrir un véritable exil. Quant à Fuad, une brochure publiée en français sur la question des lieux saints et sa résolution de rester fidèle aux engagemens pris avec la France lui avaient décidément aliéné la Russie. On n’a pas oublié l’étrange scène où le prince Menschikof, après la visite d’obligation au grand-vizir, invité par l’introducteur des ambassadeurs à se rendre selon l’usage dans l’appartement du ministre des affaires étrangères, où de grands préparatifs avaient été faits pour le recevoir, se retira fièrement sans y entrer. Cet affront décida de la retraite de Fuad sans toutefois le réduire à l’inaction. En 1854, il était commissaire auprès d’Omer-Pacha, puis bientôt après envoyé en Épire pour étouffer dès le début l’agitation qui régnait dans cette province, et lui-même, en homme d’expédition, mettait un jour le sabre à la main pour dissiper un gros d’insurgés.

Tombés à quelques jours d’intervalle, on les vit à la fin de cette même année rentrer ensemble dans le gouvernement. Le conseil du tanzimat ayant été reconstitué, Aali en fut nommé président en même temps que Fuad était désigné pour en faire partie, et, tandis que le premier redevenait grand-vizir en 1855, le second, élevé au rang de pacha, occupait de nouveau le ministère des affaires étrangères. Je n’ai pas à rappeler en détail la part prise par eux aux négociations de cette époque, ni à relever les qualités universellement reconnues dont Aali fit preuve aux conférences de Vienne et au congrès de Paris. Il signa le traité de Paris avec quelque regret, dit-on, et il n’est pas difficile de comprendre la cause de ses scrupules : c’était l’article 24, relatif à la future organisation des provinces moldo-valaques. Aali avait combattu d’autant plus énergiquement cet article qu’il voyait dans la réunion de ces provinces, rendue inévitable, une source d’affaiblissement pour l’empire. L’événement n’a point trompé sa pénétration, comme le prouvent les longs tiraillemens entre les puissances occidentales et le gouvernement turc qui ont si péniblement occupé la Porte pendant plusieurs années. L’acte le plus solennel auquel Aali ait alors attaché son nom est le hatti-humayoun du 18 février 1856, complément ou, si l’on veut, répétition, sous une autre forme du hatti-chérif de Gul-Hané. Le traité de Paris a reconnu, il est vrai, « la haute valeur » de cette charte nouvelle ; mais elle a précisément été promulguée, l’idée en a été conçue, les termes en ont été calculés pour donner lieu à cette déclaration. Il s’agissait, à la veille d’un congrès d’où devait sortir la paix, de couper court aux plaintes les plus fondées de la Russie et de lui ôter les plus spécieux argumens qu’elle aurait eu à faire valoir. Cet acte, comme celui de 1839, contient l’engagement d’une régénération qui ne s’improvise pas, et dont la demande pressante est, comme Aali le faisait habilement ressortir dans un mémoire adressé au cabinet de Saint-James, en contradiction directe avec la volonté manifestée par les puissances occidentales d’assurer la durée et l’intégrité de l’empire. Les promesses dont il se compose, encore à réaliser pour la plupart, étaient une satisfaction verbale offerte à des protecteurs exigeans, dont l’intervention importune faisait dire non-seulement à Stamboul, mais à Péra même, que l’enfer russe valait mieux que le paradis français. Malgré de réelles améliorations de détail, le hatti-humayoun a laissé la situation générale telle qu’elle était, et amené entre Aali-Pacha et son maître Reschid une dissidence dont celui-ci n’est jamais revenu jusqu’à sa mort, qui arriva en 1858. Au risque de démentir sa politique passée, Reschid n’a cessé de condamner le hatti-humayoun, soit que l’auteur du hatti-chérif de Gui-Hané cédât à un sentiment de jalousie involontaire, soit plutôt que l’expérience lui eût appris le danger des promesses faites uniquement pour faciliter la besogne de la diplomatie et celui d’ouvrir la porte à une immixtion taquine par des engagemens pris à la légère.

Pendant les trente ans, ou peut s’en faut, écoulés depuis l’admission de la Turquie dans le concert européen, on distingue deux époques, et la seconde, ouverte par le hatti-humayoun, n’a certes pas été la moins difficile pour la Porte. Jusqu’à cette date, la Turquie, conduite pour ainsi dire aux lisières par l’Europe, travaille sous sa tutelle à se réformer, s’exerce lentement à la civilisation, favorisée et embarrassée tout à la fois par la guerre des influences rivales qui veulent la diriger. Déclarée majeure et responsable de ses actions au sortir de la crise de 1856, elle est depuis lors sommée chaque matin, sous peine de mort, de satisfaire aux conditions de la civilisation, dussent ces conditions être incompatibles avec son existence. La première période, toute politique, n’intéressait guère que les cabinets ; la seconde, financière autant que politique, intéresse tout le monde des affaires, fixe sur la Turquie l’attention générale, chaque jour plus inquiète et plus impatiente. Les réformes exigées d’elle autrefois étaient surtout politiques et religieuses, elles sont de plus aujourd’hui civiles, administratives, économiques. Aussi sa lenteur à obéir l’expose-t-elle à d’incessantes objurgations, et ouvre-t-elle, dans le pays classique de l’intrigue, un champ inépuisable à tous les candidats de la faveur. Un matin, le 17 septembre 1859, l’Europe s’étonna d’apprendre qu’un complot venait d’être découvert à Constantinople, et ne cacha point ses sympathies pour les conjurés, lorsque les ministres, qu’ils voulaient mettre en jugement, eurent le tort de les traduire devant une commission dont ils faisaient eux-mêmes partie. Les chefs du complot proclamaient la nécessité de réformer le gouvernement et de sauver l’état de la ruine en mettant un terme aux dilapidations qui le perdaient. Deux mois après, comme s’il se fût fait l’écho de ces plaintes et eût emprunté le programme des conjurés, le sultan faisait lire au divan une de ces mercuriales où les vizirs eux-mêmes sont peu ménagés et qui leur présagent d’ordinaire une chute prochaine. « Il est constaté, disait le sultan, que les coups portés au crédit de la Turquie ont jeté le pays dans la crise qu’il traverse maintenant. Des besoins pressans et journaliers ont nécessité des emprunts contractés avec des négocians de Galata à des conditions lourdes et ruineuses, ainsi que différentes émissions de papier-monnaie, et ces mesures ont anéanti toute confiance tant à l’intérieur qu’ à l’extérieur. Le désordre dans les dépenses est venu augmenter le mal et amener les choses dans la mauvaise situation où elles se trouvent… » Après cette déclaration, Aali n’avait qu’à s’exécuter ; il n’hésita point à signaler au conseil l’urgente nécessité d’apporter un contrôle efficace dans les dépenses de l’état et surtout dans celles de la liste civile, dont le désordre était une cause d’embarras toujours renaissans. Quelques jours après, il n’était plus grand-vizir. C’est en Turquie, même avec la toute-puissance dont dispose un grand-vizir, un métier difficile et ingrat que celui de réformateur.

