Les Hors nature/02-01

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Mercvre de France (p. 191-210).

I

Dans la petite chambre ronde tombaient, comme au fond d’un puits, de tremblantes lueurs d’étoiles dont les perpétuels vacillements semblaient s’irradier le long d’une eau limpide ; pourtant, la pureté de l’atmosphère, l’absence de tout bruit terrestre, permettaient de se croire à d’extraordinaires altitudes. Quelquefois, un cri d’oiseau nocturne montait avec l’odeur fraîche de feuilles mollement remuées par des cimes, et on sentait expirer, très en dessous de soi, l’haleine paisible d’un vaste monde inférieur qui dormait.

Au centre de la pièce, debout près d’une colonne supportant la voûte vitrée, Reutler tournait les pages d’un livre que lui tendait un pupitre ancien de forme lourde.

Couché sur un divan bas, Paul-Éric fumait, pensif. Il était habillé d’un costume flottant, clair, de flanelle blanche, prenant, autour de son corps étendu, la souplesse d’un vêtement féminin, tandis que la sévère blouse noire de l’aîné donnait à sa rigide silhouette une dignité sacerdotale.

Le fumeur, face au ciel, recevant la pluie exquise des rayons stellaires, étalait ses soyeux cheveux blonds comme un nimbe.

Le liseur courbait la tête en une studieuse résignation.

À mi-hauteur de leur loge transparente, sorte d’observatoire, régnait une bibliothèque circulaire les enserrant d’un anneau sombre. Un télescope, au-dessus d’eux, érigeait son bras fantômal, et, à gauche du lourd pupitre, on apercevait une langue de flamme, toute vermeille, qui, discrètement, léchait un creuset.

Les deux frères ne jouaient point aux nécromants. Ils venaient passer là quelques heures de silence, oublier l’époque, surtout leurs préoccupations, et ils aimaient ce sobre décor, cette cellule astrale ne leur parlant que d’éternité.

— Ah ! La vie ! La vie !… Comprends-tu ? murmura Paul-Éric.

— Oui, répliqua Reutler, et il eut, derrière le pupitre, un geste grave. Je comprends toujours quand tu te donnes la peine de penser avant de parler.

— Je n’ai pas dit grand chose.

— Tu as dit l’essentiel.

— Traduis-moi.

Reutler se pencha hors du livre, plongeant son regard, fouilleur de ténèbres, dans les yeux phosphorescents du jeune homme.

— Tu as pensé que la vie, seulement la vie, débarrassée de ses joies et de ses douleurs, un état de simple volupté végétative, pouvait peut-être te fournir la somme de sensations nécessaires à la découverte de cette suprême jouissance intellectuelle que nous nommons l’art.

— J’ai pensé cela… confusément, comme l’on rêve, mais avec toute l’intensité du rêve qui nous décuple en de profondes et merveilleuses sensations. Tu es bien étonnant, Reutler ! Voici une heure que nous nous taisons. Je ne te croyais pas capable de suivre mon monologue intérieur.

— La clarté de ton visage me suffit pour lire en toi mieux qu’en mon livre.

— Allons donc ! Tu lis aussi le livre ? (Et Paul eut un accent un peu venu du nez, comme la voix de tête des enfants ou des femmes qui se plaignent.) Toujours ta prétention de déchiffrer, la nuit, ces vieux bouquins, encombrés de notes minuscules.

— Puisque j’y vois… qu’importe la nuit !

— Les preuves ? dit Paul se levant sur un coude, l’air de railler, cependant convaincu d’avance.

Reutler se courba, de nouveau, entre deux feuillets, puis, d’un ton sourd quoique très distinct, de son ton professoral, pesant chaque syllabe, il lut au hasard :

« Le sorcier, s’étant ondoyé les mains, prit son bâton, récita la formule et heurta le rocher de trois coups. Lors, sortit enfin l’Elémental de sa gangue de pierre, qui fut une petite créature toute roide, réfrigérante ainsi que membre d’homme mort. »

— Prodigieux, murmura Paul interrompant Reutler, tu en remontrerais aux très vilains hiboux.

