Les Hors nature/01-02

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Mercvre de France (p. 17-37).
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II

Le salon de Mme Geneviève de Crossac était officiellement banal. Aux murs, jaunes et or, sans draperie et sans bibelot, quelques tableaux de l’école sévère, manière bitume, faisaient des trous sombres, soupiraux de cave ouverts sur des paysages historiques datant de 1789, dans lesquels tous les arbres se donnaient l’allure de peupliers de la liberté. Une splendide cheminée, formant l’accoudoir naturel des diseurs de poèmes, vous réfrigérait la vue, dès le seuil, par la masse imposante de son marbre blanc et son petit feu de bûches symétriques. Sur ses consoles, pesait un lourd Vercingétorix de bronze, à qui le sculpteur, un naïf travaillant pour antichambres ministérielles, avait infligé le sourire bête d’un récent agitateur du peuple. Les meubles, rares, exhibaient d’antiques modes romaines. Lits-canapés pompeïens, x de centurions, chaises curules, banquettes de casernes agrémentées de housses à crépines, se groupaient au hasard comme tout étonnés de se rencontrer là. Face au petit feu de bûches symétriques, dans une ancienne alcôve montrant encore, sous ses successives couches de stuc et de dorures, les gonds ouvragés de ses portes absentes, la maîtresse du lieu avait organisé un théâtre, beaucoup trop exigu, sur lequel cette charmante femme aimait à jouer des rôles sentimentaux. Dans la même alcôve, durant l’ère du premier Napoléon, une autre comtesse de Crossac était morte d’une mort violente, racontait la légende, en jouant un rôle bien moins innocent que les drames de Geneviève, et il était piquant d’entendre la troisième Crossac prédire, à cet endroit fatal, les malheurs des femmes incomprises.

Le mari de ce bas-bleu politique, personnage coté dans les sciences, fauteur d’un traité remarquable sur les atomes, expliquait, en ses jours de bonne humeur, qu’une tache brune, du sang, se voyait sur la tenture de l’alcôve. À la vérité, il n’en était pas très certain, mais cette relique de famille lui tenait au cœur, comme le brevet de vertu de toutes les Crossac passées, présentes et futures. Bon, affable, portant spirituellement une tête chauve de vieil employé de bureau, il essayait de se dissimuler le plus possible parmi les adorateurs de Geneviève, et considérait sa femme comme une créature privilégiée, destinée à rendre des services d’ordre public, une gloire française enfin. Pouvait-il ignorer les frasques de la comtesse ? C’était difficile ! Cependant, le couple, aux cérémonies parisiennes, grands dîners, premières, inauguration de statues ou d’expositions, faisait son effet de dignité, immanquablement, selon les lois obscures qui régissent l’apparition des vieilles comètes, et, malgré les bruits scandaleux circulant sur Madame, les journaux sérieux n’oubliaient jamais de s’extasier, en les flatteuses épithètes d’usage, au sujet de la touchante solidarité qui unissait les deux époux.

Saint-Simon prétend que, seules, les femmes de cour ont le droit de tromper leur mari. Les bas-bleus, ayant remplacé, en France, les femmes de cour, semblent conserver pieusement la tradition du… coupe-file matrimonial. Pour Geneviève de Crossac, ses nombreux amants étaient même le meilleur de son bagage littéraire, car elle faisait encore plus de romanciers et d’attachés d’ambassades que de bons livres. Son influence, émanant d’une ancienne liaison avec un célèbre tribun républicain, se propageait efficacement jusqu’aux pires ennemis de cette défunte puissance, pourvu qu’ils fussent jeunes et de volontés souples. Le mari, d’origine bonapartiste, en bénéficiait de temps en temps. Cela n’ahurissait plus personne ; on en avait pris l’habitude, comme on prend l’habitude, dans les sociétés officielles, des choses absurdes qui se répètent souvent.