Cette fois Aali tomba seul. Fuad, resté ministre, allait avoir bientôt l’occasion de rendre à la Turquie, dans une des conjonctures les plus critiques qu’elle ait traversées, un de ces services où il est sans rival. L’émotion douloureuse qui gagna l’Europe en un instant à la. nouvelle des massacres de Syrie en 1860 est présente encore à tous les esprits. Six mille chrétiens, et parmi eux les représentans de quelques puissances européennes, égorgés presque sans défense, les autorités turques restées impassibles spectatrices de ces tueries, ces récits causèrent une indignation mêlée de stupeur. Là, comme toujours, une minorité fanatique avait tout fait, et cette poignée de scélérats eût été facilement réprimée, si la lâcheté des chrétiens de Syrie, constatée par tous les observateurs, n’était égale à leur rapacité. La Turquie fut aussitôt taxée d’impuissance ou de mauvais vouloir ; à peine l’intervention était-elle décidée sur l’initiative de la France, que Fuad arrivait en Syrie avec trois mille hommes. Jamais tâche plus épineuse n’avait été confiée à son habileté, faite de ménagemens et de vigueur, de temporisation et d’énergie. Il fallait avant tout rétablir l’ordre à bref délai pour sauver l’autorité de la Turquie, si directement menacée par l’intervention européenne ; mais il fallait aussi, en satisfaisant l’opinion par quelques coups d’éclat de nature à calmer les esprits émus, ménager les forces du parti musulman en Syrie ; Fuad avait enfin à garder intacte sa popularité personnelle au sein de l’islamisme. Il parvint à concilier tous ces intérêts. Dès son arrivée, un nombre imposant de coupables étaient pendus ou fusillés, les membres du grand-conseil de Damas arrêtés en masse, et le gouverneur, Achmet-Pacha, ex-maréchal de l’armée, homme éclairé, que Fuad comptait parmi ses amis, était lui-même mis à mort. Le moyen de révoquer en doute un bon vouloir manifesté par de tels actes ? Mais en même temps les principaux coupables étaient dirigés sur Beyrouth pour être conduits à Constantinople, ce qui était pour eux une garantie d’impunité.

Fuad était arrivé en Syrie longtemps avant le débarquement de nos troupes.. On raconte que, lorsque le commandant de l’expédition française et lui se rencontrèrent pour la première fois dans une rue de Beyrouth, Fuad, qui montait un magnifique cheval, l’offrit avec une courtoisie tout orientale au général français, et eut l’art de le faire accepter en manière de salutation. Dès que M. de Beaufort d’Hautpoul eut résolu, contre le gré du ministre ottoman, d’aller chercher les coupables jusque dans les gorges du Liban, Fuad prit la tête de l’expédition, et, en avance d’une journée sur notre corps d’armée, il se trouvait toujours avoir fait la veille ce que le commandant en chef avait résolu de faire le lendemain ; il faisait même plus, car il laissait passer les Druses entre ses lignes, et 3,000 des plus compromis réussirent ainsi à se réfugier dans le Hauran. L’expédition n’eut pas d’autre résultat ; mais c’est surtout dans la question si longuement débattue des indemnités qu’il montra son savoir-faire. A force de marchander, il eut l’art d’arracher à la lassitude ce qu’il ne pouvait obtenir de la conviction. Le consul de France, qui demandait 150 millions de piastres, la commission, qui voulait que l’indemnité fût levée en un an sur les Turcs de Damas et des villages environnans, furent vaincus l’un après l’autre. Fuad offrait 75 millions de piastres et proposait qu’on traitât à l’amiable avec le gouvernement turc ; ainsi fut-il fait. De cette somme, combien a-t-il été payé ? Combien a servi à réparer les désastres essuyés ? Combien s’est arrêté en chemin ? Le ministre turc avait fait de grandes dépenses ; il ne parut pas que sa fortune, déjà considérable, en eût souffert.

Depuis lors un nouveau sultan, le trente-deuxième de la dynastie d’Othman, est monté sur le trône, et son caractère est jugé diversement ; il semble toutefois, autant qu’on peut le pressentir à travers le mystère dont ces existences sont entourées, n’avoir pas échappé à la destinée ordinaire des sultans, suite d’un régime qui condamne les souverains de la Turquie à être le jouet de leurs passions et de leur entourage. Il parut après son avènement avoir gardé quelque rancune contre ceux qui avaient fait échouer le complot de 1859. Cependant Aali et Fuad, éloignés à plusieurs reprises du pouvoir par le triomphe momentané de quelque secrète hostilité, y ont toujours été ramenés promptement par la gravité croissante d’une situation à laquelle leur autorité, leur esprit de ressources, leur expérience de la politique européenne, les mettent seuls en état de faire face. Ils ont des ennemis, ils n’ont point de rivaux. Alternativement grands-vizirs et ministres des affaires étrangères. ils ont porté seuls, on peut le dire, le poids des difficultés accumulées qui remplissent aujourd’hui d’angoisses les esprits attentifs et font présager à plusieurs, non sans raison peut-être, une prochaine catastrophe. Ces difficultés ont revêtu la forme nouvelle d’une crise financière continue. Aussi les finances sont-elles l’objet sur lequel a porté dans les six dernières années le principal effort d’Aali, de Fuad surtout, qui en a, lors de son premier grand-vizirat, accepté la surveillance et entrepris la réforme. Quel est à cette heure le fruit de ces efforts ? La dette totale de l’empire ottoman, dont le chiffre n’est pas facile à déterminer, doit s’élever à 93 millions de livres turques, soit 2 milliards 139 millions de francs, qui se répartissent en 40 millions de livres pour la dette intérieure et 53 millions pour la dette extérieure. Une telle dette n’aurait rien de menaçant pour la Turquie, si les richesses qu’elle recèle étaient disponibles ou faciles à mettre rapidement en valeur ; mais la Turquie succombe sous le poids de ses engagemens. Dès 1862, au sortir d’une crise des plus sérieuses, elle n’a pu contracter un emprunt en Europe que sur la déclaration expresse faite à la chambre des lords par lord Palmerston, que l’emploi de l’argent serait surveillé par une commission, qui fut en effet composée de M. le marquis de Plœuc pour la France, de lord Hobart pour l’Angleterre, de M. Lackenbacker pour l’Autriche. La même déclaration suffirait-elle à lui ouvrir- un crédit maintenant ? Il est permis d’en douter. En voyant la Turquie dépérir ainsi, on la dirait incapable de s’acclimater dans la vie des nations modernes, d’en respirer l’air, d’en supporter les conditions ; c’est qu’il est dangereux d’escompter l’avenir pour un état qui n’est sûr de rien, et d’affronter un mode d’existence auquel son organisation ne l’a point destiné. Fuad, en se chargeant d’introduire la Turquie dans cette voie, les puissances occidentales en l’y poussant avec énergie, ont assumé une responsabilité des plus graves.