Il y eut une pose.

Le cadet des de Fertzen était bien changé, depuis un an, c’est-à-dire depuis que les deux frères avaient quitté Paris. Physiquement, l’adolescent aux fossettes et aux grâces de princesse byzantine disparaissait peu à peu pour laisser croître un être singulièrement idéal, s’émaciant, remplaçant l’homme comme un portrait peut remplacer le modèle. Plus mince, plus pâle, plus fatigué, plus blasé encore, seulement ses yeux brillants disaient l’infatigue de son cerveau où galopaient, comme en un désert, les chimères furieuses dont le furieux galop ne s’entend pas. Il ne se déguisait plus en femme et avait l’air d’une femme déguisée. Il exagérait les modes anglaises, se coupant les cheveux ras, pour dénuder surtout sa nuque, gardait, en la Stuart blonde, les deux ondulations naturelles de ses cheveux, un diadème surnaturel où l’on pouvait deviner les naissantes protubérances du démoniaque, se transformant en celui-ci après avoir tellement été celle-là. Et tous les deux, les êtres charmeurs, se mêlaient de plus en plus indissolublement dans un terrible hermaphrodisme. Il causait moins. Courbé sous l’idée fixe, il regardait le vide, des heures entières, prenait l’air grave de ceux qui luttent contre la bête rampante de leur moi, sans, cependant, se mépriser, tant ils sont sûrs de ne jamais céder qu’à eux-mêmes, par orgueil cérébral encore mieux que pour leur lâcheté physique. La taille se ployait, et des tics nerveux s’ajoutaient lentement aux habitudes de la pensée comme des ombres profilent un être à l’extérieur de sa propre lumière. Il saisissait, quelquefois, son pied dans sa main, en enfant qui s’amuse. De temps à autre, il retroussait, de l’index, les ailes palpitantes de ses narines ou s’absorbait en la contemplation de ses paumes, puis, essayait des cravates neuves, variait la forme de leur disposition ou de leur nuance, avait la passion des chaussettes de soie noire à baguette verte brodée, vert mort, vert tendre, vert bleu, des chemises russes de surah fin, très compliquées de plis flous, les assortissait à ses vêtements comme des dessous équivoques. Irréprochable, par exemple, dans le choix de ses habits toujours sombres, d’une coupe droite, il affectait, hors de la chambre, devant des arbres, parcourant la déserte forêt de Rocheuse, des allures guindées, un peu raides d’un apprêt de trop bon ton.

Venu à la nature après une existence d’artificiel, la nature le faisait paraître plus artificiel, outrant ses défauts au plein soleil de la réalité. Et plus dangereux vis à vis d’elle, il lui volait sa science du silence. Il apprenait à se taire, à voiler le précipice de son âme de tous les voiles de la mélancolie.

