Les Hommes frénétiques01-02

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Plon-Nourrit et Cie (p. 45-71).

II

LA FÊTE INTERROMPUE


Le ministère des Réjouissances générales avait donné l’ordre d’assurer du beau temps entre les lignes principales qui encadraient le 1.47. L’état de la haute atmosphère avait d’ailleurs rendu facile la tâche des agents météorologistes ; quelques orages artificiels à l’intérieur du quadrilatère, quelques tourbillons modérés aux angles, et un régime stable s’était établi pour une durée d’au moins quarante-huit heures.

Dès le matin, des policiers occupèrent les principaux postes de surveillance et, bientôt, les délégués affluèrent. Il en venait des quatre coins du monde et non seulement des savants, mais des artistes, des étudiants, des ouvriers, des agriculteurs, des légistes, des ingénieurs, des gens de toutes conditions et de toutes races.

Un des premiers arrivants fut un petit groom délégué par le personnel navigant des transports aériens parallèles. Il fut introduit près d’Avérine. Après lui parurent deux vieux pêcheurs de Sakhaline et deux étudiantes d’une faculté mongole de psychologie expérimentale. Dans la matinée, de nombreux officiels descendirent des express aériens. Un grand aérobus ailé, en tôle d’or, tournoya longtemps avant d’atterrir ; il amenait Lahorie avec sa cour de jeunes aèdes pervers et de jolies femmes détraquées.

Toute la journée, le ciel fut sillonné d’appareils. Des promeneurs s’écartaient de leur route pour saluer au passage le 1.47. La curiosité en amenait quelques-uns, le snobisme les autres. Beaucoup se contentaient de survoler lentement la région ; aux points désignés par les policiers, ils laissaient choir une pluie de fleurs énormes qui descendaient mollement, suspendues à des parachutes étincelants de pierreries artificielles. Les voyageurs qui désiraient atterrir devaient faire un grand circuit et prendre la file derrière un guide qui les amenait aux garages préparés pour la circonstance. Craignant que son arrivée ne passât inaperçue, Roume, le plus vaniteux des savants, troua le rideau d’agents et tomba des nues comme un obus en un luxueux appareil du dernier modèle. Interpellé aussitôt par deux policiers, il fit tout le tapage qu’il fallait pour attirer sur lui l’attention.

Les dames étaient en grand nombre. Sortant de leurs avions capitonnés, de riches Fuégiennes, des Canadiennes, des Suédoises se réfugiaient bien vite à l’ombre, ou bien elles rejetaient leurs fourrures et ouvraient de légères ombrelles métalliques. De grandes dames congolaises, des Colombiennes, des Indo-Chinoises recherchaient au contraire le soleil et serraient autour de leurs épaules de somptueuses écharpes, garnies de filaments radioactifs producteurs de chaleur.

Quelques habitants du voisinage vinrent par terre. Les voies ferrées modernes ne servaient plus au transport des voyageurs, mais les routes, les belles routes aux larges chaussées vitrifiées, étaient encore très fréquentées. De nonchalantes voitures, dont la vitesse dépassait rarement cent mètres à la seconde, gardaient leurs partisans parmi les rêveurs, les malades, les personnes sujettes au vertige. On vit même arriver au 1.47 quelques jeunes étudiants à califourchon sur des chevaux ; costumés à l’antique, ils avaient le grand casque miroitant des pompiers barbares, une veste de laine à brandebourgs et de lourdes bottes en cuir naturel ; ils étaient armés d’une carabine à poudre azotée, et un long sabre d’acier brut pendait à leur selle. La foule se pressait sur leur passage et les acclamait ; quelques femmes légères leur jetaient des fleurs artificielles.

Des forces policières importantes avaient été envoyées sur les lieux. On se méfiait, en effet, des agents des transports aériens, dont la récente revendication de la journée d’une heure avait été repoussée. Soutenus par les habitants des parallèles, gens de maison, cinétéléphonistes, météorologistes, vitrificateurs, ouvriers des centrales, les agents des transports avaient contre eux la majorité des agriculteurs, les artisans à domicile, les distributeurs, c’est-à-dire presque toute la population méridienne. Il eût été possible de leur donner satisfaction, mais la réforme eût mécontenté une foule de gens et provoqué, par incidence, d’autres réclamations.

De plus, les agents des transports avaient gâté leur cause par des revendications secondaires maladroites et agaçantes. C’est ainsi qu’ils avaient demandé, avec une arrogance de mauvais aloi, les premières places dans les solennités publiques et qu’ils avaient prétendu exiger des voyageurs des marques extérieures de respect fort humiliantes. Le Conseil suprême, reconnaissant là un détestable orgueil de caste, avait opposé son veto. Et si les voyageurs étaient tenus, en fait, à une déférence très humble, la loi, du moins, ne sanctionnait pas les manquements à l’usage.

Aussi les esprits demeuraient-ils fort échauffés, d’autant plus que des élections générales étaient proches. Une grève de sous-agents venait d’éclater, et l’on craignait en haut lieu que des meneurs ne vinssent troubler par quelque manifestation saugrenue la sérénité des fêtes données en l’honneur d’Avérine, fêtes auxquelles, grâce au cinétéléphone, le monde entier pouvait assister.

L’autorité centrale avait donc pris ses précautions. Des brigades aériennes, pourvues de rapides avions à moteur indépendant, faisaient d’incessantes patrouilles dans les hauteurs de l’air. Les zones de forces étaient étroitement gardées, la gare voisine occupée.