Les tentatives en apparence les mieux combinées de Fuad, les institutions de crédit où il se flattait de trouver de puissans auxiliaires, les opérations hasardeuses auxquelles il s’est décidé, tout a tourné contre le but qu’il poursuivait. Pour débarrasser la Turquie d’un papier avili et d’une monnaie sujette à un agio formidable, pour la doter d’une monnaie fiduciaire sérieusement garantie et universellement acceptée, il s’adresse à une institution déjà existante, la Banque ottomane, qui voit ses bases élargies, ses privilèges accrus jusqu’à être égaux à ceux de la Banque de France. Qu’arrive-t-il ? Paralysée par l’hostilité qu’elle soulève maladroitement dans le monde des affaires, cette banque n’a pas émis depuis sa transformation un seul billet, et se voit réduite à de pures opérations de trésorerie. Ce n’est pas tout. Naguère, lorsque la Porte voulait emprunter, elle mettait l’emprunt aux enchères parmi les banquiers de Galata. Depuis quatre ou cinq ans, les principaux de ces banquiers ont formé sous le nom de Société générale une coalition permanente qui, interdisant à ses membres toute affaire personnelle avec la Porte, les met en état de lui faire la loi, et la Banque ottomane, cette institution destinée à être le moteur du progrès, est entrée pour un cinquième dans cette société qui n’a pas précisément pour but de venir en aide à la Turquie. On comprend qu’Aali et Fuad ne soient pas éloignés aujourd’hui de la considérer comme un embarras.

Au mois d’avril 1865, le sultan se déclara, par un liait lu au divan, hautement satisfait de ses conseillers, et fit savoir qu’à l’avenir les ministres se réuniraient sous sa présidence à son palais impérial. Quel était le sens de cette déclaration, qui ne pouvait avoir de suites effectives ? On le comprit bientôt, lorsque la grande affaire de la conversion s’accomplit. Il fallait faire partager au souverain la responsabilité d’une situation, financière redoutable et l’impopularité des projets conçus pour en tirer le pays. Il importe de ne pas s’y tromper, cette opération, sans analogie avec les mesures qu’on a désignées en Europe par le même nom, est de celles qui ont le plus profondément atteint la Turquie dans ses conditions d’existence, et Fuad, dont elle a été l’ouvrage, aurait lieu de concevoir quelque effroi en en touchant du doigt les effets. Par la conversion, qui n’a été nullement facultative, d’emprunts remboursables dans un court délai et garantis par l’affectation de revenus déterminés en une dette irremboursable et sans garantie spéciale, elle a été une incontestable violation d’engagemens précis, et par suite un coup mortel porté au crédit de l’état. Par la création du grand-livre, elle a mis aux mains d’un gouvernement sans publicité, sans contrôle efficace, toujours besoigneux, le moyen de jeter sur la place, au gré des nécessités qui le poursuivent, telle quantité de titres qui lui plairait ; elle a semé de cette manière une défiance qui n’a pas tardé à les avilir. Par les circonstances où elle s’est faite, elle n’a paru, ce qu’elle était réellement, qu’une opération destinée à masquer un véritable emprunt contracté à des conditions léonines ; émis à 50 francs, cet emprunt ne pouvait, pour 100 millions de titres, verser au plus dans les caisses de l’état que 50 millions de francs, et dans certaines hypothèses prévues,, 44 ou même 38 millions. Les financiers qui se chargeaient de l’affaire recevaient pour prix de leurs services la monstrueuse commission de 15 millions, bientôt distribués, il est vrai, en bakchis à ceux de qui l’opération dépendait[1]. A l’heure où j’écris, un des banquiers les plus intéressés dans l’affaire refuse de souscrire à cette distribution, et celui qui l’a faite est forcé de produire un état détaillé dans lequel on voit figurer, à ce qu’il paraît, pour 3 millions un des fonctionnaires les plus haut placés de la Turquie. Quel a été le résultat de ces négociations véreuses ? La rente turque 5 pour 100 était, il y a quelques jours, à 28 francs, elle est aujourd’hui à 33, ce qui veut dire que la Turquie emprunte à 15, 18 et 20 pour 100. A ce dernier taux, la dette non amortissable doublerait tous les cinq ans, et cela en proportion géométrique, puisque les intérêts n’en peuvent être payés qu’à l’aide de nouveaux emprunts. Le gouffre s’élargit à vue d’œil et menace de tout engloutir.

Voilà donc à quelle extrémité la Turquie, entre les mains de ses deux hommes les plus éminens, est aujourd’hui parvenue. En mesurant sa carrière, en comptant les succès qui l’ont marquée, en contemplant l’édifice de sa fortune, Fuad peut se féliciter sans doute ; mais, pour peu qu’il prête l’oreille à l’opinion alarmée de l’Europe, et comment l’ignorerait-il ? pour peu qu’il pénètre le sens des sommations réitérées des puissances, et ce sens ne peut lui échapper, sa pensée doit s’inquiéter parfois. De quel œil, dans un état de choses si grave, Aali et Fuad peuvent-ils regarder l’avenir ? On nous permettra, pour répondre en partie à cette question, de produire ici des renseignemens dont nous certifions l’authenticité. Cette communication ne saurait avoir rien d’indiscret, parce qu’en prononçant des paroles qui ne peuvent que faire honneur à leur confiance patriotique dans les destinées de la Turquie Aali et Fuad n’ont point ignoré qu’elles tomberaient quelque jour dans la publicité.


III

Un Français qui voyageait l’été dernier en Orient pour son plaisir et son instruction, commençant à se sentir, après un séjour de plusieurs semaines à Constantinople, rassasié de la Corne d’or, du bazar, des mosquées, de Stamboul et même de Péra, se mit en devoir d’aborder avant son départ les deux plus rares curiosités de l’empire, Aali-Pacha et Fuad-Pacha. Sans recourir au patronage de l’ambassade française, il n’eut pas de peine à se ménager un accès auprès des ministres turcs, à qui son désir avait été transmis. Un soir il reçut d’Aali l’invitation de l’aller trouver le lendemain de bonne heure non pas à la Sublime-Porte, mais au village de Bébek, où il a son yali. C’était doubler le plaisir du voyageur, car, après celui d’aller jouir de la conversation d’un vizir, il n’y en a pas de plus grand sans doute que de faire au mois de septembre, dans un caïk à deux paires de rames, une promenade matinale entre les côtes enchantées d’Europe et d’Asie, bordées de palais silencieux comme des alcôves, qui baignent leur pied dans le Bosphore, et dont les façades bariolées miroitent à travers l’éternel arc-en-ciel de la lumière d’Orient. Quoiqu’il ne fût que huit heures et demie, notre visiteur avait déjà été devancé par un autre, dont le caïk à cinq paires annonçait un pacha. Il revint deux jours après, et s’étant fait, selon l’usage, ouvrir la première porte à l’aide de certains argumens qui ne s’écrivent ni ne se parlent, mais qui n’en sont pas moins le fond de la langue, il obtint pour réponse que le vizir était sorti ; cela voulait dire heureusement qu’il était sorti de l’appartement des femmes, fermé à tout mortel, pour se rendre dans la partie du yali où les réceptions ont lieu. Deux ou trois personnes attendaient le vizir, déjà en audience, et le nouveau-venu aurait fait comme elles sans trop d’ennui, car il avait devant les yeux les Eaux douces d’Asie, s’il n’eût été introduit sur-le-champ. Il traversa, pour arriver jusqu’à son altesse, un grand salon mal meublé, comme tout appartement turc quand il est meublé, et se trouva en présence d’Aali-Pacha, debout au seuil de son cabinet, qui lui tendit la main à l’européenne.