Geneviève incarnait à merveille le type de la Gauloise. Grande, active, se mêlant de tout ce qui ne regarde pas les femmes, son visage ovale, diadémé d’une belle chevelure châtain, dominait altièrement les occultes conseils de guerre ; elle possédait des yeux bleu-pervenche très doux, un peu hagards, une bouche sensuelle très rouge, et commençait à s’épanouir en un embonpoint de matrone qui attend le retour du fils tué par les barbares, les pieds solidement attachés au sol glorieux de la patrie. D’ailleurs, sans enfant, elle jouait volontiers à la poupée avec les destinées de la France. Mignarde, cruelle, sotte, impérieuse, le cerveau fleuri de myosotis, elle se croyait une mission, tâchait de ne pas y faillir et chaque matin constatait, le long des colonnes de ses journaux préférés, qu’elle élevait, de plus en plus, l’adultère à la hauteur d’une institution nationale. Elle ne se sentait pas aussi coupable que d’autres, parce qu’elle racolait des hommes pour l’amour de son pays. Elle leur inculquait, entre deux caresses, de dignes pensées de revanche, le respect du pantalon garance et celui de la république.

Son cercle de gardes d’honneur était restreint ; elle les choisissait mûres et on trouvait, chez elle, un lot de vieilles dames, dont les lointaines culbutes diplomatiques et les joues tombantes pouvaient, à la rigueur, lui servir de repoussoirs. Vis-à-vis de ces reines déchues, la comtesse Geneviève faisait son Agnès, quêtant leurs approbations avec une déférence candide, se croyant redevenue chaste à leur répugnant contact. Mais, toutes devaient ajouter un reflet aux lambris dorés du salon jaune, et si, elle, Madame de Crossac, née Briffault, sortait de la plèbe, elle n’admettait, autour de sa chaise-longue Récamier, que des blasons datant de plusieurs siècles. Façon originale d’honorer le système démocratique.

Bien au contraire, le comte de Crossac — éternelle querelle entre les deux associés — avait la manie de favoriser le rastaquouérisme. Tandis que, tour à tour, la duchesse de Grandval, la princesse de Rienzi, la marquise de Beauffrat, ornaient de leur précieuse cariatide émaillée le meilleur coin de la belle cheminée blanche, l’incorrigible savant, directeur d’une revue de découvertes internationales, non moins qu’inutiles, leur opposait les noms fabuleusement étrangers des grands écumeurs de mers antarctiques. Et les jeunes colonels, égarés sur ce terrain de fausses manœuvres, disaient même tout bas que, certains soirs, à l’abri du manteau de la cheminée virginale, on se serait cru au corps de garde… avec cette différence, pourtant, que l’avancement y était plus rapide.

Le baron Jacques-Reutler de Fertzen, dont le nom devait mal sonner aux oreilles de la Gauloise avait été reçu, par l’époux, d’abord dans la rédaction de la revue scientifique, ensuite toléré par l’épouse directrice du salon jaune. En réalité, Reutler, le taciturne Reutler, désireux de fournir quelques distractions mondaines à un jeune frère hors de pages, s’était laissé piloter, sous prétexte d’un article concernant les fouilles de Memphis, mais il maintenait ses distances, car les manières félines de Geneviève le dégoûtaient profondément. La comtesse, de son côté, qui publiait des poésies printanières au milieu des citations archéologiques de de Crossac, ne lui pardonnait pas ses oublis d’assidu lecteur de la revue. Ce grand. Monsieur froid, vivant à l’écart des odes myosotico-patriotiques, l’exaspérait, tout en l’intrigant, elle, l’intrigue faite femme. Il ne lui parlait guère de revendications sentimentales, et elle devinait que la seule revanche qu’il aspirât à prendre était de se tirer, au plus tôt, de ce guépier intellectuel. Du reste, sans qu’ils se le fussent avoué, ils couvaient tous les deux leur drame, et, sans jamais s’être heurtés ostensiblement, ils se méprisaient l’un l’autre, quoique pour de tout différents motifs.

Ce soir-là, Reutler, pénétrant chez Geneviève, eut l’intuition que leur drame allait se dénouer.