Selon le vœu d’Avérine, les organisateurs s’en étaient tenus à la plus stricte simplicité. En moins de deux jours, les employés des constructions provisoires avaient élevé de vastes bâtiments métalliques, dans une prairie au sol préalablement vitrifié.

Le Congrès s’ouvrit à une heure de l’après-midi sous la présidence du Grand Chancelier académique, représentant du pouvoir suprême. Avérine occupait une haute tribune ; autour de lui, ses familiers, quelques étudiants et le petit groom des express aériens qui promenait sur l’assistance des regards hardis et rieurs.

Mille personnes avaient trouvé place dans la salle.

Une sonnerie se fit entendre : aussitôt tous les assistants se levèrent et le silence s’établit. À la même minute, dans le monde entier, on se préparait à célébrer Avérine ; les présidents de dix mille assemblées secondaires ouvraient la séance.

Le policier cinétéléphoniste commençait de démasquer une batterie d’écouteurs universels installés en haut de la salle. On entendit d’abord comme un murmure lointain ; on eût dit le frémissement innombrable d’une forêt sous les mille archets du vent. Lentement, le policier tournait le petit volant qui commandait l’obturateur. Le bruit grandissait à mesure. Ce fut bientôt un brouhaha de voix heurtées et discordantes, encore lointaines pourtant et voilées. Enfin une immense clameur tomba de la voûte métallique. De tous les points du globe, les acclamations volaient vers le 1.47.

— Avérine !… Hourrah pour Avérine !… Gloire à Avérine !… Gloire ! Gloire !…

Le vieillard se leva ; droit, dans un long costume de bure blanche, il apparut à des millions de spectateurs. Aussitôt, la clameur changea :

— Que le sage parle ! Qu’il nous parle !…

D’un coup sec, le policier bloqua l’obturateur. Et, dans le silence frémissant, le grand vieillard parla avec simplicité aux peuples de la terre :

— Pourquoi votre amitié vient-elle vers moi ? Qu’ai-je fait pour la mériter ?… Je vous le dis : je ne sais pas ce que j’ai fait pour mériter votre amitié… Il n’est pas certain que mon œuvre soit bonne. À cette heure, en vérité, je n’en suis pas sûr… L’arbre que j’ai planté, je me demande quels fruits il portera… Et je suis inquiet !… Vous qui vivrez sur la terre après moi, soyez prudents !… Ne cueillez pas sans précautions les fruits dangereux… soyez heureux avec prudence ! soyez savants avec prudence ! Soyez justes avec prudence !… Contre le mal, luttez avec prudence ! Désarmez les méchants, ne les frappez pas… Sachez pardonner, sachez souffrir !… Il n’est plus à mes yeux qu’une certitude, qui est l’amour… Il n’est vertu que d’amour… il n’est miracle que d’amour… L’amour est la grande sécurité !…

Une longue ovation partit de la salle ; au-dehors, les curieux applaudissaient aussi à grand bruit. Et dominant tout, l’immense acclamation des auditeurs lointains :

— Gloire à Avérine ! Gloire ! Gloire !

Quand le silence fut rétabli, un délégué de l’Académie des Sciences fit un exposé des travaux du maître. Il lisait son discours ; discours officiel qui s’adressait à la masse plutôt qu’aux élites savantes. Évitant les termes techniques, il s’efforçait, en langage populaire, par des rapprochements, des comparaisons familières, de faire comprendre l’étrange nouveauté de l’œuvre d’Avérine. Il montra que cette œuvre ouvrait à l’espoir humain des horizons jusque-là interdits. Déjà, les découvertes se succédaient avec une rapidité surprenante, mais ce qui était fait semblait peu de chose en face de ce qui se ferait bientôt. Tout cela, on le devait à Avérine. Et cet homme, qui entrait vivant dans l’immortalité, l’orateur le montrait dans sa vie privée, simple entre les simples, modeste entre les modestes, grand par le cœur autant qu’il l’était par l’esprit.

L’applaudissement des foules salua la péroraison.

Puis la séance fut suspendue et Avérine se retira.

À la reprise, l’assemblée parut tout de suite un peu houleuse. Le chancelier-président, en une brève allocution, recommanda le calme, rappela le caractère de la réunion et pria les délégués de ne point oublier qu’ils parlaient et agissaient sous les yeux du monde entier.

Un philosophe, tenant des vieilles doctrines, monta le premier à la tribune. On ne pouvait, selon lui, mieux honorer Avérine qu’en suivant son enseignement. Le maître n’avait-il pas dit : « Aimez-vous les uns les autres… pardonnez ! Ne frappez pas les méchants !… » Il avait dit surtout : « Soyez prudents !… Ne cueillez pas à la légère des fruits peut-être empoisonnés ! » Il importait que l’humanité se pénétrât toujours plus de ces vérités essentielles.

La leçon, très générale, était pour les savants ; mais elle s’appliquait aussi aux politiques et à tous les groupements humains dont les revendications avaient tendance à se produire sur un ton âpre et pressant.