Aali porte peut-être un peu plus que son âge ; il est court de taille et assez gros ; il a les cheveux grisonnans, le visage régulier, le nez d’un dessin délicat, les lèvres minces avec un sourire au coin, l’œil profond et doux, d’une beauté incomparable même en ce pays où tous les yeux sont beaux. Il écoute plus volontiers qu’il ne parle, et, soit qu’il parle ou qu’il écoute, son attitude est timide et comme embarrassée. Il se tient dans un coin assis à l’écart, les yeux habituellement baissés, les mains allongées sur les genoux, la tête très penchée, sans regarder ; en un mot, il a le corps maladroit. Pour l’esprit, c’est autre chose, il n’y en a pas de plus pénétrant. Il sait le français à merveille et excelle surtout à l’écrire ; dans la conversation, il parle toujours juste, mais avec lenteur ; il cherche le mot, et, le voulant exact, l’attend parfois plus que de raison. Son visiteur, qui passerait ici pour un homme discret, s’était promis d’être questionneur, et, sûr de n’avoir que des intentions bienveillantes, il poussa vivement sa pointe. Dans cette première audience, il n’apprit rien, Aali éludait et observait. Toutefois, comme on n’avait manifesté nulle impatience, ce qui ne signifie rien en Turquie, où l’on manifeste peu, il demanda la permission de revenir, qui lui fut gracieusement accordée, et, dans les trois ou quatre visites qu’il fit à Bébek, se livrant beaucoup, il parvint à entamer la circonspection de son hôte. Aali, vit qu’il n’avait affaire ni à un espion, ni à un diplomate, ni à un homme à projets, et finit par aborder les sujets les plus délicats, avec réserve, c’est son caractère, mais sans ambiguïté et avec précision. La dernière fois que notre voyageur alla voir Aali, c’était l’avant-veille du départ de celui-ci pour la Crète ; le vizir s’assit à la même place et dans la même attitude, mais ce jour-là, contre sa coutume, ce fut lui qui rompit le silence. « Vous savez que je pars, dit-il, et je vous remercie d’être venu me voir encore une fois, car vous aurez sans doute quitté Constantinople avant mon retour. » Il ne se dissimulait pas la gravité de la situation ni les difficultés de sa tâché ; il parla de la guerre sourde que leur faisait la Russie, et se plaignit, non sans amertume, de la partialité de la France, trop empressée à entrer dans les pensées des Grecs. Le comité grec venait précisément de déclarer la Crète en état de blocus, sans avoir un bateau pour en surveiller les côtes, « c’est-à-dire, ajoutait Aali, qu’ils nous défendent de débarquer chez nous. » Il considérait cependant l’insurrection comme terminée, et il n’y avait plus, selon lui, qu’à la clore par une série de mesures qui en empêchassent le retour.

— Ne voyez-vous pas, lui dit son visiteur, que, quelque mesure que vous preniez, vous ne contenterez jamais ces mécontens ? Ils se préoccupent non de ce qu’il serait juste de vouloir, mais de ce qu’ils veulent : ils veulent leur annexion au royaume de Grèce ; hors de là, vous ne ferez rien qui les désarme.

— Cela, reprit-il, et c’était la première fois qu’il s’exprimait avec vivacité, nous ne le ferons jamais. Ce serait pour l’empire ottoman le commencement de la dislocation générale. D’ailleurs, lors même que nous voudrions céder la Crète, nous ne le pourrions pas.

— Pourquoi ? Vous avez bien cédé la Grèce aux Grecs, la Roumanie aux Roumains, la Servie aux Serbes.

— Oui, mais en Servie il n’y a que des Serbes, en Grèce que des Grecs, en Roumanie que des Roumains. Vous oubliez et l’Europe oublie volontiers que la Crète est un pays mixte. La moitié de la population crétoise est chrétienne grecque : on raisonne toujours au nom de cette moitié-là. Il faudrait tenir compte aussi de la population musulmane, qui constitue la population la plus riche de l’île. Or les musulmans ne demandent ni à expulser ni à ruiner les Grecs ; pourquoi les Grecs demandent-ils l’expulsion et la ruine des musulmans ? Oui, ne vous y trompez pas, c’est bien là ce qu’ils demandent et pas autre chose. Autrement ils se déclareraient bien vite satisfaits, car je veux justement instituer dans l’île une sorte de gouvernement mixte qui maintienne l’équilibre entre tous les droits et tous les intérêts en présence.

— Et vous espérez réussir ?

— J’en ai la ferme volonté, et j’y mettrai tout le temps qu’il faudra.

Aali s’était animé dans cette question, qui touchait de si près à l’empire ottoman ; sa parole et ses yeux étaient pleins de passion musulmane. Il s’aperçut qu’il était sorti de sa réserve habituelle ; mais, comme il en était sorti volontairement, il ne lui fallut pas un grand effort pour y rentrer. Il reprit son attitude favorite, la tête penchée, les yeux baissés, et comme pelotonné sur lui-même. Après un instant de silence : « Je vois, dit-il, que vous allez quitter la Turquie adversaire des Turcs, je le regrette infiniment. Ce sont les Grecs de Péra qui vous ont gâté. » Le regret n’était pas fondé. Tout voyageur intelligent emporte de Turquie des impressions complexes qui ne sont pas toutes défavorables aux Turcs ; mais ce pays a le défaut grave aux yeux européens de paraître incapable de prendre ce minimum de civilisation sans lequel un état ne peut vivre désormais. Le visiteur d’Aali lui fit part de ses doutes à cet égard, et ne craignit pas de lui signaler la cause malheureusement indestructible de cette incapacité, la religion. Observant qu’à ce mot Aali le regardait d’un œil visiblement étonné, il crut devoir s’excuser, et, comme il n’avait nullement l’air d’un missionnaire de la société de Saint-Vincent-de-Paul, encore moins d’un homme qui a voulu dire une impertinence, son excuse fut reçue avec un sourire. Aali essaya de lui faire comprendre. en raisonnant avec vigueur et fermeté, que les Turcs n’étaient pas condamnés par le Coran à l’immobilité ; il finit par apporter un argument péremptoire à l’appui de son opinion, les progrès accomplis depuis une douzaine d’années seulement.

— Mais alors d’où vient que les ambassadeurs de France et d’Angleterre ne cessent de vous harceler pour obtenir des réformes qu’on leur promet toujours et qu’on ne réalise jamais ?

Un éclair de malice passa dans les yeux d’Aali, où l’on aurait pu lire l’instant d’après, s’il se fût agi d’un homme moins maître de lui-même, une expression de mauvaise humeur.