Madame de Crossac, vêtue d’un peplum blanc serti d’une grecque de turquoises, très en beauté, préparait ses invités à l’audition d’une œuvre inédite. Ses doux yeux gardaient une singulière humidité, traces de pleurs ou joie de vivre, et son bras superbe se posait, familièrement, sur les épaules de ses plus vieux spectateurs, en tressaillant, par instant, d’un nerveux repliement de couleuvre. Elle faisait sa presse d’avance, assurant que l’auteur n’en était pas à son coup d’essai, bien qu’il désirât conserver l’anonymat, sa situation de personnage politique lui permettant la modestie. On savait ce que cela voulait dire, d’autant qu’elle ponctuait ses discours de petits sourires minaudeurs, comédie-prologue à laquelle nul ne se méprenait et dont elle était seule dupe, se supposant dans un rôle à la fois spirituel et délicat.

Elle semblait, pourtant, perdre un peu de sa belle assurance de princesse grecque devant l’aréopage, quand elle regardait les portes. Manifestement elle attendait quelqu’un. Les frères de Fertzen arrivés, elle respira, et, avec une perfidie toute calculée, elle se trouva, justement, en face de Paul-Éric, tournant le dos à Jacques-Reutler.

— Comme vous êtes en retard, Messieurs, dit-elle, ne s’adressant qu’au plus jeune homme. On va lever le rideau. Le principal acteur est sur le point d’aller s’habiller.

Le principal acteur, c’était elle. Paul répondit, d’un ton d’emphase persifleuse :

— Nous le déplorons, chère Madame, car mon frère et moi nous ne venions ici que pour saluer l’interprète.

— Prenez garde, cher Monsieur, l’auteur pourrait vous entendre.

Des rires discrets s’élevèrent dans l’entourage.

— S’agit-il d’un jeune ou d’un… maître ? questionna Paul effrontément.

— Mais non, ni jeune, ni vieux… un anonyme.

Paul lui coupa la parole avec un infernal aplomb :

— Un auteur anonyme doit être sourd, sinon il manque à tous ses devoirs.

Les rires s’accentuèrent. Le terrible garçon ajouta, offrant péremptoirement son bras :

— Oserais-je, Madame, vous prier de m’introduire dans les coulisses ? je brûle du désir de lui être présenté. De notre temps, ce sont les anonymes qui font la réputation de ceux qui tiennent à signer !

— Quel mauvais sujet vous devenez, Monsieur de Fertzen, répliqua la comtesse, posant son bras tremblant sur celui qu’on lui offrait. Si vous n’étiez pas encore un enfant, je me fâcherais tout rouge. Allons ! je vais vous confier le nom de l’auteur, pour vous épargner de pires étourderies, sous le sceau du secret, par exemple… (D’un geste vif qui essayait de nier la quarantaine, elle ouvrit son éventail et se pencha.) Paul, prononça-t-elle à voix basse, dans ma chambre, par le chemin que tu connais. Tu gratteras deux fois, selon l’habitude. Jane t’ouvrira et nous nous expliquerons, pendant que je passerai mon costume. Moi, je suis obligée de faire ma ronde.

Paul hocha la tête d’un air convaincu.

— Oh ! déclara-t-il, tout haut, voilà un pseudonyme transparent ! Je vous remercie, Madame, de me mettre sur la bonne piste.

Et s’inclinant, il abandonna la place, faisant semblant d’aller rejoindre le comte de Crossac qui causait avec son frère.

Le mari estimait fort le baron Reutler, ce grand grave dont les périphrases lentes avaient l’air de prendre des précautions oratoires pour la calvitie de son interlocuteur. On causait chimie des heures entières, front à front, hors du monde ; et pour le récompenser de son attention, de Crossac volait quelques idées à de Fertzen, de ces idées qui vous amènent souvent à une bonne petite invention industrielle, sans qu’on y songe plus que de raison. D’ailleurs, ce grand-là, d’origine autrichienne, n’avait pas la mine d’un qui désire follement enrichir la France de nouvelles découvertes. Il s’exprimait en amateur, comme un dépaysé qu’aucune gloire n’intéresse.

Paul, passant derrière son frère, le poussa du coude, tout en saluant très gracieusement le comte de Crossac.