Un délégué météorologiste répliqua sur-le-champ. C’était un jaune du Petchili. Il parlait en souriant, sans faire le moindre geste. Tout de suite, pourtant, il secoua l’assemblée… Il apportait à Avérine le salut des opprimés. Nul ne donnait à la vieille doctrine d’amour une adhésion plus sincère que la sienne. Mais cette précaution prise, il déclara sans ambages que la justice était la plus haute réalité de l’ordre moral. Tant que la volonté de justice n’existerait pas chez tous les hommes, aussi longtemps que la lumière du jour éclairerait de criantes inégalités, il serait vain de parler d’amour. L’orateur ne citait, d’ailleurs, aucune de ces criantes inégalités ; il s’en tenait aux termes vagues et généraux, aux clichés séculaires ; mais sa voix portait, sèche, contondante.

Quand il descendit de la tribune, une clameur confuse tomba des écouteurs. On entendit des exclamations, des trépignements, d’aigres bordées de coups de sifflets. Puis, comme sur un signal convenu, des applaudissements furieux couvrirent tout, et un long cri jaillit, poussé par des millions de poitrines.

— Justice pour tous !… Justice !

Sur un signe du président, l’agent cinétéléphoniste fit encore une fois tomber l’obturateur. Dans la salle, les esprits s’échauffaient ; quelques délégués s’étaient levés et gagnaient la sortie.

Cependant, le calme, peu à peu, se rétablit. Un agriculteur parla ; après lui un ingénieur des centrales. Leurs discours ne prêtaient pas à controverses ; ce n’était que l’exposé des progrès considérables que l’on devait à Avérine dans l’ordre matériel, pratique et immédiat.

Roume leur succéda à la tribune. C’était un savant de valeur, mais d’une réjouissante vanité. Il sembla vouloir aborder la question par son côté philosophique, mais, par des glissements, d’insidieux détours, il en vint à parler purement et simplement de ses travaux personnels, à exposer sa dernière et retentissante découverte : l’existence des surhommes antédiluviens, arrivés à un état prodigieux de civilisation, et dont la race avait complètement disparu au début de l’ère tertiaire.

L’exemple de Roume fut contagieux. D’autres savants se montrèrent également soucieux de faire connaître au monde entier leurs succès, leurs espérances, leur gloire. L’un d’eux, dont les théories avaient soulevé quelque hilarité, en appela au témoignage de Harrisson. Tous les yeux se tournèrent vers l’élève préféré d’Avérine et, bientôt, toutes les voix l’appelèrent.

On s’étonnait de ne pas l’avoir entendu ; nul plus que lui n’avait le droit de parler en cette occurrence.

Harrisson ne comptait pas intervenir ; il se rendit pourtant au vœu de l’assemblée. Son discours ne répondit en rien à ce que les savants attendaient de lui. À la surprise générale, Harrisson l’audacieux, Harrisson le créateur, ne prêchait que l’humilité et la prudence. « Je ne sais pas si mon œuvre est bonne », avait dit le maître. Tous les savants pouvaient parler de la même façon. Une acquisition scientifique, aussi belle, aussi importante qu’elle fût, n’était pas un bien en soi. La découverte de Roume, — que rien, pour l’instant, ne permettait de mettre en doute, — venait fort à propos renforcer cette thèse. Un avertissement terrible montait de la nuit des siècles. Cette civilisation tertiaire, si complètement disparue qu’il avait fallu les ressources les plus subtiles de la science moderne pour en découvrir quelques faibles traces, il était infiniment probable qu’elle s’était anéantie elle-même. Tout portait à admettre, pour ces anciens maîtres de la terre, une fin brutale, instantanée, un évanouissement catastrophique et non point la lente régression naturelle d’une espèce arrivée à la limite de son développement.

Or l’humanité pouvait disparaître de la même façon ; la vieillesse ne la menaçait nullement, mais l’accident.

Harrisson soulignait le danger, — mille fois plus grand que jadis, — des misérables rivalités ethniques ou corporatives. L’humanité était trop puissamment armée pour jouer encore à ces jeux hasardeux.

D’autre part, la science, souveraine du monde, devait être considérée comme telle. Harrisson, loin de réclamer pour les savants des droits particuliers, souhaitait les voir assujettis à une discipline sévère. Aucun laboratoire, aucun institut de recherches ne devait plus échapper au contrôle public. Aucune découverte ne devait plus être annoncée avant que des services compétents en eussent étudié les répercussions possibles. Une organisation nouvelle était à trouver : organisation probablement compliquée, mais dont l’urgente nécessité s’imposait.

Le discours de Harrisson ne souleva point d’enthousiasme. Il y eut des murmures dans la salle. Le groupe des savants demeurait froid ; beaucoup pensaient que leur célèbre confrère faisait bon marché de la liberté des recherches, condition primordiale du succès. La plupart des autres délégués hésitaient.

Sensible aux réactions confuses des foules, le poète Lahorie comprit que l’occasion se présentait de détruire la popularité d’un adversaire marquant, d’un rival détesté. Il fut prompt à la saisir.

Il commença par lire, d’une voix grave, un long poème en l’honneur d’Avérine, puis, dans un silence religieux, il improvisa à la face du monde une de ses plus belles harangues. Sa voix, d’abord hésitante, s’éploya, tonna. Il fut désordonné, fougueux, pathétique. Il montra la lente ascension de l’humanité vers un idéal de liberté, de justice et de beauté. Tout ce qui avait été acquis depuis le commencement des âges, on le devait au courage imprudent, à la divine imprévoyance, à l’héroïsme qui ne calcule pas.