— Voilà encore, dit-il, un reproche auquel les Européens m’ont habitué ; vous vous ressemblez tous. La France et l’Angleterre envoient ici des hommes généralement distingués, mais impérieux, qui veulent tous faire quelque chose, et quelque chose qui leur soit propre. Ils mettent au service de leur idée toute la force dont ils disposent, quoique le plus souvent il se trouve que cette idée, native de Londres ou de Paris, ne concorde pas avec les nécessités de Constantinople. Nous essayons vainement d’éclairer les ambassadeurs. Que voulez-vous que nous fassions ? Temporiser. Vous appelez cela promettre et ne pas tenir, nous appelons cela échapper à la ruine. Le malheur est que ces ambassadeurs sont ici plus maîtres que nous parce qu’ils sont plus forts, cela grâce aux capitulations. Connaissez-vous les capitulations ? C’est un système de dispositions diplomatiques et d’ordonnances qui a pour but et pour résultat de dépouiller la Turquie du droit de rendre la justice chez elle ; ce droit, qui appartient au plus faible état européen, au plus mal administré, ce droit, une des bases des relations internationales, nous ne l’avons pas. À cette heure, on veut nous doter d’une banque impériale turque qui ressemble à la Banque de France, d’écoles françaises, de professeurs français, de lycées français. Nous ne savons que devenir avec toutes ces dotations. La question la plus grave est la nouvelle loi qu’on nous demande de promulguer pour rendre la propriété foncière accessible aux étrangers ; on exige de nous une loi plus libérale que la loi anglaise, puisque d’après celle-ci l’étranger ne peut devenir propriétaire du sol à moins d’être né en Angleterre. On nous demande avec cela d’établir le régime hypothécaire français, outre qu’on prétend faire juger conformément aux capitulations les procès entre Européens et musulmans relatifs à la propriété foncière. Ne voyez-vous pas que chacune de ces dispositions emporte un lambeau de la Turquie ? Nos nationaux sont gênés, ils sont en outre imprévoyans, ils emprunteront sur hypothèques à des taux exorbitans, et il ne faudra pas longtemps pour que l’argent européen ait conquis jusque sous leurs pieds le sol de la patrie. Notre loi sur la transmission de la propriété foncière est mauvaise, soit ; mais montrez-moi un pays en Europe où une loi bien faite doive avoir pour conséquence d’expulser les nationaux au profit de l’étranger ? Voilà pourtant ce qu’on nous demande, et, lorsque nous hésitons, que nous sollicitons quelque répit, on nous accuse de mauvaise foi à cause du retard que nous mettons à consommer notre suicide.

Tout cela était dit d’un ton saccadé, mais avec une grande véhémence et un feu intérieur qui se sentait sous chaque parole. Débarrassé d’une circonspection de commande, Aali s’exprimait en termes parfaitement nets ; il se montrait pénétré de l’urgente nécessité d’une transformation pour la Turquie, mais d’une transformation ménagée, graduelle, intérieure, non pas imposée du dehors et accomplie par coups de foudre. « Il faut que nous marchions, dit-il, et d’autant plus vite que nous sommes plus en retard ; mais notre vitesse est limitée par la nécessité de ne pas faire éclater les chaudières. » Aali passe auprès de beaucoup de gens pour être aujourd’hui le chef du parti des « vieux Turcs ; » il ne manque jamais, à ce qu’on assure, avant de prendre une résolution, de consulter son astrologue, comme l’eût fait un vizir du XVIe siècle. Pour Turc, il l’est assurément ; quant à son fanatisme, il est clair qu’il n’en a aucun, malgré sa foi plus ou moins réelle à l’astrologie, malgré sa résistance passive à l’action des ambassadeurs, qu’il considère comme une obligation rigoureuse. L’entretien avait duré longtemps, le jour tombait, et le visiteur se retira, ne pouvant s’empêcher de rendre justice au grand sens d’Aali. En repassant dans sa mémoire, au balancement de son caïk, les discours qu’il venait d’entendre, en contemplant de loin Stamboul et Scutari qui s’endormaient à l’ombre de leurs minarets, en voyant passer à côté de lui des barques somnolentes remplies de gens, hommes et femmes, évidemment heureux dans leur silencieuse immobilité, il se demandait si l’on pourrait jamais inoculer à ce peuple avide de repos la fièvre d’activité qui est notre civilisation même. Il s’avouait qu’il faudrait au moins des années et des années encore, et la politique temporisatrice d’Aali lui paraissait presque la sagesse ; mais les années, qui en dispose ? L’histoire n’aurait pas de cataclysmes à raconter, si l’impatience humaine, au lieu de trancher les nœuds en risquant de tout perdre, savait attendre l’action du temps, qui dénoue infailliblement les plus serrés.

Quoi qu’on pense de Fuad, on ne songera jamais à faire de lui un « vieux Turc, » tant il est près de n’être pas Turc du tout. Il passerait plutôt pour un renégat parisien qui aurait conservé la bonne humeur française et l’habitude de faire des mots, sans prendre tout à fait au sérieux, je ne dis pas la religion, mais même les mœurs musulmanes. Au dernier bal donné par lui quand il était grand-vizir, car les ministres donnent parfois des bals à l’européenne, sauf que les femmes turques restent dans leur appartement, où les dames seules vont les visiter, un jeune attaché d’ambassade tout fringant donnait le bras à la femme de son chef pour la conduire au harem ; arrivé sur le seuil, il ne faisait point mine de vouloir s’y arrêter, quand Fuad, qui l’avait suivi des yeux, s’approcha et lui dit en souriant : « Pardon, monsieur, vous êtes accrédité auprès de la Porte ; votre mission finit ici. » Je ne citerais pas ce mot, s’il n’était caractéristique en ce qu’il donne la mesure exacte du fanatisme de Fuad. En débarquant à Kanlidja, sur la rive d’Asie, où il reçoit toute la matinée, on voit d’abord à qui l’on va parler. Le palais d’Aali est un beau palais, celui de Fuad est splendide ; situé au bord de l’eau, il est entouré de magnifiques jardins qui s’élèvent en terrasse à une hauteur prodigieuse, et du sommet desquels l’œil embrasse les côtes de Roumélie et celles d’Anatolie, la Mer-Noire et la mer de Marmara ; c’est bien de là que Constantinople apparaît, selon l’expression d’Othmah le Victorieux, comme « un diamant enchâssé entre deux émeraudes et deux saphirs. » Ces beaux jardins, qui respirent un luxe d’une nature étrange, mêlé de désordre, laissant voir la disette et la négligence à côté de la profusion, sont toujours ouverts ; on y entre sans demander permission à personne, et le premier venu qui se trouve là vous en fait les honneurs.

