Les Hors nature/Texte entier

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Mercvre de France (p. 1-384).

PREMIERE PARTIE
LES ENFANTS D’IRMINSUL
(Le Rêve de l’Action)

I

Devant l’immense glace qui, dressée d’un bout à l’autre de la muraille, paraissait envahir la pièce comme un fleuve silencieux et y noyer à jamais la réalité des choses, Paul-Éric de Fertzen s’habillait. Des réflecteurs d’argent rabattaient sur son beau visage les rayons aveuglants de corolles électriques toutes blanches, gerbe de lis glorieux, dont la lumière cruellement froide le magnifiait d’une pure apothéose. Svelte, souple, le très jeune homme se contemplait, de profil, dans une féline torsion de buste faisant saillir sa hanche, et avec des gestes lents, des étirements calculés de bras, il allait à la rencontre de son double. La tête renversée, les yeux mi-clos et frémissants d’un voluptueux clappement de paupières, se buvant, s’enivrant de lui-même, il élevait, haut, en arrière, sa face pâlie d’orgueil, où les deux taches noires formées par l’ombre des narines, petites palmes de velours funèbre, se posaient sur l’éblouissement de son teint, comme un macabre rappel au mépris du corps.

— Le drap de cet habit n’est pas du tout ce que je croyais, Jorgon, déclara le jeune homme d’un ton tranchant, pendant que le valet de chambre, un colosse respectueusement incliné, lui présentait l’ouverture de ses manches.

— Monsieur sait bien que son tailleur n’a rien trouvé de mieux.

— Oui, je sais. Réaliser quoi que ce soit en fait d’absolu, serait-ce un absolu de gravure de mode, est décidément impossible. Et le muguet rose ? l’as-tu trouvé, toi ?

— Ah ! Monsieur Paul, il n’existe pas de muguet rose ! J’ai couru tous les fleuristes du boulevard, et ils m’ont regardé comme un idiot, sauf le respect que je vous dois. Chez Hortense, on m’a expliqué qu’en croisant un certain plant dit des Alpes avec une espèce cultivée, et en les arrosant d’une mixture dont je n’ai pu retenir le nom, mais que Monsieur votre frère connaîtrait bien, lui, on obtiendrait peut-être la nuance ; seulement, la fantaisie coûterait plus cher qu’elle ne vaudrait.

Paul fronça légèrement ses sourcils bruns, semblables à deux délies de calame.

— La fantaisie, Jorgon, il n’y a que cela qui vaille, tu m’entends ?

— Oui, Monsieur Paul.

Le jeune homme passa l’habit, secoua ses cheveux blond-clair qui se séparaient, à la Stuart, en deux naturelles ondulations, couronnaient son front de deux fluides croissants d’ambre, puis dit d’un impérieux accent :

— Mes perles.

Jorgon tendit un écrin où dormait la candeur de trois énormes perles fines. Paul les posa sur sa chemise, méthodiquement, en s’approchant de la gerbe lumineuse, et à cet instant il eût été difficile de distinguer l’éclat de ses ongles polis du brillant des perles qu’il touchait.

— Quel temps fait-il, Jorgon ? interrogea le jeune homme.

— Pas fameux, Monsieur Paul. De la boue comme s’il en pleuvait. J’ai commande le coupé pour dix heures.

— C’est bon, va me chercher mon frère. Tu l’habilleras ici.

Jorgon se retira.

Seul, Paul se tourna vers le centre de la pièce. Du regard, il cherchait quelque chose, anxieusement, et ses yeux, redevenus obscurs, communiquèrent à son visage orgueilleux une singulière dureté.

Le cabinet de toilette de Paul-Éric de Fertzen, somptueux comme un boudoir de reine, était ouaté de portières égyptiennes, où rutilaient, sur un fond d’azur assombri, un ciel reflété par le Nil au crépuscule, les lourds scarabées d’or. Il se meublait d’un grand lavabo de marbre vert et d’une vaste armoire, en bois de cèdre, travaillée à jour, ornée de volutes de nacre dont les pâleurs translucides donnaient l’illusion de la voir peu à peu s’envelopper d’un rayon lunaire. De chaque côté de l’armoire s’appuyait un fantoche de la hauteur d’un homme, monstrueux joujou de collégien trop riche, peut-être bizarrerie de fol adolescent point encore guéri de ses anciens caprices d’enfant gâté. À droite, Polichinelle, mi-partie rose et jaune, élégant, fade à lever le cœur, le visage enluminé de sa traditionnelle lie de vin, bossu à souhait, coiffé de son gigantesque chapeau dont les grelots de vermeil tintinnabulaient quand on fermait les portes. À gauche, un scaphandrier, muni de sa lanterne, harnaché de ses nombreux fils de cuivre et tuyaux de caoutchouc, sa hachette de combat au flanc et sa phénoménale tête creuse masquée de ses loupes de cristal, effrayantes parce qu’elles scellaient le mystère d’un intérieur vide.

Au faîte d’une étagère d’ivoire, dominant les fantoches, un vase de verre vénitien, léger, glacial comme le souvenir d’un matin de gelée blanche, épandait, au-dessus de la complication des odeurs artificielles et des gestes de comédie, l’exquise simplicité d’une branche de mimosa.

Paul cherchait toujours, tournant autour du lavabo et de l’armoire. Ses pieds étroits, engainés dans des souliers vernis, très pointus, prenaient un aspect de griffes rôdeuses et leurs glissements luisants étaient inquiétants à suivre le long des tapis d’une neigeuse douceur. Il vit l’objet dont il avait besoin, en s’arrêtant devant le scaphandrier. Il détacha la petite masse d’armes qui pendait à la ceinture du mannequin, puis, ployant le genou, coucha la toison d’ours d’un revers de mains et fixa, du bout de ses ongles, sur la surface plane, la troisième perle qu’il n’avait pas encore mise. Alors, levant sa hachette, il frappa. La perle s’enfonça dans le tapis mais ne s’écrasa point.

— Très bien, murmura le jeune homme. (Et il ajouta d’un ton de gouaille :) Pas d’erreur, c’en est une !

Il se leva pour mieux examiner la perle qu’il avait reprise et ses yeux eurent un éclair, sous leur extraordinaire frange de cils.

— La fourrure l’a préservée. Recommençons l’expérience.

Rapidement, comme s’il avait peur de lui faire grâce, Paul alla frapper le bijou sur le bord de son lavabo ; au second coup, maladroit, le marbre se fendit ; au troisième la perle éclata avec un bruit sec, un petit bruit de ressort se détendant. Cette fois, elle était morte.

— Voilà, soupira Paul en lâchant le marteau. Ce qui différencie les vraies des… autres, c’est qu’il faut trois coups pour les broyer. Encore un absolu de fichu !

Mélancolique, Paul de Fertzen revint à son miroir, sa seule beauté lui paraissant, désormais, cet absolu de rêve ; et à force de se regarder de face, de profil, d’étudier le réseau de ses veines, de compter les poils du duvet de ses lèvres, il se trouva une ride aux coins de la bouche, une minuscule ride, trace persistante de son rire de gamin méchant, sinon vicieux, virgule ponctuant ses sourires les plus affectueux d’une nervosité perverse.

— C’est le rictus maladif de mon aîné ou que le diable m’emporte ! Cela se gagne donc, les rictus ? Je préférerais vraiment tenir autre chose de lui.

Il se saisit d’une houppe à poudrer, l’employa sans aucune expérience et s’enfarina les joues.

— Je manque de métier, s’avoua-t-il, boudant. Nous implorerons une dernière leçon de la comtesse Geneviève.

Il jeta la houppe.

— Des rides, à dix-huit ans, reprit-il de très mauvaise humeur, non, c’est trop bête ! Des rides de vieux penseur, moi qui voudrais tant ne penser à rien !

Des draperies s’écartèrent ; Jorgon, rentrant, s’effaça pour laisser passer un homme d’une trentaine d’années, encore plus grand que lui.

Cet homme était vêtu d’une, redingote fermée, sorte de soutane courte, qui l’enveloppait hermétiquement, faisant sa silhouette austère. Il paraissait souffrant, malgré son attitude calme ; son visage était blême et sa bouche frissonnait nerveusement sur ses dents serrées. Il avait des yeux d’eau noire, des yeux sans regard direct, mais si larges, sous leur sourcil placé haut dans le front, qu’il semblait voir par tout son visage et non par des prunelles fixées à un endroit précis.

Il s’arrêta une seconde sur le seuil du cabinet de toilette, élevant devant lui sa main ouverte comme pour protéger une flamme.

— Éric, dit-il d’une voix grave, un peu sourde, c’est ridicule de t’adoniser ainsi.

Et découvrant ce qu’il portait, il lui montra un brin de muguet dont les clochettes tremblotantes étaient, par miracle, d’un rose idéalement tendre.

Éric poussa un véritable miaulement de joie, sauta sur la fleur.

— Où l’as-tu trouvée ? Jorgon disait que ça n’existait pas.

— Je ne l’ai pas trouvée, je l’ai créée, si je puis me permettre cette expression ambitieuse. Mais l’air chaud, la lumière… Enfin, pourvu que cela dure une heure, c’est, sans doute, tout ce que tu demandes.

— Reutler, tu es un dieu.

— Merci bien. Étant dieu, j’empêcherais, d’abord, les hommes de changer la couleur de mes plantes. À propos : où allons-nous, ce soir ?

— Chez la comtesse de Crossac pour la rupture. Et après… petite noce… voir des filles… sais encore pas… au hasard !

Paul, en parlant, flairait la fleur avec un froncement de narines voluptueux.

— Et ce muguet sent le muguet, ma parole ! Jorgon, grand paresseux, dépêche-toi donc d’habiller mon frère.

Ce fut vite fait. L’aîné se débarrassa lui-même de sa redingote et prit, n’examinant rien, un habit de soirée de drap fort ordinaire. Jorgon administra un coup de brosse à ses cheveux bruns, poussant drus, du geste négligent d’un qui sait que celui-là n’y met pas la moindre coquetterie.

Toute la face de Jacques Reutler de Fertzen aurait témoigné de l’harmonie d’une âme vraiment noble, n’eût été le tourment douloureux de sa bouche que crispait un tic nerveux, suite d’une abominable fièvre d’enfance. Il ne riait presque jamais, craignant d’accentuer ce tic et de déformer son visage jusqu’à le rendre hideux. Imberbe, il en était réduit à caresser ses lèvres d’un mouvement machinal qui semblait ciseler peu à peu sur sa bouche de grand taciturne un sourire de gaieté inexplicable. Sa tête puissante se cintrait, des deux côtés des tempes, de deux lignes elliptiques pour laisser naître une pointe de cheveux au centre du front, et ses yeux larges s’auréolaient comme de deux halos sous leur double courbe de poils noirs.

Sa toilette terminée, Reutler vint se poster contre la glace, tournant le dos à son image, qu’il jugeait hostile, et contempla vaguement, au-dessus de son frère, le vase vénitien rempli de mimosa.

— Jorgon, demanda Paul, cherche-moi trois boutons de rubis.

— Monsieur renonce à ses perles ?

— J’en ai brisé une… par mégarde, répondit dédaigneusement le jeune homme.

— Ou… sous un coup de marteau, fit l’aîné dont le regard vague scrutait, cependant, les plus minimes détails.

Paul se mit à rire.

— On ne peut rien te cacher. Soit, je l’ai brisée volontairement. Je voulais savoir si c’était solide.

— Une jolie sensation, pas ?

— Charmante. Comme un petit craquement d’œil de poisson frit sous la dent, mon cher.

— Des yeux de poisson frit à mille francs la paire ! Un peu ruineuses, les sensations de mon cadet !

Paul de Fertzen eut une moue.

— Le défaut de ton système d’éducation, Reutler. Tout approfondir d’un seul coup, fût-ce d’un coup qui broie, pour aller plus vite à la sagesse.

— Passe encore de broyer des perles, mais des cœurs de femmes, Éric, tu devrais y réfléchir.

Reutler grondait d’une voix lente, basse, où l’on sentait vibrer d’intenses émotions, pourtant, demeurait sans geste.

— Voyons, reprit-il après un silence, où en es-tu avec la comtesse de Crossac ?

— J’en suis… que j’en ai plein le dos, déclara le jeune homme spontanément trivial.

Ce disant, Paul s’empara d’un flacon que lui tendait son valet de chambre et, comme s’il accomplissait un rite, il en versa le contenu autour de lui, traçant un cercle parfait et ayant bien soin qu’aucune goutte de l’essence ne rejaillît sur ses vêtements.

— Quoi, cela, Jorgon ? dit-il, humant le parfum.

— Violettes russes et ambre royal, répondit Jorgon d’un ton déférent.

— Allons donc, espèce de païen ! Tu t’offres des libations, maintenant ! s’écria Reutler dans un léger mouvement de révolte.

— Pas du tout. Tu m’avoueras que rien n’est plus vulgaire qu’un homme qui se parfume directement. Moi, je respire l’odeur en question et la fais respirer à mes habits. Cela suffit pour que certaines délicates fragrances s’attachent à ma personne sans incommoder mes voisins. Seulement, cette méthode en dépense pas mal. Il faut sacrifier une grande quantité d’essence pour obtenir un bon dégagement d’effluves, tu comprends ? Avec un vaporisateur, le résultat est nul et on n’est jamais sûr de ne pas être atteint…

— En effet, une excellente méthode… que doivent apprécier surtout Messieurs les parfumeurs. Revenons à la comtesse, Éric. As-tu bien réfléchi ?

— Je ne réfléchis pas, je me décide.

— Et le motif ?

— Je connais Geneviève de Crossac depuis trois ans et elle a ton âge. Ça deviendrait une union légitime. C’est déjà une habitude. Au mien d’âge, tu ne voudrais pas ? Ensuite, quelle impudeur de demeurer le féal d’une dame qui vous a déniaisé ! C’est un peu comme si, majeur, on couchait toujours avec sa nourrice. Jorgon, bouche-toi les oreilles !

Jorgon fit entendre un petit rire courtisanesque, indiquant qu’il était blasé sur les intempérances de langage de son jeune maître.

— Madame de Crossac est encore belle, de relations… sûres. Elle n’a pas mon âge, tu exagères, Éric, appuya Reutler.

— Elle est plus âgée que toi, car elle est sentimentale. J’imagine que les femmes deviennent sentimentales lorsqu’elles sont fatiguées.

Reutler éclata de rire. Sa bouche se tordit, laissant fuser un rire violent qui avait plutôt l’air d’une explosion de souffrance.

— Tu es vraiment très fort, Monsieur mon cadet.

— Non, je t’assure, il m’est impossible de continuer à tourner les pages de ses romances. Par patriotisme, elle réprouve la musique allemande, que j’aime, et ça nous induit en discussions. Je ne saurais discuter davantage !… Dis voir, grand Reutler, cet habit me va, hein ? Mais l’étoffe, ce n’est pas ça, je voulais autre chose.

— Que désirait son altesse ?

— Un noir plus profond, plus suie et de la soie dans la trame du drap. De la soie qui m’aurait donné par ses discrets jeux de lumière un incendie couvant sous une nuit épaisse, un brasillement de soie fluide sous une laine molle et sombre comme une fumée. Je voulais aussi le grain de l’étoffe comme un grain de peau, onctueux, huileux, une espèce de drap imitant l’épiderme du nègre. Par exemple, coupe irréprochable. Hum !… Malgré que le pantalon fasse un pli, là, sur la cheville, au lieu de tomber absolument droit. Vexant, ce petit pli, qui devient énorme parce que je suis seul à l’apercevoir. Tiens… juge toi-même.

— Et la jolie Marguerite Florane, pourquoi l’as-tu lâchée, celle-là ? Toujours par pudeur ? questionna l’aîné sans regarder l’endroit du pantalon qu’on lui désignait.

— Marguerite ? Elle s’était mise à m’aimer pour de bon et me faisait brûler sous le nez un encens qui fleurait vraiment un peu trop la pastille du sérail.

— Je sais qu’elle a eu beaucoup de chagrin, Éric !

— Préférerais-tu que ce fût moi qui l’eût, le chagrin ?

— Peut-être. Cela t’occuperait sérieusement.

— Cela pourrait-il me faire oublier que mes derniers vers n’ont rien d’original ? grommela Paul de Fertzen, dont les prunelles étincelantes s’assombrirent de nouveau.

— Tiens ! Tiens ! Alors la chimère finit par te prendre aux moelles ? En ce cas, je t’absous. Soit, nous irons chez la comtesse.

Paul, qu’on entourait d’une pelisse d’astrakan, posa la main sur l’épaule de son frère aîné et le regarda, dans les yeux, affectueusement.

— Je disais que ton système d’éducation était déplorable : je m’explique. Ton contact me rend difficile. Je cherche, en tous et en tout, la parité du lien intellectuel qui nous unit, sans arriver à en découvrir même l’illusion. Je demande aux femmes de m’être apaisantes et elles m’énervent : je supplie l’art de m’exalter et il m’humilie. Toi, tu ne m’as jamais ni impatienté ni blessé. Je vais bien, ma foi, jusqu’à vouloir, dans les objets, l’inébranlable solidité de ta poigne ! Non, je ne peux m’unir entièrement à rien et je suis fou de penser que c’est toi, mon frère, qui es cause de mes multiples déconvenues. C’est le moment critique où, manquant de point de comparaison, on se sent l’envie basse de reprocher à son initiateur d’être trop haut, de planter là le bonhomme trop parfait pour aller courir après un absolu plus bourgeois. Fuir ! j’ai envie de fuir, mon grand !

— Seul ? interrogea l’aîné dont la voix monta, très grave. Si telle est ta volonté, tu es libre. Je te l’ai déjà dit : je t’ouvre, d’avance, toutes les portes.

— Non ! Non ! Est-ce qu’on peut se fuir soi-même ? murmura Paul secouant la tête. Allons-nous-en tous les deux, puisque nous sommes le monde à nous deux. Allons-nous-en, et pas pour des voyages, car la terre est si mesquinement ronde qu’on ne doit pas garder longtemps le désir de tourner autour. J’ai assez des voyages, comme j’ai assez de ces dames ! Ah ! les nouveaux printemps des anciennes contrées sont toujours de vieux printemps ! Puis, l’approche de l’Exposition[1] me donne la nausée. Tous ces peuples qui vont venir nous voir dans notre cage et qui nous jetteront du pain à travers nos barreaux (à moins qu’ils ne nous arrachent quelques plumes) me poussent vers la nudité libre des campagnes… Je t’entends ! Je n’aime pas la campagne. Eh ! je ne sais plus ce que j’aime ! Cependant, Reutler, je te jure que je me sens attiré par la solitude. Je devine, dans la nature, une bouche terriblement muette dont je voudrais les baisers, sans autre explication. Allons à Rocheuse. Ce sera drôle. Hein ? Jorgon, en plein hiver !… Créons-nous un exil d’héroïque travail où la femme ne sera plus qu’une question d’hygiène. Oh ! je nous vois, mon cher grand, fourrageant, à des époques fixes, les mêmes dessous rustiques de la même paysanne complaisante qui nous dirait, en se retirant, sans rougir : « Ces Messieurs ont bien de la bonté ! »… Et quelle furie de vie intime, de causeries scientifiques, d’expériences à propos de la neige ou de la foudre, que de livres dévorés en commun et quel silence, tout à coup, entre nous deux, qui, décidément, ici, n’avons pas le temps de nous recueillir. Toutes les bibliothèques sens dessus dessous, et, levant nos fronts, après une journée de labeurs féroces, tous les nuages escortés, par nos yeux ravis, jusqu’au bout de l’horizon !… Reutler, mon grand, est-ce que tu as une idée bien nette de cette vie-là ? Réponds un peu ?

L’enthousiaste jeune homme se dressait sur ses pointes comme une danseuse au milieu d’un décor. Il oubliait Jorgon, demeuré debout, devant lui, offrant les gants de la main droite pendant que sa main gauche présentait respectueusement le claque doublé de satin blanc. Tourbillonnant dans ses idées tumultueuses de poète capricieux, comme une fille qui froisse des dentelles sans pouvoir en choisir aucune, il semblait prier son frère de l’admirer sous ce passager travestissement d’une pure pensée d’exil. Reutler haussa les épaules.

— Divagation littéraire ! Tu aurais vite assez de la retraite, mon petit. Voyons, partons-nous ?

Plus blême, plus nerveux, il ajouta :

— Et c’est pour suivre les nuages que tu quittes la comtesse ? Tu mériterais le fouet !

Reutler boutonnait son manteau ; ses doigts, agités d’un frisson convulsif, déchirèrent l’angle de son col de fourrure.

— Jorgon, mes agrafes ne tiennent pas. Tu es si occupé à pomponner mon cher frère que tu ne visites pas mes agrafes ! Vieux Jorgon, je ne suis pas content. Allons ! Dépêchons-nous… L’odeur de cet ambre royal est vraiment intolérable ! On se croirait chez une catin, ma parole !

Aussi pâle que son plastron de chemise, Reutler eut une sorte d’éblouissement. Il fit un pas, chancela, et on le vit frémir, de tout son corps élancé, comme un arbre aux prises avec un vent brutal, puis, il releva la tête, aspira l’air péniblement, mit son chapeau.

— Reutler, mon Dieu, qu’est-ce que tu as ? s’écria Paul de Fertzen en se précipitant vers son aîné, la physionomie très inquiète.

— Rien du tout. Ma névralgie qui me relance. Voici une heure que je suis asphyxié par tes sacrés parfums. Tu sais que je ne peux pas supporter les odeurs fortes et tu en inondes les tapis ! Quand je serai dehors, j’irai mieux. Es-tu prêt ?

Jorgon, confus, murmura :

— Monsieur le baron ne devrait pas sortir, si c’est sa névralgie, il fait très froid, un froid humide…

— Veux-tu que nous restions ? demanda Paul hésitant.

— Non, mon petit, répondit Reutler, affectant un ton d’ironique gaieté que démentait la profonde mélancolie de ses yeux, sortons, au contraire ! Inutile de réfléchir, nous ne pouvons plus que nous décider, selon ta formule !

Jorgon écarta les portières égyptiennes, où rutilaient, dans une ombre bleue, de métalliques scarabées, et les deux frères sortirent.


II

Le salon de Mme Geneviève de Crossac était officiellement banal. Aux murs, jaunes et or, sans draperie et sans bibelot, quelques tableaux de l’école sévère, manière bitume, faisaient des trous sombres, soupiraux de cave ouverts sur des paysages historiques datant de 1789, dans lesquels tous les arbres se donnaient l’allure de peupliers de la liberté. Une splendide cheminée, formant l’accoudoir naturel des diseurs de poèmes, vous réfrigérait la vue, dès le seuil, par la masse imposante de son marbre blanc et son petit feu de bûches symétriques. Sur ses consoles, pesait un lourd Vercingétorix de bronze, à qui le sculpteur, un naïf travaillant pour antichambres ministérielles, avait infligé le sourire bête d’un récent agitateur du peuple. Les meubles, rares, exhibaient d’antiques modes romaines. Lits-canapés pompeïens, x de centurions, chaises curules, banquettes de casernes agrémentées de housses à crépines, se groupaient au hasard comme tout étonnés de se rencontrer là. Face au petit feu de bûches symétriques, dans une ancienne alcôve montrant encore, sous ses successives couches de stuc et de dorures, les gonds ouvragés de ses portes absentes, la maîtresse du lieu avait organisé un théâtre, beaucoup trop exigu, sur lequel cette charmante femme aimait à jouer des rôles sentimentaux. Dans la même alcôve, durant l’ère du premier Napoléon, une autre comtesse de Crossac était morte d’une mort violente, racontait la légende, en jouant un rôle bien moins innocent que les drames de Geneviève, et il était piquant d’entendre la troisième Crossac prédire, à cet endroit fatal, les malheurs des femmes incomprises.

Le mari de ce bas-bleu politique, personnage coté dans les sciences, fauteur d’un traité remarquable sur les atomes, expliquait, en ses jours de bonne humeur, qu’une tache brune, du sang, se voyait sur la tenture de l’alcôve. À la vérité, il n’en était pas très certain, mais cette relique de famille lui tenait au cœur, comme le brevet de vertu de toutes les Crossac passées, présentes et futures. Bon, affable, portant spirituellement une tête chauve de vieil employé de bureau, il essayait de se dissimuler le plus possible parmi les adorateurs de Geneviève, et considérait sa femme comme une créature privilégiée, destinée à rendre des services d’ordre public, une gloire française enfin. Pouvait-il ignorer les frasques de la comtesse ? C’était difficile ! Cependant, le couple, aux cérémonies parisiennes, grands dîners, premières, inauguration de statues ou d’expositions, faisait son effet de dignité, immanquablement, selon les lois obscures qui régissent l’apparition des vieilles comètes, et, malgré les bruits scandaleux circulant sur Madame, les journaux sérieux n’oubliaient jamais de s’extasier, en les flatteuses épithètes d’usage, au sujet de la touchante solidarité qui unissait les deux époux.

Saint-Simon prétend que, seules, les femmes de cour ont le droit de tromper leur mari. Les bas-bleus, ayant remplacé, en France, les femmes de cour, semblent conserver pieusement la tradition du… coupe-file matrimonial. Pour Geneviève de Crossac, ses nombreux amants étaient même le meilleur de son bagage littéraire, car elle faisait encore plus de romanciers et d’attachés d’ambassades que de bons livres. Son influence, émanant d’une ancienne liaison avec un célèbre tribun républicain, se propageait efficacement jusqu’aux pires ennemis de cette défunte puissance, pourvu qu’ils fussent jeunes et de volontés souples. Le mari, d’origine bonapartiste, en bénéficiait de temps en temps. Cela n’ahurissait plus personne ; on en avait pris l’habitude, comme on prend l’habitude, dans les sociétés officielles, des choses absurdes qui se répètent souvent.

Geneviève incarnait à merveille le type de la Gauloise. Grande, active, se mêlant de tout ce qui ne regarde pas les femmes, son visage ovale, diadémé d’une belle chevelure châtain, dominait altièrement les occultes conseils de guerre ; elle possédait des yeux bleu-pervenche très doux, un peu hagards, une bouche sensuelle très rouge, et commençait à s’épanouir en un embonpoint de matrone qui attend le retour du fils tué par les barbares, les pieds solidement attachés au sol glorieux de la patrie. D’ailleurs, sans enfant, elle jouait volontiers à la poupée avec les destinées de la France. Mignarde, cruelle, sotte, impérieuse, le cerveau fleuri de myosotis, elle se croyait une mission, tâchait de ne pas y faillir et chaque matin constatait, le long des colonnes de ses journaux préférés, qu’elle élevait, de plus en plus, l’adultère à la hauteur d’une institution nationale. Elle ne se sentait pas aussi coupable que d’autres, parce qu’elle racolait des hommes pour l’amour de son pays. Elle leur inculquait, entre deux caresses, de dignes pensées de revanche, le respect du pantalon garance et celui de la république.

Son cercle de gardes d’honneur était restreint ; elle les choisissait mûres et on trouvait, chez elle, un lot de vieilles dames, dont les lointaines culbutes diplomatiques et les joues tombantes pouvaient, à la rigueur, lui servir de repoussoirs. Vis-à-vis de ces reines déchues, la comtesse Geneviève faisait son Agnès, quêtant leurs approbations avec une déférence candide, se croyant redevenue chaste à leur répugnant contact. Mais, toutes devaient ajouter un reflet aux lambris dorés du salon jaune, et si, elle, Madame de Crossac, née Briffault, sortait de la plèbe, elle n’admettait, autour de sa chaise-longue Récamier, que des blasons datant de plusieurs siècles. Façon originale d’honorer le système démocratique.

Bien au contraire, le comte de Crossac — éternelle querelle entre les deux associés — avait la manie de favoriser le rastaquouérisme. Tandis que, tour à tour, la duchesse de Grandval, la princesse de Rienzi, la marquise de Beauffrat, ornaient de leur précieuse cariatide émaillée le meilleur coin de la belle cheminée blanche, l’incorrigible savant, directeur d’une revue de découvertes internationales, non moins qu’inutiles, leur opposait les noms fabuleusement étrangers des grands écumeurs de mers antarctiques. Et les jeunes colonels, égarés sur ce terrain de fausses manœuvres, disaient même tout bas que, certains soirs, à l’abri du manteau de la cheminée virginale, on se serait cru au corps de garde… avec cette différence, pourtant, que l’avancement y était plus rapide.

Le baron Jacques-Reutler de Fertzen, dont le nom devait mal sonner aux oreilles de la Gauloise avait été reçu, par l’époux, d’abord dans la rédaction de la revue scientifique, ensuite toléré par l’épouse directrice du salon jaune. En réalité, Reutler, le taciturne Reutler, désireux de fournir quelques distractions mondaines à un jeune frère hors de pages, s’était laissé piloter, sous prétexte d’un article concernant les fouilles de Memphis, mais il maintenait ses distances, car les manières félines de Geneviève le dégoûtaient profondément. La comtesse, de son côté, qui publiait des poésies printanières au milieu des citations archéologiques de de Crossac, ne lui pardonnait pas ses oublis d’assidu lecteur de la revue. Ce grand. Monsieur froid, vivant à l’écart des odes myosotico-patriotiques, l’exaspérait, tout en l’intrigant, elle, l’intrigue faite femme. Il ne lui parlait guère de revendications sentimentales, et elle devinait que la seule revanche qu’il aspirât à prendre était de se tirer, au plus tôt, de ce guépier intellectuel. Du reste, sans qu’ils se le fussent avoué, ils couvaient tous les deux leur drame, et, sans jamais s’être heurtés ostensiblement, ils se méprisaient l’un l’autre, quoique pour de tout différents motifs.

Ce soir-là, Reutler, pénétrant chez Geneviève, eut l’intuition que leur drame allait se dénouer.

Madame de Crossac, vêtue d’un peplum blanc serti d’une grecque de turquoises, très en beauté, préparait ses invités à l’audition d’une œuvre inédite. Ses doux yeux gardaient une singulière humidité, traces de pleurs ou joie de vivre, et son bras superbe se posait, familièrement, sur les épaules de ses plus vieux spectateurs, en tressaillant, par instant, d’un nerveux repliement de couleuvre. Elle faisait sa presse d’avance, assurant que l’auteur n’en était pas à son coup d’essai, bien qu’il désirât conserver l’anonymat, sa situation de personnage politique lui permettant la modestie. On savait ce que cela voulait dire, d’autant qu’elle ponctuait ses discours de petits sourires minaudeurs, comédie-prologue à laquelle nul ne se méprenait et dont elle était seule dupe, se supposant dans un rôle à la fois spirituel et délicat.

Elle semblait, pourtant, perdre un peu de sa belle assurance de princesse grecque devant l’aréopage, quand elle regardait les portes. Manifestement elle attendait quelqu’un. Les frères de Fertzen arrivés, elle respira, et, avec une perfidie toute calculée, elle se trouva, justement, en face de Paul-Éric, tournant le dos à Jacques-Reutler.

— Comme vous êtes en retard, Messieurs, dit-elle, ne s’adressant qu’au plus jeune homme. On va lever le rideau. Le principal acteur est sur le point d’aller s’habiller.

Le principal acteur, c’était elle. Paul répondit, d’un ton d’emphase persifleuse :

— Nous le déplorons, chère Madame, car mon frère et moi nous ne venions ici que pour saluer l’interprète.

— Prenez garde, cher Monsieur, l’auteur pourrait vous entendre.

Des rires discrets s’élevèrent dans l’entourage.

— S’agit-il d’un jeune ou d’un… maître ? questionna Paul effrontément.

— Mais non, ni jeune, ni vieux… un anonyme.

Paul lui coupa la parole avec un infernal aplomb :

— Un auteur anonyme doit être sourd, sinon il manque à tous ses devoirs.

Les rires s’accentuèrent. Le terrible garçon ajouta, offrant péremptoirement son bras :

— Oserais-je, Madame, vous prier de m’introduire dans les coulisses ? je brûle du désir de lui être présenté. De notre temps, ce sont les anonymes qui font la réputation de ceux qui tiennent à signer !

— Quel mauvais sujet vous devenez, Monsieur de Fertzen, répliqua la comtesse, posant son bras tremblant sur celui qu’on lui offrait. Si vous n’étiez pas encore un enfant, je me fâcherais tout rouge. Allons ! je vais vous confier le nom de l’auteur, pour vous épargner de pires étourderies, sous le sceau du secret, par exemple… (D’un geste vif qui essayait de nier la quarantaine, elle ouvrit son éventail et se pencha.) Paul, prononça-t-elle à voix basse, dans ma chambre, par le chemin que tu connais. Tu gratteras deux fois, selon l’habitude. Jane t’ouvrira et nous nous expliquerons, pendant que je passerai mon costume. Moi, je suis obligée de faire ma ronde.

Paul hocha la tête d’un air convaincu.

— Oh ! déclara-t-il, tout haut, voilà un pseudonyme transparent ! Je vous remercie, Madame, de me mettre sur la bonne piste.

Et s’inclinant, il abandonna la place, faisant semblant d’aller rejoindre le comte de Crossac qui causait avec son frère.

Le mari estimait fort le baron Reutler, ce grand grave dont les périphrases lentes avaient l’air de prendre des précautions oratoires pour la calvitie de son interlocuteur. On causait chimie des heures entières, front à front, hors du monde ; et pour le récompenser de son attention, de Crossac volait quelques idées à de Fertzen, de ces idées qui vous amènent souvent à une bonne petite invention industrielle, sans qu’on y songe plus que de raison. D’ailleurs, ce grand-là, d’origine autrichienne, n’avait pas la mine d’un qui désire follement enrichir la France de nouvelles découvertes. Il s’exprimait en amateur, comme un dépaysé qu’aucune gloire n’intéresse.

Paul, passant derrière son frère, le poussa du coude, tout en saluant très gracieusement le comte de Crossac.

— Je vais où tu sais, glissa-t-il à Reutler. Serai pas long. Nous partirons dès le rideau levé, j’y tiens.

Et le jeune homme s’éclipsa par le corridor dit des coulisses, pendant que son aîné ressaisissait le fil d’une anecdote relative à la dernière fouille du sarcophage.

Dans le corridor, Paul de Fertzen se retourna ; il aperçut, au bout de ce couloir obscur, la claire perspective du champ des têtes, ondulant sous les rutilances du salon jaune. La plupart de ces crânes d’hommes étaient chauves comme celui du mari, et, de loin, cela rappelait un parterre de gros pavots blanchâtres, encore en boutons. Se détachant de cet arrière-plan ridicule, la silhouette sombre de son frère paraissait grandir prodigieusement. Il le voyait ciseler son éternel sourire énigmatique avec son index, comme quelqu’un qui, de là-bas, lui eût recommandé le silence.

— Ou je suis halluciné, ou l’on jurerait que Reutler n’a plus sa névralgie ! Ah ! mon mystérieux frère, soupira Paul, vous me cachez des choses… Son amant ? Et pourquoi pas ! Il l’a peut-être aimée. Peut-être endure-t-il le fameux martyre de la jalousie à la seule fin de me complaire ! Oui, oui, c’est un beau cavalier, le beau ténébreux ! je m’étonne qu’une sentimentale m’ait donné la préférence. Il a tout ce qu’il faut pour séduire une romanesque. Oh ! Très chic, le genre fatal !

Paul gagnait la porte où il devait gratter. Il gratta, bougonnant :

— … Malheureusement, ce n’est pas le mien. Quelles corvées, ces ruptures !

Tout aussitôt, une jeune fille vint ouvrir.

— Bonsoir, Monsieur de Fertzen, fit-elle gaiement. Tiens ?… vous arborez le muguet rose ?… Il n’y a que vous pour dénicher des fleurs impossibles ! Vos boutonnières font mon admiration !

Elle referma la porte, retendit des draperies.

— Madame va venir, ne vous impatientez pas, Monsieur de Fertzen, et tenez vous tranquille, pendant que je prépare le costume.

Paul se trouvait dans le sanctuaire : une chambre à coucher, ornée simplement de quatorze portraits, grandeur nature, représentant l’idole en ses multiples rôles de comédienne pour théâtre intime. Il y avait une pauvresse aux yeux timides (littérature Coppée), une aventurière conspiratrice (feuilleton Alexandre Dumas), des mondaines froufroutantes (style Bourget), une Jeanne d’Arc salvatrice (drame anonyme). On se serait cru dans un musée de cires. Le lit, très pensionnaire, se voilait de mousselines, et, sur la cheminée, on voyait se dresser, tel un menaçant sommet d’avalanche, le buste en plâtre de l’époux, toujours nu-crâne.

Mademoiselle Jane Monvel, petite lectrice doublée d’une femme de chambre, créature sans sexe défini, alignait des pots de fards, déployait des jupes. Elle avait les mouvements pleins de grâce d’un joli singe apprivoisé.