Il vitupérait les derniers siècles écoulés qui avaient vu le triomphe d’un utilitarisme borné. Pendant cette époque de bien-être ennuyeux et de veulerie morale, de pessimisme et de lâcheté, les hommes n’avaient jamais connu le frais bonheur de vivre. Or, grâce aux découvertes d’Avérine qui éclairaient le monde nouveau d’une radieuse aurore, une réaction salutaire s’opérait. En dépit des objurgations d’une philosophie aveugle et essoufflée, les peuples retrouvaient, d’instinct, les fortes vertus essentielles qui, de l’animalité ancestrale, avaient conduit l’espèce à la suprématie actuelle. Les âmes, sortant de leur artificielle et maussade léthargie, reprenaient leur élan vers les cimes, hardiment, dangereusement, dans un éblouissement de lumière et de joie.

L’ovation formidable des auditeurs lointains salua la péroraison de Lahorie. Le souffle des foules passa comme une tempête :

— Gloire à Avérine ! Gloire à Lahorie ! Justice et liberté ! Justice ! Justice !

Le poète descendit de la tribune, le cœur gonflé d’orgueil. Écartant, d’un geste noble, les délégués gens de maison qui voulaient le porter en triomphe, il se dirigea lentement, avec une gravité d’idole, vers le groupe de ses jeunes disciples.

La rumeur des foules, cependant, s’était éteinte ; une phrase nette, venue à n’en pas douter d’un poste très voisin, tomba des écouteurs :

— Il retarde d’au moins dix siècles, cet imbécile !…

Harrisson reconnut la voix de Lygie Rod. Lahorie entendit également, et la joie de son triomphe en fut gâtée.

À huit heures du soir, le banquet réunit cinq cents convives sous la présidence de la Monitrice générale des Jeux et Festins.

Avant le repas, suivant l’usage, la présidente, accompagnée de ses demoiselles d’honneur, se rendit aux cuisines et offrit, sur un plateau d’or, le pain et le vin au premier officier de bouche, chef du personnel servant. Rares étaient en effet les maisons où, comme chez Avérine, les convives servaient réellement les fonctionnaires gens de maison. Ces derniers devaient le plus souvent se contenter d’un geste d’offrande. Dans les agapes publiques, on s’en tenait toujours à une brève cérémonie propitiatoire.

Le premier officier de bouche rompit le pain et porta à ses lèvres le lourd hanap étincelant de pierreries. Puis il frappa trois fois sur un timbre d’argent ; à ce signal, les convives gagnèrent leurs places.

Il y avait trois grandes tables métalliques d’une luminosité douce et changeante. Quelques fonctionnaires gens de maison commandaient le service à distance en pianotant sur un petit clavier portatif. Au-dessus des tables, étincelait une machinerie compliquée ; sur des glissières rigides, les serveurs automatiques voyageaient incessamment ; des appareils de préhension, ornés de fleurs, descendaient sans bruit devant chaque convive, déposaient un fruit, un couvert, une coupe et remontaient, emportant les plats vides. Les liqueurs variées coulaient des fontaines d’argent.

Les tables étaient chargées de fruits énormes et de fleurs rares. Les horticulteurs présentaient leurs créations les plus récentes, des fleurs gigantesques, de monstrueux hybrides au coloris merveilleusement délicat ou étrange. Des amateurs américains étaient parvenus à produire d’étonnantes floraisons ultra-rapides et éphémères. Sous les yeux des convives, des bourgeons grossissaient, éclataient ; on voyait, pendant quelques minutes, palpiter des corolles follement exubérantes qui pâlissaient bientôt et s’inclinaient pour mourir.

Le premier service fut un service rose. Rose la lumière des rampes phosphorescentes, rose la luminosité sourde des tables, roses les coupes, rose le vin de myrtille, rose la jonchée de fleurs. Une musique légère, agreste, tombait comme une pluie cristalline. Et le bruit des voix était léger aussi, tintant et clair. Les convives prenaient contact. Toutes les races et toutes les conditions étaient représentées là. Le costume masculin présentait une diversité remarquable. Signe des temps… Un demi-siècle plus tôt, la tenue de voyage ou de cérémonie ne variait guère d’un continent à l’autre. Maintenant chaque peuple s’efforçait, au contraire, vers les particularités typiques. Les Jaunes avaient des blouses flottantes à larges manches, les Noirs des tuniques aux couleurs violentes. Le poète Lahorie, d’origine arabe, se drapait dans un grand burnous de soie artificielle rouge. Les femmes échappaient moins facilement que les hommes à la mode mondiale. Quelques-unes, parmi les jeunes de race blanche, risquaient les cheveux longs. Mais toutes portaient la robe brochée de métal, montant haut du côté gauche et laissant nu le côté droit jusqu’au niveau de la ceinture. Et toutes, également, avaient le front et les cheveux teints en vert foncé.

Le hasard avait placé Harrisson non loin de Lygie Rod. Il s’étonnait de la trouver là, elle si ennemie des réunions de ce genre ; l’examinant à la dérobée, il s’étonnait aussi de la voir animée et parée comme une mondaine.

Elle avait à sa droite un émule de Harrisson, le Japonais Takase, souriant et courtois ; à sa gauche, Roume. Celui-ci pérorait, et Lygie semblait prendre un malin plaisir à lui donner la réplique, à le pousser au plus haut de sa gloire.

— Ne pensez-vous point, maître, que vos surhommes tertiaires se puissent concevoir comme des dieux ?… ou, tout au moins, des demi-dieux de légende ?… Peut-être furent-ils de purs esprits ?…

— Mademoiselle, mes travaux ont prouvé qu’ils furent au contraire des êtres matériels doués d’une vie analogue à la nôtre… avec, pourtant, quelques singularités que je me propose de déterminer.