Notre voyageur s’y rendit un matin, et, après avoir admiré longtemps, il allait descendre au salon d’attente, lorsqu’il entendit sortir d’un appartement au-dessus du cabinet de Fuad les sons d’un piano, touché sans doute, à en juger d’après la faiblesse du doigté, par une femme ou par un enfant ; il regarda en l’air et n’aperçut rien, si ce n’est une fenêtre masquée par un moucharabis. Le salon regorgeait déjà de visiteurs impatiens de se voir introduits ; mais les physionomies n’étaient pas les mêmes que chez Aali. L’Européen y dominait tout à fait, et l’Européen faiseur d’affaires, à papiers sous le bras, à plans enroulés, en quête de quelques millions, venant proposer invariablement le meilleur chemin de fer, le meilleur canal, le meilleur établissement de crédit, espèce commune à Paris, plus commune à Constantinople, et qui s’empresse volontiers au lever de Fuad-Pacha. Notre voyageur aurait attendu longtemps, s’il n’eût par bonheur rencontré là un Smyrniote de sa connaissance, homme d’esprit et de philosophie, qui venait sur convocation expresse pour conférer avec Fuad, mais qui, voyant le salon. encombré de gens, proposa une excursion à Benjouk-Déré. « Promenons-nous d’abord en caïk, ce sera autant de pris. A Constantinople, il n’y a de beau et de vrai que le Bosphore ; on ne saurait trop y revenir, lui seul ne trompe point. Nous serons de retour dans deux ou trois heures, le pacha sera parti, et demain vous pourrez vous représenter à Kanlidja, si vous ne voulez que visiter les jardins ; mais si vous voulez voir Fuad, c’est autre chose. Vous ne pourrez l’entretenir à votre aise qu’à la Sublime-Porte, surtout si vous prenez la précaution de répandre quelques medjidiés parmi les muets. »

Le lendemain en effet, moyennant ce procédé, toujours nécessaire et toujours efficace, notre Français se trouvait à la Sublime-Porte en présence de son altesse le ministre des affaires étrangères. Fuad est grand et gros, sans distinction d’ailleurs ; il a le teint haut en couleur, les lèvres épaisses, mais l’œil éclatant d’esprit avec une expression mélangée de sensualité presque rabelaisienne et de finesse. On prétend qu’il s’est montré à la rencontre excellent général ; je le crois. Le fait est qu’il a moins la tournure et la mine d’un soldat que celle d’un vigneron. A voir sa barbe déjà grisonnante et rare, on peut lui donner le même âge qu’à Aali, de cinquante-cinq à soixante.ans ; mais le corps, au lieu d’être gauche comme chez celui-ci, est plein de désinvolture et d’aisance.

— Eh bien ! dit-il rondement à son visiteur à peine assis, que pensez-vous de nous ? Beaucoup de mal, n’est-ce pas ?

— Beaucoup de mal, c’est trop dire ; beaucoup de bien, ce serait trop dire aussi ; j’ai sur la Turquie une opinion mixte.

— C’est parce que vous ne nous connaissez pas assez. Dès qu’on nous connaît, on nous aime, et, tant qu’on ne nous aime pas, on ne nous connaît point. Nous avons un malheur, qui est d’être les plus braves gens du monde, on le sait et on en abuse ; mais il faut bien qu’on nous estime, ne fût-ce que comme dupes. Voilà plus de cinquante ans que tous les matins on prédit notre mort pour le soir, et le soir nous nous couchons bien vivans. Nous avons usé beaucoup de ces prédictions-là, et nous en userons beaucoup encore, car nous ne sommes ni morts, ni mourans, quoi qu’on en dise.

— Vous êtes du moins malades.

— Oui, c’est ce que disait l’empereur Nicolas ; mais, si vous voulez avoir des nouvelles de notre santé, ce n’est pas ce médecin-là qu’il faut consulter. Je connais la Turquie mieux que lui et que personne, je l’ai tournée et auscultée de tous côtés, et voici le résultat de mon examen médical : nous sommes au fond un corps robuste et bien constitué, nous n’avons aucune maladie organique, mais, passez-moi le mot, nous avons la gale et pas de soufre à notre disposition.

Pour ne pas se choquer de cette métaphore pathologique, le lecteur voudra bien se rappeler que Fuad a débuté par exercer la médecine ; c’est ce que fit l’étranger à qui cette réponse était adressée. Les questions qui peuvent s’élever entre un Européen et un Turc sur la Turquie ne sont pas infimes en nombre, et plusieurs des points sur lesquels Aali s’était expliqué devaient reparaître nécessairement dans cet entretien. Fuad soutint également que la religion musulmane n’est pas plus rebelle que toute autre aux transformations sociales, qu’on en a vu d’aussi rétives qu’elle se plier cependant, lorsqu’il l’a fallu, aux circonstances et accepter ou subir de singulières transactions. En ce qui regarde le fanatisme mahométan, ce n’est pas aux catholiques qu’il convenait, selon lui, d’en parler, d’ailleurs la tolérance n’est nullement une vertu naturelle, pas plus aux individus qu’aux gouvernemens : c’est une vertu acquise, de pratique difficile, qui demande un exercice prolongé, et le gouvernement, sinon la nation, qui prête ses soldats pour servir de cortège au saint-sacrement dans les processions de la Fête-Dieu peut se vanter d’y avoir fait quelque progrès. C’étaient au fond les mêmes idées que celles d’Aali, mais exprimées sous une forme différente et d’un autre ton, à la fois plus assuré et moins convaincu. La comparaison hasardée de Fuad avait l’avantage d’engager tout d’abord la conversation assez vivement ; elle invitait en quelque sorte son interlocuteur à ne pas craindre de toucher le côté le plus délicat des questions. C’est pourquoi celui-ci, achevant la métaphore dans sa pensée, se demanda si le précieux médicament dont l’absence préoccupait évidemment le ministre, le spécifique indispensable auquel il songeait, n’était pas simplement l’argent, le crédit, unique moyen de rajeunissement pour un état épuisé. Afin d’en avoir le cœur net, il reprit hardiment :

— Pardonnez-moi ma franchise, altesse, mais la maladie dont vous parlez, quoique superficielle, peut n’être pas sans danger à la longue. Nierez-vous que vous couriez à la banqueroute, et n’est-il pas connu de toute l’Europe qu’aujourd’hui vous n’avez plus qu’un moyen de payer vos anciennes dettes, qui est d’en contracter de nouvelles à un taux sans cesse aggravé par l’augmentation du passif antérieur ?

— Il est vrai que nos finances ne sont pas florissantes en ce moment ; mais de cet embarras passager à la banqueroute il y a un abîme que nous ne franchirons jamais. Notre dette publique est insignifiante, comparée à celle des grands états européens. Notre discrédit tient à ce qu’en Europe on ne veut pas connaître notre situation véritable : nous, sommes exploités par des banquiers qui profitent de cette ignorance et qui l’entretiennent.

— Altesse, on a toujours les banquiers qu’on mérite. Le crédit d’un pays n’est pas une création arbitraire, les prêteurs d’argent ne le font ni ne le défont, ils le constatent.

— Mais, si nous payons avec quelque retard, nous payons toujours, et avec de tels dédommagemens que nos prêteurs sont souvent bien heureux de n’avoir pas été soldés à jour fixe.

— En Europe, l’exactitude du paiement à l’heure et à la minute est la base essentielle du crédit. Votre système, altesse, vous condamne à faire à perpétuité le bonheur des banquiers de Galata. On ne peut pas être impunément sans parole.