— Je vais où tu sais, glissa-t-il à Reutler. Serai pas long. Nous partirons dès le rideau levé, j’y tiens.

Et le jeune homme s’éclipsa par le corridor dit des coulisses, pendant que son aîné ressaisissait le fil d’une anecdote relative à la dernière fouille du sarcophage.

Dans le corridor, Paul de Fertzen se retourna ; il aperçut, au bout de ce couloir obscur, la claire perspective du champ des têtes, ondulant sous les rutilances du salon jaune. La plupart de ces crânes d’hommes étaient chauves comme celui du mari, et, de loin, cela rappelait un parterre de gros pavots blanchâtres, encore en boutons. Se détachant de cet arrière-plan ridicule, la silhouette sombre de son frère paraissait grandir prodigieusement. Il le voyait ciseler son éternel sourire énigmatique avec son index, comme quelqu’un qui, de là-bas, lui eût recommandé le silence.

— Ou je suis halluciné, ou l’on jurerait que Reutler n’a plus sa névralgie ! Ah ! mon mystérieux frère, soupira Paul, vous me cachez des choses… Son amant ? Et pourquoi pas ! Il l’a peut-être aimée. Peut-être endure-t-il le fameux martyre de la jalousie à la seule fin de me complaire ! Oui, oui, c’est un beau cavalier, le beau ténébreux ! je m’étonne qu’une sentimentale m’ait donné la préférence. Il a tout ce qu’il faut pour séduire une romanesque. Oh ! Très chic, le genre fatal !

Paul gagnait la porte où il devait gratter. Il gratta, bougonnant :

— … Malheureusement, ce n’est pas le mien. Quelles corvées, ces ruptures !

Tout aussitôt, une jeune fille vint ouvrir.

— Bonsoir, Monsieur de Fertzen, fit-elle gaiement. Tiens ?… vous arborez le muguet rose ?… Il n’y a que vous pour dénicher des fleurs impossibles ! Vos boutonnières font mon admiration !

Elle referma la porte, retendit des draperies.

— Madame va venir, ne vous impatientez pas, Monsieur de Fertzen, et tenez vous tranquille, pendant que je prépare le costume.

Paul se trouvait dans le sanctuaire : une chambre à coucher, ornée simplement de quatorze portraits, grandeur nature, représentant l’idole en ses multiples rôles de comédienne pour théâtre intime. Il y avait une pauvresse aux yeux timides (littérature Coppée), une aventurière conspiratrice (feuilleton Alexandre Dumas), des mondaines froufroutantes (style Bourget), une Jeanne d’Arc salvatrice (drame anonyme). On se serait cru dans un musée de cires. Le lit, très pensionnaire, se voilait de mousselines, et, sur la cheminée, on voyait se dresser, tel un menaçant sommet d’avalanche, le buste en plâtre de l’époux, toujours nu-crâne.

Mademoiselle Jane Monvel, petite lectrice doublée d’une femme de chambre, créature sans sexe défini, alignait des pots de fards, déployait des jupes. Elle avait les mouvements pleins de grâce d’un joli singe apprivoisé.

— Mais sacrebleu, Mademoiselle Jane, s’écria le jeune homme, toujours à son aise au milieu des chiffons, c’est là une défroque de bal public ?

Jane leva hypocritement les yeux au ciel.

— Pouvez-vous dire, Monsieur Paul ! Un si beau costume de cantinière de mobiles !

Ils se regardèrent une minute, elle, se mordant les lèvres, lui, pinçant la bouche. Alors, elle vint à lui, toute haletante de curiosité.

— Est-ce vrai que vous voulez rompre avec Madame ?

Paul fronça les sourcils.

— Ah ! On vous a déjà fait des confidences !

— Madame a pleuré toute la nuit. Je lui ai lu Phèdre… comme dès que ça ne va plus. C’est le critérium, voyez-vous. Quand Madame demande à ce qu’on lui lise Phèdre, je pressens que quelqu’un va l’abandonner.