Reutler le suivait, sur ce sentier montant on ne savait plus bien jusqu’à quel sommet, Reutler portant une croix toujours plus meurtrière. Il n’osait déjà plus le questionner ; après avoir désiré éperdument le voir s’assagir, on sentait qu’il commençait à regretter les temps carnavalesques ou le rire tenait lieu de morale. Étudiant sans cesse son sujet, comme l’horticulteur étudie le développement d’une monstrueuse fleur double, il l’entourait de tous les soins et de tous les dévouements, ne voulant pas tenter l’expérience décisive d’une explication, car il redoutait ses réponses comme on redoute la chute d’un somnanbulique. Il se disait qu’un terme brutal, une allusion impertinente, même un regard, un seul regard de dédain, précipiterait Paul, romprait net un accord beaucoup trop parfait en y jetant la dissonance de la découverte. Il déplorait, vainement, l’éducation licencieuse qu’il avait désiré lui donner en contraste de ses principes d’austérité, regrettait surtout la femme, l’éternelle plaisanterie, sinon l’éternel féminin, cette jolie coutume de Paul-Éric de les tourner toutes en girouettes ridicules selon le vent froid de ses caprices. La femme ? Est-ce qu’il ne l’apportait pas dans ses moelles, ce bel éphèbe qu’on avait tant aimé, qui conservait comme le parfum, la griserie des caresses ? N’avait-il pas l’épiderme frotté de sa luxure, la bouche encore vernie de ses baisers ? Reutler n’osait ni le gronder, ni le regarder, tout en se répétant qu’une précision de fait devenait nécessaire, dût-elle finir par les perdre. C’était, entre eux, comme la surface unie d’un fleuve, noir, transparent, dont le fond pouvait aussi bien se former de vase ou de sable pur, un fleuve dont les deux rives situées à mille lieues l’une de l’autre ne se trouvaient rapprochées que par leur calme, une subite tranquillité de l’eau qu’un seul petit caillou, tombant, riderait de l’un à l’autre bord, pour toujours. Esclaves de leur propres pensées, ils avaient fui la seule chose qui les maintînt hors de ce cercle vicieux, le cercle encore plus vicieux des corvées mondaines. Leur existence de grands seigneurs libres se changeait en cellule d’anachorète, et ils demeuraient loin des idoles, en présence du seul dieu jaloux de tous les encens. À peine Reutler avait-il esquissé le plan de leur vie d’études que, déjà, Paul, renchérissant sur sa gravité, supprimait les récréations des mâles et, par conséquent, toute hygiène du cerveau. Un soir, en revenant d’une visite au chef-lieu, visite ayant duré quelques jours, Paul déclarait de son ton chanteur, s’affilant sur les nerfs des voisins comme une lame de rasoir :

— Mon cher, grues parisiennes ou oies de basse-cour provinciale… ça ne m’amuse plus. Ça ne m’a d’ailleurs jamais amusé de me flanquer d’inutiles indigestions… Préfère le cheval, décidément. Achète-moi une jument arabe qui ait la crinière en chevelure !…

Et il se mit à faire du cheval, prétextant que sa fatigue serait moindre. Abasourdi, Reutler n’avait rien répondu, saisi de l’âpre joie du règne. Les promenades au Bois recommencèrent, mais plus matinales, plus mystérieuses, dans le profond temple des forêts sauvages où les routes, les vieilles routes allaient en pentes veloutées de mousses. L’aîné ne tolérant plus la paresse, on devait sauter en selle dès l’aube, et il baignait son cadet dans les saines émanations des verdures, le tenait de force sous la pluie odorante des rosées vierges, comme il aurait ondoyé un nouveau-né. Ah ! les pentes se trouvaient si douces, autour de Rocheuse, à la fois si douces et si rapides, si veloutées de leurs hypocrisies sensuelles ! Escrime, natation, courses en forêts ou en plaines, ils ne négligèrent aucun sport et par-dessus tout, c’était la gymnastique intellectuelle, les aveux échangés à travers le symbolisme des actes et des choses, l’exercice fou du trapèze cérébral, tellement à la hauteur d’une sublime institution religieuse, que leur mutuel orgueil, dans le désespoir d’être trop beaux, montait, farouche, prêt à éclater comme un astre en fusion.

Un jour, Paul, ayant devancé son frère sur un chemin fleuri, l’appela pour lui montrer puérilement des violettes. Reutler n’entendit pas. Paul éleva la voix et dit :

— Hadrien ?

Reutler ne respirait plus, ne dormait plus. Qu’un objet se brisât à Rocheuse, qu’un coup de cognée retentît parmi les arbres les entourant, il tressaillait, croyant à la fin de leur monde. Il ne pensait pas que cet état de leurs âmes devînt normal, car il connaissait le démon et il guettait sa prochaine colère, qui serait une œuvre de mort selon la logique de ses évolutions passées. Mourir ? Pourquoi lui, le plus conscient, ne l’avait-il pas pu lors de ce duel misérable ? Pourquoi l’avait-on ménagé, supposant qu’il était le gardien tout désigné de leur honneur, et pourquoi, aujourd’hui, ce même honneur le retenait-il, silencieux, devant le précipice ?