— Bah ! reprit le ministre en riant, cela ne nous empêche pas d’être le plus sollicité des gouvernemens. Vous avez vu quel encombrement d’hommes à projets on trouve chez moi dès huit heures du matin. La Turquie est pleine de gens qui ne demandent qu’à faire des affaires avec nous.

— Vous riez, altesse, et, pardonnez-moi de le dire, je crains que vous n’ayez tort. On ne fait pas d’affaires avec vous, on fait de mauvais coups contre vous, ce qui est fort différent. Tous les gens qui sollicitent vos faveurs procèdent de la même manière. Ils demandent la concession de quelque entreprise de premier ordre qui, pour être menée à bien, exigerait de l’honneur et du crédit. Ils sont aussi dépourvus de l’un que de l’autre, mais ils sont très souples, très courtisans, très prometteurs. Le prince bakchis, qui est le vrai prince régnant de la Turquie, venant à leur aide, ils obtiennent cette concession, que vous avez bien soin de leur donner à des conditions irréalisables. Vous le savez et ils le savent ; mais, tandis que par là vous croyez les tenir, ce sont eux qui vous tiennent. Ils ressemblent à ces pionniers du far-west américain qui s’en vont fonder une ville avec un paquet de cordes : ils plantent des pieux en pleine prairie, les relient entre eux avec des ficelles ; cela s’appelle tracer les rues, puis les îlots ; on baptise le tout du nom de la femme aimée, et la ville est faite. On n’y a pas élevé une masure, mais on s’est réservé remplacement. Ainsi font vos soumissionnaires habituels : ils marquent le terrain, puis attendent que quelque brave homme en ait besoin pour lui vendre leur déguerpissement.

L’entretien tournait au grave. Quelque droit que la rondeur naturelle du ministre turc donnât à son visiteur de s’exprimer avec franchise, celui-ci craignit un instant d’être sorti de son rôle et d’avoir dépassé les limites de la discussion permise entre un simple curieux et une altesse. Il se rassura toutefois assez vite en voyant Fuad-Pacha ne manifester aucun étonnement ; évidemment il ne lui apprenait rien, les idées qu’il venait d’énoncer étaient de celles que Fuad avait méditées longtemps et sur lesquelles il avait finalement pris son parti. Il avait une réponse décisive à toutes ces observations, c’est qu’entre le bien et le mal on n’a pas le choix lorsqu’on est dominé, comme la Turquie, par des questions de fait, et qu’on ne peut suivre d’autres résolutions que celles qui sont commandées par les circonstances. Fuad reconnaît bien que c’en est fait de la vieille politique sur laquelle la Turquie a vécu pendant trois siècles. Les états ne vivent plus par la guerre, ils ne vivent que par le travail et par le crédit ; mais entre la richesse présumée, base du crédit, et la richesse vraie l’équilibre finit toujours par s’établir, et c’est, à n’en pas douter, sur quoi il compte pour relever la Turquie, car, si elle est sans crédit, elle n’est pas sans richesse, comme le prouve un fait selon lui décisif, à savoir que la plus grande partie de sa dette s’est placée et capitalisée entre les mains de ses nationaux. Pour qu’on reprenne confiance en elle malgré tous les reproches qu’on peut lui faire, elle n’a besoin que d’être connue. Le malheur est qu’en attendant qu’on la connaisse elle pourrait bien disparaître. La question est posée si clairement chaque matin aux quatre coins de l’Europe, et ce dénoûment regardé par des politiques très désintéressés d’ailleurs comme tellement inévitable, qu’on peut manifester cette crainte même devant les ministres turcs sans les blesser ; ils sont accoutumés à envisager cette perspective. La Turquie durera-t-elle ? ne durera-t-elle pas ? C’est, à vrai dire, le point sans cesse présent à la pensée de tous ceux qui s’occupent de l’empire ottoman et sur lequel roulent implicitement toutes les discussions dont il est l’objet. Notre voyageur exprima les inquiétudes qu’il ressentait comme tout le monde à ce sujet.

— Détrompez-vous, lui dit Fuad, la fin de la Turquie n’est pas si proche. Nous avons pour durer la meilleure des raisons, nous sommes nécessaires. Tout Européen qui vient ici a sa solution de la question d’Orient toute prête, et vous n’êtes pas sans avoir apporté la vôtre à Constantinople. Quelle qu’elle soit et sans la connaître, je puis vous affirmer que, si vous voulez tenir compte de tous les élémens du problème et de tous les intérêts qui s’y trouvent mêlés, vous ne tarderez pas à vous heurter à l’impossible et au contradictoire. Voilà ce qui fait notre principale force, je ne me le dissimule pas, jusqu’à ce que nous tirions notre autorité de nous-mêmes. Ne pensez pas que ce soit une solidité factice, la nôtre est très réelle, parce que les attaques dirigées contre nous, venant de populations antagonistes, ne sauraient se porter à la fois du même côté. Consultez ici même les diverses communions qui convoitent notre héritage. Chacune vous dira : Le premier héritier, le plus digne, c’est moi. — Rien de plus naturel. Et après vous ? — Après moi, je ne vois personne. — C’est ainsi que nos ennemis se jugent les uns les autres, et cela nous fait vivre. Laissez-moi vous dire sans orgueil qu’il est fort heureux que nous soyons les maîtres, car vous n’en trouveriez pas aisément d’aussi bons que nous. Connaissez-vous un pays où il y ait autant de liberté qu’à Péra ? Les communautés s’administrent comme elles veulent, nous les laissons faire tout ce qui leur plaît, même quand il leur plaît de nous bafouer et de nous calomnier. n’intervenant que par mesure de police, pour empêcher que dans telle ou telle communauté les petits ne soient par trop victimes des grands. Que d’exemples de ces oppressions je pourrais tirer de ce qu’on appelle les immunités ab antiquo ! N’oubliez pas qu’ici les antipathies de secte à secte sont terribles, et que les querellés n’attendent que d’avoir le champ libre pour devenir sanglantes. Nous avons ce mérite unique, nous remplissons cette fonction dans l’exercice de laquelle personne ne peut nous suppléer : nous sommes la meilleure police du Bosphore.

Ainsi parla Fuad avec beaucoup de bonhomie, sans la plus légère ombre de pédantisme ou de morgue officielle, ne niant rien, affirmant peu de chose, se montrant attaché aux mœurs et à la religion de sa race dans la proportion exacte où la convenance exige de le paraître en face d’un étranger, témoignant pour les idées contraires aux siennes une tolérance dans laquelle on pourrait ne voir que de la courtoisie, mais où il y avait certainement un fond de scepticisme réel. Après tout, ce scepticisme est peut-être un avantage dans une situation qui exige tant d’entregent et nécessite tant de compromis. Quoiqu’on ne puisse révoquer en doute la portée de son intelligence, Fuad n’affecte point le sérieux, il affecterait plutôt le contraire ; il est à coup sûr le premier homme d’état de Turquie qu’on voie déroger de propos délibéré à la gravité orientale, qui se fasse un moyen de la légèreté et porte l’esprit dans la politique jusqu’à déconcerter des populations auxquelles l’esprit, tel qu’on l’entend ici, est presque absolument inconnu. L’année dernière, peu de jours avant qu’il quittât le grand-vizirat, un riche Arménien vint à mourir en état de religion douteuse, à ce qu’il paraît. Les catholiques prétendaient l’avoir converti à l’article de la mort, les Arméniens soutenaient qu’il était décédé parfait schismatique. Les communautés religieuses se disputent volontiers l’attribution d’une dépouille d’homme riche, et l’on était près d’en venir aux mains, comme il est plusieurs fois arrivé, lorsque l’on recourut à son altesse ottomane pour pacifier la querelle entre chrétiens. « Êtes-vous bien certains, dit Fuad aux catholiques, que ce brave homme soit mort dans votre religion ? — Très certains. — En ce cas, ajouta-t-il, son âme vous appartient ? — Oui, altesse. — Alors, reprit-il, c’est bien le moins que vous laissiez le corps aux autres. » Et il décida que les funérailles seraient célébrées selon le rite arménien, ce qui eut lieu.