— Alors, maître, il faut admettre l’évanouissement catastrophique dont a parlé tout à l’heure notre confrère Harrisson…

Roume riposta aussitôt :

— Notre honorable confrère n’a fait que reprendre une hypothèse émise par moi-même depuis longtemps déjà… C’est la première qui s’offre à l’esprit… Mais il en est d’autres… Celle, par exemple, de l’émigration totale des surhommes vers une autre planète.

Des rires discrets coururent ; mais Lygie, imperturbable :

— Cela expliquerait bien des choses, peut-être… Qui oserait jurer que nous ne sommes pas demeurés sous la domination de ces émigrants ?… que les mouvements saugrenus de notre pauvre humanité ne sont pas dirigés à distance par la volonté narquoise de nos anciens maîtres ?… D’ailleurs, le protoplasme tumultueux si bien étudié par nos confrères Harrisson et Takase…

Roume interrompit :

— J’ai été le premier, dit-il, à mettre en lumière la réalité des influences astrales sur la vie artificielle… Je poursuis d’ailleurs mes recherches… Aussi ne puis-je, pour l’instant, rien dire de précis.

La musique d’accompagnement devenait plus accentuée ; le service vert remplaçait le service rose. Les tables émettaient à présent des lueurs glauques ; la lumière des rampes semblait filtrée par un rideau de jeune feuillage. Une jonchée de fleurs d’un vert pâle était tombée de la voûte. Les fontaines versèrent des vins d’émeraude.

Le murmure des voix couvrait le cliquetis léger des appareils serveurs et le bruit des cristaux heurtés. Déjà, on pouvait percevoir l’effet des pilules hilarantes. Des éclats de rire inquiétants montaient soudain et se brisaient net ou bien se terminaient par une sorte de plainte suraiguë. Ivre déjà, un éphèbe équivoque, compagnon de Lahorie, était secoué d’un grelottement incoercible.

On avait annoncé des danses pour le service violet final, mais dès le service vert, des murmures se firent entendre contre les organisateurs. De nombreux convives, appartenant d’ailleurs à toutes les classes sociales, souhaitaient les jeux du cirque. Au banquet central, les murmures demeuraient discrets, mais, venant des banquets lointains qui avaient lieu au même moment, des réclamations fort vives sortirent des écouteurs universels.

La présidente céda au vœu populaire. De sa place, elle donna ses ordres, dans diverses directions, aux fonctionnaires des jeux.

Il y avait, de chaque côté de la salle, un vaste écran cinétéléphonique sur lequel chaque convive pouvait, aisément, suivre des yeux les scènes lointaines.

On assista, pendant le service bleu, à un combat de panthères et de molosses. Cela se passait en Afrique centrale, à des milliers de lieues ; on n’en voyait pas moins la palpitation des chairs déchirées, les soubresauts des bêtes pantelantes, le ruissellement du sang ; et les hurlements des molosses couvraient les accords sauvages de la musique d’accompagnement.

À la lumière indigo, on suivit les jeux dangereux d’une troupe d’équilibristes. Une toute jeune trapéziste, presque une enfant, évolua à mille mètres de hauteur, suspendue à un parachute. Puis un célèbre ténor mexicain chanta, au milieu de l’indifférence générale.

L’atmosphère s’alourdissait de parfums violents. Les rires saccadés dominaient de plus en plus le bruit des conversations. Le poison hilarant faisait grimacer les visages et désaccordait les gestes.

L’apparition d’un Nègre gigantesque ramena l’attention vers les écrans.

— Orog !… Orog !… Vive Orog !…

L’homme s’avançait, les reins couverts d’une peau de bête, une hache de pierre au poing. Soudain, un lion bondit au-devant de lui.

Le combat fut d’une rapidité inouïe. Le fauve s’élança. Immobile comme une statue de bronze, Orog l’attendait. Le lourd silex heurta le crâne monstrueux et le lion roula sur le flanc. Orog fut sur lui comme la foudre ; on entendit un craquement de vertèbres. Terrassé, l’échine rompue, le lion se retourna pourtant et l’homme ne put éviter la griffe levée. La peau de bête qui couvrait ses flancs fut arrachée ; le sang ruissela sur ses cuisses sombres. Mais la certitude de la victoire décuplait ses forces. La hache de pierre broyait les pattes, dénudait les côtes, faisait éclater le crâne. Bientôt le lion ne bougea plus.

L’acclamation des foules, assourdie par l’obturateur, roula comme le bruit d’un tremblement de terre. Orog se dressa sur la bête vaincue. Complètement nu, chancelant, il montrait avec un rire d’orgueil sa poitrine sanglante et les plaies de ses membres. Et, tout à coup, il s’écroula, la face en avant, pendant que redoublaient les clameurs forcenées.

Au banquet principal comme ailleurs, on avait bruyamment applaudi. La sourde expression d’une joie barbare faisait craquer le vernis mondain ; les yeux brillaient ; des rictus involontaires décelaient l’hypocrisie des mines blasées. De lents rires voluptueux se mêlaient aux éclats de gaieté factice des intoxiqués. Les vins coulaient avec abondance.

Immobiles et méprisants, les gens de maison commandèrent le dernier service. Les tables aux lueurs d’améthyste furent couvertes de violettes énormes. D’autres violettes, toutes petites au contraire, miraculeusement légères et délicates, tombèrent comme une neige odorante sur les épaules des convives.