Durant une de ces longues courses à pied qu’on faisait dans un pays hostile où ils ne connaissaient personne, répondaient du haut de la tête aux rares saluts des paysans, ils s’étaient arrêtés sur le bord d’un autre précipice, moins effrayant car moins fictif. Le sentier, fermé par un étranglement de roches, surplombait la cascade d’une rivière se volatilisant en vapeurs. Las, ils s’assirent et Reutler eut une angoisse, soudainement tenté par une tentation diabolique, une de ces tentations que rien ne fait plus fortes que la possibilité d’y succomber sans autre témoin que sa conscience. Au-dessus d’eux, un ciel implacablement clair leur brûlait le crâne et à leurs pieds, l’eau chantante, cristalline, hurlait avec des attirances de sirène… mais, une fleur d’edelweiss mettait un sourire un peu rose dans l’ombre du gouffre, et cela fut, cette fleur, comme le subtil épanouissement de leurs appétits de fauves. Paul se glissa jusqu’aux, arêtes du rocher, s’agenouilla, se pencha, puis se releva, maussade, toisa Reutler :

— Tu es plus grand que moi ! dit-il énervé.

— Sans doute ! fit Reutler qui demeura immobile.

À voir s’étirer ce corps frêle et gracieux de l’homme-enfant lancé à la conquête d’une fleur, lui, Paul de Fertzen qui possédait les serres de Rocheuse, de magnifiques collections d’orchidées et de roses, Reutler ne put d’abord s’empêcher de sourire. Tout souriant, il songea qu’un geste suffirait à précipiter cette créature trop divinisée, dont il portait le culte comme une lourde croix. Un geste, un simple geste, une légère poussée vers les abîmes. Le corps disparaîtrait, laissant un souvenir pervers, si charmant ! Une issue normale en tous les cas. Il s’attendait bien à ce que le jeune homme lui demandât cette fleur, parce que cela c’était très : héroïne de roman. Reutler ne bougea pas. Paul allait trépigner, on s’expliquerait et ensuite…

— Pourquoi pas s’y ruer tous les deux, pensait l’aîné conservant son rire tranquille.

Mais Paul ne demanda plus rien. Il se mit à étudier le paysage.

— Très triste, cette vallée boisée ! Un pays morne comme un cimetière. Une seconde d’ennui vaut un siècle, sur ce rond-point où il ne manque, vraiment, que des sergents de ville pour vous indiquer les concessions perpétuelles ! déclara-t-il.

— Très beau, répliqua laconiquement Reutler.

Et les deux jeunes gens se regardaient, ne voyant rien ni du ciel ni de l’eau, rien du décor, pour eux si factice, car il représentait l’éternité en face de leur heure.

— Tu aimes la nature, toi ? railla Paul les yeux mi-clos.

— Je ne contrains personne à l’aimer ! dit Reutler la bouche mordue.

— Il y a des choses qui m’y fascinent, je ne dis pas, encore faut-il qu’elles soient sincèrement inaccessibles.

— Comme les fleurs d’edelweiss ? murmura Reutler sans s’apercevoir qu’il se rapprochait du gouffre.

— Oh ! pour une boutonnière très… rurale, je ne vais pas me casser la figure.

— Tu préfères m’envoyer me casser la mienne, hein, cher petit ?

Paul saisit le bras de son aîné.

— Reutler, dit-il froidement je te défends d’aller la chercher !

Reutler eut un mouvement de folie.

— J’y vais ! cria-t-il, et d’un bond il fut sur l’extrême bord du rocher.