— Vous devez savoir Phèdre par cœur, ma pauvre amie ! Sérieusement, Jane, je ne peux plus me laisser mener en lisières. J’ai bientôt dix-neuf ans. Elle me gronde, elle m’adore, elle me bat, il faut que je corrige ses vers, elle prétend corriger les miens, elle veut tuer mon frère, se tuer, me tuer, elle m’a fait changer quatre fois de garçonnière depuis que j’ai l’honneur de la recevoir chez moi, persuadée que Reutler est au courant… Enfin, vous êtes charmante, Jane, et je vous dois de bonnes heures, mais, je peux pas y tenir… même pour vous !

Bien moulée dans un modeste costume de soie noire, à peine éclairé de tulle blanc au col, Jane avait l’allure contrite d’une institutrice renvoyée, quoique ses jolis yeux fins eussent l’air de plaider une cause qui n’était pas la sienne.

— C’est pas pour dire, fit-elle secouant sa tête ébouriffée de frisons bruns, vous ne connaissez pas votre chance ! Une des grandes femmes françaises ! (Elle ajouta, le ton sentencieux :) Et vous la trompez… comme dans un bois ! À sa place, j’aurais pris les devants.

Elle lui montra ses très petits poings fermés.

— M’en irai bien tout seul, Jane ! Vous êtes féroce, ce soir. (Il lui prit les poignets.) Je vous en prie, pas d’égratignures supplémentaires.

Paul aimait beaucoup ces escarmouches de ruelles avant de plus sérieux assauts. Jane Monvel lui plaisait, parce qu’elle lui donnait l’impression d’un animal noir, soyeux, aboyant pour défendre sa protectrice, tout en se frottant timidement à lui comme pour mendier du sucre.

— Elle vous aime tant, soupira Jane, et elle vous aurait sacré grand homme français, un jour !

— Vous aussi, Jane, vous bottelez le myosotis patriotique ?

— Je suis tellement habituée à vous. Quel est celui qui viendra, maintenant, gratter derrière la porte ?

— Pauvre Janette ! Vous me navrez, car vous êtes une spirituelle créature. Je me rappellerai toujours un certain raccord, que vous fîtes dans une pièce de notre maîtresse, un raccord si plein d’à propos… Hein ? Vous en souvient-il ?

— Monsieur Paul, taisez-vous, par respect pour Madame.

Elle cherchait vainement à dégager ses mains. Paul l’attira plus près.

— Il était minuit, Janette, commença l’impitoyable garçon, l’heure des crimes. Madame, avec des intonations à la Sarah, me lisait sa dernière œuvre ; ça débutait par un barde gaulois et ça finissait par un hussard de la mort. Entre temps, c’est-à-dire le long de l’époque des Capétiens, je m’endormis. Horreur ! Madame était assise en peignoir bleu-azur sur le sofa Récamier, moi, juché sur le pied du lit. J’étais fatigué… Je ne me rappelle plus pourquoi, mais, les bardes gaulois me produisent toujours un drôle d’effet… après certains exercices… Où diable étiez-vous, Jane ? Ah ! vous étiez debout près du lit.

— J’écoutais, moi, Monsieur Paul, interjeta la jeune fille, baissant les yeux.

— Heureuse nature ! Je dormais si bien que ma tête allait exécuter un irrespectueux plongeon dans la courte pointe, lorsque je sentis une bouche, oh ! un effleurement de plume de colombe, — me souffler ceci, dans un baiser : Cheval de bataille ! On en était là de l’histoire, je me levai d’un bond. Cheval de bataille ! criai-je enthousiasmé. La belle rime ! Ah ! Janette vous m’avez presque sauvé la vie, cette nuit-là, et si j’osais vous rendre ce que je vous dois…

Paul se pencha, tenté par les paupières closes de la jeune fille. Certes, elle n’était pas jolie, jolie ; pourtant, quand son teint s’animait, comme en ce moment de trouble pudique, elle devenait, ma foi, fort appétissante.

