Les Honnêtetés littéraires/Édition Garnier/21

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 26 (p. 139-140).

VINGT-UNIÈME HONNÊTETÉ.

L’ex-révérend père ex-jésuite Nonotte, aussi amateur de la vérité que Varillas, ou Maimbourg, ou Caveyrac, etc., n’étant pas content apparemment de sa portion congrue, mais suffisante, qu’on donne aux ci-devant frères de la Société de Jésus, se mit en tête, il y a quatre ans, de gagner quelque argent en vendant à un libraire d’Avignon, nommé Fez, une critique des Œuvres de Voltaire, ou attribuées à Voltaire.

Mais Nonotte, aimant mieux encore l’argent que la vérité, fit proposer à M. de Voltaire de lui vendre pour mille écus son édition, ne doutant pas que M. de Voltaire, craignant un aussi grand adversaire que Nonotte, ne se hâtât de se racheter par cette petite somme, après quoi Nonotte et consorts ne manqueraient pas de faire une nouvelle édition de leur libelle, corrigée et augmentée.

J’ai, par malheur pour le petit Nonotte, la lettre de Fez en original. Voici la copie mot pour mot :

« Monsieur,

« Avant que de mettre en vente un ouvrage qui vous est relatif, j’ai cru devoir décemment vous en donner avis. Le titre porte : Erreurs de M. de Voltaire sur les faits historiques, dogmatiques, etc., en deux volumes in-12, par un auteur anonyme. En conséquence, je prends la liberté de vous proposer un parti ; le voici. Je vous offre mon édition de quinze cents exemplaires à 2 livres en feuille, montant à 3,000 livres. L’ouvrage est désiré universellement. Je vous l’offre, dis-je, cette édition, de bon cœur, et je ne la ferai paraître que je n’aie auparavant reçu quelque ordre de votre part.

« J’ai l’honneur d’être, avec le respect le plus profond,

« Monsieur,
« Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
« Fez,
imprim.-libr., à Avignon[1].
« Avignon, 30 avril 1762. »

M. de Voltaire, accoutumé à de telles propositions de la part des polissons de la littérature[2], fut trop équitable pour acheter une édition aussi considérable à si vil prix. Il fit au libraire Fez son compte net. Il lui fit voir combien Nonotte et Fez perdraient à ce beau marché. Cette lettre fut imprimée par ceux qui impriment tout : on dit qu’elle est plaisante ; je ne me connais pas en raillerie, je ne cherche ici que la simple vérité.

  1. Voyez, dans la Correspondance générale, la réponse datée du 17 mai 1762.
  2. On trouve dans les Mélanges de littérature de M. de Voltaire une lettre semblable d’un nommé La Jonchère, et on y apprend aussi que les savants auteurs de l’Histoire de la régence, et de la Vie du duc d’Orléans régent, ont pris ce La Jonchère pour le trésorier général des guerres, à peu près comme de prétendus esprits fins prennent encore le jeune débauché obscur auteur du Pétrone pour le consul Pétrone, l’imbécile et dégoûtant vieillard Trimalcion pour le jeune empereur Néron, la sotte et vilaine Fortunata pour la belle Poppea, et Encolpe pour Sénèque. In omnibus rebus qui vult decipi decipiatur. (Note de Voltaire.) — Voltaire, n’ayant pas mis son nom aux Honnêtetés littéraires, et voulant faire croire qu’il n’en était pas l’auteur, pouvait se citer. (B.) — La lettre de La Jonchère est dans le Mémoire sur la Satire ; voyez tome XXIII, page 58. On peut voir, sur Pétrone, le chapitre xiv du Pyrrhonisme de l’histoire.