Cela pourrait être simple, maintenant ; il simulerait le vertige en étendant le bras, roulerait, s’ensevelirait, et le malheureux, frappé de cette mort horrible qu’il aurait causée, serait guéri, ébloui à jamais, comprendrait toute l’immensité de l’amour, sortirait un homme de l’épreuve… Mais comme Reutler se retournait pour le voir une dernière fois, il aperçut, dans le visage désespéré de son enfant, un masque de vieux, une figure anguleuse crispée, en un rictus infernal et pénible, le rictus de ceux qui vont se survivre et décomposer une passion presque noble en une multiplicité de petits gestes séniles ; la face douloureuse de la faiblesse dans le désespoir et les mains nerveuses, les belles fines mains, eurent des torsions sinistres vers lui, le déjà disparu.

Reutler atteignit la plante, la cueillit et remonta de son abîme à la lumière, essayant de rire.

— Une fois n’est pas coutume ! Je te passe une fleur… pour qu’un jour tu me passes une femme ! gronda-t-il en tendant l’edelweiss au jeune homme.

Paul reprit son aplomb, sa froideur correcte, tout en glissant la tige sous le revers de son veston.

— De quelle femme veux-tu parler, mon cher ? Tu es lourd d’énigme, aujourd’hui, questionna-t-il, en apparence très indiffèrent.

— Je m’exaspère de nous voir si sérieux ; Paul, tiens, prends mon bras, car tu es malade… tu as la fièvre depuis cinq minutes, pourquoi le dissimuler ? Moi, je crois que j’ai trouvé une idée excellente. Je pense à me marier… mon petit ! donne un conseil, un vrai conseil de frère ?…

Ils descendirent tous les deux, le pas lent, la tête penchée, n’osant même pas se regarder sur l’épaule. Le chemin, en spirale, contournait la colline et on avait l’exquise sensation de s’enfoncer dans une mer verte.

— Jolie solution, fit Paul d’un ton rauque. Est-ce que tu plaisantes ?

— Je suis peu habile à ce genre de plaisanterie, c’est très drôle, en effet, mais j’y pense… quand j’ai le temps ! Une baronne de Fertzen à Rocheuse, ou ailleurs, ce serait du trouble… des scènes ! On s’ennuie à la campagne, je l’avoue,

— Ah ! tu veux te marier ! Tu as tellement le désir de te savoir… Pardon, mon cher, mais tu oublies qu’elle m’aimerait !

— C’est la seule chose que je n’oublie pas, ricana Reutler émerveillé de ce cynisme ; l’aventure est des plus prévues ! Une distraction pour toi et pour moi une certaine tranquillité d’âme. Ensuite, si par impossible la future baronne te résistait…

— Tu la tuerais ! conclut ironiquement le cadet. Je te prie, mon grand, de me parler d’autre chose. Tu es inconvenant !

Ils n’échangèrent plus une parole. Reutler savait que, seul, l’exercice d’une passion mauvaise pouvait tirer le monstre de son inertie, et, à tout prendre, ne valait-il pas mieux celle-là ?

Un soir, au cours d’une discussion scientifique, la conversation tomba sur les blessures, les opérations chirurgicales. Paul dit :

— Tu as l’annulaire coupé ! de quel doigt porteras-tu l’alliance ?

Reutler s’interrompit, frissonnant. Dans son duel avec le slave, il s’était fait mutiler cruellement, cherchant une mort que le prince Stani, un fort galant homme, ne voulait pas du tout lui donner, et un chirurgien, pour éviter de dangereuses complications, avait retranché le doigt, en même temps supprimé la bague de Jane, cette opale sertie dans une chevalière d’or mat que personne ne devait plus souiller de sang. Rentier blêmit.

— Tu as raison ! dit-il, se rappelant l’affreuse minute où l’acier fouillait sa pauvre chair meurtrie, toujours si prompte à se tendre à la souffrance. Je ne peux pas me marier… Je t’ai défendu. Je dois te défendre encore.