— Madame ! Voici Madame, balbutia Jane se révoltant. Lâchez-moi donc ! Monsieur Paul, il faut être prudent, réfléchissez, elle se vengera si vous la quittez, elle a tellement d’influence. Surtout, un conseil, ne lui rendez pas ses lettres, en supposant que vous teniez à entrer dans la littérature.

— La littérature entrera en moi, petite, sans que personne ait à se mêler de la question, dit Paul maussade parce qu’il entendait du bruit du côté de la porte. Non, je suis las d’être le joujou de ta maîtresse et je te conseille d’en avoir moins peur… tu es ridicule !

La porte se rouvrit brusquement et Madame se précipita.

— Vite, Jane, mon costume. J’ai été retenue par la plantation du décor. Monsieur de Fertzen, toutes mes excuses.

Elle s’assit sur un pouff, tendit ses jambes à Jane qui, passivement, redevenue la muette complaisante, se mit en devoir de les chausser de mignonnes bottes molles.

— Madame, fit Paul cérémonieux, vous avez perdu ces papiers dans les coulisses. Le manuscrit d’un rôle, probablement, et je vous le rapporte.

Il lui offrait un paquet de lettres qu’il venait de tirer de sa poche.

— Mes lettres ! Vous êtes sinistre, Paul ! Est-ce que je vous les redemande ? (Elle saisit le paquet, le lança dans une boîte à fards.) Mais vous avez juré de m’affoler. (Elle se releva, s’appuya contre une psyché et se laissa dévêtir par sa lectrice qui, du reste, le fit avec un art exquis. Ses épaules émergèrent hors du peplum, les seins apparurent encore très fermes.) Écoute, mon enfant, déclara-t-elle, d’un ton maternel qui jurait un peu avec sa pose d’Aspasie attendant Périclès, je sais bien des choses que je n’ai pas dites… ni reprochées. Une femme comme moi a sa police, elle est renseignée qu’elle le veuille ou non. Tu as eu Marguerite Florane et je ne t’ai pas fait d’observation. Après la grande mondaine, la grande demi-mondaine, c’était presque de rigueur. Mon sourire te fut toujours miséricordieux, mais à cette heure, je m’insurge. Tu as lâché Marguerite et tu veux me fuir. Ce n’est pas naturel. Tu en aimes une autre. Je ne me tolère pas de rivale au point de vue du cœur. Confesse-toi donc franchement, je verrai ce que je dois penser.

— Vous n’avez pas de rivale, Madame, ni vous… ni Marguerite ! Je me retire de votre soleil parce que je suis trop ébloui, je ne peux plus travailler.

La comtesse eut un geste de rage.

— Travailler ? Tu es libre, riche et tu veux travailler ? Il me semble que j’entends la voix de ton frère : occupations graves contre passions frivoles… Jane, mes pantalons, dépêche-toi !

Elle enfila des pantalons de drap noir à bandes rouges et eut toutes les peines du monde à boutonner la ceinture, où ses charmes opulents s’entassaient.

Paul refronça les sourcils.

— Geneviève, dit-il vivement, ceci ne vous va pas du tout, je vous préviens.

— Tu n’as pas qualité pour juger ceci. C’est un costume de véritable cantinière de mobiles. Tu sauras bientôt de quoi il s’agit. Je crois que mon drame est ce que j’ai écrit de mieux. N’est-ce pas, Jane ? Un acte nerveux, violent, sobre, très pathétique ; il leur portera à la tête…

— Comme une migraine, interrompit Paul clignant de l’œil du côté de la jeune fille impassible.

— Soit ! Comme une douleur, un cri de la chair, et j’espère qu’en l’écoutant, Monsieur le baron de Fertzen, ton frère, Paul, saura pourquoi j’ai voulu te ravir à sa domination. Il n’est pas poète, lui, il est la lourde science que j’exècre, d’abord en la personne de mon mari, ensuite dans cet homme froid, cet homme fermé, austère, qui se mêle d’écrire en français des résumés scientifiques dignes… d’un esprit allemand.

— Toujours mon frère ! Parole d’honneur, c’est insupportable, Madame !

On fardait maintenant la figure de la comtesse.

— Oui, cria-t-elle, les lèvres dans un pot de rouge comme si elle buvait du sang, il est ton mauvais génie, celui-là !