Les danses commencèrent d’animer les écrans. Sylvia, d’abord, parut au milieu de ses élèves. Elle mena des évolutions gracieuses, mais d’une correction classique un peu froide.

Harrisson, à la dérobée, regarda Lygie ; elle souriait d’un sourire ironique et crispé.

Après les évolutions d’ensemble, Sylvia parut seule en ses danses musicales. Nue, elle mima l’aventure d’amour dans une chambre d’harmonie. C’était là sa création dernière, qui lui valait l’applaudissement des foules en même temps que l’admiration des connaisseurs. L’art de la musicienne complétait, chez elle, l’art de la danseuse. Chacun de ses pas sur le plateau sonore, chacun des gestes de son corps superbe, éveillaient des accords langoureux et passionnés.

Pourtant, ce soir, la danse merveilleuse ne soulevait point d’enthousiasme. Après les jeux violents, le spectacle d’art semblait fade. Seuls, les convives du banquet principal offrirent des applaudissements de politesse. Sylvia disparut, furieuse.

Les banquets lointains s’achevaient dans un brouhaha traversé de clameurs brutales. À plusieurs reprises, on entendit même le refrain révolutionnaire des sous-agents des parallèles. Un peu partout, la journée d’Avérine tournait à la manifestation politique. Pourtant, au banquet principal, les apparences demeurèrent correctes jusqu’au bout.

Au signal du premier officier de bouche, on donna de la lumière blanche. Les convives quittèrent la salle, silencieusement et en ordre, sous les regards sévères des fonctionnaires gens de maison.

Harrisson rejoignit Avérine sur la terrasse du 1.47. Lygie, qui se trouvait déjà près du vieillard, ne put retenir un geste d’étonnement en apercevant le jeune savant. Harrisson éprouva le besoin de justifier sa présence et, à voix basse, il répondit à la question devinée :

— Oui… C’est vrai… Je devais partir ce soir… et, pourtant, me voici près de vous…

La jeune fille, appuyée à la balustrade, s’éloigna un peu ; sa parole se voila d’ironie.

— Cette soirée a mal commencé pour vous… elle finira donc de même.

— En effet, répondit Harrisson, cette soirée sera très mauvaise pour moi, si vous me parlez sur ce ton, Lygie !

Dans l’ombre où elle se trouvait, il distinguait mal les traits de son visage. Il vit cependant ses yeux s’élargir, et il la devina toute secouée d’émotion dans l’attente effrayante du bonheur.

Alors, il fut, lui aussi, étranglé par l’angoisse, et les paroles définitives s’arrêtèrent sur ses lèvres.

À trente-cinq ans, Harrisson n’avait guère connu que la fièvre des recherches, l’ivresse un peu rude et orgueilleuse d’un aventureux conquistador de la pensée. Et son trouble avait été grand lorsqu’il avait découvert chez Lygie, au lieu de sympathie confraternelle, au lieu d’une amitié cérébrale et simple, un attachement plus tendre, plus complexe, plus profond.

Il entrait dans le monde du sentiment ; il y entrait gauchement, comme à regret, désorienté par l’insuffisance, en ce domaine, de ses dures habitudes logiciennes.

Lygie s’appuyait à la balustrade où sa main mutilée faisait une tache pâle. Harrisson, regardant cette main, se remémorait les circonstances de l’accident, le tranquille courage de la jeune fille qui avait repris son poste au laboratoire longtemps avant la guérison.

Et, pour la première fois, il évaluait à son prix l’aide attentive et passionnée qu’elle lui avait apportée depuis qu’elle était entrée à l’institut Avérine.

Il songea : « J’ai vécu près d’elle, pendant des jours et des jours sans la connaître… Et, moi-même, je ne me connaissais pas davantage… »

Il y eut entre eux un assez long silence ; puis Harrisson ne sut prononcer que des paroles ordinaires :

— N’est-ce pas vous, Lygie, qui avez apprécié si… vivement la harangue de Lahorie ? J’ai cru reconnaître le son de votre voix…

Lygie avait retrouvé un peu de son sang-froid ; elle donna de la lumière et dit :

— En effet, je l’ai appréciée comme il convenait. J’étais ici, à cette même place, près du maître… Il écoutait Lahorie, dont le discours le peinait. Et c’est pour le maître que j’ai parlé. Malheureusement, je n’avais pas pris garde à l’émetteur… qui était ouvert… là, tout près !

Ils furent encore silencieux, puis se tournèrent vers Avérine. Le vieillard se tenait sur son fauteuil, à sa place habituelle. Ses yeux se posèrent avec douceur sur les jeunes gens et son visage s’éclaira. Il eut un geste comme pour les unir et il murmura :

— Mes enfants, il faut prendre le temps d’aimer !

Ils se regardèrent et la même pâleur coula sur leur visage grave. Dans le silence, il leur sembla que le battement de leur cœur devenait perceptible. Toute parole devint inutile…

Samuel et Flore parurent sur la terrasse et vinrent se glisser près d’eux pour voir la fête de nuit. Il était tard déjà, et Harrisson demanda :

— Maître, ne songez-vous point à vous reposer ? Cette journée a été fatigante pour vous !

Le vieillard répondit :

— Je n’éprouve pas de fatigue… Mais un peu de tristesse… car il m’est apparu que les hommes nouveaux manquaient de sagesse. L’inquiétude creuse en moi sa blessure.