— Tu m’as déshonoré ! cria le cadet se dressant. Tu m’as enlevé le droit d’être un homme, tu m’as volé à moi-même. Je ne reviendrai jamais à Paris ! Je ne serai jamais Français ! Oh ! je ne veux plus vivre que pour me venger de ta main, j’ai horreur d’elle !

Reutler, n’en pouvant plus, sortit du salon. Il savait si bien de quelles haines se forme l’amour.

Reutler cherchait l’issue et sérieusement il avait eu l’idée d’un mariage, non pour perpétuer sa race, maudite entre toutes, mais pour distraire le tigre, lui jeter, en pâture, un cœur qui serait un peu le sien. Découragé, il pensa que ce supplice ne les séparerait guère, et qu’entre eux, si rapprochés, ils écraseraient bien inutilement une nouvelle victime.

D’attendre une solution fournie par le hasard on pouvait devenir fous. C’était toujours un espoir.

Jusqu’au moment où l’aîné se persuada que c’était sa faute, la faute du platonisme dont il avait souvent affirmé la vertu surhumaine. Le tigre gagnait du terrain !… Et arrivaient des trêves charmantes, des visions de tendresse infinie, permise, tellement douce qu’on ne soupçonnait pas leur danger, qu’on oubliait tout pour s’identifier à l’unique bonheur de vivre.

… Ils se retrouvaient, cette tranquille nuit d’étoiles, après de longues lectures faites loin l’un de l’autre. Ils s’étaient espéré tout le jour, et au soir, venant se rejoindre dans leur cellule astrale, comme en la plus aimée chapelle de leur église, ils se taisaient, ou ne disaient que la moitié des phrases, s’écoutaient penser, n’osaient pas un geste et devinaient bien qu’ils ne pouvaient plus rien s’apprendre. Des silences coupaient leurs réflexions, comme avec des lames glaciales d’où dégouttait du sang, tout le sang de leur cœur.

— À quoi attribuer ces phénomènes de télépathie si fréquents chez nous ? questionna Paul.

— Nous sommes frères ! dit l’aîné vivement.

— Reutler, je me tourmente d’une chose… l’idée de ce mariage. Est-ce sérieux ?

Reutler se mit à rire, dans son ombre.

— D’ailleurs tu dois avoir des maîtresses, de ces passions brutales qui ne laissent pas de souvenir ! Je ne puis admettre la chasteté absolue. Réponds donc, continua Paul… s’animant. Un prêtre raté c’est tellement le cousin du diable ! Reutler, je suis curieux, quelquefois, de tes aventures de séminaire ?… Quel genre de filles as-tu fréquenté ?

— Oh !… Une maîtresse, une femme ! murmura l’aîné, c’est-à-dire mon inférieure… Toute communion cérébrale exige l’égalité entre les deux communiants. Je n’ai jamais eu de maîtresse, Paul, digne de ce nom.

— Tu me trompes !… Ah ! nos constantes communions d’idée… elles sont jolies. Tu sais tout ce que j’ai fait depuis ma naissance, moi j’ignore toute ta vie d’adolescent.

— Est-ce que jamais l’expérience de l’un peut servir de morale à l’autre ? Éric… mon petit Éric, abandonnons ce sujet.

— Ne me regarde pas de ton regard fixe, Reutler. Je te dois tout, oui, c’est entendu ! Tout, jusqu’à la naissance. Et je te devrai la gloire, car tu me disputeras l’orgueil de mes créations, tu me fais poète et tu n’es pas poète… tu n’es qu’un jongleur ! Je souffre ce soir, comme je n’ai jamais souffert ! Tu as tort, grand tort de me dissimuler des choses…

— Te dissimuler quoi ! Voyons, mon Éric, du calme.

Paul sortait de sa léthargie. Une étrange surexcitation le rendait fou à crier son délire. Il brassait l’atmosphère de petits gestes saccadés et, du ton volontaire d’un être malade, il s’exclama :

— Non ! Il me plaît d’insister. Je me trouve de taille à ouïr l’histoire d’un homme. J’ai vingt ans.