— Mais sacrebleu, Mademoiselle Jane, s’écria le jeune homme, toujours à son aise au milieu des chiffons, c’est là une défroque de bal public ?

Jane leva hypocritement les yeux au ciel.

— Pouvez-vous dire, Monsieur Paul ! Un si beau costume de cantinière de mobiles !

Ils se regardèrent une minute, elle, se mordant les lèvres, lui, pinçant la bouche. Alors, elle vint à lui, toute haletante de curiosité.

— Est-ce vrai que vous voulez rompre avec Madame ?

Paul fronça les sourcils.

— Ah ! On vous a déjà fait des confidences !

— Madame a pleuré toute la nuit. Je lui ai lu Phèdre… comme dès que ça ne va plus. C’est le critérium, voyez-vous. Quand Madame demande à ce qu’on lui lise Phèdre, je pressens que quelqu’un va l’abandonner.

— Vous devez savoir Phèdre par cœur, ma pauvre amie ! Sérieusement, Jane, je ne peux plus me laisser mener en lisières. J’ai bientôt dix-neuf ans. Elle me gronde, elle m’adore, elle me bat, il faut que je corrige ses vers, elle prétend corriger les miens, elle veut tuer mon frère, se tuer, me tuer, elle m’a fait changer quatre fois de garçonnière depuis que j’ai l’honneur de la recevoir chez moi, persuadée que Reutler est au courant… Enfin, vous êtes charmante, Jane, et je vous dois de bonnes heures, mais, je peux pas y tenir… même pour vous !

Bien moulée dans un modeste costume de soie noire, à peine éclairé de tulle blanc au col, Jane avait l’allure contrite d’une institutrice renvoyée, quoique ses jolis yeux fins eussent l’air de plaider une cause qui n’était pas la sienne.

— C’est pas pour dire, fit-elle secouant sa tête ébouriffée de frisons bruns, vous ne connaissez pas votre chance ! Une des grandes femmes françaises ! (Elle ajouta, le ton sentencieux :) Et vous la trompez… comme dans un bois ! À sa place, j’aurais pris les devants.

Elle lui montra ses très petits poings fermés.

— M’en irai bien tout seul, Jane ! Vous êtes féroce, ce soir. (Il lui prit les poignets.) Je vous en prie, pas d’égratignures supplémentaires.

Paul aimait beaucoup ces escarmouches de ruelles avant de plus sérieux assauts. Jane Monvel lui plaisait, parce qu’elle lui donnait l’impression d’un animal noir, soyeux, aboyant pour défendre sa protectrice, tout en se frottant timidement à lui comme pour mendier du sucre.

— Elle vous aime tant, soupira Jane, et elle vous aurait sacré grand homme français, un jour !

— Vous aussi, Jane, vous bottelez le myosotis patriotique ?

— Je suis tellement habituée à vous. Quel est celui qui viendra, maintenant, gratter derrière la porte ?

— Pauvre Janette ! Vous me navrez, car vous êtes une spirituelle créature. Je me rappellerai toujours un certain raccord, que vous fîtes dans une pièce de notre maîtresse, un raccord si plein d’à propos… Hein ? Vous en souvient-il ?

— Monsieur Paul, taisez-vous, par respect pour Madame.

Elle cherchait vainement à dégager ses mains. Paul l’attira plus près.

— Il était minuit, Janette, commença l’impitoyable garçon, l’heure des crimes. Madame, avec des intonations à la Sarah, me lisait sa dernière œuvre ; ça débutait par un barde gaulois et ça finissait par un hussard de la mort. Entre temps, c’est-à-dire le long de l’époque des Capétiens, je m’endormis. Horreur ! Madame était assise en peignoir bleu-azur sur le sofa Récamier, moi, juché sur le pied du lit. J’étais fatigué… Je ne me rappelle plus pourquoi, mais, les bardes gaulois me produisent toujours un drôle d’effet… après certains exercices… Où diable étiez-vous, Jane ? Ah ! vous étiez debout près du lit.

— J’écoutais, moi, Monsieur Paul, interjeta la jeune fille, baissant les yeux.

— Heureuse nature ! Je dormais si bien que ma tête allait exécuter un irrespectueux plongeon dans la courte pointe, lorsque je sentis une bouche, oh ! un effleurement de plume de colombe, — me souffler ceci, dans un baiser : Cheval de bataille ! On en était là de l’histoire, je me levai d’un bond. Cheval de bataille ! criai-je enthousiasmé. La belle rime ! Ah ! Janette vous m’avez presque sauvé la vie, cette nuit-là, et si j’osais vous rendre ce que je vous dois…

Paul se pencha, tenté par les paupières closes de la jeune fille. Certes, elle n’était pas jolie, jolie ; pourtant, quand son teint s’animait, comme en ce moment de trouble pudique, elle devenait, ma foi, fort appétissante.

— Madame ! Voici Madame, balbutia Jane se révoltant. Lâchez-moi donc ! Monsieur Paul, il faut être prudent, réfléchissez, elle se vengera si vous la quittez, elle a tellement d’influence. Surtout, un conseil, ne lui rendez pas ses lettres, en supposant que vous teniez à entrer dans la littérature.

— La littérature entrera en moi, petite, sans que personne ait à se mêler de la question, dit Paul maussade parce qu’il entendait du bruit du côté de la porte. Non, je suis las d’être le joujou de ta maîtresse et je te conseille d’en avoir moins peur… tu es ridicule !

La porte se rouvrit brusquement et Madame se précipita.

— Vite, Jane, mon costume. J’ai été retenue par la plantation du décor. Monsieur de Fertzen, toutes mes excuses.

Elle s’assit sur un pouff, tendit ses jambes à Jane qui, passivement, redevenue la muette complaisante, se mit en devoir de les chausser de mignonnes bottes molles.

— Madame, fit Paul cérémonieux, vous avez perdu ces papiers dans les coulisses. Le manuscrit d’un rôle, probablement, et je vous le rapporte.

Il lui offrait un paquet de lettres qu’il venait de tirer de sa poche.

— Mes lettres ! Vous êtes sinistre, Paul ! Est-ce que je vous les redemande ? (Elle saisit le paquet, le lança dans une boîte à fards.) Mais vous avez juré de m’affoler. (Elle se releva, s’appuya contre une psyché et se laissa dévêtir par sa lectrice qui, du reste, le fit avec un art exquis. Ses épaules émergèrent hors du peplum, les seins apparurent encore très fermes.) Écoute, mon enfant, déclara-t-elle, d’un ton maternel qui jurait un peu avec sa pose d’Aspasie attendant Périclès, je sais bien des choses que je n’ai pas dites… ni reprochées. Une femme comme moi a sa police, elle est renseignée qu’elle le veuille ou non. Tu as eu Marguerite Florane et je ne t’ai pas fait d’observation. Après la grande mondaine, la grande demi-mondaine, c’était presque de rigueur. Mon sourire te fut toujours miséricordieux, mais à cette heure, je m’insurge. Tu as lâché Marguerite et tu veux me fuir. Ce n’est pas naturel. Tu en aimes une autre. Je ne me tolère pas de rivale au point de vue du cœur. Confesse-toi donc franchement, je verrai ce que je dois penser.

— Vous n’avez pas de rivale, Madame, ni vous… ni Marguerite ! Je me retire de votre soleil parce que je suis trop ébloui, je ne peux plus travailler.

La comtesse eut un geste de rage.

— Travailler ? Tu es libre, riche et tu veux travailler ? Il me semble que j’entends la voix de ton frère : occupations graves contre passions frivoles… Jane, mes pantalons, dépêche-toi !

Elle enfila des pantalons de drap noir à bandes rouges et eut toutes les peines du monde à boutonner la ceinture, où ses charmes opulents s’entassaient.

Paul refronça les sourcils.

— Geneviève, dit-il vivement, ceci ne vous va pas du tout, je vous préviens.

— Tu n’as pas qualité pour juger ceci. C’est un costume de véritable cantinière de mobiles. Tu sauras bientôt de quoi il s’agit. Je crois que mon drame est ce que j’ai écrit de mieux. N’est-ce pas, Jane ? Un acte nerveux, violent, sobre, très pathétique ; il leur portera à la tête…

— Comme une migraine, interrompit Paul clignant de l’œil du côté de la jeune fille impassible.

— Soit ! Comme une douleur, un cri de la chair, et j’espère qu’en l’écoutant, Monsieur le baron de Fertzen, ton frère, Paul, saura pourquoi j’ai voulu te ravir à sa domination. Il n’est pas poète, lui, il est la lourde science que j’exècre, d’abord en la personne de mon mari, ensuite dans cet homme froid, cet homme fermé, austère, qui se mêle d’écrire en français des résumés scientifiques dignes… d’un esprit allemand.

— Toujours mon frère ! Parole d’honneur, c’est insupportable, Madame !

On fardait maintenant la figure de la comtesse.

— Oui, cria-t-elle, les lèvres dans un pot de rouge comme si elle buvait du sang, il est ton mauvais génie, celui-là !

— Ce soir, encore, il me faisait votre éloge, ma chère comtesse.

— Allons donc ! Le fourbe ! Il me méprise, il méprise tout le monde. Toi aussi, peut-être, pardessus le marché !

Paul bondit et vint se camper devant la psyché, ses yeux d’un bleu de mer houleuse brillèrent terriblement.

— Geneviève, taisez-vous !

Jane lui jetait des regards de chien battu.

— Oh ! Monsieur Paul, je vous en supplie ! Vous allez surexciter Madame qui manquera son entrée.

— Bonne petite Janette, murmura Geneviève, caressant les joues pâlies de sa lectrice, elle est si dévouée. Voyons, Paul, l’heure s’avance : oui ou non, dois-je me rendre rue de Verneuil, demain, pour notre dernière explication ? J’ai des choses à te dire sans temoin, des choses graves…

— Non, Madame, gronda Paul fouettant la psyché de ses deux gants. Non ! Non ! Non ! Ce que je termine est bien fini. Je garderai à jamais le souvenir de vos bontés pour moi, mais je n’oublierai pas plus votre animosité contre mon frère, animosité qui ne peut résulter que d’une de ces injures dont sont coutumiers les hommes de science : l’austérité des mœurs.

La comtesse éclata d’un rire exaspéré.

— L’austérité de ses mœurs ! Ah ! bien, si j’avais voulu !

— Tu mens ! rugit Paul hors de lui.

— Monsieur de Fertzen, bégaya la lectrice, il ne faut pas vous emporter ainsi. Regardez dans quel état vous mettez Madame.

De grosses larmes coulaient sur les joues de Geneviève, mêlant le rouge au blanc, et ses lèvres tremblaient.

— Jane, balbutia-t-elle, va faire une annonce. Arrange quelque chose, toi si adroite. Dis que le feu a pris dans un rideau, dis ce que tu voudras et fais servir des coupes de champagne. Va vite. Je vais essayer de me calmer, je te le promets, ma pauvre enfant.

Les deux femmes s’embrassèrent passionnément, comme on doit s’embrasser sur le pont d’un navire qui sombre, puis Jane s’éclipsa.

Alors, Geneviève se jeta au cou de Paul et la grande scène eut lieu. Scène déchirante, car la comtesse adorait le jeune homme. La resplendissante beauté de Paul était devenue son vice. Elle ne pouvait plus se passer de lui et, elle qui n’avait jamais été qu’honnêtement dépravée, se surprenait en des fougues d’érotisme capables de confondre même l’imagination de cette Diane, demeurée sentimentale jusqu’aux antres les plus obscurs de la forêt du rut.

Paul reçut le choc malicieusement. D’un geste gamin il lui montra leur silhouette, s’enlaçant dans la glace.

— Tu n’a pas honte ? Tu as l’air d’un homme gras !

— C’est ma foi vrai… qui serait plus petit, un peu plus petit que toi. (Elle rit et s’essuya les joues.) Va, je suis très belle, je te forcerai à m’applaudir, enfant terrible ! Voyons ! Là… Pour qui as-tu un caprice, avoue… je te le passerai, je te le jure !

— Pas de caprice, aucun caprice, sinon de te voir endosser un autre costume. Effroyable, cette mascarade ! Quand on pense que c’est pour séduire mon frère !

Les yeux de Madame de Crossac étincelèrent de fureur.

— Je te répète, Paul, que celui-là est ton mauvais génie.

— Nous allons nous séparer sur des gros mots ? Geneviève, entre gens bien élevés, ça ne se fait pas.

— Je mourrais de notre rupture, Paul.

— Mais non, tu exagères. Tu as écrit déjà quatorze drames, tu en écriras un quinzième. Je T’assure qu’un acte chasse l’autre dans la vie. Adieu, ma belle, et vos lèvres, sans rancune.

— Je dois recevoir un coup de feu à la fin de ma pièce, je ferai charger l’arme !…

— … Si tu y tiens, seulement, remets le costume grec, je te défends de mourir pour moi en cantinière.

À ce moment de leur dispute, on entendit, derrière la porte, la rumeur d’un long applaudissement. L’annonce de Mademoiselle Monvel produisait une détente ; aussi, sans doute, les coupes de champagne.

— Promets-moi de revenir à mes jeudis, au moins ?

— Non, ce serait trop douloureux pour nos nerfs, je préfère nous fuir de toutes mes forces.

Elle boutonna militairement sa tunique, posa sur sa hanche plantureuse un barillet cerclé de cuivre et se coiffa fièrement d’un képi galonné.

— Soit, Monsieur de Fertzen. Vous êtes un lâche ! s’exclama-t-elle d’une voix vibrante.

— Hélas ! chère Madame, soupira Paul se reculant de bonne grâce et reprenant, peu à peu, la tenue correcte de l’homme du monde que l’on prie à un dîner qu’il ne veut en aucune manière orner de sa présence, que voulez-vous que fassent devant vos héroïsmes les pauvres diables de mon espèce ? Vous portez culotte et, dans un temps prochain, j’imagine que vous irez en guerre, tandis que nous resterons tranquillement à fanfrelucher à la maison.

— Vous, surtout, Monsieur Paul-Éric de Fertzen, car vous n’aurez pas le droit de défendre le sol français.

— Plaît-il, chère Madame ? Quel vice rédhibitoire m’empêche, à vos yeux, de servir mon pays ?

Très intrigué, Paul la toisa, la trouvant de plus en plus grotesque. Se préparait-elle simplement à entrer en scène ou allait-elle dire des choses solennelles ?

Madame de Crossac lui jeta ces mots d’une voix dure :

Mais vous êtes Prussien, mon petit ! Est-ce que votre estimable frère aurait oublié de vous en instruire ?…

Paul crispa ses deux mains sur sa poitrine avec un geste fou. Il lui sembla que le fameux revolver chargé venait de l’atteindre en plein cœur. Il pâlit, s’accrocha désespérément aux hampes de la psyché pour ne pas tomber et murmura :

— Enfin ! Cela s’éclaire ! Et votre police est toujours bien informée, chère Madame ? Vous êtes sûre que vos agents ne se sont pas trompés, pour vous faire plaisir ?

Il essayait de railler, n’y arrivait pas et sentait son front se mouiller de sueur.

— Ma police est la meilleure police de France, Monsieur ! Je sais, depuis longtemps, que vous et votre cher frère vous êtes les fils d’un officier d’état-major allemand tué par nous (elle souligna) à la bataille de Villersexel et vous, vous êtes né durant cette même bataille. Votre mère, paraît-il, pouvait, de son lit d’accouchée, entendre tonner le canon.

— Ma mère, râla le jeune homme frissonnant d’une angoisse affreuse, elle était donc française, elle ? Pour Dieu, Madame, achevez-moi !

— Oui, c’était une Française… de piètre race puisque, douze ans avant 70, ses entrailles n’ont pas frémi de dégoût à l’approche d’un uniforme prussien !…

Orgueilleux, libertin, déjà blasé, Paul-Éric de Fertzen n’avait qu’une faiblesse : se laisser toujours glisser jusqu’au fond de ses sensations. Sans trop savoir pourquoi, il poussa un cri de femme qu’on égorge, chercha vaguement un couteau, afin d’égorger à son tour, et tomba tout de son long dans une épouvantable crise de nerfs.

Satisfaite du résultat, la forcenée patriote fit un signe à sa lectrice qui rentrait, sur les pointes.

— Le voilà, ce garçon si fringant ! Il est maté. Tu vas lui faire respirer des sels comme à une jolie personne, et quand il sera revenu, tu le morigéneras. Au besoin, enferme-le à clef !… Est-ce que mes acteurs sont prêts ? Et le souffleur ?…

— Tout va bien, Madame, répliqua Jane que la terreur étranglait.

La comtesse de Crossac, bombant le torse, l’œil tragique, la lèvre impertinente, sortit, à la fois captivante et majestueuse, selon les indications de l’auteur.

III

Paul s’ébrouait comme un jeune cheval dont on cherche à entraver les pieds. Jane le suppliait de se calmer et il se roulait de plus belle, brisait les meubles, déchirait des tentures. Elle jugea qu’il fallait user des grands moyens ou on finirait par tout entendre. Elle le prit à plein bras, le baisa sur les oreilles pour mieux l’étourdir.

— Mon pauvre petit prince Charmant !

Il se redressa, un peu plus maître de ses nerfs, eut envie de pleurer et pleura, le front caché dans la robe de la jeune fille.

— Je suis bien malheureux, Jane, hoqueta-t-il, elle m’a traité de Prussien ! Comprends-tu ?

— La vilaine femme ! Après tout, ce n’est pas de votre faute.

Du moment qu’on n’ignorait pas ses nouveaux titres, il lui parut important de les proclamer :

— Eh ! Je m’en moque ! Je me pensais Français, voilà que je suis Allemand. Tant pis ! Me faire naturaliser, ça m’occupera. D’ailleurs, le premier qui m’insulte, après elle, je lui envoie mon épée dans la poitrine, c’est une affaire réglée. Sans me vanter, petite, j’en joue pas mal, moi, de l’épée, grâce à mon frère le Prussien… Dis donc ? Tu veux bien qu’on t’embrasse, maintenant ? Tu n’as pas horreur de l’ennemi ?

Jane recula, un peu confuse.

— Oh ! Monsieur Paul, quand vous seriez chinois est-ce que ça vous empêcherait d’être joli garçon ?

Paul parut réfléchir profondément à la justesse de cette observation et contempla la jeune fille.

— J’ai une idée : si je t’enlevais ?

Jane poussa un cri de frayeur joyeuse.

— Vous m’enlèveriez, vous ? Bien vrai, Monsieur de Fertzen ? Moi qui rêve de ça depuis que je suis toute petite !

— Oui, Janette, nous allons faire notre acte à notre tour. Donne vite de quoi écrire.

— Il est devenu fou ! songeait la jeune fille en présentant docilement plume et papier,

— Écoute un peu, reprit Paul, ce sera de plus en plus selon les us de son théâtre ! (Et il lut, en écrivant :) « Chère Madame, votre rivale : c’était Mademoiselle Jane Monvel qui ne s’en doutait guère… » — ni moi, ajouta le jeune homme souriant de côté — « … Je l’enlève, histoire de vous prouver que je suis Français, car un homme qui enlève une femme, c’est toujours un Français, vous l’avez victorieusement déclaré dans le tome cinq de vos œuvres complètes. Votre respectueux serviteur, Paul-Éric de Fertzen. » Là… posons cette missive en évidence, sous le buste du mari ! Toi, mets dans un petit sac tes choses précieuses et va m’attendre rue de Verneuil. Tu connais l’entresol ? Il est gentil, je te le donne. Nous aimons la lecture, tous les deux. Nous lirons dans le même livre… Excellente, mon idée, excellente ! (Il se planta anxieusement devant-elle :) Est-ce que ça se voit que j’ai pleuré ?

— Non, ça ne se voit pas !… Mais, vous plaisantez, Monsieur Paul. Je connais trop ses secrets ; elle se vengera, si je vous suis.

— Je te défendrai. On peut avoir des attaques de nerfs et être brave… tu doutes de moi ?

Saisie d’un vertige délicieux, Jane se jeta dans ses bras.

— Je vous adore ! Et puisque l’occasion se présente de vous le prouver… Seulement, laissez-moi lui reprendre ses lettres.

— Je t’interdis ce genre de littérature… point fait pour les jeunes filles. Allons-nous-en comme de bons petits enfants sages. (Paul s’inclina.) Mademoiselle voudra-t-elle bien accepter ma voiture et me recevoir, là-bas, chez elle, passé minuit ?

— Ah ! Je crois que je deviens folle ! Je descendrai par l’escalier de service. Je n’emporterai rien, pas même les robes qu’elle m’a données, je ne veux rien garder d’elle. Au revoir, prince Chérubin !… nous sommes fous !

— Au revoir, Janette.

Paul, en sortant de la chambre à coucher, rencontra son frère, debout, pensif sous l’un des globes-veilleuses du corridor. Sa haute taille semblait toujours plus haute, et ses yeux profonds encore plus sombres.

— J’avais justement besoin de te parler, Monsieur mon aîné, gronda le jeune homme. Je suis obligé de te déclarer que je sais tout, comme au dernier acte. Aussi bien, nous sommes ici dans des coulisses !…

Le regard trouble et lourd de Reutler se concentra sur le revers de l’habit de son cadet.

— Et la boutonnière de muguet rose est devenue noire. Réaction prévue.

Paul abattit sa main volontaire sur la fleur, l’écrasa.

— Pas l’heure de railler, je t’assure. Pourquoi ne m’avoir jamais mis au courant des sottes complications de la famille ? Est-ce que tu me prends pour un collégien ?

— La peur de te faire de la peine avant le temps. Je savais que tu souffrirais : tu es tellement femme. Demain nous causerons. Ici, taisons-nous… pas devant des fantoches !

— Je suis femme ? bien, cette nuit j’enlève Jane Monvel, sa lectrice ! Ce qu’elle va enrager ! Qu’on prévienne la voiture, la petite doit sortir par l’escalier de service de l’hôtel et aller rue de Verneuil.

— Mademoiselle Jane Monvel est une vraie… jeune fille ?

— N’en sais rien. M’en fiche totalement. D’ailleurs (Paul tira sa montre), m’en rendrai compte dans trente-cinq minutes.

— Éric, fit Reutler, ralentissant le pas, Mademoiselle Monvel est mineure. C’est une orpheline, la fille d’un capitaine d’artillerie, mort en 70, je crois.

— Du feuilleton ?… Tu m’ennuies ! Laisse-moi passer ! Tu vas me faire manquer mon effet.

Avant que Reutler eût conçu la pensée de le retenir, Paul se précipitait au milieu du salon jaune, et grimpait sur un des sièges de forme antique en sifflant. L’auditoire fut médusé. La belle cantinière de mobiles, tombée sous les balles de l’ennemi, venait de se relever pour saluer les frénétiques applaudissements habituels, et ce coup de sifflet solitaire, d’autant plus aigu, lui transperça le cœur. Elle hésita, resalua, s’approcha de la rampe, finit par apercevoir le siffleur, dominant l’assemblée de sa frêle stature de page en révolte.

— Monsieur de Fertzen, dit-elle les lèvres subitement retroussées, prêtes à mordre la chair vive, je reconnais bien là vos vrais sentiments patriotiques !

Paul ne lui permit pas de l’achever, cette fois.

— Madame, répondit-il avec une parfaite courtoisie, je ne siffle ni l’auteur ni l’actrice, mais seulement le costume qui est abominable et qui nous cache les plus ravissantes épaules du monde.

On crut qu’il s’agissait d’un numéro prévu. On réapplaudit. Les vieilles dames se pâmaient. Les hommes riaient. Il fallait bien tolérer quelques incartades au grand favori du jour. Cela ne durerait pas. L’enfant n’avait aucune pitié ; en tous les cas, il s’en sortait spirituellement. Quelle mouche avait donc piqué ce jeune étalon pour qu’il se mît à se cabrer de la sorte ? Le rideau tomba.

— Vous m’avez fait jubiler, vous ! dit le mari, serrant la main de Paul, pendant que sa femme s’évanouissait dans les coulisses. Je n’osais pas protester contre ce déguisement, parce qu’on m’accuse toujours de mauvais goût, mais je suis bien aise que quelqu’un soit de mon avis ! Bien aise !

Paul prit congé.

Dehors, les de Fertzen jugèrent inutile de demander leur voiture, partie depuis quelques minutes en emportant une très jeune femme vêtue de noir.

— Tu me reconduis, n’est-ce pas ? fit Paul impérieusement.

— Volontiers, répondit Reutler, et, j’espère que tu ne remettras plus les pieds dans la maison où tu viens d’entasser toutes ces sottises ? Mes félicitations ! Tu es gentil quand tu romps avec une femme, toi ! Si c’est là ta manière de t’exiler de la vie mondaine…

Philosophiquement, l’aîné alluma un cigare. Il ajouta :

— Nous marchons, n’est-ce pas ? Cela te fera du bien.

Sa voix demeurait calme, il ne reprochait rien, il constatait.

— Non ! Je ne reverrai pas ces gens ridicules ! Je suis outré ! cria Paul ivre de colère. Cette Geneviève est difforme ! C’est une créature abjecte. Elle saura ce que cela coûte d’humilier un garçon de ma trempe !

En ayant l’air de l’envelopper de sa pelisse pour le protéger contre le froid, Reutler lui passa le bras autour de la taille et l’entraîna doucement dans les rues désertes. Il s’attendait à l’explosion, la croyait salutaire.

— Mon cher enfant, dit-il, lorsque le jeune homme se fut un peu détendu les muscles par la marche, il est convenu que nous ne reparlerons des choses graves que demain… Tiens, si tu veux, après ta leçon d’escrime, car il ne faut pas négliger ce sport, mon petit, quand on froisse de trop près les belles haineuses. Mais pour l’instant, laisse-moi te répéter que tu es libre, libre ! Tu opteras ou tu n’opteras pas, selon ta fantaisie, j’allais dire selon ta morale, seulement le mot est un peu gros pour toi. Éric, loge ceci dans ta mémoire : tu seras toujours libre.

— J’opterai ! hurla Paul crispant les poings.

— Soit, ne t’emballe pas. Je n’ai pas l’intention de t’en empêcher… Occupons-nous plutôt de Mademoiselle Jane Monvel.

— Ah ! oui, murmura Paul agacé, encore une femme qui va me cramponner. Elle est charmante, cependant c’est bien excessif de sa part de s’être abandonnée aussi rapidement. Qu’en penses-tu !

— Moi, je ne pense rien. Je t’admire !

— Tu te fiches de moi, hein ! Reutler, Reutler, je t’ai déjà averti : je n’aime pas qu’on le prenne de trop haut…

— Du calme, Don Juan !

Imperturbable, Reutler fumait.

— J’ai peur de ce qui monte en moi contre toi, gronda sourdement le jeune homme, se raidissant sous la pression affectueuse du bras de son aîné.

— Cela doit venir… comme le reste !

— Elle a peut-être raison, Madame de Crossac, tu me méprises, Reutler !

— On ne méprise jamais son sang.

Alors, l’infernale idée du cadet se fit jour.

— Ton sang ? s’exclama-t-il. Tu es un caractère allemand et moi je suis un caractère français. Entends-tu ! Nous avons beau être frères…

— Nous n’en sommes pas moins ennemis, acheva le baron de Fertzen, dont la voix mesurée devint très basse.

Paul se tordit pour échapper au bras puissant de son aîné. Il lui sembla que cela serait normal d’aller se jeter dans la Seine qu’ils traversaient tous les deux en ce moment.

— Mon Dieu ! J’ai la fièvre ! Et qui me sortira de cette fournaise où le caprice d’une femme stupide me plonge tout vif ?

— Une autre femme plus stupide, sans doute, ricana Reutler l’entraînant de force du côté de la rue de Verneuil. Ah ! Don Juan ! Don Juan ! Marche et gravis le joli calvaire de tes passions ! Tu es fou, Don Juan, mais, tu t’es levé de bonne heure pour aller voir les filles et ta folie ne durera pas jusqu’à la nuit de ton âme, heureusement. Veux-tu un cigare ?…

— Merci.

Paul respira péniblement. On le faisait marcher trop vite. Sa tête se renversa en arrière, ses yeux, ou pleins de larmes, ou pleins de fureur, scintillèrent dans l’obscurité du quai, ses cheveux blonds, légers et fins comme des cheveux d’enfants, baignèrent l’épaule de Reutler de leur dorure fluide.

— Non, je ne sais plus où je vais, dit-il exténué, je voudrais m’étendre n’importe où, sous les ponts, dormir d’un sommeil de brute, ne plus vivre, enfin. Et toi, toi, tu es là, m’écoutant, la raillerie à la bouche, aussi nerveux que moi, mais toujours maître de tes nerfs, me conseillant le bien ou le mal avec la même grimace apitoyée. Ah ! j’en suis sûr, demain, ce sera le terrible règlement de nos comptes intellectuels. Il vaudrait mieux en finir tout de suite et nous flanquer à l’eau sans plus d’explication !

— Je te ferai remarquer, objecta Reutler, que je n’ai aucune envie de me jeter à l’eau, moi. Il n’y a rien de changé. Nous sommes encore des gens libres, riches. À notre place, des imbéciles seraient très heureux !

— Oui, seulement, nous, nous pensons. On n’est pas libre quand on pense !

— Pauvre gamin !

Reutler se courba sur le front de son jeune frère et le contempla, puis, il eut un soupir, comme à regret, relâcha peu à peu son étreinte.

— Allons, dit-il, Jane Monvel t’attend. Celle-là… les autres… toutes ! Il le faut, paraît-il, car la débauche est une chose saine qui empêche de penser. Va la rejoindre. Tu es son Messie. Ce serait cruel de lui donner des doutes. Va ! Le droit à l’amour est imprescriptible, Don Juan !

Ils s’étaient arrêtés devant l’entresol de la rue de Verneuil. Paul boudait, se détournant de la porte.

— Reutler, un dernier mot, implora-t-il subitement câlin, m’aimes-tu ?

L’aîné, se tenant immobile, à côté du cadet, paraissait l’envelopper de toute son ombre. Il le dominait et se taisait. On ne voyait rien de son visage que sa bouche torturée de son éternel rictus. Il se taisait… et son silence était effrayant pour Paul qui haletait, songeant qu’à l’extrême rigueur, demain, on pourrait devenir ennemis, se séparer éternellement sur des injures.

Paul ne se décidait pas à rentrer chez lui ; il frappait le trottoir du pied et toutes ses volontés se diluaient dans une extraordinaire lâcheté cérébrale. Il ne désirait plus, sincèrement, que la réponse de son frère, fût-elle n’importe quel mensonge. Était-ce bien son frère, cet homme sombre comme le bon prêtre… ou le mauvais ange ? Comme il était plus grand que lui ! Comme il était implacablement plus haut !

— Réponds-moi donc, cria Paul angoissé. Pourquoi me regardes-tu ainsi, derrière ta main ? Je suis dans la lumière, moi, je ne te cache pas mes yeux ! Reutler, je te dis que la comtesse a raison : tu me méprises, voilà la vérité !

Alors le grand Reutler, d’un lent geste d’ironie — oh ! atrocement ironique par cela même qu’il était respectueux — se découvrit, et sa face livide éclaira toute son ombre. On vit palpiter, plus intense, le frisson de sa bouche douloureuse, mais il ne prononça pas une syllabe.

Ayant salué, il s’éloigna.

Stupéfait, Paul n’eut point le courage de lui demander la raison de cette étrange plaisanterie. Il pénétra chez lui, l’imagination comme endeuillée d’un souvenir funèbre, du souvenir de son frère ayant salué, passé et… n’étant déjà plus qu’un autre homme là-bas, très loin, au fond du brouillard.

Le lendemain, vers midi, Paul réintégrait son domicile légal, une maison sévère située au fond d’une cour dallée de granit gris, dans la rue de Bellechasse. En l’apercevant, la livrée eut un discret sourire, mais Jorgon bouscula tous les domestiques pour commander le bain plus chaud, le déjeuner plus substantiel et des fleurs dans toutes les jardinières. Il avait l’air furibond, le brave colosse, trouvait, probablement, que ce n’était pas l’heure de sourire.

— Vous arrangerez des touffes de roses de Nice sur les dressoirs. Vous en mettrez de tous les côtés. Et dans l’antichambre, qu’on renouvelle tous les capillaires, les palmiers nains. Dépêchez-vous. Voici Monsieur Paul, et la maison à l’air d’un pénitencier. Vous savez bien qu’il aime les fleurs, Monsieur Paul !

— Presque autant que mon ancienne patronne, la cocotte, marmotta Françoise, déliant les bottes de roses, et il les lui faut rares… pas de saison, surtout ! Dites donc, Jorgon, est-ce vrai qu’on n’ira plus chez la Crossac ? Le groom prétend que ça va encore changer, les amours !

— Faites vos bouquets, Françoise, et priez Dieu, si vous y croyez, que son meilleur tonnerre tombe sur la Crossac, c’est tout ce que je peux vous dire.

Monsieur Paul prit son bain, sa douche, se fit masser et nettoyer les cheveux à la poudre, déjeuna dans son cabinet de toilette, ensuite, très dispos, escalada, en courant, l’étage qui le séparait de son frère.

Paul sentait, vaguement, qu’il allait à l’audition d’un tout autre drame que celui de la veille, et sa fièvre apaisée par une orageuse nuit d’amour, il se croyait calme.

Le cabinet de travail de Reutler de Fertzen, cellule de moine dont les murs, simplement blanchis à la chaux, n’étaient ornés que de livres, prenait le jour d’une grande verrière à croisillons plombés et tristes. Selon les ordres de cet homme jeune, cependant maniaque comme plusieurs vieux, on ne devait jamais ouvrir la fenêtre. Il redoutait la poussière de la rue pour ses parchemins, ses menus outils de laboratoire, peut-être aussi la lumière du soleil pour ses propres pensées.

Paul le trouva assis, lisant devant un immense bureau où s’empilaient journaux et revues scientifiques, vêtu de son éternelle robe de chambre de bure, tigrée de taches multicolores provenant d’éclaboussures de tous les acides connus. Près de lui reposait, comme un gros chat endormi, une large toque de fourrure ; quand ses névralgies le relançaient, il s’en couvrait la tête frileusement jusqu’aux oreilles, s’enlaidissait. Reutler habitait le second étage de leur hôtel, ayant abandonné le premier au frère mondain qui n’aimait pas les taches d’acides sur les tentures ; mais, en philosophe respectueux de tous les goûts, il avait distrait du luxe effréné d’en bas, un canapé pour le cas probable où le frère mondain refuserait de s’asseoir dans les opérations chimiques. Ce canapé, un pompadour, gracieusement convulsé sous des coussins de brocart d’un rose éteint, faisait, en face du bureau noir, le plus bizarre effet. Au-dessus du bureau, derrière le fauteuil de Reutler, se dressait, digne pendant à l’élégance du meuble pompadour, le portrait d’une jeune femme, en robes bouffantes datant d’un bal du troisième empire, qui ressemblait d’une façon merveilleuse au plus français des de Fertzen.

Paul dit un bonjour sec.

— Tu es bien, ce matin ? questionna doucement le liseur en marquant sa page et en fermant son livre.

— Tout à fait bien. Je suis venu pour ce que tu sais.

— Bon ! Bon ! Cela ne presse pas. Nous avons… la vie ! Et la petite femme ?

Paul, dédaigneux, haussa les épaules.

— Du picrate, mon cher, elle m’adore ! Vierge ou grue, c’est décidément la même chanson !

Il tourna un instant dans la pièce, essayant de ne rien déranger des piles de livres ou des fioles, atterré, au fond, par le sang-froid de son frère ; il finit par se jeter sur le canapé, tassa les coussins d’un mouvement rageur et s’accota, les yeux fixes.

— Telle est vraiment ta volonté ? murmura Reutler.

— Ah ! Oui ! Oui ! Je veux tout savoir… je le veux.

— Ne crains-tu pas qu’à remuer ces choses du passé, il se dégage une odeur de pourriture qui empoisonne ta belle insouciance ?

— Je ne comprends même pas, fit Paul, les dents serrées, que tu te soies permis d’attendre ! Tu m’as raconté que nous, portions un nom d’origine autrichienne, qu’on nous avait baptisés, moi Éric, toi Reutler, en souvenir de je ne sais plus quel grand ancêtre ; que nous étions nés tous les deux en Franche-Comté, à Rocheuse… tu m’as menti. Or, Reutler mentant, c’est pour moi un tel effondrement, une telle déception, que tu peux bien y ajouter les pires tortures morales, je ne crains plus rien.

Un sourire amer s’extravasa dans le visage blême de Reutler ; il eut un geste résigné et ouvrit un des tiroirs de son bureau. Il en tira des papiers jaunis, constellés de larges timbres, et les tendit à Paul qui se leva brusquement. Ses doigts, agités de petits frissons, déroulèrent les papiers.