Il reprit :

— Pourtant l’heure est douce… et ce coin du monde est beau par l’industrie humaine… Réjouissons donc nos âmes et nos yeux !

D’un geste lent, il montrait le spectacle féerique. Toute la région était illuminée. Les habitations alignaient leurs pignons resplendissants ; dans les parcs, dans les jardins, le long des routes, des voies ferrées ou aériennes, des millions de feux se croisaient. La lumière semblait sourdre de la terre et ruisselait de toute part. Dans la vallée, la rivière roulait des diamants. Les douces haleines nocturnes balançaient mollement à la cime des arbres d’innombrables aigrettes fluorescentes. De minute en minute, le spectacle variait à l’infini. Il y avait des feux à éclipses, des scintillements, des geysers de pierreries, de soudains épanouissements de fleurs irréelles et aussi des miroitements paisibles, de lentes métamorphoses, des dévidements d’arc-en-ciel aux doigts d’une fée nonchalante. Et c’était, partout, une gamme inouïe de couleurs éphémères, un papillonnement immense, inconcevable, auquel rien de naturel ne pouvait être comparé.

Le ciel n’était ni moins somptueux ni moins étrange.

Les zones y dressaient leurs murailles de clartés. De vastes nuées artificielles erraient, s’allongeaient en flottantes chevelures violemment colorées. Enfin, des milliers d’avions voyageaient, tous feux allumés.

Les convives du banquet central et les curieux avaient en effet gagné les hauteurs de l’atmosphère. De la gare voisine, les voitures publiques s’élevaient, emportant les délégués des pays lointains. La jeunesse, les étudiants, les mondains, tous ceux d’ailleurs qui disposaient d’un appareil à moteur indépendant, demeuraient pour la fête de nuit. On voyait des avions monter au zénith à une vitesse vertigineuse et se laisser choir, par jeu, rayant le ciel comme des étoiles filantes.

Presque tous les appareils étaient parés, souvent avec originalité. Certains avaient été gréés en forme de barques et voguaient doucement comme si le vent seul eût soufflé dans leur voile. Des chevaux de feu escaladaient les nues, emportant des chars aux roues étincelantes. Une bataille de fleurs lumineuses se livrait, juste au-dessus du 1.47.

Les avions policiers surveillaient la fête, reconnaissables à leurs feux fixes d’un rouge éclatant.

C’était, par tout le ciel, un brassement formidable, une confusion surnaturelle, hallucinante, quelque chose de trop riche pour des yeux humains, habitués depuis des millénaires à la simple et grave beauté des heures obscures.

Harrisson remarquait la mélancolie d’Avérine.

— Maître, dit-il, c’est grâce à vous que les hommes peuvent se donner pareil spectacle !

Le vieillard répondit :

— L’inquiétude me blesse…

Il abaissa ses yeux éblouis et murmura timidement :

— Je rêve… au scintillement des étoiles dans la profondeur des abîmes… à la douce royauté de la lune… au glissement d’un mince rayon sur le feuillage endormi…

Harrisson, tout à coup, s’était penché sur la balustrade. Il scrutait l’horizon d’est où venaient d’apparaître une vingtaine d’avions en formation régulière et qui, cependant, ne portaient point le feu rouge des policiers. Lygie avait également aperçu les arrivants ; elle démasqua les écouteurs de la terrasse. Aussitôt, dominant le bruit de la fête aérienne, le chant révolutionnaire éclata, formidablement amplifié à l’émission par de puissants résonateurs.

Harrisson eut un geste désolé :

— Voilà, dit-il, les trouble-fête !… Ils finiront par gâter tout à fait leur cause… Comment osent-ils, en une heure pareille !…

Les avions approchaient rapidement, dispersant des jets de lumière par tous leurs hublots. On vit se rassembler des policiers ; une brigade se porta au-devant des nouveaux venus. Ceux-ci prirent de la hauteur. Le chant révolutionnaire avait cessé, mais un cri passionné emplissait l’espace :

— Justice ! Justice !

De grandes banderoles lumineuses se détachèrent des appareils et flottèrent dans le vent. On y pouvait lire en lettres énormes des inscriptions menaçantes.

« La journée d’une heure ou la mort ! » « Au siècle d’Avérine, la justice doit régner ! » « Au siècle d’Avérine, la puissance est aux mains de tous ! » « Nous frapperons et nous vaincrons ! » « Gare aux surprises ! »

Lygie referma les écouteurs. Mais le vieillard avait entendu le refrain brutal et il voyait, écrite au ciel, l’arrogante folie des chercheurs d’aventures. Une grande tristesse assombrit son visage ; ses deux mains montèrent à son cœur.

Les policiers, cependant, avaient rejoint les grévistes. Ils les entouraient, cherchaient à les entraîner afin de les faire atterrir hors de la zone illuminée.

Les avions policiers étaient en effet pourvus d’interrupteurs puissants, permettant de ralentir ou d’arrêter à distance les moteurs indépendants.

Mais, cette fois, les avions poursuivis n’obéissaient point, disposant sans doute d’un propulseur inconnu. Pareille mésaventure arrivait assez souvent aux policiers depuis les récentes découvertes des élèves d’Avérine.

De nouveau, une banderole se détacha, portant l’avis inquiétant et narquois : « Gare aux surprises ! »

Une deuxième brigade d’avions à feux rouges monta à la rescousse. Le public regardait, amusé par cet incident imprévu. Les étudiants, abandonnant leurs jeux, se dirigeaient vers le lieu de la rencontre, tout à fait disposés à conspuer la police et à gêner son action.