— Je suis heureux, donc… pas d’histoire, Éric ! soupira Reutler. Du reste je n’ai aucun compte de cœur à te rendre.

— Si je t’en demandais, une fois pour toutes.

— Je passerais outre, mon cher enfant.

— Merci.

Paul bondit hors du divan et fit trois tours dans la chambre, foulant furieusement le tapis, poussant les meubles.

Le tigre était lâché.

Reutler se croisa les bras sans manifester la moindre colère.

— Tu es fourbe ! Tu es très fourbe ! scanda le jeune homme se plantant devant lui, les yeux remplis de phosphore.

Reutler se détourna, fit rouler le télescope vers une autre ouverture du dôme.

— Veux-tu voir Vénus ? proposa-t-il d’un ton ironique. Paris n’est pas si loin !

— Tu m’ennuies avec tes allusions grossières !

Ainsi mis en fureur sans raison, il avait tout l’aspect d’un aliéné. Son teint délicat se plombait, une ride formidable se creusait entre ses yeux hagards, sa charmante physionomie prenait la férocité convenue de ces dieux infernaux de la Grèce qui gardent, au milieu du courroux, une beauté à la fois sinistre et régulière.

— Ah ! c’est moi qui suis grossier ! dit l’aîné, s’efforçant de plaisanter malgré son angoisse. Il faut pour distraire Monsieur que je lui décrive les chairs palpées, jadis, et que j’évoque les parfums des chevelures ? Voyez-vous cela ! (Reutler s’interrompit afin de dévisser un écrou du télescope ; puis il ajouta, plus sérieux :) Une envie de faire la noce n’a pas besoin de s’exhaler en insultes ! Veux-tu que nous rentrions à Paris, mon cher enfant ? Le hibou peut changer de ruine… il est préparé aux pires destructions. On ne l’étonne plus.

Reutler leva lentement son front triste, orné réellement, à la façon des hiboux, de deux orbes allongés de fourrure brune, et il eut le courage de sourire.

— Mais tu ne comprends donc rien, balbutia Paul se tordant les mains, je suis jaloux ! Entends-tu ? Jaloux !… C’est inexplicable et pourtant cela est.

— Éric ! Va chercher une lampe, supplia Reutler. Je crois que les esprits des ténèbres sont de mauvais conseillers pour les trop jeunes gens. Fais la lumière, toi qui n’y vois pas la nuit !

— Qu’est-ce que j’ai dit, murmura le cadet comme tombant du haut de son rêve ? Corrige-moi, je l’ai mérité ! Veux-tu que je me jette par la fenêtre ? Ah ! donne-moi des coups de poing, ça me fera plaisir, je t’assure !

— Non ! Je veux la lampe, simplement.

— Je ne suis pas digne de toi, sanglota Paul d’une voix de femme navrée.

— Obéis ! Tu dois m’obéir ! Va chercher la lampe ! De la lumière ! De la lumière, lâche créature, sinon… je t’étrangle !

D’un saut, le jeune homme fut près du creuset, alluma une petite lampe de vieux bronze et revint, tout intimidé, dompté pour quelques minutes, malgré son orgueil.

Reutler se tenait debout, les deux mains jointes, voilant son visage. On voyait luire, à l’endroit où manquait l’un de ses doigts, le splendide rayon de son œil fouilleur de ténèbres. Il ne doutait plus et il y avait un tel suprême effort dans son geste de prière, tant de désespérées malédictions, que Paul, à le contempler, demeura saisi d’une frayeur superstitieuse.

— Oh ! mon Reutler ! Avoue-le donc ! Tu me hais ! Nous ne sommes pas des frères, nous ne sommes que des ennemis…

— Oui, répliqua Reutler, je te hais, tu le sais bien… nous devions nous haïr !