À l’aube de ce jour néfaste, en s’éveillant sous les ardentes caresses de Jane Monvel, Paul avait eu très peur, parce qu’il lui avait semblé qu’un vague fantôme se profilait sur les draperies soyeuses de la chambre d’amour ; il s’agissait seulement de sa grande pelisse d’astrakan, pendue à son chevet. Non ! Il n’y avait pas de fantôme. Tout est toujours naturel. D’ailleurs, la famille, pour lui, c’était son frère. En somme, au milieu de ces révélations, il n’était frappé que du mensonge de son frère.

Et voici que peu à peu ses yeux se gonflaient sous une nouvelle poussée des larmes. Ce qu’il tenait là, au bout de ses jolies mains libertines, c’était l’identité d’un homme très bon, qui, s’il ne l’avait jamais vu, passait, dans le souvenir de son aîné et du vieux Jorgon, pour un être d’élite.

— Ainsi, fit-il très bas, je suis réellement le second enfant du baron de Fertzen, officier d’état-major de l’empereur Guillaume. Il n’y a aucun doute.

Il se laissa tomber sur le canapé, feuilletant les papiers. Il examina un extrait mortuaire, bref et fauchant en trois lignes la vie de ce père mystérieux.

— Tué à l’ennemi, fût-il tout haut… à l’ennemi… c’est-à-dire par des Français, durant le combat de Villersexel ? Reutler, s’écria-il avec un involontaire mouvement d’horreur, et Madame de Crossac m’a dit que j’étais né le jour même de cette bataille, à Rocheuse, à quelques lieues de Villersexel !

— Si elle a dit cela, Madame de Crossac a dit la vérité. La vie est faite de ces ironies, on ne s’en aperçoit bien que lorsqu’on en parle.

Paul s’affaissa dans les coussins, repoussant les papiers.

— Je suis né en France, mon père a été tué par des Français… toi, tu es Allemand, né en Allemagne ; il me reste le droit d’opter pour rétablir l’équilibre. Ah ! non, c’est trop fort ! Reutler, qu’est-ce que ce cauchemar ?


IV

Il y eut un moment de silence glacial entre les deux jeunes gens. Puis, pendant que Paul se cachait les yeux de ses poings crispés comme un enfant qui ne veut pas voir le fouet dont on le menace, Reutler murmura :

— J’attendais, pour parler, que tu eusses atteint l’âge où l’on réfléchit, mais, toi, tu ne réfléchis pas, tu te décides ! Tu m’as dit, hier : je veux opter. Soit. Tu as deux ans devant toi pour t’accoutumer à cette idée, ce n’est pas trop. Pour moi, mon seul but a été de te créer homme libre, et rien ne me fera influencer tes résolutions. Cependant, je te dois encore un commentaire : je ne crois point aux devoirs sociaux, je ne m’occupe que dès devoirs humains. Je n’ai pas calculé si je demeurais Allemand ou Français en m’abstenant de choisir un pays. Sortant du séminaire, je me suis vu aux prises avec la vie qui me mettait dans les bras un enfant capricieux, traître comme une petite fille, un être inconscient… Alors, j’ai désiré l’élever pour en faire un homme, non selon mes lois ou celles des autres, mais selon les lois de la propre nature de cet homme, pour en faire un poète. J’ai rêvé, en son nom, des choses grandes, et, du titras de cette cervelle, minuscule résumé d’une période de fermentation, que les sots appellent période de décadences, j’ai rêvé de voir surgir les miraculeuses fleurs du Verbe. Les uns sont au monde pour donner des fruits, les autres pour secouer de ces petites choses éblouissantes et éphémères dont l’odeur est souvent un poison. Cependant, certains cerveaux, plus brumeux, ont besoin de ces poisons pour supporter une vie monotone. Tu aurais été leur médecin… ou leur bourreau, comme il te plaira. Donc, je n’ai pas opté. Il paraît que je reste Allemand. Je continue à te nommer Éric quand les voisins te nomment Paul. C’est grave. En tous les cas, je crois qu’avant deux ans, tu t’apercevras que les fameux vocables berceurs de patrie, de drapeau, de revanche, sont autant de pompons littéraires qu’aiment à employer les plus piètres littérateurs d’aujourd’hui. Moi, je ne fais pas de littérature, et dans les livres de science que je lis, je ne les rencontre jamais. Certes, il faut une force peu commune pour en délivrer son souvenir quand on les a appris par cœur. Ne prétend-on pas qu’à trop balancer leur nourrisson, des nourrices les rendent épileptiques ?… Ce prêtre qui renie son dieu, lorsque ce n’est pas pour le vain plaisir du blasphème, mais parce qu’il a reconnu que ce dieu était toujours absent de son tabernacle, est un esprit délivré de toutes souffrances… tellement il a souffert pour en arriver là. Je ne m’attends à rien de pareil de ta part, car tu as horreur de la moindre contrariété. Tu resteras donc souffrant toute ta vie. Je te souhaite de te croire heureux. L’imagination supplée à beaucoup de détail. Je te voulais citoyen de l’univers : si tu préfères être roi dans ton village, à ton aise !

Reutler se leva ; s’étant adossé au large cadre du portrait qui se trouvait derrière lui, il se croisa les bras, en apparence très indifférent. Pas une fois sa voix n’avait tremblé ni n’était sortie de son diapason normal. Paul, couché sur le canapé, enfonçait sa belle tête dans les coussins dont il déchirait le brocart à pleines dents pour étouffer ses sanglots.

C’était fini de ses bravoures. Il n’avait vraiment qu’une manière de prouver sa virilité, lui, et peut-être que ce ne devait pas être la bonne. Oui, enlever des femmes ! Raisonner froidement d’homme à homme, ce lui était impossible. Une seconde, il confondit son père, son frère et Mme de Crossac dans la même malédiction. Enfin, il se redressa et vit au-dessus de la sombre silhouette de son frère, le Prussien, le radieux portrait d’une femme qui souriait en jouant avec un collier de perles.

— Et ma mère, notre mère ? Tu ne m’en dis rien ?

Reutler hocha la tête.

— Il n’y a rien à en dire : elle nous a faits ce que nous sommes.

— Donne-moi donc un conseil, un pauvre conseil, Reutler ! Tu es dur pour elle et pour moi ! cria Éric de Fertzen, se tordant les bras dans un de ces accès de sensibilité qui le laissaient quelquefois comme expirant sur la place.

— Non, répondit Reutler, je crois à la théorie de la lumière avant l’œil : l’homme, aveugle-né, la tête instinctivement tournée vers la lumière, parce qu’elle est chaude et qu’il est nu, demeure inerte ; mais le rayon, fût-ce au bout d’un siècle d’attente, le perce enfin de sa flèche brûlante, et il voit, et il marche… je laisserai faire le temps. Si ce n’est toi, ce seront tes fils qui verront…

Paul, sanglotant, lui montra les poings, s’écria, désespéré :

— Reutler, Reutler, méchant homme et mauvais compagnon, tu n’es plus mon frère, tu ne m’as jamais aimé ! Oui, c’est bien le mystère dont tu t’enveloppes, c’est pourquoi quand je songe à toi je me sens effrayé. Tu tiens à mon respect et tu dissimules ! Tu tiens à rester le chef, le dominateur, mais tu ne m’aimes pas… Je te gêne, je ne suis plus, pour toi, qu’une opération chimique avortée, et, peut-être, me hais-tu, car nous sommes destinés à nous haïr, c’est d’ailleurs naturel.

Reutler éclata d’un rire terrible.

— Je te hais, moi ? Ceci est le comble ! Ceci manquait à mon enfer. En vérité, j’ai prouvé ma haine depuis que tu es au monde ! (Ses prunelles troubles fulgurèrent, tout à coup dans l’eau noire de son regard imprécis, et de cette eau noire, subitement éclairée, elles jaillirent comme deux pistils rougeoyants d’une corolle ténébreuse. Sa voix s’étrangla, se fit plus sourde et plus mordante ; il parlait en dedans.) Ah ! je te hais !… Les enfants d’Irminsul en présence, hein ? Tu as eu l’habileté de les y mettre, toi ? Fils de la même mère, nous allons nous dévorer pour une idole remplie de paille ! Le fatal incendie se rallume aux pieds de cette énorme statue creuse érigée par l’hystérie des prêtres, car les époques de terreur et de calamités publiques sont toujours des époques d’offrandes ! Le monstre s’embrase. Il est hors nature et il illumine la nature. À sa clarté brutale on devient fou. Les uns sont frappés d’épouvante jusqu’en les parties les plus mystérieuses de leur être, conçoivent le sadisme et toutes les déviations sexuelles. Les autres, moins puissants ou plus fous encore, se bornent à s’anéantir. Débauches et crimes, tout fermente à travers l’osier qui flambe et tout finira par sombrer en un monceau de cendres où, si on se penchait avec des loupes, on retrouverait des crânes de très petits enfants. La haine ? et pourquoi pas ! Nous haïr, c’est si simple ! Tu es faible, je suis fort. Je suis toujours à peu près maître de moi, tu es la perpétuelle victime de tes nerfs. Tu es beau, je me sens effroyable. Et, de toute la pesanteur de ces différences, je t’opprime. C’est naturel, en effet !… Ma conduite entière est là pour témoigner hautement de mon dévouement pour toi, mais cela ne signifie plus rien. Nous sommes faits pour nous haïr, donc il faut que nous nous haïssions ! Ah !… Éric ! Éric !… Monsieur Paul de Fertzen, comme vous êtes perspicace…

Humilié, désorienté, Paul pleurait toujours ; cependant, presque consolé par cette fougueuse colère, il objecta, d’un ton timide :

— N’est-ce pas, mon grand, ce serait l’impossible ? Moi, j’avoue que j’y renonce. Je veux opter parce que je ne sais quelle volonté noble semble m’entraîner… te haïr, non, je n’ai pas la force ! Ensuite, je veux opter pour te faire bien sentir que je ne suis pas un lâche, un efféminé, comme tu as l’air de le supposer… et puis, et puis… si je n’optais pas, tu me traiterais de girouette, je ne peux plus me dédire : je l’ai juré, hier !

Reutler s’était rassis, la tête dans ses mains, il ne pleurait pas, il s’isolait. Paul le devina tout à coup si loin qu’il alla le chercher. D’un geste tendre, il saisit le front de son aîné et le baisa pieusement. Reutler eut un tressaillement douloureux.

— Je ne doute pas de ton amitié pour moi, dit-il, reprenant sa voix calme, aux inflexions un peu gutturales. Ce que je disais, je ne le disais pas pour le frère qui est là, c’était pour un inconscient qui vit en ce frère… comme un étranger ! Éric, souviens-toi de ne jamais chercher à glisser la haine entre nous. Il ne faut, entre nous, aucun mouvement de violence… de quelque nature que soit ce mouvement… (Il s’interrompit, rêveur, pour caresser les cheveux du jeune homme.) Ah ! j’avais bien prévu que cette satanée femelle gâterait les choses !… Comment a-t-elle fait pour savoir nos secrets ! J’avais enveloppé ton enfance de tant de précaution, t’élevant moi-même, loin de toutes les intimités bavardes. Allons ! Ne te chagrine pas avant l’heure. Sois égoïste à ton aise. Si je t’ai désiré libre, ce n’est pas pour ma propre satisfaction, et tu choisiras la nation qui te plaira, comme tu choisis le drap de tes habits de bal. Je m’arrangerai de façon à ce que ça ne te coûte pas plus cher ! Toi, si frivole, cela m’amuse de te voir hésitant comme l’Autre ! Quelle est la valeur de la force mystérieuse qui vous pousse aux volontés nobles ! Il faudrait s’en rendre compte, L’atavisme ? Germains ou Gaulois, nous sommes frères. L’idée de tirer vengeance d’une terrible humiliation ? Il aurait peut-être fallu s’y prendre plus tôt. Peu à peu le sang et l’argent ayant de nouveau circulé, la joie de vivre élimine le poison. Déjà le vainqueur, celui qui a massacré davantage, c’est-à-dire le plus à plaindre, nous a imbu, j’allais risqué le mot : rénové de ses rêves artistiques. Vous subissez le joug des mœurs après celui de la guerre. Penseurs, poètes, musiciens s’orientent du côté de l’ennemi, et ce qui était le crime il y a encore un lustre devient la mode aujourd’hui. Restent, parmi un peuple occupé de plus réelles émancipations, quelques braillards vaniteux qui protestent pour l’amour du bruit, éléments chimiques non assimilables et qui empêchent le mélange de se précipiter. Tu as vu, hier, à l’œuvre, une de leurs Égéries. Inintelligente, superficiellement instruite, faiseuse d’intrigues comme on serait faiseuse d’anges, se dupant elle-même et dupant les autres, jusqu’à leur faire croire que c’est en vue de l’option et de l’honneur du drapeau qu’elle s’offre des amants, alors qu’il serait si simple de coucher avec eux au nom de ses seuls instincts. (Reutler rêva encore une minute, les yeux mi-fermés.) N’est-il pas bien plus contre la nature de résister désespérément à ses instincts… et même d’essayer de les transmuer en nobles résultats ! Qui trompe-t-on ? Et tôt ou tard cela n’engendre-t-il pas des crimes moraux plus graves, Selon l’éternité, que les crimes physiques, selon l’époque ? Combien de lois sont basées sur le désir secret d’honorer un vice de légiste… Je crois que nos volontés nobles nous font à tous bien du mal ! (Il reprit, plus vivement :) Oui, cette femme est une goule ! N’a-t-elle pas assassiné moralement cinq ou six beaux jeunes gens sous le spécieux prétexte de l’espionnage, elle, la grande espionne diplomatique ? Elle représente une jolie réduction de la colossale statue carnivore. Toujours Irminsul à qui l’on jette des petits enfants pour attiser son feu flambant en l’honneur du dieu des guerres. Une jolie réduction… hum !… les jambes puissantes d’un soldat et la toute petite tête d’une Sapho ! Chez elle, ça commence par du sirop de myosotis et ça finit par les menstrues…

Paul s’était essuyé les joues. D’un geste résolu, il avait tout envoyé au diable. Il partit d’un franc éclat de rire.

— Tu l’arranges bien ! Quand on songe que tu me la vantais, l’autre soir.

— Je te ferai toujours l’éloge de la femme que tu auras l’air d’aimer… pour le plaisir, Éric.

— Avoue que tu serais désolé de m’en voir aimer une sincèrement ?

— Le véritable amour n’est pas de ton âge.

Paul ajouta, du haut de toute la morgue de ses dix-neuf ans :

— Je suis de ton avis. Un poète, c’est créé pour être aimé des femmes et non pour en devenir l’esclave. Sans exagération, je ne vois pas de femmes qui puissent me valoir… sous aucun rapport !

Reutler contemplait le jeune homme. Son regard était rentré, et l’on sentait tout au fond de l’eau noire de ses larges yeux, comme l’admiration ironique d’un Satan aux aguets. Il se taisait, laissant Paul rôder autour de son bureau. Celui-ci, le buste cambré, se comparait au portrait de sa mère, se mirant dans ce miroir de toile peinte.

— Elle était très belle, hein ? murmura-t-il, je suis fier de lui ressembler. Elle a quelque chose d’une princesse byzantine. Je t’en prie, parle-moi d’elle. (Dans une subite explosion de tendresse, où tout le cynisme naïf de sa nature de poète resplendissait, il déclara :) Vois-tu, Reutler, c’est la seule dont je sois amoureux, car elle est morte et elle est l’impossible !

Reutler tenait un couteau d’ébène avec lequel il traçait des signes, la main nonchalante. Le couteau se brisa entre son pouce et son index.

— J’espère, dit-il, que ce n’est pas là le sujet du poème que tu intitules ainsi ?

— Mon Impossible ? Oh ! le poème que j’intitule ainsi est encore à l’état confus. C’est le chaos dans ma cervelle, cette œuvre-là.

— Je m’en doute bien… ! Allons, je vais donc te parler de notre mère, reprit Reutler de sa voix sourde, ne daignant plus se révolter… Oui, vous vous ressemblez étrangement, tous les deux !… Ce fut une exquise femme, un peu l’esprit à l’aventure, une romanesque, j’ai su qu’on l’appelait l’abeille du manteau royal à la cour de l’impératrice Eugénie où il était d’usage de surnommer les plus jolies de noms qui n’avaient pas toujours un aussi honnête parfum. Elle était spirituelle, fine, plus emportée que méchante, cependant gardait, dans le fond de son petit cerveau d’oiseau mouche, un entêtement de brute. Du Nord, lui vint l’hercule qu’il fallait à sa primesautière nature d’enfant gâtée. Un des jeunes officiers accompagnant l’ambassade allemande, le baron de Fertzen, notre père, lui plut ; elle voulut l’épouser, valsa trois fois avec lui, l’épousa. Il était riche, noble ; elle était riche, noble. Des années d’enchantements s’écoulèrent, tantôt à Rocheuse, notre résidence française, et tantôt en le château blanc — oh ! si blanc sur son horizon de bois de sapins — d’une petite ville de la Souabe. Elle me mit au monde dans ce château, là-bas, très loin… Douze ans après, lorsque des bruits de guerre se répandirent, sur un coup de tête héroïque, elle revint en France pour l’éternité. Ses parents l’accueillirent… comme une héroïne. Moi, je pleurais. Mon père n’avait rien dit. Il ne disait presque jamais rien, mon père, bien qu’il parlât purement le français. Il s’était incliné devant cette volonté dénaturée, et, devenu l’ennemi de celle dont la poitrine lui servait d’oreiller chaque soir, il s’était redressé, l’œil froid. Je ne vois plus, dans mes souvenirs troubles, que la haute silhouette d’un homme debout, les bras croisés, sur un perron de marbre et regardant partir la voiture qui nous emmenait. Cela, c’était déjà la guerre, la préface du grand illogisme, et parce que c’était absurde, cela s’accomplit sans difficulté.

Je me rappelle les jours ténébreux de l’invasion comme je me rappelle les scènes d’hier soir. J’avais treize ans, mais les enfants de ce temps-là étaient moins blasés que ceux d’aujourd’hui. Je pouvais déjà souffrir en analysant mes souffrances et celles de mes voisins. Il s’opérait une bizarre réaction dans le cœur d’oiseau de ma mère. Éloignée de son vrai foyer, vagabonde suivie d’un enfant dont on n’osait plus nommer le père, elle se sentait à la fois inutile et sacrifiée, un peu sotte. Quand on parlait de nos succès, elle pleurait ; quand on disait : leur succès, elle avait une espèce de joie sauvage. Et, cependant, l’heure venue du fameux affolement au sujet des espions, elle interrompit net sa correspondance avec son mari. Alors, dans la nuit de l’absence, l’époux abandonné grandit d’une coudée d’ombre de plus !… Celle qui avait pensé pardonner à un ennemi se demanda si l’ennemi n’avait point à lui pardonner. Elle sanglota, d’abord tout bas, puis plus haut, comme la France demandant grâce, car elle se voyait vaincue. Nos parents, c’étaient une belle-mère un peu ridicule, vivant de flons-flons d’opérette et s’occupant des destinées des deux nations en piquant les cartes de petits drapeaux roses pour les Français, noirs pour les Prussiens, un sous-préfet, notre oncle, très solennel qui essayait des carabines à tir perfectionné sur des effigies de ulhans, dans la salle de billard, et, j’ajoute, Jorgon, un paysan rude et simple qui, ayant été, jadis, le compagnon de jeu de notre mère, s’était volontairement démis l’épaule pour se faire réformer et demeurer son domestique… Ne fais pas ce geste de mépris, Éric, Jorgon est une créature surnaturelle, (interrompit Reutler avec son sourire inexplicable). Jorgon a aimé d’amour la princesse byzantine et moi seul au monde je l’ai pu deviner. Va ! Va ! Don Juan, tu seras toujours dépassé, dans tes hardiesses cérébrales, par les bons et les chastes ! Il n’est pas de dévouement merveilleux qu’on ne puisse bien étayer sur une mauvaise passion. La vertu n’est que l’art de dissimuler son âme. Un mot l’explique encore mieux : elle n’est que du silence. La suprême vertu, c’est la mort.

Un jour, il y eut une scène de famille à Rocheuse. Les victoires remportées par nous… par la Prusse, je veux dire, illuminaient ces pauvres cerveaux faibles de leur reflet d’incendie : « Si ton mari entrait ici, cria la belle-mère, je le massacrerais de mes propres mains ! » Et le sous-préfet approuva. Je bondis, me mordant les lèvres pour ne pas leur hurler des injures… j’étais jeune !… « Toi, le louveteau à la porte ! » dit cet homme qui était mon oncle, mon tuteur en l’absence de mon père ! Mais avant qu’on m’eût touché, la princesse byzantine s’était révoltée, rappelée au véritable sentiment de la femelle : l’amour du mâle en la défense du petit.

C’est à eux qu’elle montra la porte. Se souvenant qu’elle était chez elle à Rocheuse, une propriété représentant sa dot, elle en chassa nos parents. Restée seule, elle put pleurer seule et leur cacher aussi — les femmes ont de ces pudeurs bizarres — qu’elle allait mettre bas un nouveau louveteau, le gage d’un adieu trop prolongé fait, en Souabe, à l’ennemi légitime. (Reutler, ému, s’efforçait de ricaner.) Et l’armée prussienne (reprit-il d’une voix plus dure), avançait lentement, comme la marée montante, avec, de loin en loin, des sifflements de lourd reptile qui fauche des herbes sur son passage. Ma mère logeait dans le belvédère de Rocheuse, l’endroit dont nous avons fait notre observatoire. À cent pieds au-dessus des forêts environnantes, dans une chambre très froide malgré le feu violent qu’y entretenait Jorgon, son unique domestique, elle attendait… quoi ? Mélusine de la légende guettant le retour du guerrier et n’osant ni le bénir ni le maudire du haut de ce donjon moderne ! Notre maison avait l’air posée sur un hérissement de fagots, tant les bois, cet hiver-là, étaient dépouillés. Ce silence régnait perpétuellement à travers les airs blanchis de neige, et sur la cime de ce bûcher, tout préparé pour la torche, une femme pleurait. Aucune communication de la vie publique. Mon précepteur était parti, indigné, avec nos estimables parents. J’errais, le long des corridors déserts, demandant à Dieu — j’y croyais alors — ce que nous lui avions fait pour qu’il nous réprouvât ainsi. Et elle l’attendait, vainqueur, vaincu, blessé, bien portant, elle l’attendait, il devait venir, cela seul était nécessaire, désormais, à ses pauvres yeux ravagés par les larmes. Ce ne fut pas notre père qui vint, ce fut toi, fleur de sang éclose du plus horrible dualisme humain qui puisse exister ! (Un frisson nerveux convulsa la bouche de Reutler et il fut obligé de s’arrêter. Éric, renversé dans les coussins du canapé pompadour, envoya un chaleureux baiser au beau portrait qui était sa mère.) Je crois, soupira Reutler, haussant imperceptiblement les épaules, que le premier-né d’une femme est toujours le fruit de l’amour du père et qu’il est d’essence mâle… quel que soit son sexe. Le second n’est, sans doute, que le produit du plaisir partagé ou de l’habitude, et la facticité même de sa conception le rend plus léger, plus fille. Si, moi, je dois prendre trop au sérieux mes devoirs vis-à-vis de toi, je m’imagine que tu n’es pas obligé de te rendre compte des tiens avec une gravité exceptionnelle. Carnassier sans le savoir, puisqu’il a dévoré en naissant et son père, cérébralement, et sa mère, physiquement, le second louveteau des de Fertzen finira par me dévorer moi-même, toujours le plus innocemment du monde… et en s’aiguisant les ongles sur des perles, comme la Française qui est derrière mon fauteuil !

Éric souriait.

— Cela signifie, en style de tuteur bienveillant, que je suis capable de nous ruiner, jeta le jeune homme d’un ton convaincu. Allons, je profiterai de cet avis, Monsieur mon cher aîné !

Reutler poursuivit, dédaignant de s’expliquer davantage :

— … Ce jour-là, Éric, il faisait bien froid. Notre mère n’ayant pas eu la force de se traîner à la fenêtre, était couchée, grelottant sous ses draps, et moi, debout, contre les vitres, je devais lui dire ce que je voyais afin de la distraire de ses premières douleurs. Jorgon était parti à la recherche d’une sage-femme qu’il savait, d’avance, ne pas pouvoir trouver, en ces temps de folie peureuse où les paysannes enterraient leurs vieilles hardes. Ma mère ne pleurait plus, elle avait les paupières rouges comme de la flamme et elle répétait des phrases puériles, demandant son Reutler et les servantes. J’arrivais tout transi, supposant qu’elle m’appelait puisque je porte le nom de notre père. Et elle m’expliquait qu’un petit garçon ne doit pas savoir comment naissent ses frères ou ses sœurs, oubliant que je n’étais plus un petit garçon, moi, déjà grand et développé comme un homme. Elle me contait que l’enfant arriverait par la croisée ouverte, imitant le petit Jésus à Noël. Je regardais mélancoliquement les plaines blanches, les bois noirs, et tout à coup je vis — oh ! très loin, tellement loin que je crus à un éclair d’orage, malgré l’hiver, — une lueur, puis une fumée et j’entendis retentir une détonation sourde qui fit vibrer la toiture de zinc du belvédère : « Voici Jorgon, criai-je, mère ne vous impatientez pas ! C’est lui qui rentre en refermant la porte cochère un peu fort. » Elle se leva poussant un cri, l’écho de ce coup sourd, toujours vibrant par la chambre : « C’est le canon ! » râla-t-elle.

Et la louve de France ne s’était pas trompée. On se battait à Villersexel. Je perdis la tête. Effaré, je me blottis près de son lit en me bouchant les oreilles. Je n’étais pas peureux, mais je devinais bien que ce bruit allait l’assassiner et, très égoïstement, je pensais qu’une guerre est surtout une chose abominable parce qu’elle peut, par mégarde, écraser une pauvre femme en couches dans une chambre trop sonore. Un nouveau coup retentit, puis un troisième, puis les mitrailleuses. Ce fut bientôt un bruit si formidable, qu’elle voulut se précipiter par la fenêtre. « Mère, suppliai-je, tenez-vous tranquille ! Cela résonne beaucoup, ici, parce que nous sommes très haut. Il ne viendront jamais jusqu’ici, rassurez-vous ! » « Je veux qu’ils viennent, rugissait-elle, je veux le revoir. Il est là, ton père, Il y est sûrement. C’est une grande bataille et tout l’état-major doit y être. Il m’a promis qu’il se laisserait tuer sans combattre ! Il l’a juré ! Et on va me le tuer ! Je ne veux pas qu’on me le tue. Il faut qu’il voie notre enfant !… » Ces hurlements de femme déchirée à la fois par l’irruption de la vie et l’approche de la mort, qui pourrait les oublier ! J’appelais Jorgon ; Jorgon ne revenait pas.

Ma mère était retombée sur son lit ; elle se tordait, s’entrait les ongles dans les flancs et semblait vouloir en extirper son fardeau de chair pour aller au secours de celui qu’elle avait condamné là-bas, à l’inaction devant l’ennemi. Cela dura je ne sais plus combien d’heures, puis elle eut un dernier cri affreux, un cri comme jamais je ne veux en ouïr par ma faute, et ne bougea plus. Est-ce qu’elle eut, vraiment, cette odieuse hallucination ? Le vit-elle quand elle dit, d’un accent prophétique : « On va me le tuer ! » Je ne suis pas assez superstitieux pour le croire, mais la volonté noble de cette Française l’avait déjà tué, sur le champ de bataille de son cerveau, lorsqu’elle lui fit jurer de ne pas combattre ses ennemis, et c’est depuis la nuit où elle te conçut, Éric, qu’elle voyait le baron de Fertzen à l’état de cadavre ! Elle mourut d’avoir tué cérébralement un homme ! Toi, tu es né de ces deux morts, la fleur de sang ! Et ce fut moi qui te cueillis pour te porter tout rouge dans ton berceau pâle. Jorgon m’avait expliqué, comme un paysan sait dire ces choses, que si, par hasard, le petit venait Jdurant son absence, il faudrait le séparer de la mère, sans hésiter. Je fis religieusement tout ce qu’il avait recommandé. J’embrassai la pauvre patiente : « Du courage chère maman, murmurai-je, vous voici enfin délivrée et il vous faut dormir ! Vous avez un beau petit garçon ! » Jorgon arriva, il ne ramenait personne, après avoir parcouru quelques lieues, et il était fou de colère à cause du canon. « Elle dort, lui dis-je. Ne fais pas de tapage. Seulement, je me sens tout malade. J’ai le cœur qui bat, la tête qui tourne… je ne sais pas ce que j’ai. » Jorgon examinait notre mère, pétrifié ; de grosses larmes lui sautaient hors des prunelles, comme les gouttelettes d’une source bouillante. « Oui, fit-il, elle dort, elle est délivrée de tout, elle est morte ! » Je m’évanouis en m’imaginant que la toiture du belvédère s’effondrait sur moi.

Comment Jorgon, ce lourdeau, demeuré seul, entre un adolescent délirant de fièvre et un nouveau-né, put-il s’en tirer, je n’en sais rien. Il fallut un souvenir bien puissant, presque le remords d’une passion mauvaise, pour lui permettre tous ces tours de force ! Du village il vint quelques matrones récriminer et on le laissa dès qu’on le sentit bien décider à protéger les louveteaux. On ne nous a jamais beaucoup aimés dans les environs de Rocheuse, c’est justice, nous portons notre nom ! Jorgon dut chercher la nourrice. Il en dénicha une, je ne sais où, du côté de Lure, derrière Villersexel. Une aliénée, nous nous en aperçûmes tout de suite, mais on n’avait pas le choix. Elle bredouillait des choses étranges en te berçant, elle disait que son mari avait mis du poison dans une salade, qu’on l’avait fusillé et qu’elle on l’avait violée pendant qu’on écrasait son petit enfant sous une barrique de vin ! De temps à autre, elle interrompait sa litanie d’horreur en chantant des refrains obscènes. Ce n’était pas drôle, quand je l’écoutais, la nuit, ne pouvant dormir à cause de ma fièvre. Elle te soignait admirablement ; pourtant, Jorgon et moi, nous ne la quittions pas de l’œil. Je me la rappelle encore. Elle avait été belle : une paysanne brune, de type bohémien, seulement l’expression de sa bouche, tordue par on ne savait quelle suprême crise de douleur, restait hideuse, et je crois que je lui ai volé cette expression à force de la regarder. Nous pensions toujours qu’elle voulait te mordre ! Un matin, elle nous déclara qu’on la trompait, que tu n’étais décidément pas son enfant et qu’elle allait en avoir un autre, chez le diable ; elle se sauva. On ne la revit plus. Bravement, Jorgon le colosse, Jorgon dont les mains feraient le tour d’un col de bœuf, Jorgon acheta un biberon et sut s’en servir… Quand la guerre fut terminée, notre oncle, le sous-préfet, vint visiter les louveteaux pour mettre un peu d’ordre dans leur existence. Il m’envoya d’abord au séminaire, sans s’inquiéter le moins du monde de mes penchants naturels, puis, congédia notre pauvre Jorgon. Celui-ci se fit pleutre, rampa, inventa des histoires extraordinaires et se ménagea une rentrée comme jardinier de Rocheuse. En leur défendant de te parler de notre père, on confia le soin de ton éducation aux domestiques de la sous préfecture. Ce qu’ils t’apprirent ? tu dois le savoir mieux que moi !… Mais, lorsqu’à vingt et un an, l’oncle mort, je m’échappai du séminaire où je m’obstinais à ne pas vouloir expier ma criminelle origine, je me retrouvai en présence d’un petit monstre froidement cruel, qui tuait les oiseaux en leur enfonçant des épingles dans le corps, fouettait les chiens jusqu’à leur briser l’échine et poursuivait les poules pour les plumer vivantes… Te souviens-tu, Éric ? Tu étais d’ailleurs irrésistiblement séduisant, jouant de tes yeux langoureux comme une demoiselle du trottoir et mentant… oh ! mentant d’une voix de soprano tout à fait exquise !… Je fus séduit…

Paul était venu s’agenouiller devant son frère.

— Avoue, balbutia-t-il tendrement, qu’il y avait de quoi ! J’étais si malheureux ! Ne fais pas l’ogre ! Je vais achever ton récit : tu me passas tous mes caprices et tu fus tellement bon, au retour du long voyage que tu dus accomplir pour recouvrer la fortune de notre père, tu fus tellement bon, que je me suis corrigé ; je ne mens plus et je ne toucherais pas à un chien, même avec une fleur !

Reutler ne put s’empêcher de rire, de son rire muet.

Spontanément très sérieux, un peu théâtral, Paul se releva et, serrant les mains puissantes de son aîné, il dit :

— Mon père, mon frère et mon ami chéri, est-ce ta volonté que nous retournions tous les deux à Rocheuse pour… y réfléchir ?

Reutler frémit de la tête aux pieds.

— Non, répondit-il d’un ton rauque, ne me tente pas ! Je n’ai pas le droit de t’imposer mes goûts de vieux moine. Ah ! Je te veux libre, je te veux libre ! Et puis, ne me donne pas ce titre de père, je ne le mérite pas. Tu peux juger mes actes, mais mon cœur, est-ce que tu le connais ? Mon cœur est lâche, si mes actes sont honnêtes. Sous aucun prétexte je ne veux usurper ton estime. Tu as désiré entendre parler de la famille, je t’en ai parlé, mais que n’ai-je pu effacer mon nom de tout cela ! Je te le répète ; j’ai un cœur lâche… un cœur lâche, comme celui de tous les hommes !

Paul, pensif, posa son index sur la poitrine de Reutler.

— L’impossible, fit-il machinalement !

Et, respectant l’émotion de son aîné, il évita de le regarder en face.

Il y avait donc encore quelque chose qu’il ne saurait pas, qu’il ne saurait peut-être jamais !…


V

Sous le plafond bas de leur chambre d’amour, les amoureux, étendus tout de leur long dans les étoffes qu’ils déployaient fiévreusement, disputaient au sujet des nuances et de la qualité des soies.

— Moi, disait Paul de Fertzen, je choisirais ce damas de Lyon blanc-rosé où les fleurs de perce-neige et les pétales de lis, jetés en fer de lance, donnent l’illusion d’une aurore vue à travers la grille d’un jardin ducal. Je ne comprends que le blanc, le blanc teinté dans sa trame… Une vierge ayant de mauvaises pensées !

— Moi, répondait Jane Monvel, j’aime bien le blanc, mais je suis brune et je trouve que le blanc durcit les traits des brunes. Pourquoi pas du rose ? Tiens, ce velours bengale rebroché d’or vert. Un vrai manteau de reine ! Ou encore oser le jaune, cette armure de satin paille brodée de grappes de lilas ! Quelle étonnante jupe de princesse ! Ce serait riche, très éclatant, tout en demeurant fort distingué. On ajouterait une queue de velours violet uni afin de rendre la robe plus moyenâgeuse.

Riche ! Éclatant ! Distingué, chantonna Paul ! Les traits des brunes qui durcissent… et, aussi : moyenâgeuse ! Tu viens d’étiqueter ton bagage de femme en partance pour la vie. Tu n’iras pas loin, toi !… Ce velours bengale rebroché d’or vert ? Es-tu la reine, la reine indifférente, couleur de rose gloire qui, des tigelles d’herbes aux ongles, les sème une à une sur son manteau en songeant qu’on peut faire tuer le même nombre d’hommes ! Oser le jaune soufre fleuri de lilas ? Es-tu la fille cruelle effeuillant des guirlandes d’âmes printanières ? Non ! Tu es leur pauvre copie, une jolie suivante aux ambitions bourgeoises. Tu étoufferas, là-dedans, comme un oiseau pressé par les trop lourdes reliures d’un livre. Puisque le blanc ne te va pas… alors du vert pâle, cette modeste mousseline de soie couleur d’eau. Ce ne sont point les étoffes qui sont faites pour les femmes. Ce sont les femmes qui sont destinées aux étoffes. Tu es perfidement simple et tu es légion comme les vaguelettes d’un fleuve uniforme. Prenons ces roseaux d’argent, ces libellules d’émeraude, tout ce bord d’étang que je vois là-bas, un velours de Gênes, je crois, et sous ce manteau, d’une richesse distinguée, arborant tes espérances, ruissellerait l’eau bavarde, monotone, cette mousseline si coulante dans les mains !…

Paul, vautré sur des pièces d’étoffe, faisait filer la mousseline de soie verte entre ses doigts nerveux, très habiles à manier les plus délicats tissus, et il drapait ses plis flous pour le seul plaisir d’en rêver tout haut.

— Oui. Du vert ! Ce ne serait pas mal. Tu t’y connais, décidément, mon cher poète, quoique tu deviennes insupportable ! (Elle se releva d’un bond.) Est-ce que c’est ta place, dis, au milieu de ces chiffons ! Voilà une heure que tu les caresses comme tu me caresserais moi-même !…

— Mieux ! objecta Paul.

