Les Hommes du 14 juillet/Préface

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Calmann-Lévy (p. i-iv).


PRÉFACE


On a écrit des centaines de fois l’histoire de la prise de la Bastille, jamais l’histoire des Vainqueurs, et dans le peu qu’on en a dit, çà et là, sans suite et sans ensemble, je ne sais ce qui abonde le plus, des lacunes ou des erreurs. Pourtant ce chapitre n’est ni sans intérêt, ni sans importance, il s’en faut, dans l’histoire de la Révolution. Elle honora longtemps d’un culte particulier ces premiers conquérants de la liberté, dans leurs deux catégories distinctes : les gardes-françaises, dont la défection avait été le principal instrument de la victoire populaire et qui furent les enfants gâtés de la première période, que l’on combla indistinctement d’honneurs et de faveurs, qui formèrent des corps spéciaux dans la garde nationale, puis dans l’année ; les bourgeois, reconnus par la commission de la Commune, inscrits sur le tableau officiel et récompensés par le décret de l’Assemblée nationale, constituant dès lors une sorte de légion d’honneur, avec sa décoration, son uniforme et des privilèges qui excitèrent le respect des uns, la jalousie et les récriminations des autres, notamment des gardes-françaises.

Ils ont eu leur histoire civile et leur histoire militaire, dont les péripéties diverses se déroulent ici pour la première fois, non seulement jusqu’à la fin de la Révolution, mais sous la monarchie de Juillet et jusqu’après les journées de février 1848. Ce n’a pas été, qu’on me permette de le dire, une œuvre médiocrement laborieuse d’en rechercher tous les éléments, de les contrôler, de les grouper, d’éclairer les points obscurs, de ressusciter les physionomies qui ont leur personnalité, de réfuter les erreurs reçues et de dissiper les légendes, d’abord en ce qui concerne les Vainqueurs, puis dans les questions annexes, comme celle des prisonniers délivrés par le peuple le 14 juillet. Mais aussi quel plaisir, quand, au prix d’efforts prolongés, de recherches opiniâtrement reprises, se rapprochant, se soudant, se rectifiant l’une l’autre, on voit enfin sortir de l’ombre qui les recouvrait, prendre forme, se dessiner peu à peu avec plus de fermeté et de précision, tant de faits peu connus, tant de personnages secondaires, mais caractéristiques ; qu’on les voit se débrouiller, se fixer et qu’on met enfin la main sur le document décisif qui éclaircit toutes les contradictions et dissipe tous les doutes.

Je me suis attaché à recourir toujours aux sources. Sans négliger, on le verra bien, les mémoires du temps qui sont la base essentielle, j’ai demandé aux Archives un appoint précieux, où je signale particulièrement la liste et le registre des Vainqueurs conservés au musée de l’hôtel Soubise, les procès-verbaux de la Commission, les comptes des distributions de poudre et d’armes faites à l’Hôtel de Ville par l’abbé Lefèvre, un grand nombre de requêtes, de pétitions, de réclamations, de pièces relatives à la période révolutionnaire, les rapports de police qui signalent l’agitation, vite réprimée, des Vainqueurs sous le consulat pour se faire inscrire dans la Légion d’honneur, l’énorme dossier relatif à la gratification et à la pension décernées par le gouvernement de Louis-Philippe. J’ai parcouru aussi les journaux et la multitude infinie des brochures publiées à l’occasion de la prise de la Bastille et de tout ce qui s’y rattache, où l’on trouve souvent des indications si curieuses, de si intimes et de si pittoresques détails qui ne sont point ailleurs. J’ai lu les pièces de théâtre et les chansons, et je n’ai eu garde d’oublier les estampes, non plus que les collections du musée Liesville. Pour ces derniers points, je me fais un plaisir, encore plus qu’un devoir, de reconnaître la complaisance inépuisable que j’ai rencontrée chez les conservateurs de la bibliothèque Carnavalet, si serviables aux travailleurs. Je dois spécialement à deux hommes dont l’obligeance égale l’érudition, — à M. Lucien Faucou, directeur de l’Intermédiaire, plus d’un renseignement dont j’ai fait mon profit ; à M. Paul Lacombe, l’auteur de la Bibliographie parisienne, la communication libérale de plusieurs pièces rares du temps.

Je n’ai certes pas la prétention, dans une œuvre si difficile, d’avoir évité du premier coup toutes les erreurs et tous les oublis. Mais je puis du moins espérer que ce travail apportera sur plus d’un point des résultats nouveaux et projettera une lumière plus intime sur les idées et les mœurs de la Révolution, en remettant au jour quelques-unes de ses figures effacées par le temps et bon nombre de ses épisodes oubliés.