— Et voilà le résultat de notre vie si étroite, si miraculeusement intime !…

Le jeune homme, atterré, laissa choir la lampe qui se brisa.

Un singulier phénomène se produisit durant que la très modeste lueur agonisait sur le tapis de leur chambre. Au-dessus des deux frères, la coupole s’illumina d’un fulgurant reflet d’aurore, et les clartés d’étoiles parurent, là-haut, comme une pluie d’argent dans un champ de roses.

Cela se passait depuis quelque temps, mais trop préoccupés d’eux mêmes, ils n’avaient pas encore levé la tête.

Oubliant leur querelle, stupéfaits, les deux jeunes gens se précipitèrent vers le télescope.

— Une comète ? questionna Paul.

— Non ! peut-être une averse d’étoiles filantes, répondit Reutler.

Tout demeurait tranquille à travers les airs colorés d’un carmin pâle. On n’apercevait ni météore ni nuage suspect, et toujours clignaient railleurs, les petits yeux doux des planètes.

Il leur était difficile d’examiner la campagne l’observatoire se trouvant organisé de façon à ce que toutes communications fussent rompues avec la terre, et ils pouvaient s’émerveiller de l’apothéose, sans se douter qu’elle jaillît d’une catastrophe.

Quelqu’un les tira de leur extase : Jorgon.

— Je me suis permis de déranger ces Messieurs, dit-il, montant du plancher comme un grand spectre, parce qu’on est venu quérir la pompe à arroser les pelouses, et n’ayant pas l’autorisation de la prêter, je voulais l’avis de ces Messieurs !

Jorgon était formaliste.

— Comment, la pompe ? fit Paul, sautant des étagères de la bibliothèque sur lesquelles il était en train de grimper.

— Qui veut l’emprunter ? demanda Reutler d’une voix sourde.

— Des personnes du village, Monsieur le baron. Voici une petite heure qu’ils regardent brûler leur église, ces gens ! ça leur a pris par une meule qui était contre et paraît que ça gagne leurs maisons.

— Un incendie ! cria Paul.

Jorgon, flegmatique, pliant sa haute taille, ramassait les morceaux de la lampe brisée.

— Que fais-tu là ? dit Reutler impatienté. Redescends tout de suite et donne-leur tout ce qu’ils voudront. Cela presse, le feu !…

— Oui, Monsieur le baron… cela presse… Entre nous, ce sont des chiens, ces gens du village ! On ne voit jamais la couleur de leur parole que lorsqu’ils ont besoin d’un service.

Jorgon réunit les coins de son tablier de toile, comme l’aurait pu faire une bonne femme, tout en se dirigeant du côté de la trappe qui s’ouvrait dans le plancher. Peu à peu sa stature diminua, sa tête vint au ras du tapis. Là il dit, placidement :

— Ces Messieurs n’ont pas besoin d’une autre lumière ?

Paul désigna la coupole resplendissante.

— Tu penses que ça ne suffit pas, espèce de vieux fou !

— Oh ! ça, malheureusement, ça ne durera guère ! jeta Jorgon s’abîmant.

— J’étouffe, ici, moi, fit Paul se tournant vers son aîné. Nous pourrions suivre la pompe, ce serait drôle. Les distractions sont tellement rares !

— J’allais te le proposer, répondit Reutler.

Paul se pencha sur la trappe ouverte et cria de son accent impérieux :

— Jorgon, fais seller nos deux chevaux. Qu’on se dépêche.

Puis il se rapprocha de Reutler et murmura :

— J’éprouverai une joie diabolique à me lancer dans une fournaise, si je savais y oublier l’horrible parole que tu m’as crachée au visage. Moi, je ne te hais pas…

— L’horrible parole !… balbutia Reutler. Ah ! il me semble que nous entrons dans un cauchemar, mon pauvre Éric.

— Ou que nous allons en sortir ! fit Paul, frémissant d’une rage contenue.

Et à leur tour ils redescendirent sur la terre.