Ils se regardèrent, boudeurs. Le jeune homme, plongé dans la factice fraîcheur de ces reflets verdâtres, le corps noyé, perdu, ne sortait que sa tête et représentait bien le serpent à face de sphinx de cet Eden de modiste, au ciel bas, capitonné, s’écrasant sur eux de tout le poids de son luxe voluptueux, les forçant à ramper en des poses équivoques. Leur chambre d’amour se tendait de cachemire bleu-sombre souligné de larges bandes de fourrures grises, comme une nuit de printemps l’est quelquefois de nuées d’otage. Les meubles, encombrés de pièces d’étoffes roulées ou dépliées, n’apparaissaient plus qu’en écueils affleurant un torrent. Des bibelots surnageaient : statuettes polychromes aux petits gestes fous, vases de cuivre persan, objets de toilette ou ustensiles de fumeur, avec tout le désordre d’un bazar oriental entraîné par une inondation. On devinait que chaque Ève nouvelle avait apporté là un échantillon de sa fantaisie, et l’ensemble de ces diverses perversités féminines ne constituait pas précisément une œuvre très artistique. Le lit, phénoménal divan qui bavait l’écume de ses draps ourlés de dentelles presque au ras du tapis, se recouvrait d’une avalanche momentanée de velours et de peluches, grossissant toujours, accrochant déjà, vers le plafond, les croissants de la veilleuse turque, dont les cabochons luisaient sournoisement comme des regards criminels.

Jane Monvel, la dernière Ève de l’Éden, vivait depuis trois mois dans ce charmant capharnaüm, heureuse mais pas gaie. Elle ne croyait pas à la durée de son bonheur. Toute ravie et tout épeurée par les multiples éblouissements de sa somptueuse prison, elle s’y était blottie, fermant les yeux, perdant son rire espiègle, en pauvre écureuil étourdi qui finit par trouver que sa cage tourne trop vite. Son existence de créature-jouet, passée chez une bienfaitrice, lui avait appris qu’il ne faut point compter sur l’affection des maîtres capricieux, et, souvent, dans ce doux nid, ouaté, calfeutré, les jeunes gens se disputaient durement pour peu de chose. Paul-Éric de Fertzen cherchait à oublier certaines secrètes humiliations de son amour-propre en humiliant l’amour-propre de sa compagne.

Ne goûtant, du reste, le plaisir qu’à l’état de tourment, surtout pour les autres, il aimait les larmes comme un petit empereur romain. De son côté, Jane Monvel joignait toutes les ordinaires maladresses des femmes éprises aux plus pitoyables imitations de la grande Française. Elle roucoulait sans raison, débitait la tirade sentimentale d’un ton de pensionnaire punie et risquait des allusions touchantes à la mémoire de son père, le capitaine d’artillerie, mort, jadis, pour le drapeau. Comme il arrive parfois aux jeunes filles devenant femmes, elle avait laissé son ton de gamine pour prendre un accent pathétique et des allures de vierge martyre ; se doutant, d’instinct, qu’elle n’était pas destinée aux gloires de l’amour, elle boudait, souvent, devant lui, en mignonne exilée regrettant le pays de l’innocence. Au fond, Jane éprouvait de vagues terreurs. Le silence de Mme de Crossac lui pesait. Elle se sentait guettée, de loin, espionnée par une ennemie qui ne pouvait lui pardonner sa fugue. Son bonheur ne durerait pas dans ces conditions mystérieuses, et pour qu’elle fût heureuse normalement, il était nécessaire de subir la vengeance de sa rivale. Elle expliquait cela, des journées entières, au jeune amant qui commençait à trouver que le châtiment en question se trompait de victime.

Lorsque l’idée d’un début théâtral s’empara de la craintive toquée, Paul y applaudit, s’écriant :

— Mais oui ! Tu me parais née pour doubler les Geneviève, toi !

Et ce nouveau jeu leur fournit les plus âpres sujets de discussions.

— Quand j’aurai un métier, que je pourrai vivre du fruit de mon travail, comme avant, disait Jane d’une voix fébrile, tu me respecteras. Tu songeras que, si je l’avais voulu, j’eusse été digne de porter ton nom. Et puis, je ne serai plus ton chien, ta chose, l’objet que tu viens prendre en passant, je vivrai enfin de ma vie à moi, et cette femme n’aura pas le droit de prétendre que je n’ai fait que changer de maître !…

Cela continuait, sur ce mode mineur, pendant de longues après-midi, et se terminait, généralement, par une crise de nerfs, assez semblable aux crises de nerfs de Mme de Crossac, quoique moins violente.

On dépliait donc des étoffés, dans le nid des amoureux, et on choisissait le costume du début, mais ce n’était qu’une suspension d’armes, les deux jeunes gens s’observaient, de l’hostilité plein les prunelles.

— Enfin ! il faudrait se décider, murmura Paul repris d’un accès de mauvaise humeur.

Jane était vêtue d’un léger peignoir de dentelles, sans corset, sans dessous, comme en chemise et très petite fille malgré ce déshabillé de femme prête au plaisir. Elle conservait de gauches mouvements d’écolière voulant vivre et ne sachant de la vie que ce qu’elle en a lu dans les romans, son ancien métier de lectrice pour grande dame amoureuse lui remontant toujours au cerveau.

— Vois-tu, Paul, soupira-t-elle tristement, j’ai, aujourd’hui, l’idée que tu ne me laisserais pas entrer au théâtre, si tu m’aimais…

— Allons, bon ! je te fais un rôle, je t’invente un costume, je te prépare un de ces triomphes dont on garde le souvenir, même sur les boulevards, et tu me reproches de ne pas t’aimer ? (Du ton d’un collégien qui se fâcherait avec un autre collégien, Paul ajouta :) Tu sais, Janette d’Arc, pas de blague, je déplore la plainte de la colombe blessée encore plus que le discours patriotique. Ne complique rien…

— Ce n’est pas de ma faute ! Il y a un moment j’étais très, gaie, et je suis triste, tout d’un coup, horriblement triste sans savoir… Je voudrais mourir !

— Nous aurions là de jolis linceuls, si la mort venait… Quel genre de mort, hein ?

Paul la regardait, de bas en haut, demeuré roulé à ses pieds en serpent tentateur.

— Il me semble que je suis sur le sommet d’une montagne et que je vais tomber, Paul, me briser en mille miettes. Au couvent, chaque fois qu’une religieuse devait me punir, j’avais de ces vertiges. Pourquoi ?

— Parbleu !… les petites filles sont toujours coupables et méritent toujours le fouet !…

Jane joignit les mains, se pencha :

— Je t’en supplie, dis-moi que tu m’aimes ? dis-moi que je suis tout pour ton cœur et que si je mourais tu continuerais à porter ma bague ?

— Très volontiers, car elle est jolie, ta bague !

Et Paul regarda complaisamment son annulaire où brillait une opale sertie dans une chevalière d’or mat.

Jane, la sentimentale, la lui avait donnée parce que c’était la seule fortune qui lui vînt de son père, et l’orpheline pensait que ce cadeau, sacrilège un peu, lui attacherait davantage le jeune inconstant.

— Si nous choisissions ce velours fleuri de glaïeuls ? proposa Paul, voulant opérer une diversion à tout prix. Une robe droite plissée, des manches en voile, brodé de gemmes ?…

Jane s’appuyait, rêveuse, au monceau d’étoffe jeté sur le lit. Elle hocha la tête, indifférente.

— Ou, poursuivit Paul s’animant, cette moire d’argent à ramages de perles, pluie de verglas sur la glace ? Elle est pourtant moins extraordinaire que le damas de Lyon avec ces pudiques perce-neige et sa teinte rosée d’Alpe effleurée par le soleil levant. Qu’en penses-tu ? Oh ! ce damas épais comme un cuir de Cordoue et souple comme la peau d’un ventre de fille ! Rien n’est plus merveilleux !

Rampant pour atteindre le damas qui se drapait, en hauteur sur un fauteuil, comme vraiment une Alpe inaccessible et radieuse, Paul le tira du bas à pleine poigne, le fit choir, et l’étoffe, se cassant, s’effondrant, eut un bruit doux, un jurement de bête frêle qu’on étrangle, se tordit, sous les nerveuses mains du jeune homme, en chose vivante qui se plaindrait.

— Ah ! conviens, Jane, que cela est d’une splendeur inouïe !

Paul, à genoux sur l’étoffe qu’il froissait, sans songer qu’on devait en faire une robe pour sa maîtresse, la contemplait, s’abîmant dans sa blancheur de roses blanches où se diluait un insaisissable reflet de chair. Il porta cette soierie à ses lèvres, la baisa et la mordit, avec de singuliers transports.

— Paul ! Qu’est-ce que tu fais ? cria Jane épouvantée.

— Laisse !… Tu ne comprends rien à la volupté, toi ! Cela, vois-tu, c’est de la beauté artificielle, mais c’est réellement, suprêmement beau. Toute beauté naturelle a une tare. Il n’y a pas de teint de femme, d’épiderme de gorge ou d’épaule qui puissent me donner une pareille sensation au toucher. C’est un bien petit absolu, c’en est un, cependant. Et cela crie, entends-tu, cela proteste et s’affole comme une créature douée d’âme. Vraiment, cette étoffe a peur de mes caresses. Elle se sait belle et ne veut pas qu’on la pollue. Est-ce étrange que, vous autres femmes, vous aimiez cela pour vous en parer, alors que nous, nous aimons peut-être cela sur vous, sans vous voir… De l’étoffe ?… Regarde ! deux caresses l’ont faite personne vivante et frémissante. Je l’ai si bien emplie de ma volonté que la reine est entrée dans cette jupe de reine !

En deux gestes savants, à la fois gestes de sculpteur et gestes d’amoureux, Paul avait creusé et arrondi la mollesse du damas, le serrant au milieu comme une taille et le déroulant de chaque côté comme une robe longue à plis bouffants…

— Paul, supplia Jane Monvel, finis donc !

— Chère illusion d’une illusion, murmura Paul ne l’écoutant plus et se berçant dans la soie, forme vague de l’impératrice qui est mieux que l’impératrice, apparence de femme mille fois meilleure que la femme, très pure courtisane dont les froids enlacements donnent le vertige à la courtisane, amante des amantes qui n’as pas de bouche pour dire leurs noms et qui les appelle de si loin, traîtresse qui fuis les doigts et les envenime, peau de panthère blanche qui aurait l’odeur de la neige si la neige pouvait embaumer, je t’adore…

— Relève-toi, Paul, ordonna Jane scandalisée, je te défends de te moquer ainsi de moi, devant moi ! Où as-tu l’esprit, mon Dieu ?

Elle pleurait, et, n’essayant pas de retenir ses larmes, elle les laissait couler de ses joues, toutes pourpres de révolte, sur l’étoffe immaculée dans laquelle lui se pâmait, oubliant complètement sa présence humaine.

— Non, c’est ignoble ! déclara-t-elle se cachant la face.

Pris au piège qu’il s’était tendu, Paul sombra jusqu’au spasme en pleine illusion, et la superbe soierie eut comme un râle sourd. Jane sanglotait éperdument.

— Eh bien ! fit le jeune homme revenant enfin du pays des mauvais songes les yeux cernés, tes lèvres pâlies, nous choisirons la moire aux ramages de perles, puisque tu la préfères ! Moi, maintenant, ça m’est égal ! À propos : n’ai-je pas rendez-vous à quatre heures avec le directeur des Folies-Nouvelles pour le manuscrit ? Je crois que j’allais l’oublier.

Il se releva, s’étira et partit d’un éclat de rire nerveux.

Jane pleurait toujours.

Entre eux demeurait étendue la belle étoffe ravagée, froissée, ressemblant assez aux vêtements, désormais inutiles, d’une beauté morte.

— Non, dit Jane hoquetant, c’est cette soie que je veux !

Pour en prendre à son tour possession, elle marcha dessus, d’un mouvement de fureur jalouse.

— Tiens ! Tu n’es qu’une femme ! gronda le jeune homme en lui tournant le dos.

Le coupé s’étant arrêté devant leurs fenêtres, Paul alla s’habiller, et une heure après, ayant abandonné Jane à ses mélancolies, il s’introduisait dans le cabinet de travail de son frère.

Reutler pesait de la glace.

— Tu as besoin de moi ? dit l’aîné dont la voix basse prit une inflexion amère.

— Oui, justement. Pourquoi me reçois-tu sur ce ton ?

— Parce que voici une semaine que tu oublies de me serrer la main.

Paul fit une grimace.

— Je vais t’expliquer : Jane entre au théâtre. Elle a cette idée fixe. C’est idiot, mais j’en suis fort aise, car cela relâchera un peu nos étreintes. Cette petite brune est charmante, seulement, si banale… Tu comprends, une fois lancée, elle finira par s’amuser sans moi… Sacrebleu ! Ce qu’il fait froid, ici… Reutler, je gèle…

L’aîné frappa sur un timbre.

— Ne te sauve pas. On va faire une flambée. J’étais en train d’examiner les différentes puretés de la glace.

— Prodigieusement divertissant ! railla Paul.

— Moins coûteux que de lancer des femmes ! railla Reutler.

— Nous y voilà bien, j’ai besoin d’une somme très ronde, mon grand, soupira Paul s’accoudant au bureau de son aîné. Une somme que mes petits calculs de poète arrondissent tous les jours.

Jorgon entra. Un instant, il couva les deux frères de son morne regard affectueux, puis prépara la flambée.

— Énonce ton chiffre, dit Reutler très calme.

— Attends ! Il y a des détails… seulement, ta glace fond…

Reutler la lança dans un seau, s’essuya les mains, remit de l’ordre autour de lui et fit signe à Jorgon d’emporter les restes de l’opération. Paul poussa le canapé pompadour devant la cheminée.

— Je vais lui confier un rôle que j’ai écrit, naturellement. Ma pièce ne vaut pas mieux et je ne tiens pas à la signer, mais je tiens à ce qu’on la représente. Risquer un refus de la part du directeur des Folies-Nouvelles me donnerait des nerfs, et de plus je me verrais menacé d’un éternel amour ! Alors, je pense qu’il n’y a qu’à offrir la forte somme au directeur en question. Remarque, mon grand, qu’il s’agit d’une féerie sans ballet. L’ablation du ballet, c’est une grosse économie — Jane est jalouse et ne me permet pas les danseuses… — Combien crois-tu que ça puisse coûter, une féerie sans ballet ?

— Raconte un peu ta féerie.

— Ça s’intitule : Pygmalionne, et ça se passe au moyen âge, car Jane ne voit pas d’époque plus poétique : elle a si mal étudié son histoire de France !… Une damoiselle très pure… oh ! pure à faire vomir le diable, s’éprend, malgré elle, du seul homme qu’elle ait jamais aperçu, et encore cet homme est-il la statue de saint Georges qui se trouve en la chapelle de son château. Comme il sied, il est costumé en chevalier : cuirasse et casque d’or. Élevée entre sa tante, la chanoinesse, et sa sœur de lait, une naïve paysanne, la damoiselle ne sait rien de la vie ni de l’amour. Un jour que la pauvrette met les bras au cou de la statue, elle sent battre un cœur sous la cuirasse d’or et elle voit luire des yeux irrévérents sous la visière du casque ; la statue s’anime, le diable est là… et on baisse le rideau.

— Moralité ?

— Oh ! il n’y en a pas quand on s’éprend de l’impossible, fit négligemment Paul, tisonnant le feu ; j’ai ajouté, pour Jane et pour les badauds, que la sœur de lait, une autre ingénue, connaissait certain chevalier fort épris, de tout point semblable au seigneur saint Georges, dont il endosse, à l’heure voulue, la cuirasse d’or. D’un poème pas plus mal qu’un autre, j’ai fait un livret d’opérette que tout le monde a fait. Cela me dégoûte de ma conscience, seulement ça me débarrasse d’une femme ! Et comme je sens que j’ai de plus en plus besoin d’être libre…

— Est-ce écrit, au moins ?

— Si c’était une œuvre, te demanderais-je de l’argent pour la voir jouer ?

— Que ferais-tu ?

— Je te la lirais… ensuite, nous la brûlerions ! Reutler tressaillit.

— Éric, dit-il tristement, tu m’en veux de mes franchises passées.

— Non ! je souffre d’être si peu devant ma chimère. Nul juge ne doit être plus difficile que moi, pas même toi, Reutler.

— Tu es un bien singulier phénomène ! Je ne conçois pas cette modestie intellectuelle au milieu de tous tes orgueils. Dans tes inconsciences, une conscience s’émeut, en toi, qui me fait peur. On dirait que tu n’oses pas avoir du génie !

— Je ne sais pas ce que je suis… mais je sais tellement ce que je voudrais être !

Le jeune homme laissa tomber son front sur le marbre de la cheminée et reprit, d’une voix lente :

— Tout est l’impossible ! Tout !… La sincérité du plaisir comme l’intégrité du travail. Ah ! Reutler, je suis fatigué de vivre !…

— Et tu as dix-neuf ans ! Que dirai-je donc, moi, l’aîné ? ricana Reutler.

— Toi, s’écria Paul se redressant, l’œil assombri, je ne te plains pas. Tu es soutenu par une passion, j’ignore laquelle, mais c’est pour elle que tu respires. Noblement ou lâchement, tu peux te donner tout entier à ta folie. Toi, tu es heureux… ah ! si je pouvais t’arracher seulement la moitié de ton bonheur !

Reutler se leva. Armé d’un crayon, sur un coin de journal, il posait des chiffres, sa main tremblait, et il regarda par terre, les paupières presque closes.

— Trente mille, dit-il les lèvres serrées, oui, trente mille, cela doit suffire ; costumes, décors, et vénalité du directeur… n’ai pas l’habitude de ce genre d’opération, cependant… ne pense pas me tromper…

― Vingt-cinq me paraissaient plus que convenables, mon grand, répliqua Éric ramené à son idée de féerie. Peste ! Messieurs les hommes de science s’y entendent ! Et tu vas me flanquer encore une fois ta générosité à la tête durant que tu te divertis en alignant des petits morceaux de glace ?

Paul regardait fixement son aîné de tous ses yeux bleus, si merveilleusement durs.

— Ah ! Reutler, Reutler, proféra-t-il, hachant ses syllabes comme s’il eût coupé ses mots du bout de ses dents éclatantes, te mordre la poitrine jusqu’à ce que ton secret gicle… avec ton sang !

Reutler s’appuya, défaillant, au dossier de son fauteuil.

— Tu es un enfant terrible, mon pauvre Éric. Je n’ai pas d’autre secret que le tourment de te savoir… un homme de plaisirs.

— Il serait si simple de m’empêcher de m’amuser.

— De quel droit ? Du droit d’aînesse ? Non, va ton chemin. Nous nous rencontrerons sans doute, quand il en sera temps. (Reutler s’efforça de ricaner.) Alors ta bouche sera pure, et je lui livrerai mon cœur, si tu as toujours envie de mordre à la sagesse… Tu as bien tort de dire des choses affreuses. Tu devrais te souvenir que le verbe projeté a quelquefois la puissance de créer de nouveaux êtres. Un jour, le démon sortira de ton souffle !

Éric secoua la tête.

— Oui, oui, tu parles comme un prêtre, et tu ne crois à rien,

— Je crois à l’efficacité de la douceur contre la violence, je crois à la divinité de la tendresse. Je crois surtout qu’il ne faut pas que tu deviennes mon ennemi ! (Il suffoquait.) Si cela t’amuse de nous ruiner, n’hésite pas ! Je travaillerai pour te réédifier une autre fortune. J’ai, dans mes tiroirs, quelques vieilles paperasses qui se peuvent muer en métal. Si trente mille francs sont un sourire de plus, au cours de ta vie, disons tout de suite soixante mille et qu’il y ait deux sourires. Mon Dieu, j’étouffe ! Avant de t’en aller, rends-moi le service d’éteindre ce feu ; je ne suis pas habitué à me chauffer, tu le sais, cela me trouble.

Paul dispersa les tisons, de l’extrémité de sa botte. Il se fit un peu de fumée.

— Toujours admirable, ce cher aîné ! Toujours le dévouement, l’exemple, l’homme-grammaire. Travailler pour moi, c’est délicieux ! Ce que j’ai la démangeaison de m’engager à la seule fin de voir ta mine !

— Tu es libre.

— Sacredieu, non, je ne suis pas libre ! gronda Paul écrasant brutalement des braises sous son pied. Tu m’as, depuis longtemps, fait prisonnier de ta grandeur d’âme ! Tiens ! Ne discutons plus, ça se gâterait. Bonsoir.


VI

En descendant quatre à quatre l’escalier de leur hôtel, Paul-Éric de Fertzen semblait bouleversé., Il remonta dans son coupé tout pâle. Jorgon, tenant la portière, lui demanda, respectueusement, si Monsieur était souffrant.

Il haussa les épaules.

— Je n’ai rien, mon vieux terre-neuve, répondit-il s’affaissant sur les coussins de la voiture d’un air excédé. Je vais aux Folies et ça m’embête parce que je suis en retard. Dis qu’on presse…

Il ferma les yeux, tout en se gantant avec les gestes délicats de la mondaine, puis il murmura :

— Non ! Ça ne peut pas durer ! Ou je l’exècre… ou je l’admire. Ceci n’est plus une existence ! Mon frère est très au-dessus de moi. Pourquoi s’amuse-t-il à ramper et pourquoi, en s’humiliant, paraît-il heureux comme s’il buvait un élixir ?… Il s’agit, maintenant, de nous débarrasser gentiment de la petite femme et de nous cloîtrer à Rocheuse. Je verrai bien… Il doit lutter contre une haine féroce… Moi aussi, d’ailleurs. Mon aîné, c’est l’ennemi, je le forcerai comme un simple sanglier qu’il est. Je suis pour tous les genres de revanche, et je vaincrai à mon tour.

Emporté très légèrement par un excellent trotteur, Paul s’enivra deux minutes à cette pensée folle de vaincre son frère, puis, peu à peu, ses yeux se rouvrirent, il songea aux banalités de la vie.

— Comment se présenter chez un directeur de théâtre ? Vais m’exposer à un échec ! Ça me déplairait parce que Reutler se moquerait de moi. N’aura pas lu le manuscrit, bien entendu, cependant a eu Je loisir de s’informer et doit savoir que je suis un… favori de la comtesse de Crossac. J’ai mon portrait dans tous les salons nouveaux à côté du sien, et par les mêmes peintres. Puis, Marguerite Florane a bavardé dans tous les foyers de Paris : il n’ignore ni mes chevaux, ni mes maîtresses. C’est très confortable sous le rapport de l’entrée en matières. (Il bâilla.) Du diable si je ne lui fais pas l’effet d’avoir du génie avec tout cela. Du génie ? Mon Dieu ! (Il appuya sa main sur sa poitrine, à l’endroit où battait violemment son cœur, sous des billets de banque.) Je n’en aurai jamais… jamais… Et, entends-tu, Reutler, je crois que je m’en fous !…

Un frisson le secoua, pendant qu’il dressait devant lui, sur le store de soie bleue voilant la glace du coupé, un petit miroir à biseaux.

— Enfin, soupira-t-il rectifiant le pli de sa chevelure, je vais peut-être me distraire chez cet industriel.

Quand on lui annonça Paul de Fertzen, le directeur des Folies-Nouvelles eut un mouvement de curiosité. Il se leva et s’arrêta court dans sa première démonstration de politesse. C’était un homme trapu, noiraud, sur lequel semblait répandu quelque verni mou fleurant la graisse. Il se terrait en une pièce étroite, sombre, un tronçon de corridor illustré de cartes-album, très sale. Un divan rouge, constellé de taches, servait, pour le moment, de trône à un énorme chien danois de physionomie méchante. Sur un bureau s’étageaient des bocks et plusieurs canettes vides.

Paul ne fréquentait pas les bohèmes. Il fut intimidé par les canettes vides, hésita à s’asseoir.

— Monsieur, dit-il d’une voix sèche, car, pour dissimuler ses hésitations, Paul prenait toujours l’initiative de l’arrogance, je suis étonné que vous ne m’ayez pas répondu.

Le directeur se cala sur ses jambes courtes, se caressa la barbe.

— Eh bien, fit-il bonhomme, vous en avez, vous, un aplomb ! Heureusement que le ton me remet sur la piste. Le son de l’organe : vous savez, il n’y a que cela qui ne trompe pas. (Il ajouta, souriant :) Donnez-vous donc la peine de vous asseoir, cher Monsieur.

Il lui indiquait le divan rouge.

Paul fronça les sourcils, en serrant énergiquement la pomme du jonc qu’il tenait. Que voulait dire ce personnage méridional avec le son de l’organe, et pourquoi passait-il ainsi de la familiarité à la courtoisie, sans raison ? Un peu interloqué, le jeune homme demeura debout, le visage hautain.

— Votre manuscrit ? ronchonna le directeur continuant à le toiser curieusement. Je me suis bien gardé de le lire, je suis sûr qu’il est plein de talent ; mais ce n’est pas cette denrée qui nous manque, les manuscrits pleins de talent ! Moi, je ne lis rien de peur de me laisser attendrir. J’en possède quatre-vingt-cinq. dans mes cartons et signés de noms connus ! Oui, je suis sûr qu’il est très bien ; mon secrétaire va vous le rendre. Et puis, sans exagération, est-ce qu’on fait porter ça par son domestique, cher Monsieur ?

— Je suis d’un monde, Monsieur, riposta Paul fiévreux, où les corvées désagréables se font faire par ces sortes de gens.

Décidé à en finir, le cadet des de Fertzen prit le chien danois par la peau du cou ; de sa main souple, gantée comme une main de jeune femme, il l’enleva du divan et le reposa sur le sol, où l’énorme animal resta un instant à trembler, le mufle bas. Paul s’assit.

— Ah ! Bravo ! s’écria le directeur subitement enthousiasmé. Pour de la poigne, c’est de la bonne poigne : Ah ! non ! ça, c’est épatant ! Hé ! Duclerc ! Duclerc ! Viens donc, mon vieux.

Le secrétaire entra.

— Monsieur ?…

— Il y a, mon cher, que Monsieur que tu vois là, tu sais, le fameux portrait de La Gandara qui fit courir toutes nos petites femmes, il a empoigné César, César pesant son poids d’homme, et il l’a levé à bras tendu… Tiens ! comme ça…

Paul serrait de plus en plus la pomme de sa canne.

— Mais, pardon, Monsieur, je ne vois pas le rapport…

— Ah ! tant pis ! interrompit le directeur joyeux. Nous autres, nous boxons, nous nous escrimons toute la journée. Tenez, dans le Bain de la Sultane, c’est Duclerc qui double le grand esclave qui porte le lion vivant au deuxième acte. Un lion vivant, ça pèse, vous savez. Même lorsqu’il est apprivoisé. Il est très fort aussi, mon secrétaire, ce charmant garçon que je vous présente. Duclerc, montre tes muscles !

Docile, Duclerc retroussa ses manches, en riant, et fit saillir des muscles répugnants de grosseur.

— Mes compliments ! dit Paul désarmé.

Les deux hommes s’assirent en face de lui, tirèrent des cigarettes et lui en offrirent. Du Bain de la Sultane on se répandit sur les succès des théâtres voisins, on déclara, clignant de l’œil, que la littérature ne faisait jamais cent sous de recette à elle toute seule. Les réflexions de coulisses étaient entremêlées de mot de salle et de vigoureux coups de poing donnés sur le bureau où sautaient les canettes vides. Mis à l’aise par une raillerie de Paul qui ne reparlait plus de son manuscrit, ils en vinrent à démonter l’homme canon, membre à membre. Tout cela, c’était du truc. Avec de l’adresse, de l’exercice constant, on réussissait ce qu’on voulait. Mais la force, la véritable force… oh ! c’était toujours une belle chose. Miss Clary, l’Anglaise, ne soutenait-elle pas, du bout des dents, un gaillard bien plus gros qu’elle et sans filet ?

— Oui, Monsieur, sans filet ! On n’a pas l’idée qu’elle le lâchera. Si j’avais pu me l’offrir, pour un des tableaux de la Sultane ! C’eût été un solide clou !

Paul se leva pour sauver son poème des mains velues du secrétaire.

— Ne me gardez pas rancune, gouailla le directeur. Nous ne recevons jamais personne, et j’ai fait une exception en votre faveur. Heureux de vous connaître, tout de même. Marguerite Florane m’avait tant parlé de vous ! Oui, vous êtes un gentil garçon, mais la poésie, ça nous ferait fermer boutique ; les foules sont des brutes, vous savez, nous travaillons pour les foules, nous autres.

Écœuré par le mauvais tabac et l’odeur de chenil qu’exhalait le divan, Paul ne désirait plus que fuir ; cependant, il se ravisa parce que le secrétaire ajoutait :

— Une petite féerie, n’eût-elle que quatre rôles et pas de ballet, vous ne vous imaginez guère ce que ça coûte à monter, cher Monsieur.

— Si, je sais. Une trentaine de mille francs, jeta Paul reboutonnant son pardessus avec flegme.

Les deux hommes se regardèrent et eurent un haut-le-corps.

— Écoutez-moi, à mon tour, fit Paul rompant un silence pénible. Je ne suis ni poète ni boxeur, je suis amoureux ! j’ai une petite fée, sinon une petite féerie, à caser chez vous. Le manuscrit n’est pas mon œuvre. Supposez que ce soit écrit par le domestique qui l’a portée. Je suis comme vous, l’ai pas lue, ou si peu. Très persuadé que c’est suffisant pour abrutir les foules. Seulement, bien monte, avec des costumes, des décors originaux, et je m’entends à jouer du paillon, je crois que ça marcherait. Au premier acte, le rêve de Berthilde, cela se passe dans un jardin de roses rempli de cygnes vivants. Facile à dresser les cygnes et à transporter. — Je regrette que ce ne soit pas plus lourd, pour Monsieur dont les muscles préfèrent les lions ! — Il faudrait des rosiers nature et des bêtes superbes de blancheur. On parfumerait les jets d’eau pour que le rêve déborde sur la salle. Quant au costume de la petite femme, je m’en charge, elle aura des bijoux à faire pâmer les premières loges. Dois-je affirmer que je me charge de tout le reste, est-ce compris ?…

— Jolie, votre petite femme ? interrogea le directeur devenu grave.

— Une brune exquise, des yeux à fondre les chairs, répondit Paul souriant.

— Des cygnes vivants, reprit le directeur, il en faudrait au moins douze. On les attacherait sous l’eau avec des chaînettes un peu espacées, de sorte qu’ils auraient l’air d’être libres. Ils ne risqueraient pas de blagues, ces bêtes, et encore, un qui ficherait son camp au beau milieu de la lumière électrique, je vois d’ici l’écho de seconde que ça nous vaudrait : « Hier, à l’entrée de Mademoiselle… ?

— Jane Monvel !

— … de Mademoiselle Jane Monvel dans son royaume fleuri, l’un des gracieux animaux qui l’entourent s’est échappé malgré les efforts de la sympathique artiste et est allé se poser sur l’avant-scène du prince de S. » Suivraient des détails, plus les rappels, une ovation au courageux volatile, ou à la sympathique artiste. (Il se gratta l’oreille.) Tenez, j’ai bien envie de faire quelque chose pour la poésie. Vos trente mille francs, vous les rattraperez rien qu’avec le cygne, si on s’emballe là-dessus !

— Et la musique ? objecta le secrétaire pour la forme. Et la presse ?…

— Je m’en charge également, riposta Paul qui se promettait, du fond de l’âme, d’étouffer toute espèce de canard aux allures de cygnes.

— C’est en vers, hein ? dit le directeur ressaisissant le manuscrit.

— Mais non… c’est en prose un peu rythmée, voilà tout.

— Bon… ça me décide. Je vais piocher ça… Nous pourrions répéter la semaine prochaine. J’aimerais assez joindre quelque exercice de force au tableau gracieux du jardin de roses… Par exemple, une entrée de laboureurs se gourmant ! Est-ce que vous permettriez ?…

Je consulterai l’auteur, murmura Paul dont l’estomac se soulevait ; et il salua.

— Mes respects à Madame ! cria jovialement le directeur du haut de la rampe.

Paul, descendant l’escalier fumeux des artistes, songeait :

— Les exercices de force, les exercices d’adresse !… Byzance, aussi, a crevé de sport !

Quelques minutes plus tard, pénétrant chez sa maîtresse, il lui annonça la nouvelle :

— On répète la semaine prochaine. Es-tu contente ?

Jane, qui était couchée, bondit hors du lit, les bras ouverts.

— Oh ! que je t’aime ! Tu es mon sauveur… je pensais au suicide ! je vais enfin devenir quelqu’un…

— Et moi, donc ! fit Paul pouffant. Je suis déjà le monsieur qui a trouvé la douzaine de cygnes.

— Dis ! Raconte ! répétait Jane l’étouffant sous ses baisers. On accepte ta pièce ! je crois bien, elle est si belle ! Mais, parle, comment tout cela s’est-il passé ?

— Ma foi, déclara Paul, cette aventure est des plus simples : on accepte ma pièce (il allait dire : parce que mon frère m’a donné trente mille francs ; il se mordit la langue, et, fermant doucement les yeux de Jane sous ses lèvres, il murmura :)… parce que j’ai pris un danois par la peau du cou !

Les répétitions furent menées rondement. Le directeur, entre deux séances de boxe ou de savate, arrivait en claquant les portes, le front suant, les mains rougies et les jarrets distendus. Il déployait une activité merveilleuse, surveillant à la fois les répliques des acteurs et les gaffes du metteur en scène. D’une voix fausse, il imitait à ravir toutes les intonations des femmes. Silencieux, dans leur loge noire, Jacques-Reutler de Fertzen et Paul-Éric suivaient ses gestes d’ogre en goguette tout en échangeant des sourires de dégoût. Pour Jane seule, l’ogre se montrait plein de respect, avec un tact d’homme qui sait son monde. Il disait : « Mademoiselle, vous devriez bien élever la voix », se tournant vers elle avec une demi-courbe des épaules très caractéristique, tandis qu’il criait à la petite Hubert, chargée du rôle de la sœur de lait : « Toi, faudrait gueuler moins fort. » Au milieu de ce théâtre coquet, pimpant comme un boudoir, où les hommes en habit avaient déjà l’aspect de chevaux de corbillard se promenant dans des fleurs, il représentait le buffle, le bon buffle adroit, levant les pattes pour ne rien abîmer. Reutler, traîné là par son cadet, y ressentait plus lancinante son intolérable névralgie, et Paul se tordait en les affres d’un mauvais rire.

Quant à Jane Monvel, elle exultait. Plus de pressentiments, plus de tirades patriotiques, elle nageait en pleine félicité sentimentale. Les ouvreuses, les machinistes commençaient à la saluer en disant, se poussant du coude : « La débutante… celle qui a le sac ! » Elle avait une façon étonnante de leur faire voir ses dessous de Valenciennes, en sautant du coupé de Paul sur le trottoir, et elle n’oubliait point les pièces blanches. Le jour où elle proféra, parlant des acteurs jouant avec elle : « Ces sales cabots ! » Paul la jugea définitivement classée. Cabotine comme les autres, ni mieux ni plus mal, elle finirait comme les autres, demi-mondaine respectable, celle dont on peut vanter le premier métier en pensant au second. Ce serait la faute de Paul encore plus que la sienne, mais Paul se réjouissait de rompre si correctement… Les ruptures, ce n’était pas drôle, on ne pouvait pas les transformer toutes en nuits nuptiales ; et dès qu’il se sentait une pointe d’amertume, pour passer le temps, il l’aiguisait sur son frère.

— Oui, ta faute ! appuyait Reutler très sombre au fond de la loge noire.

— Allons donc ! Ma faute ! Elle est née pour le vice, grondait le cadet. Tous les sentimentaux, c’est vicieux naturellement. Elle m’a bien avoué que lorsque Mme de Crossac changeait de costume, dans leur théâtre intime, elle était saisie d’un frisson bizarre à la vue des pots de rouges et finissait par lui baiser les bras, que la dame a d’ailleurs fort beaux. Sa mémoire d’oiselle reflète des choses terribles qui ne demandent qu’à prendre corps. Je suis sûr que quand elle entend les trois coups, elle s’imagine son père l’artilleur tirant le canon. Sois tranquille à son égard, elle se jouera toutes les comédies… sans les savoir et par conséquent sans succès.

Reutler, échoué dans un fauteuil, se tenait les tempes.

— Tu es incapable d’entendre, mon grand ? questionna le jeune homme.

— Oh ! je n’entends plus quand on crie, tous ces gens-là m’ont l’air fou. Encore plus fou que toi. Il y a des choses délicates et charmantes pourtant dans cette pièce que tu qualifies d’idiote, et ils noient tout dans le même torrent d’inflexions furieuses. Je ne suis qu’un piètre juge, seulement, cela me navre.

