Les Honnêtetés littéraires/Édition Garnier/17

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 26 (p. 133-135).

DIX-SEPTIÈME HONNÊTETÉ.

On connaît l’histoire du Siècle de Louis XIV. Tout impartial qu’est ce livre, il est consacré à la gloire de la nation française, et à celle des arts, et c’est même parce qu’il est impartial qu’il affermit cette gloire. Il a été bien reçu chez tous les peuples de l’Europe, parce qu’on aime partout la vérité. Louis XV, qui a daigné le lire plus d’une fois, en a marqué publiquement sa satisfaction. Je ne parle pas du style, qui sans doute ne vaut rien ; je parle des faits.

Ce même La Beaumelle, dont il a bien fallu déjà faire mention, ci-devant précepteur du fils d’un gentilhomme[1] qui a vendu Ferney à l’auteur du Siècle de Louis XIV ; chassé de la maison de ce gentilhomme, réfugié en Danemark ; chassé du Danemark, réfugié à Berlin ; chassé de Berlin, réfugié à Gotha ; chassé de Gotha, réfugié à Francfort : cet homme, dis-je, s’avise de faire à Francfort l’action du monde la plus honorable à la littérature.

Il vend pour dix-sept louis d’or[2] au libraire Eslinger une édition du Siècle de Louis XIV, qu’il a soin de falsifier en plusieurs endroits importants, et qu’il enrichit de notes de sa main ; dans ces notes, il outrage tous les généraux, tous les ministres, le roi même et la famille royale ; mais c’est avec ce ton de supériorité et de fierté qui sied si bien à un homme de son état, consommé dans la connaissance de l’histoire.

Il dit très-savamment que les filles hériteraient aujourd’hui de la partie de la Navarre réunie à la couronne ; il assure que le maréchal de Vauban n’était qu’un plagiaire ; il décide que la Pologne ne peut produire un grand homme ; il dit que les savants danois sont tous des ignorants, tous les gentilshommes des imbéciles, et il fait du brave comte de Plélo un portrait ridicule. Il ajoute qu’il ne se fit tuer à Dantzick que parce qu’il s’ennuyait à périr à Copenhague. Non content de tant d’insolences, qui ne pouvaient être lues que parce qu’elles étaient des insolences, il attaque la mémoire du maréchal de Villeroi ; il rapporte à son sujet des contes de la populace ; il s’égaye aux dépens du maréchal de Villars[3]. Un La Beaumelle donner des ridicules au maréchal de Villars ! Il outrage le marquis de Torcy, le marquis de la Vrillière, deux ministres chers à la nation par leur probité. Il exhorte tous les auteurs à sévir contre M. Chamillart ; ce sont ses termes.

Enfin il calomnie Louis XIV au point de dire qu’il empoisonna le marquis de Louvois ; et, après cette criminelle démence, qui l’exposait aux châtiments les plus sévères, il vomit les mêmes calomnies contre le frère et le neveu de Louis XIV[4].

Qu’arrive-t-il d’un tel ouvrage ? De jeunes provinciaux, de jeunes étrangers, cherchent chez des libraires le Siècle de Louis XIV. Le libraire demande si on veut ce livre avec des notes savantes. L’acheteur répond qu’il veut sans doute l’ouvrage complet. On lui vend celui de La Beaumelle.

Les donneurs de conseils vous disent : « Méprisez cette infamie, l’auteur ne vaut pas la peine qu’on en parle. » Voilà un plaisant avis. C’est-à-dire qu’il faut laisser triompher l’imposture. Non, il faut la faire connaître. On punit très-souvent ce qu’on méprise ; et même, à proprement parler, on ne punit que cela, car tout délit est honteux.

Cependant cet honnête homme ayant osé se montrer à Paris, on s’est contenté de l’enfermer pendant quelque temps à Bicêtre[5] ; après quoi on l’a confiné dans son village, près de Montpellier.

Ce La Beaumelle est le même qui a depuis fait imprimer[6] des Lettres falsifiées de M. de Voltaire, à Amsterdam, à Avignon, accompagnées de notes infâmes contre les premiers de l’État.

On a toujours du goût pour son premier métier[7].

On demande, après de pareils exemples, s’il ne vaut pas mille fois mieux être laquais dans une honnête maison que d’être le bel esprit des laquais ; et on demande si l’auteur d’un petit poëme intitulé le Pauvre Diable n’a pas eu raison de dire[8] :

J’estime plus ces honnêtes enfants
Qui de Savoie arrivent tous les ans,
Et dont la main légèrement essuie
Ces longs canaux engorgés par la suie ;
J’estime plus celle qui, dans un coin,
Tricote en paix les bas dont j’ai besoin ;
Le cordonnier qui vient de ma chaussure
Prendre à genoux la forme et la mesure,
Que le métier de tes obscurs Frérons ;
Maître Abraham et ses vils compagnons
Sont une espèce encor plus odieuse.
Quant aux catins, j’en fais assez de cas :
Leur art est doux, et leur vie est joyeuse ;
Si quelquefois leurs dangereux appas
À l’hôpital mènent un pauvre diable,
Un grand benêt qui fait l’homme agréable,
Je leur pardonne : il l’a bien mérité.

Je cite ces vers pour faire voir combien ce métier de petits barbouilleurs, de petits folliculaires, de petits calomniateurs, de petits falsificateurs du coin de la rue, est abominable : car, pour celui des belles demoiselles qui ruinent un sot, je n’en fais pas tout à fait le même cas que l’auteur du Pauvre Diable ; on doit avoir de l’honnêteté pour elles sans doute, mais avec quelques restrictions.

  1. Budé de Boisy.
  2. Voyez tome XV, page 100
  3. Voyez tome XV, page 120.
  4. Voyez tome XIV, page 477 ; XV, 87, 125.
  5. À la Bastille.
  6. Dans les diverses éditions le volume est intitulé Lettres secrètes de M. de Voltaire, publiées par M. L. B. Mais il paraît certain que l’éditeur fut Robinet, mort en 1817, et qui peut avoir eu l’intention de faire tomber les soupçons sur La Beaumelle.
  7. La Pucelle, chant IX, vers 302.
  8. Vers 386-402.