— Ce soir, encore, il me faisait votre éloge, ma chère comtesse.

— Allons donc ! Le fourbe ! Il me méprise, il méprise tout le monde. Toi aussi, peut-être, pardessus le marché !

Paul bondit et vint se camper devant la psyché, ses yeux d’un bleu de mer houleuse brillèrent terriblement.

— Geneviève, taisez-vous !

Jane lui jetait des regards de chien battu.

— Oh ! Monsieur Paul, je vous en supplie ! Vous allez surexciter Madame qui manquera son entrée.

— Bonne petite Janette, murmura Geneviève, caressant les joues pâlies de sa lectrice, elle est si dévouée. Voyons, Paul, l’heure s’avance : oui ou non, dois-je me rendre rue de Verneuil, demain, pour notre dernière explication ? J’ai des choses à te dire sans temoin, des choses graves…

— Non, Madame, gronda Paul fouettant la psyché de ses deux gants. Non ! Non ! Non ! Ce que je termine est bien fini. Je garderai à jamais le souvenir de vos bontés pour moi, mais je n’oublierai pas plus votre animosité contre mon frère, animosité qui ne peut résulter que d’une de ces injures dont sont coutumiers les hommes de science : l’austérité des mœurs.

La comtesse éclata d’un rire exaspéré.

— L’austérité de ses mœurs ! Ah ! bien, si j’avais voulu !

— Tu mens ! rugit Paul hors de lui.

— Monsieur de Fertzen, bégaya la lectrice, il ne faut pas vous emporter ainsi. Regardez dans quel état vous mettez Madame.

De grosses larmes coulaient sur les joues de Geneviève, mêlant le rouge au blanc, et ses lèvres tremblaient.

— Jane, balbutia-t-elle, va faire une annonce. Arrange quelque chose, toi si adroite. Dis que le feu a pris dans un rideau, dis ce que tu voudras et fais servir des coupes de champagne. Va vite. Je vais essayer de me calmer, je te le promets, ma pauvre enfant.

Les deux femmes s’embrassèrent passionnément, comme on doit s’embrasser sur le pont d’un navire qui sombre, puis Jane s’éclipsa.

Alors, Geneviève se jeta au cou de Paul et la grande scène eut lieu. Scène déchirante, car la comtesse adorait le jeune homme. La resplendissante beauté de Paul était devenue son vice. Elle ne pouvait plus se passer de lui et, elle qui n’avait jamais été qu’honnêtement dépravée, se surprenait en des fougues d’érotisme capables de confondre même l’imagination de cette Diane, demeurée sentimentale jusqu’aux antres les plus obscurs de la forêt du rut.

Paul reçut le choc malicieusement. D’un geste gamin il lui montra leur silhouette, s’enlaçant dans la glace.

— Tu n’a pas honte ? Tu as l’air d’un homme gras !

— C’est ma foi vrai… qui serait plus petit, un peu plus petit que toi. (Elle rit et s’essuya les joues.) Va, je suis très belle, je te forcerai à m’applaudir, enfant terrible ! Voyons ! Là… Pour qui as-tu un caprice, avoue… je te le passerai, je te le jure !

— Pas de caprice, aucun caprice, sinon de te voir endosser un autre costume. Effroyable, cette mascarade ! Quand on pense que c’est pour séduire mon frère !

Les yeux de Madame de Crossac étincelèrent de fureur.

— Je te répète, Paul, que celui-là est ton mauvais génie.

— Nous allons nous séparer sur des gros mots ? Geneviève, entre gens bien élevés, ça ne se fait pas.

— Je mourrais de notre rupture, Paul.

— Mais non, tu exagères. Tu as écrit déjà quatorze drames, tu en écriras un quinzième. Je T’assure qu’un acte chasse l’autre dans la vie. Adieu, ma belle, et vos lèvres, sans rancune.

— Je dois recevoir un coup de feu à la fin de ma pièce, je ferai charger l’arme !…

— … Si tu y tiens, seulement, remets le costume grec, je te défends de mourir pour moi en cantinière.