— Le convenu pittoresque ! Le mot souligné ! L’effet qu’on lâche en jet de fronde au nez du spectateur, c’est du bon théâtre, mon grand ! ricanait Paul. Tu ne veux pas revenir à la Comédie Française sous prétexte que les plus fameuses vedettes y font sonner les r comme des charretiers qui jurent ! — Entre parenthèse, ils ont à la Comédie une vraie vierge de vitrail comme celle que je rêvais pour ma moyenâgeuse. Il y a bien Mlle Lyriano, tu sais ?… celle dont le teint d’hostie donnerait à l’amour un ragoût sacrilège, la si étrange fille au profil de madone ; seulement, on la condamne au Racine, elle n’est pas pour poète libre ! Elle est dans les fers de la royauté sociale. — Mais ici, mon grand, tout se corse ! Les moindres répliques ont l’air de boucliers lancés sur Tarpéia. Ce sont des avalanches de bronze. Ici, le convenu, on le met au point, on l’aligne, on le tend, jusqu’à ce qu’il résonne comme un tambour. (Paul s’interrompit pour crier :) Bravo ! Jane ! Bravo ! (Il se retourna vers son frère.) As-tu entendu ? « Et des roses se meurent qu’on ne respire pas. » Elle dit cette pauvre phrase de prose comme elle réciterait le songe d’Athalie ; j’ai envie de l’étrangler !… Bravo ! Bravo ! Jane, je suis très content !

Et, se penchant au rebord de la loge, Paul envoya des baisers à la jeune fille, laquelle, fière de son approbation ironique, reprit la phrase sur un ton de mélodrame à la Crossac.

— Enfin, quoi ? disait Reutler étourdi par la verve méchante de son cadet. Est-ce que cela t’amuse ou est-ce que cela t’ennuie ? Retire la pièce ! Tu en as tous les droits.

— Et mon émotion de première ? J’y compte ! C’est mon bénéfice d’auteur anonyme. Je le veux ! J’y tiens ! À dix-neuf ans, une émotion de première, ce n’est pas banal. Puis, je ne mérite pas davantage.

— Toujours tes orgueilleuses modesties ?

— Sincèrement, est-ce bon ?

— Ce n’est pas ce que tu feras plus tard, tu es encore jeune, Éric, et tu mettras du vin pur dans ton eau de roses !

— Non, Reutler, je ne ferai jamais rien de pur, ou de forme ou de fond, car je n’aimerai jamais rien purement, ni maintenant ni plus tard.

Et la voix dure de Paul s’éteignit dans une sorte de hoquet sanglotant, peut-être un rire.

Ce jour-là, les deux frères se retirèrent avant la fin de la répétition.

L’émotion de première que le jeune homme désirait, il l’eut, sinistre et atrocement perforeuse de moelles, beaucoup plus dramatique, certes, qu’il n’osait la rêver.

Lé soir du début, Paul s’appuyait sur le bras de Reutler dans les coulisses. Ils étaient tous les deux du côté cour, et du côté jardin, Jane Monvel s’avançait, grave, recueillie, tenant un lis d’argent à la main, traînant derrière elle, avec une enfantine majesté, la longue queue de sa robe de damas blanc. Des manches, largement pendantes, lui faisaient autour des bras comme le repliement de deux chastes ailes, et son front baissé sous une ferronnière de perles fines, ses bandeaux à la vierge, le fard dont elle avait su miraculeusement se servir, la rendaient vraiment séduisante d’un genre de séduction qui touchait, malgré sa factice ordonnance. En avançant, elle leva les yeux, aperçut son amant ; baisant son lis, elle lui envoya de loin une caresse qui triomphait. Ses yeux scintillèrent de vrai bonheur. Comme elle était très émue, elle eut l’air, cinq secondes, d’une jeune mariée un peu folle, attendrie, mais espérant l’époux avec une ardeur presque sauvage et certaine, enfin, d’entrer de plain-pied dans son rêve nuptial… elle fit un faux pas, ne poussa aucun cri, étendit seulement d’instinct ses deux bras blancs qui ouvrirent ses larges manches et la firent tout à coup planante au-dessus de la terre, surhumaine, puis elle disparut, tandis que le lis d’argent roulait jusqu’au milieu de la scène vide.

Reutler eut un soubresaut. Il regarda Paul, stupéfait. Paul, d’un geste machinal, se frottait les yeux.

— Ah ça, qu’arrive-t-il ? murmura le jeune homme. Elle était là, elle n’y est plus ! Et dans l’ombre du portant, je crois la voir encore. Reutler, fais-moi donc le plaisir de me pincer. Est-ce que je suis ivre ? J’ai bu du champagne pour me monter… J’en aurai trop bu ! Reutler !

— Non, répliqua Reutler inquiet, tu n’es pas ivre et nous ne rêvons pas. Ce qui vient de se passer est anormal.

— J’y suis ! fit Paul se frappant le front. Un nouveau truc du directeur. Il aura changé l’entrée, la trouvant pas assez exercice de force ! On va la voir regrimper ou redescendre sur un trapèze. Il me paiera cela, le misérable !

Paul, nerveux, Reutler, toujours calme, avancèrent un peu, de leur côté, en effaçant le plus possible les épaules. Alors, ils aperçurent toute la grâce du jardin des roses s’étalant en corbeilles parfumées, sincèrement, délicieusement vrai dans sa prodigieuse richesse fleurie. Des buissons entiers de rosiers disposés avec un art magique lançaient dans l’atmosphère blonde des herses leurs mille corolles, dont les nuances s’opalisaient jusqu’à la transparence du rayon, des jets d’eau bruissaient sur les vasques de marbre, semblaient offrir des bouquets de pierreries odorantes, car on les avait mêlés à d’énormes vaporisateurs d’essences, et le chantonnement des violons de l’orchestre s’harmonisait à leur musique douce, en frôlis d’insectes butineurs. Les douze cygnes, ahuris, les yeux brusquement dessillés par la fulguration d’un jour incompréhensible pour leur pauvre entendement de bêtes royales, se balançaient sur l’eau des vasques avec des roulis effarés qui pouvaient donner la sensation d’une printanière allégresse. Battant le fond des bassins de zinc de leurs palmes enchaînées, ils faisaient ruisseler sur les moires de cette onde, sage comme une étoffe, un peu de la vie animale de la grande nature, et l’un d’eux, mi-dressé dans l’épanouissement d’une colossale gerbe de diamants liquides dont la fraîcheur commençait à pénétrer ses plumes, déploya la splendide envergure de ses ailes ; tout effrayé par l’intensité de cette apothéose du faux, il poussa un cri discordant, son terrible cri de réalisme.

Un applaudissement frénétique lui répondit. La salle, d’abord muette, enchantée, explosait tout à coup sous la rupture du charme. Il n’en fallait pas plus pour l’emballer et gagner la partie. Elle avait humé l’odeur des roses ; les femmes, surprises par la véhémence du parfum, trépignaient de joie, brisaient leurs éventails ; les hommes, redevenus enfants, comptaient tout haut les cygnes et cherchaient vaguement du pain dans leur poche comme au Jardin d’Acclimatation.

Ce n’était ni compliqué, ni littéraire, mais cela embaumait la poésie, celle des formes et celle des couleurs, celle des fêtes sensuelles où l’on peut s’endormir dans la sécurité naïve de tous ses appétits, Il n’était pas besoin de paroles sur cet air-là. Ce qui allait venir les laisserait désormais très indifférents. On se reposait d’avance des phrases plates sur l’heureuse harmonie du décor, et le fond bleu des toiles peintes demeurerait vraiment le ciel, même si les acteurs restaient aphones… Pourtant, il fallait que quelque chose vînt !

En attendant l’apparition prévue de la débutante, la scène était déserte, Corps sans âme, elle déroulait sa beauté physique sans plus de mystère et les cygnes donnaient, seuls, des répliques faciles, à longs coups d’ailes.

Les violons, habitués aux tracs multiples des nouvelles venues, recommencèrent le prélude, une mélopée tendre, durant laquelle Jane devait soupirer les premières phrases de son rôle. À la fin du morceau, un léger murmure s’éleva du fond de la salle. Dans la fluide irradiation des lumières et des essences vaporisées, on perçut le malaise de toute cette foule de bonnes volontés entassées devant ce paradis rose, béant comme un four.

Paul n’y tint plus. Aucun truc de féerie ne surgissait, ni des planches, ni des frises. Suivi de son frère, il fit le tour, derrière le théâtre, et trouva le directeur en conversation vive avec le chef machiniste.

— Alors, imbécile, ce n’est pas vous qui avez sifflé au fond ? disait le boxeur, les joues suantes. Je vous répète que j’ai entendu siffler !

— Moi, Monsieur, répondait l’homme abasourdi, j’ai pas sifflé. Pourquoi que je l’aurais fait puisqu’il n’y a pas de truc de fond avant le trois ! Je sais mon métier, peut-être ! Voyons, patron, c’est pas raisonnable de croire ça !

Reutler tressaillit ; ses lèvres se plissèrent, torturées de leur involontaire frisson. Il revit, comme dans un éclair, le regard fixe, subitement inexplicable, de Jane étendant ses bras. Lui, qui observait tout sans s’intéresser à rien, il eut la prescience d’une fatale aventure, et, laissant le directeur demander à Paul ce que devenait sa débutante, une petite pécore qui allait exaspérer un public si bien en forme, il s’élança du côté où il pensait voir encore la jeune fille.

Là, juste à l’endroit de sa dernière apparition, il y avait un espace sombre dans le plancher, une sorte de bouche noire ouverte en rond, ombrée davantage par l’arête d’une haie d’églantiers artificiels, un trou de citerne d’où montait un vent glacial, puant.

Le directeur, voyant de loin Reutler se pencher sur le gouffre, ne fit qu’un saut et hurla, de tous ses poumons :

— Au rideau ! Baissez le rideau ! Une annonce, n’importe laquelle !

Il avait compris.

Reutler, très pâle, supplia d’une voix émue :

— Empêchez mon frère d’avancer, Monsieur !

De mauvaise humeur, tous les nerfs tendus vers cette salle bondée qui éclatait en transports de rage, Paul se jeta furieusement sur son frère.

— Elle a donc manqué son entrée, cette sotte ?

Reutler l’arrêta d’un mouvement autoritaire.

— Je te défends de regarder. Elle… s’est trouvée mal… on l’a rapportée dans sa loge… dans sa loge… entends-tu !

Mais Paul regarda, pendant que le directeur, dont le visage cramoisi avait l’aspect d’une flamme, sifflait tout le personnel, ajoutant une note aiguë au concert offert par les spectateurs.

— Allons donc ! Elle n’est pas tombée dans ce trou, je présume. Ce serait trop bête !

Peu habitué aux dessous d’un théâtre, Paul ne pouvait pas s’imaginer qu’une chose extraordinaire ne fût pas naturelle sur la scène. Ce trou-là ne devait pas communiquer avec l’enfer. On allait vivement l’en tirer et la remettre d’aplomb. Une histoire de trac. Elle vibrerait moins les passages dramatiques, mais c’était le costume… pourvu que la robe fût intacte, mon Dieu !

— Jane, cria-t-il impérieusement, ce n’est rien, je suis là, on fera une annonce…

Autour de lui, les machinistes, les habilleuses se bousculaient, semblant sortir de terre ou tomber des cintres, les acteurs, les actrices dégringolaient des escaliers, à moitié nus dans des maillots sales, l’enchanteur, son grand bonnet orné de constellations brillantes posé de travers sur une face désolée de vieil homme, la fée portant une traîne de cour sur un jupon d’orléans gris, les petites paysannes, toutes, encore, en costumes de ville, se pressaient, poussant des exclamations d’horreur ou fondant en sanglots — on eût dit une pension pleurant l’institutrice — et, dominant le tumulte, la haute taille de Reutler masquant le trou, d’où s’échappait, se mêlant aux senteurs exquises des roses vivantes, une odeur fétide, une abominable odeur de mort.

Les pompiers de service et le directeur se firent obéir tant bien que mal, la grande trappe des dessous glissa dans ses rainures huilées, découvrant un paysage blafard de poutres, de treuils, de boiseries enchevêtrées, ignobles, au milieu des buissons fulgurants des rosiers. Des échelons parurent, et l’on descendit.

Paul, épouvanté par cette soudaine irruption de la réalité dans son rêve, s’appuya frémissant sur le bras de son aîné,

— Oh ! comme c’est profond ! Où est-elle ? C’est impossible ! Je ne veux pas, moi, qu’elle soit là-dedans.

— Du courage, répondit doucement Reutler le serrant contre lui, elle n’est peut-être pas morte. Sois un homme, voyons !

— Ah ! Monsieur le baron, glapit l’habilleuse de la jeune fille se tordant les mains, ce serait un miracle, faut pas l’espérer. Elle est tombée dans le grand dessous ! Songez donc ! C’est le truc par où on monte les arbres !

Paul eut un cri déchirant. Il se précipita derrière les pompiers qui élevaient des torches, cherchant à illuminer ces cavernes.

— Jane ! Ma Jane ! s’exclama-t-il descendant par bonds désespérés, aux risques de se rompre les reins. Je veux ma Jane, il faut qu’on me la rende ou je vous fais tous jeter en prison ! Assassins ! Vous êtes des assassins !

Cette fois, il la tenait, son émotion de première.

La descente fut effroyable. À chaque palier, les gémissements de Paul devenaient plus rauques, il se mordait les poings tandis que Reutler, le saisissant par les épaules, l’empêchait de se lancer en bas pour aller plus vite. Le directeur, suant à grosses gouttes, se lamentait, jurant comme un forcené, et l’habilleuse, qui avait voulu les suivre pour chercher Mademoiselle qu’elle aimait bien, alternait avec des petits cris d’enfant malade. Très anxieux, les pompiers prêtaient l’oreille aux entrebâillements sombres des boiseries, d’où pendaient de colossales toiles d’araignées, rideaux funèbres qui ne se levaient pas. On n’entendait rien. On ne rencontrait rien. C’était sans doute encore plus bas, toujours plus bas ! La spire des échelles semblait avaler goulûment les chercheurs. L’air était lourd. On n’y voyait presque pas, et en haut, quand on levait les yeux, on apercevait un rond de lune d’une clarté d’eau, une espèce de soupirail plein de lueurs jaunes dans lequel s’agitait un petit homme falot, coiffé d’un bonnet pointu de magicien : l’enchanteur, demeuré curieusement penché sur cet immonde abîme.

On y arriva, cependant, aux grands dessous, une cave suintante, un véritable fond de citerne, et là resplendirent la robe de soie blanche, puis les ailes étoilées de gemmes, les manches gracieuses, étendues en croix, la longue chevelure dénouée, frisante et fluide, toute poudrée d’étincelles ! Ce fut à peine si on put s’apercevoir qu’il y avait un corps dans cette robe somptueusement étalée sur cette fange, aplatie, incrustée comme un bijou qu’un marteau a enfoncé brutalement.

Les pompiers firent le cercle, tâchant d’écarter le jeune homme. Ils essayèrent de ramasser la petite femme, mais, vraiment, elle n’y était plus, la petite femme, il n’y avait plus rien d’elle que sa belle défroque d’actrice, son superbe manteau de jeune reine envolée définitivement pour le pays des songes mélancoliques. Cela craqua, sec et net, comme une effigie de carton. Il n’y avait ni sang, ni blessure hideuse. C’était propre, très correct, la figure d’ange était devenue toute brune, aussi brune que les cheveux, et les jolis bras blancs, sous le blanc des fards, avaient verdi, se changeant en un jaspe strié de veinules bleues. Elle donnait l’impression d’une image, quelque créature-objet tenant à la fois de la momie et du bas-relief.

Reutler, dépassant les pompiers de tout son front, voyait très bien. Il détourna la tête.

Paul lui échappa, glissa à quatre pattes. En examinant la singulière image, il eut l’air de rire, puis perdit connaissance.

— Tant mieux ! tonna le directeur s’essuyant les joues du revers de sa main. Je préfère ce dénouement-là, car, parole, il y a de quoi devenir fou pour un garçon qui aimerait ! Heureusement, Monsieur Paul n’est qu’un enfant ! Un enfant comme elle, la pauvre mignonne ! Ah ! nom de Dieu ! Dans mon théâtre, chez moi !…

Reutler emporta son frère pendant que, respectueusement, un pompier prenait cette petite poupée disloquée qui avait la coquette pudeur de ne pas perdre de son. Il n’avait jamais fait de si propre besogne. Elle embaumait les poudres et les fards. Elle sentait la rose, elle sentait le luxe ! Avoir tout et, brusquement, à un coup de sifflet du diable, n’être plus rien, devenir un chiffon. Le brave homme tremblait.

— Monsieur, déclara Reutler très durement au directeur, vous allez ordonner une enquête. Vous ferez fermer les portes de votre théâtre s’il le faut, mais nous saurons pourquoi une femme a été tuée ici ce soir ! Je désire savoir la vérité, vous m’entendez ? Les trappes ne s’ouvrent pas toutes seules ! Cet accident a l’apparence d’un crime, et je vous en fais responsable.

Le directeur des Folies-Nouvelles secoua sa hure avec découragement. Il devinait que celui-là n’était pas un enfant et qu’il se trouvait à sa merci. — Oui, Monsieur le baron, oui, hoqueta-t-il.

L’habilleuse sanglota :

— Ça, c’est une vengeance ! Monsieur le baron peut m’en croire, j’en mets ma main au feu.

— Écoutez ! reprit le directeur, vous commanderez à ma place et vous chambarderez tout, si vous y tenez. Je vous jure que c’est la bouteille à l’encre pour moi. Je connais mon théâtre, je connais mes machinistes, tout ça fonctionne au doigt et à l’œil, je n’ai jamais eu d’accroc pareil dans le service d’une première. Pas besoin de vous dire qu’on aimait la gamine, ici, elle était généreuse et elle n’a volé l’amant d’aucune de ces demoiselles ! Non, ce n’est pas un accident venu de chez nous ! Je suis de votre avis, ça sent de l’assassinat, Seulement, je me creuse le cerveau pour savoir qui aurait eu de l’intérêt à tuer cette mignonne, à la siffler de cette façon, car, ça, j’en suis certain, on a sifflé, je l’ai entendu, c’est même cela qui m’a fait descendre du pont où j’étais pour venir voir. Quand je devrais être guillotiné, j’affirme qu’on a sifflé, Monsieur.

Reutler se pencha sur l’épaule de son frère, se fendit compte qu’il ne tarderait pas à revenir à lui. Il suffirait d’un peu de brise respirable.

Il questionna, d’un ton moins dur :

— Est-ce qu’un soir de première des étrangers au service ne peuvent pas s’introduire chez vous ? Est-ce qu’un maladroit… ou pis… un malintentionné… (Reutler s’arrêta, regarda le directeur en face, mais sans le voir ; il entendait une voix lointaine, une voix dolente de jeune sentimentale répétant : « J’ai peur de Madame, j’ai peur de Madame ! ») ou, pis, un complaisant largement payé qui… (Il s’arrêta de nouveau.)

— Votre frère vous pèse ? Voulez-vous que je vous aide, murmura le directeur hypnotisé par ce regard noir de Reutler soudainement illuminé dans les ténèbres ; je ne vous propose pas de le porter à moi tout seul parce que je ne suis pas un géant. Mâtin ! quelle poigne vous avez, Monsieur le baron, ajouta-t-il, son admiration pour les exercices de force lui revenant en dépit la gravité de la situation.

— Un misérable payé, c’est cela, scanda Reutler sans s’occuper des réflexions du bonhomme, bien payé, ayant étudié les lieux et les usages depuis plusieurs jours ; un de ces êtres louches qui suivent les voitures des femmes pour ouvrir leur portière et ignoré de tous se substitue, ne fût-ce qu’une minute, à un chef machiniste, occupé ailleurs, jette ce coup de sifflet mortel… en réponse à un autre coup de sifflet étourdi lancé dans certain salon. Vous avez entendu réellement ce coup de sifflet, Monsieur ! répondez-moi, selon votre conscience !

— Je vous le jure ! fit le directeur. Et il baissa le ton. Est-ce que votre frère n’a pas eu… dans la haute… (Il souffla péniblement.) Ce sont, du reste, des choses qui ne me regardent pas.

Effaré d’en avoir déjà trop dit, le bonhomme devint blême.

— Prête, la doublure ? demanda Reutler d’un accent bref, subitement très calme.

— Sans doute, on ne s’embarque pas sans doublure, chez nous, mon cher Monsieur.

— Eh bien, pas d’enquête et pas de scandale, jouez la pièce avec la doublure en déclarant un accident. Au besoin, affirmez que Jane Monvel est vivante. Moi, je m’occuperai du reste.

Rattrapant le groupe qui transportait la petite morte dont la chevelure balayait les échelons en semant des perles fines, Reutler donna quelques ordres, de son ton sourd, presque tranquille. Le grand Monsieur dédaigneux des répétitions leur parlait, maintenant, à tous, d’un étrange accent de volonté qui indiquait que c’était peut-être lui le véritable auteur. En vingt secondes il déblaya le terrain, comme un général sur un champ de bataille, écartant les mourants et les morts. Le directeur évoluait passivement, les actrices s’essuyaient les yeux, les machinistes couraient à leur poste. Pendant qu’on expédiait du côté de la rue de Verneuil le coupé contenant le cadavre sous la garde du vieux Jorgon, la doublure anima la somptueuse toilette, où ne se révélait aucune trace de boue, tant l’habilleuse avait fait merveille en piquant, çà et là, des roses fraîches, la somptueuse toilette de la reine morte, qui, retrouvant ses plis droits d’étoffe impériale, fit une entrée sensationnelle.

Surexcités par l’annonce, les spectateurs huèrent la débutante, mais ils réapplaudirent frénétiquement le décor.

Et durant que la vie des illusions charmeuses reprenait son cours, la petite âme de Jane Monvel, au bruit sinistre des huées, traversait les inextricables dessous de l’infini, roulait d’abîmes en abîmes, plus bas, toujours plus bas ! Ayant laissé sa jolie chrysalide chez les hommes, le pauvre papillon fou, éperdu, nu, fuyait, sans savoir, sans comprendre, en pleines ténèbres. Il descendait et descendrait encore plus bas, toujours plus bas, beau coup plus bas, éternellement plus bas !…


VII

Par la grande baie vitrée de leur salle d’escrime, un jour douteux tombait sur les deux frères, leur faisant des visages maussades et les yeux ternes. Ce ciel de février était de couleur odieusement sale, d’aspect mouillé comme des compresses entourant une tête de pauvre, à l’hospice, et le cadet des de Fertzen avait ses nerfs.

Il errait, tenant son fleuret en demi-cercle, tout prêt à le détendre contre n’importe qui ou n’importe quoi.

Depuis cinq semaines, il allait régulièrement, le matin, au cimetière, son coupé rempli de gerbes odorantes, et le groom, sur ses instructions, données d’une voix peu attendrie, jonchait le petit monument de Jane, pendant que Monsieur Paul se promenait en cherchant l’émotion qui, de nouveau, semblait le fuir. Le reste du temps, il lisait, écrivait, s’enfermait avec des fioles d’éther, s’assoupissait dans une torpeur végétative que son tempérament de garçon nerveux ne pouvait déjà plus supporter, même au nom d’un deuil de cœur. On avait remué la préfecture et fait des enquêtes prudentes, interrogé des gens ahuris, renvoyé de malheureux machinistes, et la mort mystérieuse de la pauvrette, qui avait eu son heure de célébrité, son enterrement fastueux, se réduisait peu à peu aux proportions d’un simple accident. Quelques larmes, beaucoup d’encre, des fleurs rares avaient coulé tout un mois… Et voilà qu’il se mettait à pleuvoir.

— Vie assommante ! conclut Paul tout haut.

Il alla tirer le store, fit la nuit et alluma le plafond électrique.

Reutler sursauta sous l’irruption de la lumière crue.

L’aîné des de Fertzen, assis sur le bord d’un grand lit de repos, étudiait un vieux manuscrit. Il parut plus blême dans l’atmosphère grise, incendiée d’éclairs.

— Qu’est-ce que ces lueurs ? fit-il interrompant sa lecture pour lever les sourcils. Qu’est-ce qui te prend ?

Pour toute réponse, Paul, le bras replié derrière son dos, semblant se garer d’un féroce adversaire, se fendit à fond devant une potiche, lui dépêcha un coup terrible et l’éparpilla aux quatre coins de la pièce. En un flot d’eau, les roses qu’elle contenait s’évanouirent à ses pieds. Paul examina curieusement le désastre, ramassa une tige, un petit bouton très lisse dépouillé de ses feuilles, se mit à le mâchonner.

— C’est bizarre, fit-il avec pitié, comme un bouton de rose ça vous rappelle un radis.

— En effet, répliqua Reutler d’un ton tranquille ; et il héla Jorgon.

Jorgon entra, l’œil discret, aussi morne que ses maîtres. Il épongea le parquet, ramassa les miettes de porcelaine, puis, courbant les épaules, prêt à recevoir la bourrasque, demanda :

— Monsieur Paul sortira ?

Paul réfléchit un moment, tordant son fleuret d’un geste machinal.

— De ce temps-là, je ne pourrai jamais ! gronda-t-il entre ses dents. Non, je ne sortirai pas. Le groom ira seul. D’ailleurs… je tousse…

Et, comme preuve de son absolue, de son enfantine lâcheté morale, il se racla le gosier, très consciencieusement.

Jorgon, fort grave, hocha le front.

— Oui, dit-il, la pluie n’est pas bonne, ce matin. Et les fleurs, Monsieur ?

— Les fleurs habituelles, Jorgon. Azalées, jacinthes, et surtout des roses, beaucoup de roses ! J’y tiens. Que tout soit fait comme en ma présence.

— Entendu, Monsieur.

La porte se referma doucement, sournoisement, en couvercle de tombe, et Paul se glissa jusqu’au lit de repos où il s’affala près de son frère.

— Toi, tu ne dis rien ! Ce que tu m’agaces avec ton vieux traité ! Tu pourrais toujours grogner pour me distraire…

Reutler, silencieux, posa son manuscrit.

Paul bâilla.

Là-bas, sur un banc, les masques d’escrime leur faisaient face comme deux visages d’ombre, l’air brute.

— Enfin, voyons, s’écria Paul se remettant debout et fouettant l’espace de son fleuret, il faut être franc vis-à-vis de soi-même ! Je ne l’aimais pas. Elle est morte d’une mort atroce, j’en conviens, mais je ne vais pas prendre le froc sous prétexte que je suis le héros de cette aventure. Raisonnons froidement : elle a l’idée d’entrer au théâtre, je la laisse entrer au théâtre ; elle me tourmente pour que je lui écrive une pièce, je la lui écris, et quelle pièce ! Une ineptie qui pouvait me compromettre et qu’on a eu toutes les peines du monde à retirer de l’affiche ! Elle débute, fait un faux pas, en meurt. Tiens ! Je ne suis responsable de rien du tout. J’ai horreur des hypocrisies sociales. Cette petite a été plus heureuse en ces trois mois de passion qu’en toute une longue vie ordinaire ! Je te le répète, je ne l’ai jamais aimée et ne me dois nullement à sa mémoire. J’ai essayé de la venger, n’ai pas pu. Amen !

— Tu pourrais rappeler le coupé, objecta Reutler, s’accoudant, le front dans sa main, et tâchant d’éviter la lumière blanche.

— Peuh !… fit Paul pirouettant, indécis.

— À quoi bon des fleurs portées par ce domestique… si tu as horreur des hypocrisies sociales !

— Non ! Laisse… ce sont les dernières… il faut toujours agir en galant homme. On ne reprend pas ce qu’on a donné.

Reutler eut un petit rire sec.

— Il n’y a pas de quoi rire non plus ! dit Paul s’irritant. Tu as vu dans quel état j’étais le jour de cette épouvantable première… Fièvre, délire… Tu as eu très peur pour mon cerveau, n’est-ce pas ? Eh bien, je trouve que j’ai besoin de distractions. Si je reste enlisé dans ces souvenirs funèbres, je suis capable de me suicider un matin de boue comme celui-ci, et tu seras très avancé, d’avoir voulu te ficher de moi. Je n’ai pas l’étoffe d’un sentimental. (Au hasard, il déchira une tenture.) Ah ! elle est gaie notre existence : courses au cimetière, lire, écrire… Un peu semblable, du reste, à celle d’avant la catastrophe. Le matin, promenade au Bois, autre genre de cimetière mondain ! Nous sommes en voiture où nous montons : petits cliquetis des brides, saluts échangés avec des rastaquouères qu’on ne peut se dispenser de rencontrer, quelques œillades d’actrices qui boivent du lait à la cascade. Le soir, après nos études ou un concert, excursions dans les sociétés hostiles… toujours seuls, car tu remarqueras que nous ne connaissons personne intimement. Puis on rentre, ou chez soi, ou chez elles, et on continue à s’assommer ! On est très correct, très bien vu, on apprend des tas de choses ignobles dans les filles ou dans les feuilles publiques, qu’on s’empresse d’oublier à son réveil, et dès que réveillé, on recommence : petits cliquetis de brides perpétuels des chevaux tournant dans un manège, saluts forcés… pour préparer la vie du soir identiquement hostile. Ah ! non, non ! J’en ai assez, moi, d’être des hommes sérieux, j’en ai assez !

— Dis donc, remarqua railleusement Reutler, je proteste en ce qui concerne les filles : parle au singulier ?

— Oui, c’est vrai, toi tu as la manie d’être chaste ! C’est une petite différence.

— Fichtre ! Énorme ! Ça m’empêche d’approfondir le néant de certaines choses. Je ne m’ennuie jamais, je garde mes illusions.

— Compliments. Je me demande ce que ça pourrait bien devenir alors pour moi, si j’étais chaste ! Je trouve ton invite puérile. Chiffonner des jupes, c’est encore drôle de temps en temps. (Et il soupira.) D’ailleurs, je crois à la chasteté… par politesse.

Reutler reprit d’un ton plus sourd :

— Tu sais pourquoi, maintenant, je me suis toujours mis à l’écart des hommes de notre âge. Nous ne sommes d’aucun cercle, pour ne pas nous expliquer sur nos… origines. Pour cela aussi, je t’ai supplié de ne pas risquer le scandale d’une enquête… juridique. Tu ne me le reproches pas, j’espère ? Je n’ai pas peur de la vérité selon mes opinions, et je la crains seulement au nom des tiennes. Cependant, nous sommes libres… et nous pourrions changer d’existence, de… capitale. Il est d’autres très grandes villes, sous les cieux.

— Non ! préfère Paris à… Berlin !

Reutler se dressa.

— Oh ! je n’ai pas dit Berlin.

— Tu l’as pensé.

— Si je l’avais pensé, je l’aurais dit ; j’ai eu le choix, étant l’aîné, je n’ai pas voulu choisir. Mon instinct me porte à respecter les droits du plus faible.

— Le plus faible, c’est toi, puisque tu trembles devant… mes droits.

— Détestable garçon que tu es ! s’écria Reutler malgré lui.

Paul, satisfait de ce coup traître, se mit à siffloter.

— Reprenons-nous la leçon d’escrime ? demanda-t-il moqueur.

— Non, je suis fatigué. Ce plafond flambant m’aveugle.

Cependant Reutler dit encore, au bout d’une minute de silence :

— L’étude que tu prépares sur Byzance, elle est bien. Pourquoi ne pas t’y appliquer davantage ? Tu disais mordre à la littérature.

— Comment sais-tu qu’elle est bien, mon étude ?

— Hier, passant chez toi pour chercher un bouquin, j’ai parcouru quelques pages et j’y ai pris grand plaisir. C’est un peu fougueux, mais plein de très jolies observations. On sent que tu sauras résumer. À ton âge, c’est un don précieux ; il faudrait le cultiver, mon ami.

Paul s’amusait à tourner son fleuret en vrille dans un plastron.

— Voilà qui est trop fort ! grommela-t-il. Je n’en suis qu’au monstre de ce travail, tout est à recopier et tu le lis… comme cela, en passant ! Ne te gêne pas. Je n’aime guère ces intrusions jésuitiques dans mes pensées, Reutler !

— Paul ! Tu t’oublies !… En ce moment, tu me cherches une querelle…

Il s’arrêta, oppressé, épouvanté, à la seule idée du mot qu’il allait dire.

Paul se tourna, la voix cinglante :

— … De Français, mon cher. De bon Français ayant le dégoût de l’espionnage qui, chez vous, a l’air d’une chose naturelle, décidément !

Reutler, d’un bond, fut sur lui. Tout son grand corps svelte et puissant frémissait d’une colère intérieure, d’autant plus redoutable qu’on devinait bien, à le voir trembler, qu’il n’en serait pas le maître, cette fois, car il arrivait au bout de toutes ses patiences.

— Tu vas rétracter cela, Paul, entends-tu ! dit-il d’un accent étranglé. Il le faut, je le veux ! Je te manquerais de respect à toi-même, si je ne l’exigeais pas.

Les yeux de Paul se baissèrent, mais il répondit :

— Il ne me plaît pas de recevoir, ce matin, d’autre leçon que ma leçon d’escrime, mon cher aîné ! Je ne rétracterai rien du tout.

— Un espion, moi ! râla Reutler. Non, cela dépasse les bornes ! Tu rétracteras !

Paul mit ses mains en arrière sur une table et se cambra, continuant à siffloter.

— Des excuses ! rugit Reutler tandis que son regard d’ombre s’illuminait, des excuses ou…

Il n’acheva pas ; un peu d’écume vint à ses lèvres. Il saisit le jeune homme par les deux épaules.

— Ah ! tu me fais mal ! cria le cadet se débattant. Oui, je sais : tu es un hercule ! C’est entendu, tu peux me briser, bien que je sois très fort aussi, moi ! Seulement, je ne rétracterai rien… rien… je me moque de tes brutalités. Quand j’étais petit, tu n’osais déjà pas me fouetter. Tu ne vas peut-être pas commencer aujourd’hui ! Ah ! Tu me fais mal ! je t’assure que tu me fais mal !

Reutler n’entendait plus. Il le traîna de la table au lit de repos, cherchant à le jeter sur les genoux. Il y eut un instant de lutte effroyable, ni l’un ni l’autre ne voulant céder. Paul se sentit plier. Il se cramponna aux coussins du divan qui se déchirèrent. La sueur inonda ses tempes, et il devint livide.

— Je ne céderai pas ! s’écria-t-il.

Puis, ses épaules craquant sous l’étreinte, il se crut perdu et se tourna vers son frère, face contre sa face, ses yeux chavirés dans les larmes.

— C’est absurde, imbécile ! Tu ne réussiras qu’à me faire des bleus !

Et pour dire cela, il y eut une intonation si désespérée, une si ardente supplication de tout son être bouleversé à l’idée d’une tare, que l’aîné le lâcha, étourdi, ne sachant plus s’il devait éclater de rire ou le tuer.

Paul se secoua, s’ébroua, se regarda les ongles.

— Puisque tu as tellement envie de m’assassiner, il vaudrait mieux nous battre, ce serait plus noble !… gronda-t-il, furieux.

Reutler demeurait debout, les bras tombés.

— Oh ! balbutia-t-il rêvant tout haut, le mouvement de violence !…

Il ramassa le fleuret de Paul.

— Comme tu voudras ! répondit-il enfin de son ordinaire ton sourd.

— Sans démoucheter les fleurets ? interrogea le jeune homme dédaigneusement.

— C’est juste ! dit Reutler redevenu absolument froid. Il faut au moins que nous nous battions à armes non courtoises, puisque nous nous conduisons comme des rustres. Je garde le fleuret pour moi, et voici pour toi une épée plus solide ! Cela égalisera les chances !…

Il alla décrocher une épée superbe, étincelante, dont la pointe avait l’air de ne pas finir tant elle était aiguë, la lui offrit.

— Mais !… fit le cadet reculant.

— Allons ! dépêchons ! Je suis sans masque, sans plastron, en chemise de soie, et cependant je suis certain de rester le plus fort, même avec mon fleuret… À toi de me faire mentir, cher petit !

Et avant que le jeune homme ait eu le temps de protester, il attaqua et lui porta un violent coup de bouton à la poitrine.

— Premier bleu ! dit-il ricanant de son air triste.

Paul sauta en arrière. Il serrait l’épée, tout frissonnant de rage, les yeux sombres, encore hésitant.

— Laisse-moi tranquille ! Mais laisse-moi tranquille, c’est ridicule, à la fin, tu vas te faire égorger ! cria-t-il affolé par la tentation de forcer l’ennemi.

— Second bleu ! continua Reutler en étendant le bras impassiblement.

Alors Paul oublia toute l’horreur de leur situation, il se crut en état de légitime défense ; et, à son tour, tendit le bras d’un prompt geste de révolte. Reutler eut à la mamelle gauche comme la sensation d’une morsure venimeuse.

Un cri rauque, un cri de pauvre bête qu’on martyrise retentit au fond de la salle, les fit se reculer, honteux.