Décidément impuissants à provoquer l’atterrissage, les agents manœuvraient, collaient à la ligne adverse, formaient un barrage à courte distance. Les grévistes firent demi-tour et prirent du champ. Tout à coup, un avion se détacha de leur groupe et, dédaignant toute feinte, fonça droit à grande vitesse. Il y eut quelque flottement dans la ligne policière ; prudemment, les avions du centre s’écartèrent. Le gréviste passait… Par malheur, un chef de brigade d’une énergie terrible commandait là. Il se trouvait un peu en arrière et au-dessus du barrage d’agents. Apercevant la trouée, il s’y laissa tomber avec la vitesse d’un bolide. Le gréviste voulut ralentir et l’éviter : il était trop tard ! Les deux appareils éclatèrent, s’anéantirent dans la même explosion. Des débris enflammés tombèrent dans la vallée.

Le drame avait été si inattendu et si rapide que beaucoup de spectateurs ne comprirent pas, d’abord, et crurent à un accident ordinaire. Mais les résonateurs des grévistes retentissaient de cris forcenés :

— Assassins !… Assassins !… Vengeance !

De leur côté, les policiers, perdant tout sang-froid, braquaient leurs lance-torpilles. C’était là une menace grave et dont ils usaient rarement. Un seul projectile pouvait non seulement pulvériser n’importe quel appareil touché de plein fouet, mais, éclatant au milieu d’un groupe, dérégler les moteurs et faire tout sauter.

Les grévistes, surpris, cédèrent ; ils disparurent vers l’est, fuyant à toute vitesse.

Mollement balancée par le vent, une dernière banderole continuait à flotter : « Gare aux surprises ! » Les policiers la détruisirent.

Le drame, rapide et brutal, avait laissé une angoisse au cœur de tous. Angoisse accrue, d’instant en instant, par la clameur furieuse qui venait à présent des quatre coins de l’horizon et dont retentissaient tous les écouteurs :

— Vengeance ! Vengeance !

La bataille de fleurs avait cessé. Les avions rentraient leur gréement de fête et se préparaient au départ. Un express, lourdement chargé, montait déjà de la gare aérienne. Les derniers officiels et de nombreux promeneurs dirigeaient leurs appareils vers la haute clarté de la zone publique voisine.

Brusquement, cette clarté s’éteignit ! Et s’éteignirent en même temps toutes les nébuleuses de l’atmosphère et toutes les lumières qui jouaient à la surface de la terre.

Une nuit soudaine s’abattit sur le pays ; seuls brillaient encore les feux des avions à moteur indépendant. On apercevait des étoiles et le mince croissant de la lune.

Harrisson s’était précipité vers les écouteurs ; ils ne fonctionnaient plus !

Les agents grévistes, par un procédé inconnu, venaient d’agir sur une centrale génératrice d’énergie, frappant ainsi de paralysie toute une région ; attentat sans précédent, dont la réussite ne pouvait s’expliquer que par de hautes complicités dans le monde savant.

Des cris de détresse, traversèrent l’espace. L’express aérien, surchargé, tombait malgré ses moteurs de secours. À cent mètres du sol, il se redressa quelque peu, mais il alla néanmoins à terre, brutalement, parmi les arbres d’un parc, où plusieurs cabines se fracassèrent. Les appareils privés engagés dans la zone publique faisaient au même instant des atterrissages chanceux dans la campagne pleine de nuit. Les autres tenaient encore l’air et piquaient vers les hauteurs, cherchant des points de repère. Les avions policiers tournoyaient éperdument ; projetant au hasard de puissants faisceaux de lumière rouge, ils ne faisaient qu’augmenter la confusion.

Or, suivant un plan préparé sans doute de longue main, les sous-agents météorologistes, faisant cause commune avec les grévistes, déclenchèrent le gros temps. Un vent violent commença de souffler ; des nuées orageuses naquirent sur place, grossirent avec une étonnante rapidité. Les étoiles disparurent et, bientôt, les phares les plus puissants furent étouffés par d’épaisses brumes. Chaque nébuleuse éteinte devint le centre d’un tourbillon formidable. Sur la terre, des toitures furent arrachées, des arbres brisés, de grosses branches emportées comme des fétus. Les bâtiments provisoires du Congrès se disloquèrent à grand bruit.

Les avions n’encombraient plus le ciel ; les plus rapides avaient fui ; de légers appareils de plaisance, à moteur faible, avaient été déportés à de grandes distances ou durement plaqués au sol.

Des éclairs naturels zébraient les nues. Un avion policier qui tenait encore l’air fut foudroyé : on vit une grande flamme, puis la nuit se referma, d’un noir d’encre.

À quelque distance du 1.47, des grêlons énormes bombardaient la terre, hachant les arbres, bosselant les minces toitures métalliques des maisons.

Dans l’obscurité, Samuel et Flore se serraient l’un contre l’autre et jetaient des cris d’effroi.

Harrisson et Lygie s’approchèrent d’Avérine.

— Maître, dit Harrisson, il serait prudent de quitter cette place…

Le vieillard ne répondit pas. Renversée sur le dossier du siège, sa tête faisait une tache pâle…

Avérine était mort…

Le tonnerre emplissait l’étendue de sa violence puérile et barbare.