On ne saurait voir sans regret des hommes tels qu’Aali et Fuad consumer de véritables facultés de gouvernement à la recherche d’expédions qui peuvent tout au plus leur faire gagner un jour. En rassemblant les traits principaux qui ressortent de l’étude à laquelle je me suis livré, il en est deux dont je suis particulièrement frappé. Premièrement, et cela s’applique à Reschid aussi bien qu’à ceux qui l’ont suivi, les hommes d’état de la Turquie, induits par les fatalités de la politique à étudier et à adopter les idées occidentales, tout formés à l’européenne, ne sortent pas naturellement du peuple turc, auquel les principes qu’ils invoquent, les procédés qu’ils pratiquent, le langage qu’ils parlent sont choses presque odieuses ; on dirait des étrangers transplantés en Turquie. Qu’on ne s’y méprenne pas toutefois, la distance entre eux et leurs frères ottomans n’est pas si grande qu’on pourrait le penser, car ils ont deux faces, l’une tournée vers les nations occidentales et qui en prend facilement la physionomie, l’autre tournée vers la Turquie, et c’est la principale. Qu’ils aient été élevés en pleine civilisation, qu’ils s’en soient approprié les principes, qu’ils en aient adopté, avec les manières et les vices, toutes les idées, à peine de retour à Constantinople, ils rentrent dans l’ornière de la Turquie ; en présence d’un civilisé, ils parlent en civilisés, ils pensent toujours en Osmanlis, de sorte que, suspendus entre la civilisation, qu’ils déclarent vouloir implanter chez eux, et le peuple, qui la repousse d’instinct, ils ont toujours une apparence de fausseté. En second lieu, ceux qui possèdent les qualités essentielles de l’homme d’état et peuvent entreprendre une œuvre aussi difficile que de faire accepter par pure nécessité politique au peuple turc une civilisation qu’il méprise et dont il ne sent pas le besoin, ceux-là paraissent être un accident heureux dont rien n’autorise à espérer le retour. Dans les institutions, on n’en voit aucune qui puisse être une école d’esprit politique et permettre au talent réel de se former et de faire ses preuves ; il n’y a que la diplomatie et les bureaux, dans lesquels les vieux erremens se perpétuent. Le génie est rare en tout pays, il est vrai ; mais, chez les nations policées, l’expérience, les lumières, le remplacent et suffisent aux situations ordinaires ; l’administration et l’habitude de s’intéresser aux affaires préparent, jusque sous les régimes les plus hostiles au développement de la vie publique, des recrues à la politique. En Turquie, des esprits ordinaires ne sauraient suffire à une situation qui ne l’est point. Les ambitions n’y manquent pas assurément, et nous les voyons s’agiter, intriguer, solliciter à deux pas de nous ; tout ce mouvement trahit, bien loin de la dissimuler, une incapacité profonde. Moins prévoyans ou moins heureux que Reschid, s’ils disparaissaient en ce moment, Aali et Fuad ne laisseraient point d’héritiers. Et quelle tâche cependant exigerait, plus que celle qu’ils ont entreprise, la suite dans les idées, la continuité dans les efforts, la persévérance dans l’exécution d’un même plan ?

Le temps, voilà ce qu’ils demandent l’un et l’autre avec les mêmes instances, et ce qu’il n’est au pouvoir de personne de leur garantir. La Russie paraît avoir renoncé pour le moment à l’emploi de la force, mais n’en poursuit pas moins par sa diplomatie et ses agens les mines souterraines depuis longtemps ouvertes, toujours inépuisable en assurances de désintéressement absolu, en projets de réorganisation de l’empire ottoman[2], en absurdes déclamations contre l’intolérance et l’inégalité religieuses, au moment où elle achève l’étouffement de la Pologne et entame la russification violente des provinces allemandes de la Baltique. Ceux à qui les multiples nécessités du maintien de la Turquie sont le mieux démontrées, et ses difficultés intérieures le mieux connues, l’aiguillonnent au point de l’irriter, et montrent une impatience qui est un encouragement pour tous ses ennemis. Le mal intérieur n’est pas moins grand ; soumise à un système d’impôts qui la ruine, dévorée par l’usure, en proie à des besoins croissans, elle voit approcher rapidement la famine, et ne peut entreprendre de réforme partielle sans qu’aussitôt l’obligation de tout réformer à la fois ne se fasse sentir. Il y aurait plus que de la témérité à vouloir tracer une ligne de conduite au milieu de pareils embarras. Il est certain toutefois qu’en dépit de calculs passagers et malgré le progrès du principe de non-intervention leur propre intérêt aussi bien qu’un intérêt de premier ordre pour la civilisation tout entière ne permettent pas plus aujourd’hui qu’autrefois aux puissances occidentales d’abandonner cette partie du monde à la Russie ; elles sont tenues de veiller, de prévoir, de résister. Elles ne peuvent pas non plus se livrer au rêve de substituer à la Turquie ni sur-le-champ ni bientôt des races qui, tout aussi barbares qu’elle et aussi peu capables de la vie moderne, portent encore tous les stigmates du bas-empire ; il y a donc péril à trop allumer une ambition qu’on ne satisfera pas. Quant au gouvernement intérieur, s’il existe un remède au mal, ce serait de réaliser non les réformes les plus radicales, les plus séduisantes ou les plus belles, mais celles qui, en offrant aux intérêts européens de sérieuses garanties, pourraient ouvrir à la Turquie le crédit dont elle a besoin, c’est-à-dire d’assurer une justice exacte et prompte, une administration fidèle à ses engagemens, une surveillance qui coupe court à la vénalité. Les ministres voient tout cela sans doute. Peuvent-ils s’empêcher cependant de se demander : « De quoi vivrons-nous, demain ? »


P. CHALLEMEL-LACOUR.

  1. On peut lire à ce sujet une brochure instructive intitulée : La vérité sur la conversion des fonds turcs et sur l’institution du grand-livre de la dette générale ottomane, Paris, 1er mai 1865.
  2. Voir un mémoire du prince Gortschakof, en date du 6 avril 1867, sur la nécessité « d’organiser la coexistence parallèle » des races chrétiennes et de la race turque.