Jorgon était entré, les mains levées. Il se précipita sur les deux frères.

— Monsieur Paul ! Monsieur Paul ! Au nom de votre maman !…

Et le vieil homme, ne pouvant trouver que cela, resta planté entre eux, ses grandes mains au-dessus de sa tête comme quelqu’un qui se noie. Paul laissa choir son épée, il ferma les yeux, pris de vertige.

— Vous voyez bien que Monsieur Reutler a soif de mourir de vous, bégaya Jorgon. Et j’ai vécu pour voir ça, moi !

Il se mit à pleurer.

Reutler souriait toujours de son sourire grimaçant. Une tache rose s’élargissait dans la soie de sa chemise. Une piqûre, à peine, mais Paul, toujours excessif, crut la blessure grave. Comme un fou, il se précipita au cou de son aîné en criant :

— Je l’ai tué ! je l’ai tué ! Jorgon, je suis un misérable !

— Par exemple ! fit Reutler s’efforçant de plaisanter, je me porte très bien ! Tu as seulement voulu voir le sang de l’ennemi, et cette vision n’a pas l’air de te causer un réel plaisir… Il n’y en a peut-être pas assez, hein ?

— Messieurs, balbutia Jorgon, je venais… pour vous annoncer… le déjeuner… Ces Messieurs sont… sont servis !

Il s’éloigna, les joues dans son mouchoir à carreaux, devinant qu’il était importun, maintenant qu’on se réconciliait.

Reutler, obligé de soigner Paul, saisi d’une abominable crise de nerfs, oublia sa blessure, insignifiante d’ailleurs. Il dut le dorloter, l’apaiser, lui lisser les cheveux, lui jurer qu’il était enchanté de l’accident.

— Au contraire, répétait il, j’avais besoin, moi aussi, de ma petite leçon ! Le plus malheureux, c’est ce pauvre diable qui nous a surpris ; il faut aller déjeuner pour le rassurer…

— Mon frère chéri ! soupirait le cadet se pressant tout ému contre la robuste poitrine de son aîné.

— Chut ! fit celui-ci se dégageant, nous n’allons pas nous attendrir comme des petites filles, ce serait bête ! L’honneur est satisfait, donc nous sommes… de très grands garçons et… nous n’avons plus qu’à déjeuner de bon appétit ! C’est la conclusion logique.

— Tu m’en veux ?

— Non, j’ai faim !…

Dans la vaste salle à manger, toute fleurie de vieilles faïences, qui luisaient discrètement sous un océan de plantes vertes, où un gros feu flambait, hospitalier, joyeux, semant des pierreries le long des réchauds d’argent et des cristaux mousseline, où les vins prenaient des lueurs d’ambre, ce fut Paul-Éric le plus gourmand. Malgré l’impatience du blessé, il avait pansé la plaie qui était son œuvre, et, désormais en paix avec sa conscience, il dévorait des bouchées aux huîtres, buvait sans mesure, en lançant toutes ses coutumières railleries. Reutler, plus calme, lui donnait volontiers la réplique, le regardant un peu étonné et n’osant pas lui faire part de sa surprise. Est-ce que cette haine féroce de jeune Français allait se borner à cette tentative presque ridicule ? Était-ce la trêve ou le dénouement ?

Jorgon les servant, le front penché, très humble, laissait souvent glisser quelques gouttes de vin sur la nappe, une fourchette par terre, et se confondait en excuses.

— À propos : nous avons le carnaval ces jours-ci ? demanda Paul tendant son verre.

— Je crois que oui ; n’est-ce pas, Jorgon ? murmura Reutler au hasard, car il ne savait jamais rien de la vie de la rue.

— Ces Messieurs ont raison ! Nous sommes en carnaval, affirma le vieux domestique.

— Si on s’amusait ? risqua Paul. Voyons ! (il compta sur ses doigts.) Lundi, mardi, mercredi, jeudi, pour un costume, ce sera court ? Reutler, mon grand, est-ce que tu permets le costume, à l’Opéra, histoire de chasser la mélancolie qui engendre toutes les mauvaises passions !

Et avec une féline tendresse il frôla sur la poitrine de son frère l’endroit de sa blessure.

— Carte blanche, mon cher enfant, répliqua Reutler tressaillant, pourvu que tu me laisses à la maison. J’en ai tellement la nausée de tes fameuses nuits d’Opéra, si vieux jeu et si fatigantes !

— Non ! tu me suivras, je le veux ! Avec toi, je vis double. Besoin du témoignage de ta gravité pour m’expliquer mes sottises. J’ai un vague plan, ce sera drôle. Tu verras !… Jorgon, le coupé pour cinq heures. Je sors, aujourd’hui.

Le café humé vivement, Paul remonta chez lui afin d’y feuilleter une superbe collection d’estampes qui le charmaient depuis huit jours.

Reutler songeait, tailladant la nappe de la pointe d’un couteau. Il fuma, sans se lever, regardant Jorgon aller et venir.

Il profita du moment où le vieil homme approchait un flacon de sa tasse, lui prit doucement la main.

— Merci, mon ami, dit-il très bas, sans toi je m’enferrais.

— Ah ! vous l’avouez, Monsieur le baron, vous avez soif de mourir ?

— La situation me paraît insoutenable, mon vieux Jorgon, les jours de pluie !… Et tu ne peux pas deviner jusqu’où nous irons sur ce chemin-là. (Il se leva, hocha la tête en ricanant.) À cette heure je dormirais, comme la petite Jane, déjà oubliée ! C’est dur de ne jamais bien dormir, Jorgon. Depuis quelque temps mes insomnies me rendent fou…

— Et Monsieur Paul serait déshonoré, lui ! Vous n’y pensez pas ! fit Jorgon relevant sévèrement la tête.

— Tu as raison, il ne convient pas, en effet, que le cadet des de Fertzen soit déshonoré par la mort de son frère aîné, le Prussien. (Il éclata de rire.) Fichtre ! je tâcherai de me procurer un genre de trépas plus digne !

— Monsieur le baron, bégaya le vieil homme effrayé, vous êtes son fils, vous, tout comme l’autre, je vous servirai d’ombre ! Vous ne vous tuerez pas.

Reutler posa sa main puissante sur l’épaule déformée de Jorgon.

— Comme tu l’as aimée pieusement, la belle dame de Rocheuse ! Comme tu l’as aimée saintement pour pouvoir demeurer ici notre souffre-douleur à nous, ses fils, les démons ! N’est-ce pas, Jorgon, que ton dévouement, semblable à tous les dévouements, est d’essence divine ?

Il s’en alla, lui tourna le dos brusquement, riant toujours d’un rire si nerveux et si âpre que le malheureux serviteur, ne songeant guère qu’on avait pu deviner son secret d’antan, finit par se dire :

— Mon Dieu… si c’était vrai, tout de même, que Monsieur le baron deviendrait fou ?

Un matin, en passant par le grand salon, assez sombre, de leur hôtel, Reutler heurta deux dames que les domestiques venaient d’y introduire.

— Monsieur de Fertzen ! demanda la plus âgée, d’une voix nette, une voix de femme persuadée de son importance.

— C’est moi, Madame, fit Reutler avec une politesse un peu anxieuse.

Il avait été chargé de chasser les derniers relents funèbres de l’entresol de la rue de Verneuil, et il redoutait des complications : des parents lointains venant réclamer des souvenirs ou exhaler une douleur tardive aux oreilles de Paul qui s’énerverait.

— Mais non, ce n’est pas vous ! dit la dame, moqueuse. Vous êtes bien trop grand, et bien trop brun !

Elle n’était ni jeune ni très jolie, la dame, seulement mise avec un goût irréprochable. La seconde dissimulait un sourire espiègle sous sa voilette. L’air du trottin boulevardier qui se tord sans cesser de pincer la bouche.

— Je suis désolé de vous contredire, Madame, reprit Reutler. Je suis pourtant bien Monsieur de Fertzen. En quoi puis-je vous être utile ?

Il fronçait les narines, son ton cérémonieux s’accentuait, devenant légèrement moqueur, aussi, à force d’exagération. Venir chercher son frère dans la maison familiale, quel aplomb ! Jane, elle-même, n’y était jamais entrée. Il allait éconduire les deux donzelles et avec la douceur désirable, Reutler poussant le mépris de la femme jusqu’au respect.

Paul parut, la mine heureuse.

— Ah ! vous voilà, Madame Angèle, s’exclama-t-il, je vous attendais depuis l’aube ! Vite ! vite ! chez moi, dans mon cabinet de toilette ! Ne vous occupez pas de ce grand Monsieur. Il vous a fait peur, j’en suis sûr, mais il est très sociable quand on ne le tourmente pas. C’est mon frère : le hibou savant dont je vous ai parlé.

De plus en plus hautain, le hibou s’effaça, laissant passer les deux femmes, sans ajouter un mot.

Jamais Paul n’amenait ses maîtresses rue de Bellechasse. Outré, Reutler interrogea Jorgon.

Celui-ci répondit, en levant les bras, absolument comme le matin du duel :

— C’est… des personnes !…

Le soir, à dîner, Paul commanda deux couverts, et, mal peigné, en vêtement lâches, il réapparut, escorté de ses deux nouvelles amies. Comme inconvenance, cela dépassait toute imagination.

Pendant qu’on découpait les perdreaux, Paul daigna éclairer un peu le mystère.

— Mon cher frère, dit-il d’un ton doctoral, Madame Angèle est une fée dont tout Paris suit les caprices et évoque la baguette. Elle réussit, à son bon plaisir, la pluie et le beau temps, quelquefois des mariages ! Elle a l’esprit de Sophie Arnould et la diplomatie de Talleyrand J’ai eu toutes les peines du monde à obtenir sa merveilleuse intervention, des ambassadeurs font antichambre chez elle et elle pourrait, si elle n’était pas bien lunée, nous brouiller avec toutes les cours d’Europe !… Madame Angèle, aimez-vous les truffes ?

— Je les adore, répondit gaîment la dame dont l’aisance était étonnante, mais j’ai envie de vous faire gronder, Monsieur de Fertzen ! Ce me serait facile puisque je suis aussi fort que Talleyrand… et, sans doute, aussi perfide.

— De grâce, chère Madame, abandonnez le hibou à ses austères méditations, murmura Reutler qui curieusement la dévisagea, se sentant en présence de quelqu’un que son frère respectait… par le plus extraordinaire des hasards.

Le trottin, devant les cristaux et la générosité des vins, se taisait, comme une ingénue.

Madame Angèle papota gracieusement, lutinant Paul de ses flatteries, et, au cours de la conversation, elle jeta sur la nappe tous les personnages de l’armorial. Où avait-elle vu et entendu les anecdotes qu’elle ponctuait de ces titres célèbres ? L’aventure d’alcôve du prince de X et l’histoire intime du divorce de la duchesse de Z ? Le potin de coulisse sur la fameuse actrice, tout, jusqu’aux blagues des journalistes au sujet du portrait de son frère, portrait qu’elle déclara splendide, sauf la couleur des cheveux, poussée trop au roux ardent du blond Titien des grues modernes. Et elle prononça : créatures !

Au dessert, Reutler fut complètement dérouté par la candeur de la jeune fille, qui, timide, demanda le nom d’un fruit chinois que Paul lui offrait.

— Mon bébé, je vous en enverrai demain Une boîte à l’atelier, si vous aimez ça. Ce sont des mangues, expliqua le jeune homme, bienveillant.

— À l’atelier ? songeait Reutler. Des femmes peintres ?

Le dessert s’acheva rapidement. Paul, plein d’une singulière effervescence, expédia le café, ne toucha pas aux cigares, dicta ses derniers ordres :

— Jorgon, le coupé pour onze heures. Qu’on n’oublie pas les fourrures ! Toi, mon grand (et son ton bref prit une inflexion d’une irrésistible câlinerie), je t’attends chez moi vers dix heures. Tu n’as pas ta névralgie, ce soir ; donc, le manteau vénitien et le masque, à la seule fin de ne pas trop te compromettre en mon illustre compagnie. C’est entendu.

Reutler eut un geste d’effroi. Paul lui désigna les deux femmes, souriantes.

— Pense que je pouvais exiger un costume… et je n’impose que l’habit !

Il sortit, suivi de ses dames d’honneur qui grignotaient des pralines.

Tout en se faisant habiller par Jorgon, Reutler, perplexe, réfléchissait :

— J’aurais dû protester… mais risquer une algarade devant des étrangères, c’était dangereux ! Je préfère l’Opéra. Quelle corvée !

— Du grabuge, Monsieur le baron, bougonna le vieux domestique formulant leur impression commune en sa langue concise. Paraît que c’est la première de chez Valentine, cette Madame Angèle, la cuisinière l’a reconnue !

— Comment ! ce sont des couturières, ces femmes-là ?

— Oui, Monsieur Reutler, dit Jorgon, s’oubliant à l’appeler « Monsieur Reutler », tellement il était troublé, et cette espèce ne se dérange pas pour rien !

— Ah ! j’y suis ! Paul a eu besoin d’elles pour des étoffes ! On aurait pu les faire dîner à l’office, toujours ! Et quelle nécessité de les garder ici une journée ! Enfin, ajouta Reutler philosophiquement, nous sommes en carnaval, un peu plus, un peu moins…

Vers dix heures, il descendit, d’une humeur d’ours, très beau, le velours noir du manteau vénitien faisant ressortir la mortelle pâleur de son visage et l’élégance hautaine de sa taille. En descendant, il brisa une branche de palmier qui lui effleura le cou ; ce fut plus fort que lui. Il avait la répulsion de toutes les caresses, ce soir de corvées mondaines. Assez insoucieux de ce qu’il allait voir, sa main trembla, cependant, en écartant les portières du cabinet de toilette. Là, les paupières battantes, il demeura cloué sur le seuil par une apparition vraiment monstrueuse.

Entre les deux couturières agenouillées, des épingles aux dents, rectifiant des plis, une autre femme, très grande, d’une sinistre jeunesse, était debout dans l’apothéose des réflecteurs électriques. Ce ne pouvait pas être son frère, Paul-Éric de Fertzen. Non, car elle était rousse. La ligne, très pure, de son corps droit, à la façon des primitifs, se devinait sous une simarre à traîne de dentelles d’or, aussi aériennes que des dentelles de fil, et constellée de pierreries de toutes les nuances. À ses épaules, décolletées en rond, largement mais chastement, s’attachait une dalmatique en soie, mi-partie pourpre et violette, bordée d’hermine. Une ceinture écharpe, à deux étagés, serrait la taille et soutenait le buste avec la roide pression d’un corselet d’armure, retombait par devant en ruissellement de chaînes d’or, de cordelettes de satin où se mêlaient d’énormes cabochons d’améthyste, de rubis, et les triples croix grecques, formant des extrémités de chapelets. Les bras, nus, surchargés de cercles de métal et de bijoux, sortaient des manches amples, en brocart jaune, doublées d’une étoffe d’un rose, changeant jusqu’au vert pâle, imitant les irisations claires d’une valve de nacre, et sur ces irisations chatoyantes s’enlevait la blancheur mate de la peau, paraissant plus blanche d’un blanc d’ivoire vieilli. Sur la tête, aux cheveux cuivrés, bouclés court, un diadème étroit, surmonté de la croix grecque, dardait les feux aigu des brillants et dégouttait du sang des rubis. Icône à la fois royale et divine, profane et sacrée, toute la personne de cette femme semblait figée en l’or et les joyaux, comme celles qui ne savent pas ployer la taille, ont l’habitude souveraine de ne même pas se pencher sur les génuflexions des passants. Oui, c’était bien une icône byzantine ; et quand elle tourna, du côté de Reutler épouvanté son profil de camée dur, ses yeux bleus d’acier flambant dans l’ombre du koheul, sa bouche rouge aux luisances de corail, il eut l’impression atroce de voir vivre une statue.

— Je suis ravi, Mesdames, et il ne me reste plus qu’à vous remercier, dit l’image impériale en daignant tendre ses mains aux femmes prosternées, qui se relevèrent, sourirent discrètement, et s’esquivèrent, prévoyant que l’homme noir, toujours silencieux, allait peut-être faire une scène.

— Est-ce assez réussi ? cria Paul reprenant sa voix gouailleuse dès qu’elles eurent disparu. Je ne me reconnais pas moi-même. Elles m’ont coiffé, fardé, habillé comme de simples valets de chambre. Ma petite fantaisie va me coûter cher, mais ce que je m’amuse ! Bien dommage que par décence on ne puisse pas employer des femmes à son service intime. Qu’en dis-tu, toi, le hibou ?

— Je dis, tonna Reutler se jetant sur lui d’un mouvement de colère brutale, je dis que c’est abominable et que vous ne sortirez pas ainsi avec moi ; cela, jamais !… jamais !…

Ne pouvant plus le reconnaître, il ne voulait plus le tutoyer. Il saisit son bras, ce bras d’ivoire, où ses doigts se blessèrent aux aspérités des pierres précieuses, puis, comme si le contact froid de l’icône l’eût médusé, il laissa reglisser ce bras, d’une lourdeur de marbre, dans le chatoiement voluptueux des soieries.

Paul partit d’un immense éclat de rire, il délirait, se tenait les côtes.

L’aîné qui prenait la chose au tragique, à présent ! Quel être insociable !

— Je comprends, je comprends, s’esclaffa-t-il, le vieil instinct de séminariste qui se réveille ! j’ai un air d’église qui froisse tes dernières convictions religieuses ? La mascarade monte sur l’autel et ça te vexe ! Parbleu ! (Il se campa devant lui, déployant d’un coup de pied savant la traîne de sa robe.) Salue en ma personne de chair et d’os la pieuse Irène, princesse de Byzance, portant son impérial costume de cour d’après une estampe extrêmement curieuse qui pourrait être un portrait. Cette estampe est si nette qu’elle m’a permis de reproduire les moindres détails de la dalmatique et de donner l’équivalent des nuances d’étoffes. Sauf les bijoux, soustraits au trésor de maman, toute la parure : diadème, colliers, ceinture et chapelets, a été reconstituée d’après mes instructions. Tout est lourd, violent, et cependant d’une merveilleuse perversité de tons. Ces améthystes et ces rubis, répercutant les couleurs de la dalmatique absolument comme les étincelles d’un feu de joie répercuteraient les flammes de l’enfer, n’est-ce pas prodigieux ? Je pouvais me munir d’une longue chevelure brune, plus en harmonie, mais j’ai préféré me montrer nature, me servir de mes cheveux qui sont fort présentables, teints en roux. Puis… regarde !… des brodequins cramoisis bordés d’hermine, avec boucle de diamants, des vrais, je n’ai pas une pierre fausse ! Quant aux dessous : jupes de Valenciennes blondes pour fondre les perspectives (il retroussa sa robe jusqu’aux cuisses exhibant des jambes d’un irréprochable modelé) ; et maillot de soie jaune, s’il te plaît !… À propos de maillot, la première de Valentine a eu un mot charmant : « Vous comprenez, Monsieur, cela donne la ligne… et ce nous est une garantie pour notre pudeur ! » La pudeur des premières de Valentine ! J’ai failli pouffer ! Et pas moyen de se permettre avec elles aucune plaisanterie de mauvais goût. Elles ont un tact, un sérieux, une telle dignité de manières ! Elles m’ont changé en pucelle !… J’ai la sensation d’être muée en or. Je suis sur champ d’or, je vois d’or… Ah ça, qu’est ce que tu as ? Quelle drôle de tête tu me fais ?…

Accablé, Reutler s’était plongé dans un fauteuil, les yeux clos, les lèvres mordues, les poings crispés. Il se taisait, sentant tout le ridicule qu’il y aurait à injurier une princesse de Byzance… si convaincue de sa splendeur. On était en carnaval, il fallait rire, c’était le plus sage parti ; seulement, il n’y arrivait pas, et sa bouche se contractait fiévreusement. Lui, voyait féroce.

— Le calvaire, prononça-t-il lentement, rêvant à autre chose.

— Quoi ? Quel calvaire ? Est-ce que tu divagues ? Jésus-Christ n’a rien à démêler dans cette innocente parodie d’une impératrice… que je soupçonne de cyniques dévergondages, sous ses apparences pieuses. N’a pas l’air d’avoir froid aux prunelles, d’après l’estampe. Mon cher aîné, tu es un mystique sans le savoir. Faut te défaire de ces attitudes de crucifié. Tiens ! voici mon domino. (Et il alla prendre sur une chaise un flot de velours gris.) Il est couleur poussière des siècles. Un effet sobre, ce contraste d’absolue neutralité sur la rutilance des soies et des pierres. Ensevelie depuis des centaines d’années, je surgis de ma tombe en soulevant autour de moi la poudre des squelettes. N’est-ce pas, c’est trouvé !

Paul se drapait dans le manteau avec les ruses d’une fille qui laisse juste entrevoir ce qu’il faut de chair pour faire ciller les amateurs.

— Tu m’avoueras que sous le domino on est chez soi. D’ailleurs… m’en dira-t-on jamais plus qu’on ne m’en a dit au sujet de mon portrait… et j’étais en homme. Tu n’as pas bronché, le jour où on a imprimé dans un salon de grand critique : « le sourire perversement équivoque du jeune Paul de F… » Excepté La Gandara, j’aurais bien aimé à gifler des gens, moi !

— Mon Dieu, murmura Reutler, quand, par hasard, une vérité se découvre et qu’on n’a pas provoqué le spectateur…

— Une vérité ! gronda Paul faisant cliqueter ses chapelets d’un geste furieux. Est-ce que nous allons encore nous battre, Reutler ?

— Rassurez-vous, chère Madame, fit Reutler se levant, subitement ironique rassurez-vous ! Mon bras ne dégaine plus que pour vous protéger contre la hardiesse des voisins. Je vais jouer mon rôle… religieusement, en vrai gardien de l’icône byzantine. (Il ajouta scandant ses mots :) Aussi bien, si je te laisse partir seul, je suis capable d’aller verrouiller moi-même les portes de notre maison pour t’empêcher de rentrer ! Mets donc ton masque, et je te jure qu’on ne l’ôtera pas sans mon consentement.

Paul haussa les épaules.

Ils descendirent lentement l’escalier fleuri de leur hôtel, Irène s’embarrassant dans la traîne de sa jupe et Reutler obligé de lui tenir ses gants, son éventail.

La livrée, prévenue par les demi-confidences de Jorgon, se tenait postée aux embrasures et derrière les massifs.

— Si je ne connaissais point l’humeur de Monsieur le baron, chuchota le groom à l’oreille de Françoise, je croirais qu’il est en partie fine. Mais pour une impératrice d’avant le déluge, l’autre a l’air d’une vraie garce.

— Avec une fortune sur le ventre, on est toujours du sexe, affirma brutalement un garçon d’écurie.


VIII

Dans le petit salon de la loge de Marguerite Florane, on devisait, avec des expressions fatiguées, sur la décadence des bals de l’Opéra. Vieux thème toujours repris au même endroit par les mêmes demi-mondains devant les mêmes demi-mondaines. Il y avait là un journaliste, un boursier, et deux Messieurs du Brésil. Marguerite était en nuit, prétexte banal pour leur exhiber une rivière célèbre, historique, et des comètes modernes, faisant fuser, en l’atmosphère étouffante de cette alcôve rouge-bourreau, quelques centaines de mille francs d’eau pure, distillée à travers pas mal de fanges.

Marguerite était bête, d’une pâleur de perle, ouvrait grands des yeux où l’on voyait se joindre, par l’orient de leur blanc uni aux noirceurs veloutées des prunelles, la mansuétude des veaux qu’on égorge et la folle, hystérie d’une femme presque toujours ivre. Elle était décolletée jusqu’à la taille, et un diamant, de la grosseur d’une noix, formait un lever de lune entre les monts neigeux de ses deux seins. Des voiles de crêpe, des voiles de veuve, s’enroulaient à ses cheveux noirs, dénoués, battant librement ses reins, comme une queue de cavale.

Avant minuit elle répétait les derniers mots de son entourage. Passé minuit elle jetait des cris d’argot plus que nature.

Les Brésiliens regardaient leurs bagues.

Le journaliste plaçait des phrases écrites la veille.

Le boursier racontait qu’il était sûr d’avoir croisé sa femme en Perrette, ce qui semblait lui faire plaisir parce que cela le posait en gros blasé, très littéraire.

— On soupera, heureusement, car on se rase, déclara-t-il pour terminer son anecdote conjugale.

— On se rase ! murmura Marguerite qui buvait un verre d’un affreux alcool où scintillaient les facettes de la glace pilée comme le mirage de tous ses diamants.

— Chez vous ? demanda le journaliste.

— Bien entendu. On mange trop mal partout, ces nuits grasses.

— Si on se sauvait tout de suite ? insinua le boursier.

— Oui ! affirma l’un des Brésiliens, très sérieux. L’Opérate, c’est bon pour les rastas, si on se fichait le camp ?

— J’attends le peintre Jules Desnoyers, répliqua cérémonieusement Marguerite avec une moue.

Presque aussitôt on frappa à la porte de la loge.

— Enfin, c’est lui ! cria le boursier. Quelle pose !

Marguerite se leva, faisant onduler sa queue de cavale ; elle acheva son alcool. Ce n’était pas le peintre. Une ouvreuse entra et vint chuchoter dans le cou de la jeune femme.

— Comprends rien du tout, ma bonne ! dit Marguerite ennuyée.

L’ouvreuse répéta, la voix plus haute, en ponctuant de son mieux :

La princesse byzantine demande si vous pouvez la recevoir dans votre nuit, parce qu’elle a le grand regret de ne pas oser vous admettre à son jour.

Et elle souffla.

— Ça y est !… Une intrigue !… Nous restons ? fit le chœur enchanté.

— Non, répondit durement Marguerite. Vous allez sortir, au contraire. Je vois ce que c’est : une femme du monde qui profite de l’occasion pour me réclamer son amant. Si on se griffe, je ne tiens pas à ce que vous nous fassiez remarquer !… Et j’ai idée que ça ne tardera guère ! Son jour ? Il n’y a que ces femelles pour vous parler de leur jour tout le temps. Est-ce que ça m’amuserait moi, leur jour ?

— On s’y rase encore plus qu’ici, et ce n’est pas peu dire ! objecta le journaliste, l’air convaincu.

— Certainement, appuya Marguerite ravie de l’approbation. Messieurs, déblayez le terrain et pas d’histoire, je vous prie.

Puisqu’il s’agissait d’un secret d’état, hochant le front, faisant des grimaces, les hommes se retirèrent un à un, comme devant la dompteuse défilent les lions chloroformés remâchant leur bave.

Seule, Marguerite se pencha au miroir — force de l’habitude — se frotta les joues d’une houppe, et, entendant gratter, dit, l’accent rageur :

— Entrez, chère Madame.

Quand elle se retourna, le domino de velours gris était déjà près d’elle, et, d’un geste lent, plein de coquetteries savantes, il se dégagea de la poussière des siècles, lui apparut en sa merveilleuse résurrection d’éclairs.

— Madame… fit Marguerite ahurie par la splendeur inattendue de ce costume.

— Madame… fit la princesse d’un ton délicieusement ému, très bas

Et les deux jeunes femmes demeurèrent immobiles, se mesurant des yeux, sans trouver autre chose.

Pour la demi-mondaine, ce fut une véritable stupeur. Elle voyait donc une personne ayant un jour qui consentait au costume ? Il y avait donc, chez ces femmes-là, des créatures qui risquaient le scandale de l’originalité ? Elle, Marguerite Florane, une déclassée, ne pouvait pas se permettre une telle orgie de couleurs et de pierres, elle aurait offensé le goût anglais, sobre, de ses fidèles, presque tous des imbéciles ; mais, vraiment, cela faisait du bien aux nerfs de se rencontrer avec une folle qui pensait que la robe d’or n’est pas uniquement destinée à la glorification des dieux.

La bouche rouge et bizarrement sensuelle de l’impératrice souriait de sa stupeur. Ombrée par la dentelle du masque, cette bouche luisait, s’entr’ouvrait sur des dents de jeune fauve guettant, et elle était terrible, car, à elle seule, dans l’or du costume, dans l’or des cheveux, dans l’atmosphère d’or de sa propre apothéose, elle vivait, disait un infernal désir. Ce n’était plus que le sang d’une blessure trouant la chair blanche jusqu’au cœur. Qu’importait la tendre magnétisation des yeux, bleus ou verts, qu’on n’apercevait pas puisque leurs paupières se baissaient, la rigide et sacerdotale tenue des beaux bras allongés en leurs manches, si amples qu’elles semblaient deux nouvelles jupes à deux nouveaux corps serpentins, qu’importaient, surtout, les grands chapelets d’améthystes aux croix étincelantes, si froides dans la chaude splendeur des soieries. Marguerite ne voyait plus que cette bouche, et, seule, cette bouche était l’impératrice !

— Pas banal. Mes compliments, dit la fille du bout des lèvres, furieuse, au fond, d’être dominée par un luxe dont elle n’avait jamais eu l’initiative.

— Oserai-je, Madame, fit la princesse byzantine d’une voix mélodieuse, très hésitante, une voix de Russe ou de Roumaine, on ne savait trop, car elle se traînait en mourants soupirs, oserai-je vous apporter le tribut de mes admirations passionnées, comme un homme un peu… hardi vous apporterait des fleurs ?… J’ai, depuis longtemps, le désir fou de vous voir. J’ai toujours eu le désir de prendre les étoiles dans mes mains, c’est plus fort que moi. Je ne sais pas résister à mes caprices. Et je voudrais… oh ! comme je voudrais essayer de vous toucher… de vous attendrir, Madame, dussé-je me piquer cruellement les doigts aux pointes aiguës de vos rayons. Tolérez-vous ma présence, dites ?

— Prends garde, répliqua Marguerite, vite revenue à l’insolence et se rendant compte qu’il s’agissait de toute autre complication que celle d’un amant volé. Ces désirs-là, ma chère, sont souvent des envies de femme enceinte !

Et elle toisa la grande apparition, si droite, si grecque, si fière de sa taille de jeune vierge.

— Ah ! riposta la Byzantine riant d’un rire étrange, combien je sais de jolies pécheresses qui rêvèrent d’obtenir de ceux qu’elles crurent leurs esclaves ce gage d’amour… ou de haine que vous pensez en la possession de mes entrailles ! Mais vous êtes, vous, trop belle et trop inhumaine pour avoir de pareilles faiblesses. Permettez-moi de m’asseoir à vos pieds, Marguerite ; je suis tellement lasse d’être une majesté encore plus belle et plus inhumaine que vous.

Marguerite tressaillit, un peu troublée, s’efforçant de rire.

— Tu es plus belle que moi ? Ôte donc ton masque. En tous les cas, tu dois déplaire aux hommes, ça, j’en réponds.

— Non, je suis toujours le plus beau. Je leur fais peur. Comprends-tu ?

— Oh ! je comprends fort bien, dit brutalement la fille saisie d’une angoisse singulière, je ne suis pas sourde ! Vous êtes taillée, d’ailleurs, pour ces emplois-là, ma pauvre princesse. Pas de hanche, pas de gorge, et, avec tous ces avantages, un aplomb de toréador ! Seulement, moi, je ne marche pas sans un sérieux béguin ou la forte somme. Et voici mes conditions : à mon corps défendant, j’exige que votre mari, si vous en avez un, vienne lui-même ratifier le contrat… Pas confiance dans les princesses qui courent les rues en temps de carnaval !… Pour le béguin… il faudrait me faire la cour… devant tout le monde, à visage découvert, et aussi bien chez vous, à votre jour, que chez moi, dans ma, nuit. Choisissez !

Le ton de Marguerite Florane s’était élevé, dur, implacable. Tenir enchaînée une de ces reines de la névrose, la torturer jusqu’aux pires actes de folie, était un songe qu’elle faisait vaguement à travers ses nombreuses ivresses. Marguerite avait des simplicités de brute. Elle pensait qu’on peut se venger des hommes sur les femmes, et réciproquement. Celle-là, tout bien considéré, des détails de sa toilette aux grains de sa peau, n’était pas une actrice, car elle ne soulignait ses effets d’aucun geste ; ni la collègue : elle se serait trahie par une expression technique ; encore moins la mondaine connue : elle aurait plus agi que parlé. Celle-là, c’était probablement une fantasque de la colonie étrangère, fabuleusement riche et capable de tout. On allait voir.

— Tu veux que je meure ? murmura la voix lointaine et sanglotante de la princesse agenouillée. Merci ! Je redoutais tes abandons. Maintenant, je puis agoniser joyeusement. Rien ne fera que tu m’aimes ! Oh ! l’impossible ! Jure-le, tiens, veux-tu, sur la tête d’un poète qui fut plus blond que moi…

— Des poètes ? J’en ai soupé, sont des lâches ! s’écria la fille frémissante et serrant les poing à un souvenir qu’elle gardait, en elle, un peu confus, — elle s’était tant grisée depuis l’aventure — comme une plaie se cicatrisant.

Elle restait debout, fronçait les sourcils, tordait machinalement son voile noir d’où paraissait sourdre une sueur de feu. Pourquoi diable lui parlait-on de poésie ? Les poètes ? Du propre, leur pathos ! Elle savait ce qu’il y avait dessous ! Des lâches ne se plaisant qu’à humilier les belles filles !

— Comment s’appelait-il ? interrogea-t-elle anxieuse.

Pour toute réponse, la Byzantine, en un glissement de reptile, lui ceintura la taille de ses puissants bras d’ivoire et l’amena, malgré sa résistance, à se ployer sur elle. Marguerite se sentait peu à peu la proie du jeune fauve et ne s’expliquait plus rien. Jamais elle ne se grisait avant minuit. Qu’avait-on jeté dans son verre, ce soir ? Quelque chose d’extraordinaire rôdait autour d’elle, dans l’ombre voluptueuse de ce petit salon rouge ; et là-bas, tous ces fantoches se démenant au son d’un orchestre enragé, tous ces êtres bariolés passant et repassant comme des verroteries multicolores, toutes ces créatures démentes n’avaient plus l’air naturel, pas plus l’air naturel que le satan femelle qui la tenait.

— Je suis fort et je suis forte ! soupira doucement la princesse byzantine. J’ai la science et j’ai la ruse. Je peux ce que je veux, voilà pourquoi je ne te veux plus ! Je suis celle qui dompte, mais je dompte d’autres lions que ceux de ton troupeau, Marguerite ! Il est entendu que je meurs… cela me plaît… tu ne sauras pas le poète, pas plus que son poème. Et cependant, je désire un baiser, le premier, le dernier, avant d’aller mourir. Un baiser, oh ! à peine tes lèvres sur les miennes, le temps qu’une fiancée chaste met à dire : non. Marguerite ! Ma fleur toujours effeuillée et toujours refleurie, ma fleur dont la blancheur est celle des dents de mort !…

— Assez, hein ! gronda Marguerite énervée… Est-ce que vous n’avez pas fini, vous, de me faire voir double ? Vous me tournez le cœur avec vos histoires de mort. C’est trop bête ! Votre voix me fait mal ! Drôle d’amusement que de mêler des dents de morts à ça ! Moi, vous savez, je suis une très bonne fille, mais faut pas me parler de l’autre monde : j’ai horreur des araignées et j’aime pas qu’on renverse le sel. Chacun a ses manies ! Non ! Non ! C’est non, une fois pour toutes ! Ces petites blagues-là, c’est si ridicule ! Et pour ce que ça rapporte ! Voyons… vous êtes très belle… et très gentil par-dessus le marché, je l’avoue. Je vous aimerais si j’avais le temps, puis… Après tout, offrez-vous l’étrenne de ce soir ! (Elle ricana, impatientée, vaincue.) On dit que faire l’aumône à un mendiant avant de coucher ça porte bonheur !

Elle se pencha davantage, les lèvres offertes, très troublée, comme subitement fondue en une tendresse louche qui pouvait bien n’être, chez elle, que de la bonne éducation.

À ce moment, il se fit un léger remue-ménage dans la loge voisine.

La princesse byzantine ôta son masque, d’un souple mouvement de joie, et, regardant Marguerite Florane, les yeux rivés à ses yeux, les lèvres à un millimètre de ses lèvres :

— Tu seras donc toujours aussi godiche, ma chère enfant, s’exclama Paul riant de son rire de gamin féroce. Quand on pense qu’à la même musique j’ai repincé le même serpent ! Tu as beau t’en défendre, va, tu aimes la petite sérénade sentimentale comme toutes les filles… d’Ève ! Ah ! tu veux embrasser l’impératrice ? Eh bien, moi, l’empereur, tu sais, j’y tiens pas !

Paul se dressa, déployant le superbe luxe de sa robe d’or et toute la luxure de son beau regard cruel.