À ce moment de leur dispute, on entendit, derrière la porte, la rumeur d’un long applaudissement. L’annonce de Mademoiselle Monvel produisait une détente ; aussi, sans doute, les coupes de champagne.

— Promets-moi de revenir à mes jeudis, au moins ?

— Non, ce serait trop douloureux pour nos nerfs, je préfère nous fuir de toutes mes forces.

Elle boutonna militairement sa tunique, posa sur sa hanche plantureuse un barillet cerclé de cuivre et se coiffa fièrement d’un képi galonné.

— Soit, Monsieur de Fertzen. Vous êtes un lâche ! s’exclama-t-elle d’une voix vibrante.

— Hélas ! chère Madame, soupira Paul se reculant de bonne grâce et reprenant, peu à peu, la tenue correcte de l’homme du monde que l’on prie à un dîner qu’il ne veut en aucune manière orner de sa présence, que voulez-vous que fassent devant vos héroïsmes les pauvres diables de mon espèce ? Vous portez culotte et, dans un temps prochain, j’imagine que vous irez en guerre, tandis que nous resterons tranquillement à fanfrelucher à la maison.

— Vous, surtout, Monsieur Paul-Éric de Fertzen, car vous n’aurez pas le droit de défendre le sol français.

— Plaît-il, chère Madame ? Quel vice rédhibitoire m’empêche, à vos yeux, de servir mon pays ?

Très intrigué, Paul la toisa, la trouvant de plus en plus grotesque. Se préparait-elle simplement à entrer en scène ou allait-elle dire des choses solennelles ?

Madame de Crossac lui jeta ces mots d’une voix dure :

Mais vous êtes Prussien, mon petit ! Est-ce que votre estimable frère aurait oublié de vous en instruire ?…

Paul crispa ses deux mains sur sa poitrine avec un geste fou. Il lui sembla que le fameux revolver chargé venait de l’atteindre en plein cœur. Il pâlit, s’accrocha désespérément aux hampes de la psyché pour ne pas tomber et murmura :

— Enfin ! Cela s’éclaire ! Et votre police est toujours bien informée, chère Madame ? Vous êtes sûre que vos agents ne se sont pas trompés, pour vous faire plaisir ?

Il essayait de railler, n’y arrivait pas et sentait son front se mouiller de sueur.

— Ma police est la meilleure police de France, Monsieur ! Je sais, depuis longtemps, que vous et votre cher frère vous êtes les fils d’un officier d’état-major allemand tué par nous (elle souligna) à la bataille de Villersexel et vous, vous êtes né durant cette même bataille. Votre mère, paraît-il, pouvait, de son lit d’accouchée, entendre tonner le canon.

— Ma mère, râla le jeune homme frissonnant d’une angoisse affreuse, elle était donc française, elle ? Pour Dieu, Madame, achevez-moi !

— Oui, c’était une Française… de piètre race puisque, douze ans avant 70, ses entrailles n’ont pas frémi de dégoût à l’approche d’un uniforme prussien !…

Orgueilleux, libertin, déjà blasé, Paul-Éric de Fertzen n’avait qu’une faiblesse : se laisser toujours glisser jusqu’au fond de ses sensations. Sans trop savoir pourquoi, il poussa un cri de femme qu’on égorge, chercha vaguement un couteau, afin d’égorger à son tour, et tomba tout de son long dans une épouvantable crise de nerfs.

Satisfaite du résultat, la forcenée patriote fit un signe à sa lectrice qui rentrait, sur les pointes.

— Le voilà, ce garçon si fringant ! Il est maté. Tu vas lui faire respirer des sels comme à une jolie personne, et quand il sera revenu, tu le morigéneras. Au besoin, enferme-le à clef !… Est-ce que mes acteurs sont prêts ? Et le souffleur ?…

— Tout va bien, Madame, répliqua Jane que la terreur étranglait.

La comtesse de Crossac, bombant le torse, l’œil tragique, la lèvre impertinente, sortit, à la fois captivante et majestueuse, selon les indications de l’auteur.