Marguerite s’était saisi le front. Elle demeura un moment muette. Est-ce qu’elle touchait à la folie ? Des médecins lui avaient souvent affirmé qu’elle finirait dans un cabanon de la Salpêtrière. Mais non, c’était lui, Paul de Fertzen, celui-là qui l’avait eue tout entière ! Elle releva la tête, éperdument cria :

— Tu ne vas pas me quitter comme ça, Paul, c’est trop lâche, entends-tu ! Je te défends de sortir. On ne se moque pas de moi deux fois ! Puisque tu es revenu, c’est que tu m’aimes ! Je te tiens, je te garde ! Mon Paul ! Mon petit homme chéri. (Elle se coula vers lui, les bras ouverts.) Est-il possible ! Je n’ai rien deviné ! En femme et vraiment plus belle que moi !… Et Jane, et Jane Monvel ?…

Elle se recula, se mit à rire, mais le rire sombra dans le hoquet hystérique ; elle avait eu peur, ses nerfs ne supportaient pas la terreur, de quelque nature qu’elle pût être, et, avec un geste d’effroi, ses mains crispées à la gorge, étouffant et râlante, elle s’affaissa sur un divan, au fond du petit salon rouge.

— Ouf ! murmura Paul, très tranquille, remettant soigneusement son loup devant la glace. Si encore tu n’avais pas cédé tout de suite ! À présent, ce serait trop possible. Je vais rappeler tes valets de chambre.

De l’autre côté de la loge, le boursier, qui, pour plusieurs louis, avait obtenu enfin une vrille — la même vrille que les ouvreuses prétendent découvrir chaque nuit de bal dans un coin de leur boîte à ouvrage : « Oui, Monsieur, il faudra me la rendre, elle me sert à faire du crochet » — le boursier retira son œil du trou minuscule fait au mur de la vie publique, et il sacra, durant que son entourage haletait.

— Mes pauvres enfants ! Savez-vous qui, le domino poussière ? Non, ne cherchez pas. Vous ne trouveriez jamais ! C’est le baron de Fertzen, le petit baron, le béguin de Marguerite ! Elle est bien bonne ! Voilà notre souper fichu ! Elle va nous balayer tous, en son honneur, comme de simples miettes ! Non ! Elle est excellente ! Je m’y suis trompé aussi, parole !

— Vous vous trompez encore, dit d’un ton sec un manteau vénitien, très noir, dans l’ombre de la porte, le baron de Fertzen, c’est moi. Il vous plaira de rectifier, n’est-ce pas, cher Monsieur ?

Reutler tendit sa carte.

— Diable ! grommela le jovial, vexé. J’ignorais que vous fussiez le… frère. Et vous savez, dans le doute, on se risque à faire les rustres. Nous sommes en carnaval, quoi ! Je me mets à votre disposition, naturellement. Ah ! réussi, le costume de votre… cadet. Le clou de la soirée ! Mes sincères félicitations, cher Monsieur.

Dès que Reutler eut tourné le dos, le chœur s’indigna.

— Vous n’allez pas provoquer ce grand spectre ! Ce serait idiot ! dit le journaliste avec autorité.

— Est-ce que vous plaisantez ? fit le boursier furibond. L’on ne pourrait plus s’amuser à l’Opéra, maintenant ? D’ailleurs, il m’a tendu sa carte, histoire de me prouver qu’il était réellement le frère. Il n’a pas eu d’idée de derrière la tête, sans cela… Le vrai baron de Fertzen… l’aurais jamais cru… il ressemble à l’homme des cavernes !

— Fertzen ? Un rasta ! déclara nettement le premier Brésilien.

— Voulais lui flanquer des gifles ! appuya le second.

— Très drôle, philosopha le journaliste ; en France, à l’heure actuelle, ce sont toujours les rastas qui ont envie de se battre !…

Reutler, frissonnant de dégoût — il sortait si peu ! — rejoignit Paul, qui, abandonnant Marguerite, se dirigeait vers le buffet.

— Mon grand, commença le jeune homme dont le rire cliquetait, pareil au bruit métallique de ses longs chapelets de pierres précieuses, il faut que je te raconte ça, c’est inouï… Elle est tombée dans le panneau, elle…

— Inutile, gronda Reutler, je suis très informé. J’ai même constaté que tous les espions ne venaient pas de Berlin !

Et, à son tour, il lui narra son aventure.

Paul, prenant son bras, se tordit.

— Mais je m’amuse ! s’écria-t-il. Tout s’embrouille à ravir ! Tu me produis l’effet d’un lion lâché au milieu d’un écheveau de soies ! Voilà que tu veux te battre pour Marguerite Florane, toi, l’austère !

— Toqué ! répliqua Reutler dont les épaules se haussèrent dédaigneusement ; je n’ai certes point à m’occuper de la pudeur de cette fille. Tu sais mieux que moi ce qu’il en faut penser.

— Alors ? questionna Paul railleur.

— Alors, je trouve le procédé ignoble !

— Ce que je m’en moque, du procédé. À leur place, me serais gêné, peut-être ! Voyons ! Tu n’enverras pas des témoins à ce pauvre homme sous le prétexte de ma pudeur à moi ? Ce serait trop grotesque. (Il pinça terriblement le bras de son aîné.) Tu oublies que je sais me servir d’une épée, mon cher.

Rappelé à la réalité de la situation par une assez violente douleur physique, Reutler sembla tomber des nues.

— Au fait, murmura-t-il, c’est juste ! Vous ne valez pas mieux l’une que l’autre !

Et la boutade, heureusement, dérida l’impératrice.

Du côté du buffet, Paul fut amoureux vingt minutes d’une dame, un portrait de Reynolds, qui lui déclara les choses les plus folles dans un anglais très pur. Le costume, le ton, tout était littéraire. Paul répondit en allemand, d’abord, pour dérouter l’excentrique, mais elle parlait cette langue aussi bien que lui, et on allait finir ; probablement, par se comprendre en français, quand un mot de professionnelle éveilla l’attention de Reutler. Où avait-il entendu nommer ce détail de la robe de Paul ?

— Charmante. Si on soupait avec elle ? souffla le cadet à l’oreille de son aîné qui regardait le plafond.

— Non ! Merci ! riposta Reutler impatienté. Ce serait la deuxième fois et elle nous rééditerait les anecdotes sur le duc.

— Ce n’est pas Madame Angèle ? Tu rêves.

— Je ne rêve jamais devant une couturière, accentua Reutler d’une voix mordante.

Paul ne poussa pas plus loin son roman, et la dame s’envola, effarouchée.

Dans cette foule chaude, où chaque parfum, soit de jupe, soit de femme, se confondait en une seule et intolérable senteur de musc, Reutler prenait la migraine ; Paul se grisait, déjà un peu ivre, car il avait mélangé du kummel à du champagne pour scandaliser le portrait de Reynolds, et, très heureux, il entraînait le grand seigneur noir. Il dardait ses yeux d’icône flambante sur les hommes, qui n’osaient pas les plaisanteries traditionnelles, le bras lourd de la haute princesse les paralysant d’étonnement. Et elle, sans aucun souci de sa dignité, les posait sur leurs poitrines, les retirant tout à coup avec des rires bizarres dont les rudes éclats blessaient comme des dagues. Il y eut une seconde de bousculade en face de la cheminée du foyer. Les lèvres d’un suiveur profitèrent de l’occasion et se glissèrent dans l’échancrure de la dalmatique, puis retentit un cri sourd, une plainte venue du fond du ventre de quelqu’un qu’on a frappé à lui couper le souffle. Un cercle se forma autour du suiveur étalé sans connaissance, son faux nez aplati sous sa face très rouge.

— Un cas d’apoplexie ! expliquait-on. Non ! Non ! il en revient !

Les deux frères s’éloignaient.

— Ce qui m’étonne, c’est qu’il en revienne, murmura Paul. Reutler, tu es d’une brutalité révoltante ! Je me défendrai bien tout seul. Pour un pauvre diable qui se trompe… Ne dirait-on pas que l’honneur du nom est en péril. Signale-moi mes femmes de chambre, mais n’embête pas mes courtisans !

— Il ne se trompait point, dit Reutler la sueur aux tempes.

— Allons donc ! fit Paul ; dans les bouges, peut-être… ici, on les expulse !

— En es-tu sûr ! s’exclama Reutler fou de rage brusquement. Et quel bouge comparable à cet enfer ? Ai-je demandé à te suivre, moi ? N’espère pas que je tolère ce jeu de la part d’un voisin ! Ah ! ce musc ! ce musc, il me donne la nausée. C’est horrible ! Tu n’es pas chimiste, tu n’analyses pas tes sensations ! (Il ricana.) C’est du musc allemand, je connais sa provenance rien qu’à le respirer ! Il m’écœure, entends-tu ?

— Calme-toi, mon grand ! dit Paul, surpris de cet aveu au moins étrange de la part de celui qu’il regardait comme le Prussien. Un peu de patience, je cherche la comtesse…

Ils montèrent et descendirent, visitèrent la salle, et durent céder le pas à une entrée de clowns extrêmement bruyante.

— … Oui, poursuivit Reutler songeant tout haut, je ne dis pas que ce ne soit pas très pittoresque, seulement cela sentira toujours la parfumerie du bazar à treize ! De toutes ces distinctions et de toutes ces richesses il s’exhale une vulgarité qui est le vrai, l’unique signe de l’opprobre. Enfin, puisque vous avez le culte de la luxure, ne pourriez-vous pas lui ériger des temples au lieu de lui prêter banalement vos salles de spectacles ?

— À qui s’adresse le sermon ? questionna Paul gaîment.

Ils se trouvaient, en ce moment-là, au seuil du bal et, parmi les couples des valseurs, les deux jeunes gens, couple altier aux deux tailles droites comme des hampes, dominant de leur orgueil les voluptueux qui s’inclinaient, les deux jeunes gens regardaient encore plus haut, cherchaient, celui-ci une vengeance, celui-là une pure vision d’apothéose.

— Je m’adresse à l’impératrice Irène ! murmura Reutler dont la voix prit une soudaine inflexion de pitié, s’éteignit en une langueur navrante qui n’était peut-être que l’expression de tous ses désespoirs de vivre. Ne pensez-vous pas, chère Majesté, qu’il est long ce temps que nous passons à voir couler la mer ? Oh ! cette éternelle danse du flot ! Ces humains et ces humaines sautant perpétuellement les uns en face des autres !… pour retomber perpétuellement les uns sur les autres. Que cherchez-vous ici, princesse, que vous n’ayez le loisir de puiser en vous-même ? Est-ce la beauté ? Je sais des yeux plus profonds que les océans, comme eux pleins de perfidies et de monstres. Une existence d’homme ne suffira pas, je gage, à en tarir les multiples et effroyables rayonnements. Oui… je sais des chairs blondes qui ont la splendeur du lis sous les pâleurs lunaires. Je sais la grâce infinie du félin qui bondit en la noblesse de vos pieds et de vos mains, ma reine ! Cherchez-vous la volupté ? Ah ! dieux ! Votre bouche est toute proche de ses dernières amertumes. Elle a l’air, ce soir, teinte du sang de celle qu’un de vos poètes préférés déclare l’enfant malade et douze fois impure. Votre bouche ! sa vue seule me plonge dans l’horreur, aussi dans l’admiration de sa naïveté. Je vous sais si corrompue, belle bouche en fleur, que je vous plains, miséricordieusement. Que faisons-nous ici, princesse ? Byzance est morte ! Nous attendons quoi ? Qu’il neige encore des siècles ? En vérité, en vérité, ne serait-il pas préférable de fuir ? L’éternité n’est, après tout, que notre heure ! Si vous le désiriez, pourtant ? Je vous emporterais, moi, loin, très loin, jusqu’à nous découvrir le sommet pur où nous bâtirons notre temple ! Un sommet vierge… en une atmosphère glaciale, mais si salutaire aux poitrines exténuées ! Il ne faut que deux choses pour nous le bâtir, ce temple des mystères divins : ta volonté, la mienne ! Dites, ma princesse à la bouche fardée de lie, le voulez-vous ? Le geste chaste vous est-il donc impossible et ne pouvez-vous déposer pour toujours ce masque de Nessus que vous vous êtes collé ridiculement sur le visage ? Irène, mon Irène, la seule pierre fausse de vos parures, est-ce donc votre cœur ?

Stupéfait, Paul s’était serré peu à peu contre son frère dans un spontané abandon de tout son corps frémissant et charmé. Il ferma les yeux, saisi de vertige, se roidit puis eut un moment de fureur.

— Ah ! fit-il, je commence à comprendre ! Parbleu ! Ce devait être cela ! Toi, le grand illuminé, tu devais y venir ! Pas toi sans moi, hein ?

Reutler se taisait, les paupières battantes. Reutler était un adorateur de la musique ; ou profane, ou sacrée, elle le troublait toujours, et, malgré lui, il avait déroulé ses phrases en suivant le rythme de la valse lente que jouait l’orchestre. Il arrive toujours une minute suprême durant laquelle, par une exquise transposition de clavier, les sens d’un homme sage vont s’épanouir comme une vénéneuse floraison au centre même de son cerveau.

— Pas toi sans moi ? Que veux-tu dire ? balbutia-t-il pressant plus fort le bras d’Irène.

— Mon Dieu, s’écria Paul hors de lui, le voilà, ton secret, ton fameux secret. Tu veux… que nous nous fassions prêtres tous les deux ? Pour te garantir des options prévues ou des gloires égoïstes, il faut que j’entre aussi dans les ordres ? Ça t’amuserait, n’est-ce pas, l’ogre sentimental, de me dévorer vivant ? J’ai deviné, c’est bien cela ? Et tu n’as pas honte d’employer la langue du Cantique des Cantiques pour me parler de crucifier ma jeunesse, d’achever de tuer mon pauvre cœur ! Flattant mes vices, jusqu’à ma prétendue beauté impériale, tu espères, m’endormir… et que je ne me réveille plus !… Mais, Reutler, tu es un monstre plus abominable que moi. Tu es mille fois plus redoutable… Tu ne sais pas, tu ne t’imagines pas ce que je pouvais penser en t’écoutant tout à l’heure me parler, toi, la sagesse, comme Salomon parlait à ses femmes… à travers Dieu ! Et il choisit l’Opéra pour théâtre de ce discours ! Le fourbe ! Non ! Entends-tu bien, non, je ne veux pas ! Et je te défends de vouloir. Nous resterons deux hommes libres ! (Paul crispa ses doigts gantés, le long desquels des bagues fabuleuses, bossuant la peau du gant, formaient des armes pénétrantes, et, de nouveau, il lui meurtrit le bras en lui jetant ce mot comme une mortelle injure :) Mystique ! mystique ! épouvantable mystique !

Reutler éclata d’un rire très franc, un rire sonore, un rire de jeunesse qui fuse quand même, bouillante et démoniaque, par toutes les plaies d’une chair qu’on vient de blesser douloureusement.

— Bravo ! fit-il, tu as deviné, je te remercie ! C’est, en effet, cette idée de prêtrise qui me torture de temps en temps… un peu comme mes migraines !

— Reutler, tu me méprises ?

— Oui, cher enfant, jusqu’à rêver de te convertir, jusqu’à rêver de te placer sur un autel !… Éric, parlons d’autre chose ! Ma névralgie me fait divaguer. Je crois bien que je me suis grisé à te voir boire tous les infects poisons. Cherchons Madame de Crossac, puisqu’elle a le mauvais goût de se commettre ici.

— Oh ! fit Paul rageur et heureux d’épancher sa rage sur un ennemi plus tangible, si je la trouve… je suis capable de l’étrangler. Je ne la hais pas au sujet de Jane. Je la hais pour le mal qu’elle nous fait chaque jour de nous révéler l’un à l’autre. Elle est cause de tout !

— Peuh ! railla Reutler. L’instrument de la providence, mon très cher frère ! Moi, je lui donne ma bénédiction.

— Je te dis que je la tuerai…

— À moins que tu ne préfères la…

Et Reutler se mordit les lèvres, car jamais sa bouche triste ne prononçait ce genre de mots. Ils errèrent, silencieux, se heurtant aux couples qui se désenlaçaient. Une seconde, ils avaient plané beaucoup trop haut, ils retombaient dans la boue. Ils y aperçurent une fille élégante, déguisée en marquise, rattachant sa jarretière et montrant un bas sale.

Trois petites danseuses les suivaient en chuchotant.

— C’est Paul !

— Non, ce n’est pas lui !

— Et le grand type noir ?

— Pst ! Pst ! Paul !…

Comme le grand type noir se retournait, elles eurent peur et se turent.

— Enfin, souffla Paul étreignant le bras de son aîné, regarde, là-bas, deuxième galerie, un domino myosotis et un Monsieur chauve !

— Son époux ? demanda Reutler étonné.

Paul se mit à rire, et il braqua ses jumelles :

— Non, nigaud, un amant diplomate qu’elle a choisi plus chauve que le comte… par esprit de corps ! Oh ! ce domino bleu, est-ce assez province en goguette ? Pourquoi pas tricolore, Madame ? Attends ! je vais te servir le frisson neuf, moi. Dans le doute, on peut toujours ne pas s’abstenir… En chasse ! je te rejoindrai dans notre loge ! Je te dis qu’il faut que je la tue !

Et laissant derrière elle un sillage d’or, l’impératrice sauta par-dessus une balustrade avec une prestesse qui ahurit les spectateurs.

— C’est bien lui ! crièrent les trois petites danseuses folles en se lançant à sa poursuite.

La chasse fut mouvementée. Paul dut gagner les galeries supérieures, essayant de désorienter les trois petites qui le filaient, joyeusement, comme une meute. Toutes trois, dressées sur leurs pointes, barrant le passage ; à l’entrée des derniers escaliers, elles le cernèrent. Là, le buste fin, dans l’évasement de la jupe courte, semblables à trois bouquets posés à l’envers sur une table de marbre, un parfum de fleur qui se fane et de fillette qui a chaud montant de la dentelle brodée de leur papier, elles éclatèrent de rire.

— Nous te faisons prisonnière, Madame la reine ! cria la plus jeune, une jolie poupée dont la petite bouche était, à peine, comme un petit pli ouvert de son costume rose.

Elles avaient des robes roses identiques, mais celle-ci était la rose la plus pâle. Elle possédait un soupçon d’âme blanche.

— C’est pas chic, ça, de nous la faire à la femme du monde ! dit la seconde.

— Oh ! Paul, t’as pas honte… t’es décolleté… on voit ton signe ! dit la troisième.

Et toutes ensemble :

— Qui c’est le grand type noir ? Est-ce que c’est ton amoureux ?

Elles s’étaient prises par la taille et elles avaient l’aspect d’une séduisante pieuvre aux six tentacules de nacre, une pieuvre dont le ventre de tulle bouffant se gonflait aux allées et venues de la même respiration.

— Sacredieu ! fit Paul exaspéré.

Elles pouffèrent. Il se mit à rire aussi. Puis il eut une idée géniale.

— Écoutez, petites pestes, redescendons. Nous sommes ici au paradis, mais vous m’y damneriez inutilement. J’ai mieux à faire. Vous allez rejoindre le grand type noir dans ma loge, et vous m’y attendrez en tâchant de le… distraire ! Tous mes bracelets pour vous si vous l’apprivoisez, foi d’impératrice. Vous ne serez peut-être pas trop de trois, je vous en préviens, mes mignonnes !

La plus jeune leva ses yeux : deux lueurs d’eau sur un bouton d’églantine.

— Et toi ? Où vas-tu ? À un rendez-vous avec une bonne femme de la haute ! Mauvais sujet ! Nous ne te suffisons pas ?

— Tu as tellement d’esprit, Juliette, qu’on ne peut rien te cacher. Oui, je vais à un rendez-vous. Il s’agit d’une ancienne. On doit toujours être poli vis-à-vis de ses grand’mères.

— Tu l’as déjà oubliée, l’autre, la… morte ?

Et Juliette eut un petit geste digne.

Les trois fleurs se balançaient toujours, souriaient d’un même sourire qui semblait faire partie de leur livrée. La plus jeune, Juliette, était grave et souriait, les deux autres avaient l’air grave et souriaient. Elles levaient leurs longues tiges déliées, d’un mouvement rythmique, leurs pieds, préhensiles comme des mains, se frottaient, talon contre talon ou pointe contre pointe, avec la rapidité d’aiguisement que mettent les mouches à se frotter les pattes. Sous les maillots de soie blanche, s’irisant d’un reflet de peau plus blanche encore, on eût dit que transparaissait un sang blanc, une sorte de sève particulière, crémeuse, une essence végétale qui s’évaporait en deux gouttes de rosée sur leur figure.

Paul les entoura toutes les trois de son bras lourd, les courbant, heureuses, sous la royauté de ses bijoux. Il les embrassa, cueillant les bouches comme on égrène les grains d’une même grappe, et toutes elles eurent ensemble le même frisson de plaisir.

Cela commença par la tête de la plus jeune qui se renversa, les yeux clos, traversa la poitrine de la seconde qui poussa un soupir, et finit aux petites jambes trépignantes de la troisième, lesquelles frétillèrent dans un entrechat léger.

La paix faite, on redescendit.

— Nous avons soif ! déclara la plus grande.

— Nous avons faim ! jeta la plus brune.

Et la troisième, la plus jeune, câline, se fit porter. On ne sut pas ce qu’elle pouvait bien avoir, car elle le dit tout bas.

— Juliette, taisez-vous, ordonna Paul, sérieux comme une grande dame qui va offrir des poupées à un enfant pauvre. Vous raconterez tout cela au type noir. Il est fort généreux… quand on sait s’y prendre, et vous lui direz, de ma part, que je vous ai autorisée à faire sa conquête. Il est veuf.

— Flûte ! j’aime mieux toi, fit la petite qui bouda. Toi et puis ton costume ! Il est épatant, tu sais, ton costume. Mince de luxe ! Tous tes joujoux sont pas du toc. Mesdemoiselles, regardez ces colliers de perles, il en a autant que la Mauri. C’est à en pleurer. Et il vous traîne ça, lui, comme de simples boulettes de mie de pain !

— La dentelle d’or, dit respectueusement la seconde, vient de chez Valentine, pas ?

La troisième caressa les manches de brocart changeant.

— Donne-nous tes deux manches, dis, pour nous faire deux peignoirs ?

Celle que Paul portait à son cou s’écria, furieuse :

— Et moi, espèces de petites grues, qu’est-ce que j’aurai pendant qu’il vous habillera de ses deux manches ?

— Toi, je te déshabillerai de mes deux bras ! répondit Paul tranquillement.

Il y eut une mêlée terrible. Les deux quémandeuses se jetèrent sur la troisième intéressée. Elles s’égratignèrent, se tirèrent les cheveux, mais en souriant et dans des poses plastiques. Elles n’étaient pas au théâtre, pourtant elles avaient toutes trois endossé le sourire et les gestes de grâce avec le costume, il le fallait bien. Sans cela, comment s’y reconnaître, si on prenait l’habitude de se négliger en jupe bouffante ! Elles dirent chacune des petites paroles obscènes affreuses, et si délicatement que Paul crut au pépiement d’un moineau en colère.

— Je crois, murmura-t-il très rêveur, qu’il est plus difficile qu’on ne pense d’entrer dans les ordres !

Et il assujettit son masque.

Il fallut refaire la paix. Princièrement, Paul distribua les baisers. La plus sévère impartialité présida, du reste, à cette distribution, bien qu’il eût un caprice pour la plus petite, et toutes quatre, les trois danseuses portant la traîne d’or de l’impératrice de Byzance, elles firent une irruption solennelle aux premières loges.

Paul leur ouvrit la porte, s’effaça.

En monôme, leurs petits bras sur leurs épaules, elles entrèrent, se balançant, dans la cage du lion, et Paul s’éloigna, avec un rire nerveux, une gaîté convulsive où il y avait l’ivresse, et, sans doute, le regret de les donner, toutes trois si jolies et si roses, à ce grand homme noir qui ne saurait pas s’en servir.

IX

— … Tout à l’honneur de la France ! conclut Stani s’inclinant avec une politesse exagérée.

Il la regardait s’enfouir, majestueuse, sous les ruches bleues frisées de son ample domino, et elle ne lui permettait que la vision de son bras, une chose superbe, où, pour le moment, se résumaient, aux yeux du personnage, les plus ardues questions sociales. Stani ne comprenait pas très bien pourquoi ils étaient là, en école buissonnière, comme deux bons camarades, et il trouvait que ce duel philosophique se prolongeait ridiculement. Chez elle, par un contraste vraiment déconcertant, elle montrait plus que son bras et avait un exquis laissez-aller de jeune lieutenant qui la rendait taquinante au possible ; elle lui disait « Stani » tout court et ne s’occupait guère du décorum. On faisait les enfants, les jouant à la dînette soldatesque, on se lisait des impressions de voyage, et si, durant les audiences plus solennelles des vieux amis, généraux en retraite ou ministres futurs, on se rappelait, à propos, la grandeur du pays, on échangeait, cependant, de ces sourires fins qui éclairent tout à coup la situation mieux que ne saurait l’élucider le plus déterminé psychologue. Mais, ici, chez le diable, la madrée créature reprenait une attitude bourgeoise, petite oie, indiquant toute la plèbe de son origine.

Ce ne pouvait pas être de la vertu. Stani ne croyait pas que la vertu fût de ce monde. Il y avait deux voies : la correction et l’incorrection. C’est-à-dire : la diplomatie ou… la noce, mais il fallait choisir, et, selon lui, de la vive délibération d’un caractère ressortait sa principale beauté. L’hésitation n’a rien à voir avec la puissance. Il ne se risquerait pas à détailler ce genre d’idées devant une femme de la haute démocratie parisienne… pourtant le seul coup de force l’intéressait, et c’était surtout cette raison d’autocratie native qui lui donnait le mépris de la diplomatie et le respect absolu de la femelle d’amour.

Enfin, si cela l’amusait ! Il voulait bien mêler, à doses égales, les courtoises condescendances de son gouvernement et ses ruses de mâle qui s’embête. Non, l’existence n’était pas plus drôle pour lui que pour les autres, et à part ses vices personnels, très soigneusement enveloppés de la mousseline de son esprit clair, il n’attachait pas plus d’importance à cela… qu’à tout autre distraction mondaine.

Slave jusqu’au bout de ses ongles, qu’il portait pointus, aussi chauve qu’un aigle, il avait la tenue rigide et la paupière molle, retombant sur un œil fixe, lumineux, un œil sans nuance, couleur de larme. Ses moustaches blondes s’étiraient en deux aiguilles roides, piquantes, qu’il caressait d’un geste méthodique, infiniment doux, un peu moqueur parfois, car il était jeune, trente ans à peine. Il arborait sa calvitie comme un objet précieux, une fantaisie d’ivoire, qu’on époussette chaque matin avec mansuétude, et ne cherchait nullement son excuse, tout ce qu’il portait, infirmités ou habits, étant digne de sa situation et de lui-même. Ses ordres étrangers, réduits à l’état de petits signes hiéroglyphiques, ne le gênaient pas outre mesure dans les boudoirs. Marguerite Florane disait de cette extrême politesse : « Il a toujours l’air d’en être tatoué ! » et c’était tellement là le mot si naïf et si pictural de son énigme que Stani, peu enclin à l’enthousiasme, l’avait, ce mot, inscrit sur ses notes volantes.

À ce moment décisif où la brute s’éveillait en le diplomate sommeillant, Stani respirait par petits souffles courts, du bout des dents, ses lèvres étroites, très mobiles, palpitaient comme des ailes de bestioles vigoureusement serrées entre un pouce et un index. Il riait dans une sérénité toujours glaciale.

La comtesse eut un profond soupir. Elle ne voulait pas ôter son loup et persistait à ne rien découvrir. Son bras était nu : ce n’était pas tout à fait de sa faute, elle s’occupait peu de ses bras… ils allaient toujours tout seuls au but, bien avant elle !

— Vous me pressez de me rendre, mon cher ami, sans me juger mal, et je vous dois cette ineffable joie d’être respectée au milieu de ma défaite. Tout ce que vous me dites est marqué du sceau glorieux de votre noblesse. Oui, je vous aime ! je ne sais quel dieu anime ma statue et lui fait trouver des fièvres qu’elle a ignorées jusqu’à cette nuit… mais j’ai déjà beaucoup souffert et je crains de souffrir davantage ! j’ai contre moi certaines opinions. Le mariage, qui ne m’a pas procuré toutes les satisfactions de l’intelligence, m’a mise en défiance vis-à-vis de ceux qui m’adulent pour m’obtenir ; je crains les lendemains de lune de miel, les exigences de la chair… Ayant trop donné au cerveau, j’ai comme des ignorances d’enfant malgré mon âge… Je ne dissimule pas du tout mes trente-six ans sonnés. Je veux être votre grande sœur ! Que va-t-il advenir si je me résous à être aussi votre amante ? Je suis un peu comme ces vierges héroïques de l’histoire versant du plomb fondu, de l’huile bouillante sur les vainqueurs et les forçant à reculer aux heures du triomphe… J’ai déployé déjà tant de courage pour venir à ce rendez-vous insensé que je me sens capable d’aller jusqu’à la défense du désespoir, celle qui n’a plus de motifs… Excusez-moi, mon cher prince, je suis folle !

— Je vous admire ! dit Stani, intérieurement douché par tout autre chose que de l’huile bouillante.

Il supputa : Si elle avoue trente-six ans, elle en a quarante-cinq. Faisons une moyenne et admettons quarante. D’ailleurs, cela m’est indifférent. En ces sortes de complications, celle du chiffre importe peu. Elle a un bras extraordinaire.

— Hélas ajouta-t-il très doucement se penchant vers elle, les lendemains n’existent pas pour moi qui demeure successivement, comme à l’auberge, dans tous les pauvres palais d’Europe !

— Oui vous devez partir bientôt… Là-bas, vous m’oublierez. Notre correspondance, je le prévois, sera si sèche et si… de deux hommes d’honneur !…

Stani la toisa. Il y avait erreur sur une des deux personnes en présence. Il sourit, flegmatique.

Est-ce qu’elle fourvoyait son honneur dans ces bagatelles ? Singulières, les Françaises, avec leur jeu des mille facettes de la galanterie restreinte… et haut montée en goût littéraire. Il rapprocha son fauteuil. L’orchestre jouait une bouffonnerie qui lui semblait le clairon nécessaire à cet assaut, mais il avait, par-dessus ses désirs, la volonté de la courtoisie, exagérant nos modes, comme tous les étrangers de distinction en rupture d’habitudes.

— Permettez-moi… je ne cherche pas une liaison, je cherche une victoire, je sais si bien que dans les meilleurs triomphes il y a un revers qui nous attend. Je vous veux sans lendemain, comprenez-vous ? S’installer dans une place forte autrement que pour y passer tous les habitants, la même nuit, au fil de l’épée, m’a toujours paru le comble de la bêtise !

Geneviève bondit.

— Stani ! s’écria-t-elle horrifiée. Est-ce là votre ligne de conduite ? Vous, un garçon si délicat, si parfaitement blond cendré de la pointe de vos moustaches à vos manières ! Vous qui n’avez jamais aimé sans songer naïvement, disiez-vous, à l’étoile qu’on regarde ensemble à la même minute !… Pourquoi ce langage de soudard ? Je suis un soldat, moi aussi, mais sur le terrain des réconciliations !

— La paix armée, insinua le jeune homme qui recula son fauteuil.

Une gaffe, cette explosion des vrais sentiments. Au point de vue diplomatique, c’était vexant.

— Oh ! Geneviève, dit-il avec grâce et se versant du champagne, parce qu’il fallait bien se rattraper sur quelque chose, je n’ai pas exprimé une opinion personnelle ! Je n’ai jamais osé prendre une place forte tout seul. On fait faire ces exploits-là, généralement, par ceux qu’on a sous ses ordres. Vous, vous dirigeriez les hommes par l’amour platonique… c’est un don ! Moi, quand je suis à l’Opéra, je pense comme un Monsieur quelconque, j’ai envie de plaisanter, je ne crois plus à la direction morale des combats, ni à celle des peuples ! Et je m’oublie à songer que le knout est une bonne moitié de la puissance. Je me rétracte, le lendemain, quand je suis chez vous, chère amie, car vous me prouvez tellement le contraire par votre attitude… Ah ! ce champagne est vraiment drôle ! Comtesse, vous n’en prenez pas ? Il a un petit goût vert… Je bois à vous, méchante !

— Non ! il est très mauvais, ce champagne, je lui préfère celui de mes caves. Merci’ ! Je serai franche, boire ici, cela me gêne… entre toutes ces loges où se nouent et se dénouent de si basses intrigues.

— Je bois en vous regardant et je déclare ce champagne exquis ! Tout à fait drôle. Il gratte légèrement le gosier, je l’adore… On adore ce qu’on peut ! Je vais vous taquiner à la hussarde, Madame ! Mais si vous me faites du chagrin, je suis capable de me noyer dans ce verre ! Auprès de vous, je ne suis qu’un petit garçon, et quand on me gronde, je vais dans les coins et je casse tout !… Méchante ! Méchante !

Geneviève regardait son crâne ivoirin, elle se mit à rire, lui tendit les doigts.

— Gage d’alliance ! dit-il solennellement, sachant par expériences quotidiennes toute la valeur d’un mot creux qu’on laisse tomber de haut.

Il baisa le poignet, remonta un peu vers le coude. Ça, une aventure ? Jamais de la vie ! Un flirt, oui bien ! Alors, pourquoi pas une invitation chez elle et la tasse de thé banale ? On s’entendait de moins en moins. Les Parisiennes, des monstres ! Et les voisins, eux, les sacrés farceurs, qui s’amusaient derrière les cloisons !

— Oui, dit tristement la comtesse, vous m’avez promis de réaliser des choses surhumaines, et je serai humaine… à cette condition. Avant mon amour, il y a mon pays !

— Avant un amour, il y a généralement un autre amour ! pensa le diplomate, d’instinct très au courant de la situation réelle. Seulement, nouveau venu, il ne pouvait pas appuyer sur cette corde. Et puis, la courtoisie…

— Nous nous écrirons, les baisers s’effacent, les lettres restent ! Je serai littérateur et vous prudent ! Stani, laissez-moi encore cette nuit de pleine possession de moi-même, je n’envisage pas sans terreur notre lune de miel à distance, je suis mélancolique malgré mes sourires de gamine ! Demain, dites ! Je veux éprouver votre passion, si vous me respectez jusqu’à la naïveté !… je puis me donner jusqu’à la folie. Je suis celle qui arde vers le tout… ou rien !

Stani, buvant beaucoup, se disait qu’avec de l’audace on arrive, quelquefois, à prendre les places fortes tout seul, mais, encore, faut-il être bien sûr qu’elles ne se rendront pas, du soir au lendemain, de bonne volonté.

Tout soudainement, la nuit se fit. Ce n’étaient pas les lampes discrètes qui s’éteignaient ni la féerie des lustres. Un long corps souple venait de glisser de la loge d’à côté dans celle du prince. Un joyeux farceur introduisait la fantaisie dans leur triste aventure, projetait le bal masqué au milieu du salon officiel. Un brutal, celui-là, qui se trompait, recueillant les applaudissements délirants de tous les gens ivres des troisièmes galeries et du parterre. Le temple des luxures flambait. Il ne restait plus que les fêtards solides, jeunes assez pour aimer le ridicule de se casser les reins en public. La prunelle morne du prince s’alluma.

Malgré sa robe encombrante, la lourdeur de ses parures, l’impératrice de Byzance, oubliant sa majesté, et, d’ailleurs, n’ayant pu forcer la porte que les ouvreuses refusaient d’ouvrir, même pour tout l’or de sa jupe, la princesse de Byzance se résignait à l’acrobatie : elle entrait par la fenêtre.

En trois rétablissements elle eut le pied sur une cariatide et se dressa sur le rebord velouté du balcon, où elle abattit les écrans de tout son poids.

Là, debout, triomphante, elle adressa des baisers aux spectateurs.

Madame de Crossac se leva.

Le prince Stani, pétrifié, demeura tranquillement assis…

Cette grande jeune femme rousse allait-elle continuer son voyage aérien ou pénétrer ? Original incident !

Paul riait toujours, de son rire normal. Il entra.

— À la bonne heure ! Cette belle personne est grise comme un ange ! pensa le Slave.

Madame de Crossac ne s’évanouit pas. Elle avait reconnu le rire de Paul, un rire inoubliable. Sous la robe de l’ange, elle voyait le démon, et, soit sincère bravoure, soit parce qu’un danger plus grave qu’un esclandre la menaçait, elle ne poussa pas le cri de la pudeur bourgeoise. Il y a des moments où n’importe qui devient une grande dame.

— Stani, dit-elle simplement à voix très basse, cette femme nous a espionné, c’est votre maîtresse.

Ce coup droit fut si habile que le diplomate se leva, suggestionné, un peu effrayé à son tour. Mentalement il passa une revue de ses dernières frasques, se souvint, au hasard, d’une écuyère… mais non, elle était brune…

— Allons donc, ma chère amie, je n’ai pas de maîtresse, vous le savez bien, et puis jamais de pareilles folles, ce serait grotesque, répondit-il remuant à peine les lèvres.

— Comtesse, fit Paul très aimable, vous m’excusez ! J’avais une irrésistible envie de vous demander des nouvelles de votre mari. Imaginez-vous que, de loin, j’ai pris Monsieur pour le comte ! Présentez-nous donc !

Puisque le sinistre garçon ne se démasquait pas tout de suite, il y avait encore un espoir : il ferait peut-être durer le plaisir.

— Madame, riposta la comtesse dédaigneuse, je n’ai jamais eu l’honneur de vous voir, j’en suis sûre. Vous vous croyez toujours au… cabaret, sans doute ! La personne qui vous connaît ici, est très probablement Monsieur, ce que je regrette. Inutile de vous le présenter. (Elle se tourna vers le prince.) En vérité, fulmina-t-elle, vous m’exposez à des choses horribles ! Cette fille est complètement ivre, mais elle est jalouse et elle va me crever les yeux. Prenez-la par les épaules et jetez-la dehors, si vous avez du cœur.

Paul attendit la semonce du personnage chauve pour lui administrer un de ces soufflets retentissants qui, dans tous les pays, suffisent à proclamer la suprématie d’un sexe. Il s’amusait énormément. Cela s’embrouillait de plus en plus, surtout dans sa tête. Il voyait le domino bleu myosotis d’un beau vert tendre, et les lampes discrètes tournaient autour de lui en tirant des langues rouges. Ensuite il avait très soif. Oh ! une soif inexplicable, quoiqu’il vînt du buffet. La grande histoire était de né pas bafouiller. Un poète, ce n’est intéressant que si cela plastronne jusqu’à la pire des soulographies ou… des souffrances.

— Très chic, dit-il s’appuyant sur le fauteuil. Madame prononce cabaret pour brasserie. Ça la recule de cent ans. Mais c’est dix-huitième ! Moi, la maîtresse à Monsieur ? Il est trop vilain. Vraiment, comtesse, il ressemble à un matou scalpé, votre favori ! Et si je dis scalpé, c’est parce que vous êtes là ! Vous aimez les métaphores.

Hypnotisé, le prince ne bougeait plus.

— Serais-je gris moi-même ? Elle est divine ! Où ai-je pu la rencontrer ? Ah ! si on pouvait se débarrasser De l’autre ! (Il chuchota :) Comtesse, n’irritons pas l’intruse, évitons tout scandale ! Je suis désolé… désolé !

Paul s’approcha, familier, prêt à lui tirer les moustaches.

— Que ronronnes-tu, mon gros chat ? Voyons ! Tu ne veux pas reconnaître Pauline ? Madame tient absolument à ce que nous nous entendions ! Un bon mouvement, flanque-moi dehors ! Un peu de diplomatie, c’est ton métier ! Il est évident que je suis de trop. Faut me supprimer comme Jane. Je suis pour les promptes déterminations, mon chéri.

— Et moi donc ! songeait le diplomate subjugué par le coup de force.

Pas plus violent que d’habitude, Stani contemplait cette rousse à la bouche sensuelle et large, aux regards effrontés, durs, cyniques, à la jeunesse très spécialement ardente, plus ardente que les passions de Geneviève. Brrr !… Comme le champagne de l’Opéra : un peu canaille, mais quel piment ! Non ! il ne la reconnaissait pas du tout ! Ce n’était ni la Sulbra, ni Florane, encore moins la très jolie Claudine, Louise était plus petite et Marion avait plus d’épaules. Ni Rose, ni Anaïs, et pour exhiber de pareilles pierreries, une fortune de prince, que certes il n’avait pas donnée, il aurait fallu que Sylvie eût quitté l’Autriche. La mettre dehors en tâchant de l’envoyer l’attendre à l’Américain ? Diable ! L’Amérique ! Il avait eu, deux semaines, autrefois, une gymnaste célèbre, américaine, Léona. Un corps de garçon, pas de hanches, des muscles de fer. Un frisson le secoua. Si c’était celle-là, il était perdu. La diplomatie, la grandeur des nations, le petit joujou aux étoiles et aux crachats de brillants, tout sombrait dans une abominable crise du naturel, grimpant à l’assaut de l’intelligence. Oh ! les aventures ! les aventures qui cassent les reins !

Il écarta doucement les mains de la folle.

— Je voudrais avoir l’honneur, Madame, de vous reconduire jusqu’à votre voiture, dit-il, très froid.

Au fou rire inextinguible de Paul, Geneviève comprit que le scandale serait énorme, elle risqua sa dernière carte.

— Monsieur, déclara-t-elle sèchement, levant haut la tête en s’adressant à Stani, je n’ai peur, moi, ni des hommes, ni des femmes. Madame a des choses intéressantes à me révéler. Veuillez sortir, je vous prie, nous nous retrouverons toujours.

Elle le poussa vers la porte.

Baissant le front, sentant, vaguement, que cette fois il perdait deux belles parties, le diplomate salua.

— Va ! va ! cria Paul se tordant, nous nous retrouverons toujours !…

Stani gagna le buffet, perplexe. Cela se gâtait.

— Maintenant, oui, causons, fit Paul s’installant dans le fauteuil de l’absent, nous avons, en effet, des choses intéressantes à nous dire.

Debout, contre une cloison, les bras tombés, en statue, Madame de Crossac ne le regardait même pas et elle ne proféra aucune syllabe.

— Très crâne, ton attitude, ma chère, de la finesse et de l’orgueil… Tous mes compliments, reprit Paul railleur. Drame sur drame ! Et, entre temps, une pauvre fille disparaît dans une trappe pour mieux affirmer que la diplomatie n’est, au fond, que l’art de supprimer les gens qui nous gênent. Je n’ai pas les preuves ? Non, ce que je m’en fiche ! Tu sais très bien de quoi il retourne. (Paul se versa le reste du champagne d’un geste machinal. Il espérait une question, des nerfs. Elle se tut, méprisante. On aurait juré qu’elle n’entendait plus.) Ce que je te reproche, ce n’est pas ce crime, si tu l’as commis, car il me flatte : je veux bien qu’on assassine des gens pour moi, c’est très byzance !… Je te reproche de m’avoir brouillé avec mon frère, comprends-tu ? Mon frère, mon seul amour en cette sale société où on ne peut pas avoir d’ami. (Le beau bras nu, sur le domino myosotis, eut un repliement de couleuvre.) Tu ne répondras pas ? Mais tu montreras ton bras, je connais la ficelle. Ton bras, il est très beau, c’est ta gloire, une gloire nationale ! Des généraux se sont couchés dessus. Je l’ai en horreur ! Et puis, tu sais, je ne suis pas gris, je le tuerai ton nouveau matou, je te le tuerai ! Il me dégoûte, ce polichinelle. Enfin, oui ou non, m’as-tu aimé ? Voyons ! est-ce qu’on embête un Monsieur de dix-neuf ans, quand on l’aime, pour des histoires de patriotisme ? C’est honteux ! Tu ne penses qu’aux conseils de révision, toi, aux chambres closes, remplies de garçons, où l’on pèse la chair fraîche ! Espèce d’hypocrite. (Un éclair de lucidité lui revenant, Paul sursauta.) Tu me fais raconter des choses ignobles ! J’ai l’âme pourrie, gâchée par toi, et ça crève !… Songe donc ! J’avais seize ans quand tu t’es offert ma peau ! Ton souvenir me reste à la gorge comme le souvenir de mon premier cigare. L’étoffe d’une crapule, soit ! Mais ce que tu as brodé dessus ! Oh ! là, là ! Vieille femme ! vieille dame ! vieil astre qui est devenu si pâle qu’il en donne encore de la clarté ! Pardieu ! oui, vieille dame, coureuse et virile comme les hommes très comme il faut dont tu as singé les caprices de bon ton ! Je te hais, tu es l’outil de mort, le remède d’amour, le plaisir médiocre ! Oh ! si la première fois, nous autres, les collégiens vicieux, nous avions une jeune maîtresse ressemblant à notre jeune ami ! Bah ! Ce n’est pas possible. Serions-nous riches comme des fils d’empereur, nous sommes toujours violés avant d’avoir le temps de choisir. Le soir est là, pour vous, et il faut que nous y allions, de toute la fougue de nos aurores ! Et quelles comédies, par-dessus le marché ! Quand vous êtes du monde il vous faut le respect ! Nous pourrions, si vous y teniez sérieusement, respecter tout au plus… vos cheveux blancs ! Et quels exercices, quels calculs ! Ah ! ton fameux bras, m’a-t-il assez plié, assoupli, courbé vers la terre ! Il m’a plié gentiment en quatre comme un petit mouchoir de soie !… « Bébé, asseyez-vous sur le tabouret. Jouez avec mes gants, ne mettez pas vos doigts dans votre nez. Dites votre fable : Les Deux Pigeons, et allez vous coucher dans le dodo de maman ! » Tout se mélange, l’utile à l’agréable ! Et quand bébé, très éreinté, s’endort, petite mère se dit : « Pas perdu ma journée : trois visites, une audience et un adultère ! Demain, j’écrirai au ministre afin d’obtenir son entrée à Saint-Cyr !… » Tonnerre de Dieu !… Te vois-tu moins grande dame, forcée de courir, en douillette couleur puce, les entremetteuses ou les pensionnats ? Et, un jour, livrée à la huée féroce d’une bande de petits voyous que tu aurais désespérément aguichés en pleine rue ? J’ai vraiment pitié de toi, petite mère ! Je t’en veux aussi de demeurer presque belle sous le masque ! Tu es le symbole, la divinité de nos quinze ans ! Tu sais tout, toi ! Nous, nous ignorons ! Tu sais tout ? Tiens, c’est pas vrai ! Tu es un mensonge comme tous les mensonges ! Ah ! si tu étais seulement un honnête homme, une courtisane brave, vieille dame ! Mais pas même des complaisances dévouées ! Il faut que tu nous ahurisses de tes sentiments virginaux ! Nous ne savons plus du tout à quoi nous en tenir !… Est-ce ma mère ? Est-ce une catin ? Répondras-tu, à la fin, misérable ? Oui ! oui ! vieille dame ! Il faut qu’on te respecte ! Tu es la France ! Eh bien, je ne veux plus veiller en ton honneur, la France. Tu ne te paieras plus ma peau, la France, ton café fout le camp !

Paul se mit debout, se cramponnant à la table ; il renversa les coupes. Ivre de colère, surtout parce qu’elle se taisait, il marcha sur elle, les poings tendus.

Madame de Crossac leva lentement le bras, son beau bras, et Paul recula malgré lui, perdant la tête.

— Un revolver ? fit-il chancelant, n’ayant vu briller que des bagues. Tu vas me tuer comme tu as tué Jane Monvel ! La dernière ressource de ta diplomatie, la guerre ! Non ! c’est épatant comme tu m’aimes ! Tu vas faire pleurer tout le corps de ballet, ma chère ! Encore un enterrement d’artiste. On me découvrira du génie, et Reutler entrera tout seul au couvent ! Méfie-toi ! Tu vas me rater, ça va faire du bruit. Non, c’est très drôle, tu m’aimes jusqu’à ça ? J’aurais jamais cru ! Tire donc ! Je parie ton diplomate contre ton mari que tu me rates. Allons-y ! et tâche de ne pas me défigurer, de bien atteindre mon cœur si tu es capable de m’en dénicher un !

Le bras de Madame de Crossac retomba, frissonnant.

Tu réfléchis ? Bien gentille ! D’ailleurs, faut laisser faire l’ouvrage au matou… s’il ose ! Mais pourra pas ! Demain, quand va se mesurer avec un petit Monsieur très correct, aura peur ! La chevalière d’Eon ! Si c’était pas l’hiver, je me battrais tout nu !

Rien ne bougeait sous le domino bleu, qui semblait vêtir une morte. On n’entendait ni souffle, ni sanglot, et toujours le bras blanc reflétait la douce lueur des lampes.

— Ton bras ? J’ai horreur de ton bras ! Si je te le coupais ? (Il éclata d’un rire affreux.) Il a l’air d’une petite femme jeune ! Il est tout séparé de toi, déjà, et très en beauté, ce soir ! Fais m’en cadeau, dis ? Non ! non ! il est abominable ! Il a l’air d’un serpent blanc… J’en ai peur ! Ôte-le !…

Suffoquant, tout à fait fou, Paul se jeta aux pieds de Geneviève, se traîna, délirant :

— Maman ! Petite mère ! je suis un lâche ! je suis une brute, je suis gris. Maman, sauve-moi. Ton bras… il veut me tuer, il a tué… il m’a désigné Reutler pour que je le tue… donne-moi ton bras… je t’aime toujours ! Il me le faut, petite mère !

Paul saisit le poignet de Geneviève, le tordit, puis, comme elle allait enfin crier, il lui ferma la bouche… et la comtesse Geneviève de Crossac, patronne de Paris, sut ce qu’était un viol en temps de guerre.

Durant ces minutes d’excès, les trois souris roses grignotaient, bien sages.

L’une était assise par terre… comme un éventail tombé.

L’autre avait grimpé sur les genoux de Reutler, piquant sa poitrine d’un large camélia de tulle.

Et la troisième, juchée sur son épaule, lui caressait les cheveux.

Très intriguées par ce grand type noir qui ne les embrassait pas mais les berçait d’histoires extraordinaires, leur lisait des choses dans la paume des mains et, en buvant gracieusement dans leur trois verres, leur avait dit qui était l’amoureuse de Paul, elles l’examinaient tout en croquant les friandises dont il avait couvert le sofa. Ce type-là les ravissait, et elles en avaient très peur, au fond.

— Pourquoi que tu ressembles pas à Paul ?

— Pourquoi que tu as les yeux méchants ?

— Pourquoi que tu ne dis plus rien ?

Juliette ajouta encore, très déterminée :

— Je comprends bien, tu ne veux pas manger les gâteaux de ton frère, c’est d’un bon cœur ! Entre nous, ça tire pas à conséquence, tu sais ?…

Reutler se leva, riant d’un doux rire de tendresse paternelle. Comme un naturaliste qui se méfie de la petite bête venimeuse voltigeant de trop près, il les secoua une à une, sur le sofa, au hasard, dans les bonbons. Là, étonnées, elles s’aiguisèrent les pattes, le regardant épousseter, de son mouchoir, la poudre grasse maculant son habit.

— Mesdemoiselles, dit Juliette vexée, il est en pierre !

Et toutes reprirent le refrain.

— Enfin, c’est pas du jeu ! Paul a pourtant dit qu’il en fallait trois… déclara la plus effrontée. Si on allait chercher les ouvreuses !…

Brusquement, ce fut une irruption des plus jolis petits mots obscènes, un essaim de petits insectes malpropres parmi les ailes des charmants papillons.

On les défila tous, en rangs serrés.

Reutler posa sa main puissante sur le front de Juliette.

— Quand les enfants ne sont pas convenables, on les envoie dormir ! dit-il.

Appuyant ses deux pouces le long de ses tempes, il ajouta d’un ton un peu plus impérieux :

— Dormez, petite Juliette, dormez, jolie petite Juliette !

La petite Juliette oscilla une seconde, ses yeux se révulsèrent, clignèrent comme deux fleurettes qui se ferment à la disparition du soleil, et elle tomba en arrière. Les deux autres, effarées, se précipitèrent sur elle.

— Mais elle dort !

— Elle a l’air morte !

— Mais oui, elle dort ! je crois qu’il est vraiment l’heure du repos pour les gamines mal élevées ! conclut Reutler, très bonhomme.

Ce fut une panique épouvantable. Les deux petites bêtes encore éveillées se serrèrent l’une contre l’autre.

— Monsieur, dit la plus grande d’une pauvre voix tremblante, c’est pas naturel, ce sommeil-là ! C’est une machination ! Vous savez, j’ai pas confiance.

— Ne me touchez pas, sale sorcier, ou je vous jette ces pastilles à la figure ! cria la seconde éperdue.

Reutler les regardait fixement, fort calme, le sourire apitoyé. En deux bonds — deux fleurs de pommiers se détachant de la branche sous un vent du nord — elles franchirent le balcon de la loge et disparurent dans le flot.

— Bon voyage, les étoiles filantes ! murmura Reutler en allumant un cigare.

L’autre dormait, l’air heureux, une de ses menottes tenant encore un morceau d’orange glacée ; Reutler la contempla.

— Seize ans ! soupira-t-il. Pauvre mignonne ! Des vilaines cernures autour des yeux, et là, près du cœur, sans doute une petite fibre prête à se briser. Pas solide, l’objet d’art. Pas bien artistique non plus. Aux lumières, on ne s’aperçoit pas qu’elle est verte. Les genoux sont cagneux, les chevilles trop développées, pas de race. Encore la poupée du bazar à treize ! Pouah !…

Il étendit son manteau sur elle pour qu’elle n’eût pas froid.

Paul entrait d’un pas lourd, la toilette ravagée, les yeux mi-clos. Il avait retrouvé sa loge, très par hasard, d’instinct.

— Ouf ! Je n’ai pas envie de souper, mais j’ai joliment soif. (Il s’affala au milieu du sofa où la robe d’or mit une vague lumière dans la pénombre.) Il y a un Monsieur qui me suit depuis le buffet. Une moustache de matou, c’est assommant ! Oui, je la lui ai violée, sa parente de province ! Excellente farce ! Le tuerai demain ! Oh ! très chic ! Le plus grave, c’est que je ne retrouve plus le camée de ma dalmatique. M’a mordu, cette chatte enragée… là, au cou ! Je suis le dernier des misérables, et ce que c’est drôle !… Où sont les petites souris ?… Est-ce qu’elles ont bu tout le champagne ? (Découvrant un pied chaussé de satin sous le manteau de Reutler, il le tira.) Hein ? encore un serpent ?… moi, les serpents, ça m’excite…

Reutler n’eut que le temps de réveiller l’enfant, en lui soufflant sur les yeux, et de la lancer dehors, tout étourdie.

Paul ne comprenait plus rien à rien. Mais lorsque Reutler voulut refermer la porte, quelqu’un s’interposa.

— Pardon, cher Monsieur, dit un habit noir discrètement constellé d’une minuscule pléiade, je cherche un diadème byzantin… Permettez-moi ! Ils se font si rares… de nos jours ! Une couronne surmontée d’une croix grecque ? Vous permettez ?… je suis très certain de ce que j’avance.

Stani s’effilait les moustaches de son geste doux, un peu fat. Reutler eut la fièvre, et barra le passage.

— Plus bas ! Monsieur, plus bas ou… sortons.

Stani regarda de côté, se dressa :

— Eh ! la voilà bien, cette belle impératrice, continua-t-il, et le diadème de travers ! Je vous en prie, cher Monsieur, laissez-moi donc passer. Je n’ai jamais pu voir chanceler une couronne sans avoir envie de la soutenir. Quels cheveux ! de l’or en boucles ! Et quelles dents !

Stani se tenait raide comme un homme dont la pensée devient très floue. Son œil lumineux était d’une fixité effrayante. La gaffe s’accentuait de plus en plus. Il aurait, maintenant, descendu le grand escalier sur le crâne pour la suivre. Que ce fût Léona ou le diable, peu l’intéressait. La grande Gauloise, un flirt, un méchant petit flirt, et puis évanouie, disparue, mais la grande Américaine, une aventure sérieuse, oh ! une aventure à se faire casser les reins. Tant pis.

— Elle est grise comme tous les anges ! bégaya le Slave transporté.

— Monsieur, gronda Reutler le repoussant, je suis ici chez moi. Est-ce que vous devenez fou ?

— Moi aussi, je suis chez moi, répondit tranquillement le prince ; la belle personne s’appelle Pauline, elle me l’a déclaré en me tutoyant ! Ne vous entêtez pas, cher Monsieur, ces rencontres-là sont si fréquentes !

— Vous mentez ! rugit Reutler, et il crut que tout s’incendiait autour de lui.

— Jamais dans la vie privée ! sourit le Slave cherchant ses cartes.

Où étaient-elles donc, ses cartes ? Étonnant comme dès qu’on a besoin de ses cartes, elles glissent au fond des poches. Ah ! une, sous le portefeuille.

— Voici, cher Monsieur ; à présent, vous permettez que j’aille…

Il fit deux pas vers la robe d’or. Paul, vautré sur le sofa, sommeillait, les jambes rompues et la tête extatique.

— N’y touchez pas ou je vous tue, cria Reutler.

— Mais je veux très bien qu’on se tue, grogna le Slave, agacé de cette insistance ; cependant, pas devant Madame, nous serions ridicules. Elle est venue me chercher, je viens la chercher, je suis correct, cher Monsieur. Vous, vous oubliez de me donner votre carte, il me semble.

Paul entr’ouvrit péniblement les paupières.

— On ne peut donc plus dormir, ici ? soupira-t-il se croyant dans son lit, et, de très mauvaise humeur, il se tourna sur l’autre bord.

Avant qu’aucune irréparable collision fût possible, Reutler souffleta le prince. Il le fit sincèrement, brutalement, tout heureux de concentrer en cet acte décisif ses multiples raisons d’être enragé.

Stani devint rouge, puis blême. Il se jeta sur lui d’un bond souple. Reutler lui maintint les poignets ; alors Stani jura dans sa langue maternelle une bonne partie des jurons qu’il savait. Selon sa race, le matou jurait furieusement.

Les deux hommes finirent par s’épouvanter de leur bestialité réciproque, et regardèrent la robe d’or. L’impératrice, toujours en extase, venait de placer ses pieds joints beaucoup plus haut que sa tête ; la ligne blanche de ses jambes éclairait les sombres cloisons rouges d’une lumière laiteuse.

— Paul-Éric de Fertzen, mon frère ! dit Reutler désignant le dormeur, car, à présent, il s’était au moins assuré le premier danger.

Le Slave ferma les yeux. Ce fut la minute inoubliable de sa vie de plaisir.

— Oh ! Monsieur, bégaya-t-il désolé, comme vous devez souffrir et comme je suis ravi de me battre avec vous ! Puisque vous êtes très fort — je viens de m’en apercevoir — prenez-le, emportez-le, dépêchez-vous si vous ne voulez pas que je le fouette comme il le mérite. Ça me peinerait beaucoup de brutaliser ce bel enfant, et je ne vous dissimulerai pas que j’en ai le plus vif désir.

Reutler devina qu’il avait affaire à un honnête noceur, que les erreurs de ce genre n’amusaient pas du tout. Sans rien répondre, ne songeant qu’au trésor dont on lui restituait la garde, il roula l’impératrice dans son manteau pour étouffer, au besoin, ses velléités de révolte, et il courut jusqu’aux balustrades du grand escalier.

Complètement dégrisé, Stani murmura, en les entendant de loin, salués par les applaudissements et les huées de la foule qui essayait de disputer son acrobate byzantine au grand hercule noir :

— Je le pensais !… une aventure à se casser les reins… mais se casser les reins pour l’Antinoüs, cela dépasse un peu les bornes de l’incorrection.

 

Sous le dais de velours florentin, la princesse dormait, et elle dormait mal, car on ne l’avait pas voulu dépouiller de sa livrée d’infamie. Elle étouffait dans sa ceinture à double étage, et ce qui lui restait de ses parures lourdes lui meurtrissait les chairs. Les perles de la dalmatique, les chapelets d’améthyste, les anneaux ; les croix grecques, s’enchevêtrant le long de son corps charmant, lui entraient peu à peu dans la peau, et les menues brindilles de la dentelle d’or imprimaient sur l’une de ses joues, s’appuyant, d’étranges caractères écrits à l’encre pourpre. Elle avait, au col, une petite morsure de vampire, son diadème glissait : sa tête très rejetée en arrière, seulement couronnée de ses cheveux soulevés, arrondis en deux croissants bizarres, paraissait morte, la bouche ouverte, dans un effort douloureux, sur ses dents serrées, très éblouissantes, aux gencives roses comme pleines de sang. Chastement, sa longue robe retombait, et l’on ne voyait plus ses jambes, mais ses pieds, déchaussés, rendus plus fins par la finesse du maillot blanc, s’étirant comme les pieds d’une statue sur un tombeau. Elle étouffait, et, d’un mouvement brusque, elle mit ses bras au-dessus de sa tête.

Reutler s’agenouilla devant le lit. Demain la belle princesse byzantine se réveillerait déshonorée. Vers trois heures de l’après-midi, elle se lèverait, riant encore des bonnes plaisanteries de la veille, elle sonnerait ses valets de chambre, prendrait son bain, sa douche, demanderait des plats aux épices, puis, tout à coup, ne voyant pas le grand frère, elle se frapperait le front, poussant un cri de désespoir… elle se traiterait de lâche !

Le grand frère, l’aîné nécessaire au témoignage de toutes les sottises et le funèbre côtoyeur de tous les caprices, Reutler espérait bien qu’elle ne le verrait pas revenir… Il avait déjà réglé les différentes questions touchant la cérémonie mondaine, nouvelle corvée qu’on lui imposait. Non, il ne fallait plus revenir, il ne fallait plus vivre, c’était trop !

Paul murmura un mot vague, il dit : Reutler, très doucement. À travers son sommeil d’enfant gâté qui s’amuse encore d’une bonne farce, il appelait Reutler pour lui montrer Madame de Crossac, étendue, là-bas, les jupes saccagées. Cela lui paraissait drôle, il conviait son ami, son seul ami… Reutler laissa tomber sa face entre ses mains tremblantes.

— Seigneur, pensa-t-il presque à voix haute, je vous ai renié et vous m’avez cruellement puni ! C’est cela qui prouverait peut-être votre réelle existence ; mais si vous n’existez plus en moi, je vous recrée, je vous somme d’être, je vous appelle et ma volonté doit suffire à vous faire descendre. Quel athée en arrivant au paroxysme du désespoir ne revomit pas votre nom du fond de ses entrailles, ne s’arrache pas à lui-même l’aveu de votre force comme on s’arrache le cœur, dans la découverte de sa faiblesse ! Si vous m’avez mené jusqu’ici, Seigneur, n’est-ce pas pour vous montrer à moi, et me tendre votre droite ? Oui, Seigneur, j’en suis là, je vous redemande ! C’est honteux ! Oh ! je sais bien : vous n’avez point écouté celui qui vous criait : « Mon père, éloignez le calice ! » seulement votre fils était dieu, paraît-il, et moi je suis un homme. Je ne suis qu’un homme, je ne veux plus de la mission divine que vous avez eu la bonté de me confier. Il ne vous est pas permis, entendez-vous, d’attenter à mon honneur sans que je puisse me défendre parce que vous me placez devant l’inconnu. Vous posez devant mes yeux un X flamboyant qui ne se trouve point dans vos ordinaires problèmes. Vraiment, Seigneur, vous allez trop loin ! (Reutler releva le front, eut un sourire terrible.) Vous êtes toujours responsable du crime nouveau. Entre tous les hommes, si je ne suis pas votre fils unique, je suis cependant l’unique. Vous le savez bien que l’opprobre de mon âme est le plus grand de tous les opprobres. Que rien ne peut dépasser mon ignominie… Prenez garde ! J’ai failli vous tenir dans mes deux mains, j’ai failli vous… inventer pour consoler les autres, distribuer votre corps sacré aux pauvres qui ont faim d’illusion ! Prenez garde que pour me consoler, moi, l’inconsolable, je n’aille vous épouvanter un jour de mes blasphèmes, et, vous revenant tout entier, je ne vous crucifie sous mes ongles ! Je vous répète que c’est trop ! Il vous faut descendre ici pour savoir ce qui s’y passe ! Venez, je le veux ! Je ne suis pas fou et je ne puis pas, jusqu’à cette nuit, me reprocher le moindre acte de démence, mais je sens que la fixité de la pensée peut me conduire où j’ai résolu, sans vous, de ne pas aller. La seule chose douce que vous nous ayez laissée, je crois, c’est d’être… ennemis, mais cette douceur est toute factice… vous daignez aussi nous la retirer ! Enfin, dites ? faut-il que je le tue ? Est-ce cela que vous voulez ? Demain, il sera trop tard, il sera seul, et alors… (Il éclata en sanglots convulsifs.) Ma vie ne sauvera pas la sienne, si je meurs demain rien ne protégera cette créature ! (D’un air égaré, Reutler poursuivit doucement, presque peureux :) Vous n’êtes pas médecin, vous, puisque vous avez créé toutes les maladies, toutes les névroses, vous ne pouvez pas savoir ce qui rôde autour de ce cher être sans autre défense que l’esclave qu’il s’est fait. (Reutler serra les poings.) Parlez donc, venez, manifestez-vous, je vous jure que dix ans de tortures subies sans me plaindre sont peut-être une raison pour accomplir le miracle ! Je ne sais plus ce que dis… et je suis tellement sûr de dire la vérité !… Si, si, vous êtes médecin. Songez donc ! Vous avez envoyé un ange à un de vos serviteurs, un imbécile, pour lui révéler que le fiel de poisson était souverain contre l’inflammation des paupières. Vous en souvenez-vous ? Je vaux peut-être, moi, l’homme doué d’intelligence, la peine d’un messager qui me dira comment je puis garer mes yeux de cette horrible vision : mon frère, mon enfant seul à la merci des brutes. Seigneur ! ma volonté suffisait hier, mais, demain, s’échappant de ma poitrine trouée, où ira-t-elle ! M’assurez-vous que mon souffle, que mon âme enveloppera toujours cet être ? Ma volonté ! Elle peut dresser en face de vous le plus monstrueux des hommes, l’ennemi le plus redoutable que vous puissiez avoir, un satan qui finira par s’honorer d’être Satan et se trouvera plus dieu que vous ! Avez-vous la prétention de vous jouer de moi jusqu’à me faire votre complice ? Seigneur… je crie vers vous parce que mon orgueil est immense, il ne peut plus que s’adresser à Dieu ; Seigneur, puisque vous m’avez ébloui par la beauté d’une tentation surhumaine, faites-moi donc votre égal si vous voulez que j’y résiste !

Rampant sur les genoux, Reutler se rapprocha du lit somptueux où était étendue la princesse byzantine comme sur son tombeau. Elle venait de laisser glisser son bras gauche, et sa main étincelait près des lèvres du malheureux. Elle était fort belle, cette main de garçon, étroite, longue, fuselée aux extrémités, si femme, si molle dans ce sommeil alangui par toutes les fatigues d’une nuit de bal. Reutler la considéra épouvanté.

— Non, dit-il, ce n’est pas la main de mon frère ! Je ne reconnais pas cette main…

Il la prit, en détacha une bague, au hasard, celle de Jane Monvel, une opale sertie dans une chevalière d’or mat, et il la passa très vite à son annulaire ; mais la bague s’arrêta, bien trop petite pour lui, dès la première phalange,

— Je ne t’ai jamais si bien aimée ! déclara Paul d’une voix chaude, s’adressant à Geneviève dont il essayait de calmer la crise de nerfs ; car, décidément, Reutler n’était pas venu la voir au milieu de son désordre de pauvre amoureuse violée.

— Mon Dieu ! fit Reutler tressaillant de tout son corps. Est-ce le signe ? Dois-je le tuer ? Dois-je l’épargner ? Faut-il que j’essaye de revenir ? Ah ! Bien-aimé ! Bien-aimé ! répéta-t-il en écho à la voix de son frère.

Paul ne se réveilla pas.

L’aîné se leva, gagna doucement le boudoir orné de grandes glaces qui servait de cabinet de toilette au puéril jeune homme et où se tenaient, gardiens du palais de la Belle au bois dormant, les ironiques fantômes de sa vie d’enfance, le polichinelle mi-partie rose et jaune, le grand scaphandrier dont les mornes œillères de cristal veillaient macabrement dans le vide. Reutler détacha la petite hachette du flanc de ce triste bonhomme de fer.

— Moi aussi, dit-il, de son ordinaire voix sourde, je vais savoir comment on écrase une perle fine. Je frapperai à la tempe et d’un seul coup, pour éviter de le faire souffrir. Je refermerai toutes les portes. Je donnerai mes ordres… et l’on ne viendra voir que lorsque mon crime aura reçu… sa récompense ! Puis, au galop, les chimères !… Nous nous retrouverons, si nos volontés sont les mêmes, si nos volontés sont réellement toutes nos forces vives ! Allons, cela est simple… je veux.

Il rentra dans la chambre à coucher de Paul.

La princesse était assise sur son lit, elle essayait, n’en pouvant plus de fatigue, de dégrafer les griffes métalliques de sa ceinture.

— Quel supplice, dit-elle, bâillante d’un accent tout attendri par l’ivresse du champagne et celle du sommeil, aide-moi donc, mon grand, à me délivrer, j’étouffe !

Reutler demeura immobile et laissa tomber sa hache.

— Je te fiance mon âme, ô bien-aimé, répondit-il tout bas. Je tâcherai de ne pas revenir.

Il s’enfuit, ferma des portes à double tour, n’osant pas regarder en arrière, comme poursuivi par des fantômes ironiques, ce scaphandrier aux yeux vides, énormes, et ce polichinelle, si fade, mi-partie jaune et rose.

DEUXIÈME PARTIE
L’ÉLÉMENTAL
(L’Action du Rêve)

I

Dans la petite chambre ronde tombaient, comme au fond d’un puits, de tremblantes lueurs d’étoiles dont les perpétuels vacillements semblaient s’irradier le long d’une eau limpide ; pourtant, la pureté de l’atmosphère, l’absence de tout bruit terrestre, permettaient de se croire à d’extraordinaires altitudes. Quelquefois, un cri d’oiseau nocturne montait avec l’odeur fraîche de feuilles mollement remuées par des cimes, et on sentait expirer, très en dessous de soi, l’haleine paisible d’un vaste monde inférieur qui dormait.

Au centre de la pièce, debout près d’une colonne supportant la voûte vitrée, Reutler tournait les pages d’un livre que lui tendait un pupitre ancien de forme lourde.

Couché sur un divan bas, Paul-Éric fumait, pensif. Il était habillé d’un costume flottant, clair, de flanelle blanche, prenant, autour de son corps étendu, la souplesse d’un vêtement féminin, tandis que la sévère blouse noire de l’aîné donnait à sa rigide silhouette une dignité sacerdotale.

Le fumeur, face au ciel, recevant la pluie exquise des rayons stellaires, étalait ses soyeux cheveux blonds comme un nimbe.

Le liseur courbait la tête en une studieuse résignation.

À mi-hauteur de leur loge transparente, sorte d’observatoire, régnait une bibliothèque circulaire les enserrant d’un anneau sombre. Un télescope, au-dessus d’eux, érigeait son bras fantômal, et, à gauche du lourd pupitre, on apercevait une langue de flamme, toute vermeille, qui, discrètement, léchait un creuset.

Les deux frères ne jouaient point aux nécromants. Ils venaient passer là quelques heures de silence, oublier l’époque, surtout leurs préoccupations, et ils aimaient ce sobre décor, cette cellule astrale ne leur parlant que d’éternité.

— Ah ! La vie ! La vie !… Comprends-tu ? murmura Paul-Éric.

— Oui, répliqua Reutler, et il eut, derrière le pupitre, un geste grave. Je comprends toujours quand tu te donnes la peine de penser avant de parler.

— Je n’ai pas dit grand chose.

— Tu as dit l’essentiel.

— Traduis-moi.

Reutler se pencha hors du livre, plongeant son regard, fouilleur de ténèbres, dans les yeux phosphorescents du jeune homme.

— Tu as pensé que la vie, seulement la vie, débarrassée de ses joies et de ses douleurs, un état de simple volupté végétative, pouvait peut-être te fournir la somme de sensations nécessaires à la découverte de cette suprême jouissance intellectuelle que nous nommons l’art.

— J’ai pensé cela… confusément, comme l’on rêve, mais avec toute l’intensité du rêve qui nous décuple en de profondes et merveilleuses sensations. Tu es bien étonnant, Reutler ! Voici une heure que nous nous taisons. Je ne te croyais pas capable de suivre mon monologue intérieur.

— La clarté de ton visage me suffit pour lire en toi mieux qu’en mon livre.

— Allons donc ! Tu lis aussi le livre ? (Et Paul eut un accent un peu venu du nez, comme la voix de tête des enfants ou des femmes qui se plaignent.) Toujours ta prétention de déchiffrer, la nuit, ces vieux bouquins, encombrés de notes minuscules.

— Puisque j’y vois… qu’importe la nuit !

— Les preuves ? dit Paul se levant sur un coude, l’air de railler, cependant convaincu d’avance.

Reutler se courba, de nouveau, entre deux feuillets, puis, d’un ton sourd quoique très distinct, de son ton professoral, pesant chaque syllabe, il lut au hasard :

« Le sorcier, s’étant ondoyé les mains, prit son bâton, récita la formule et heurta le rocher de trois coups. Lors, sortit enfin l’Elémental de sa gangue de pierre, qui fut une petite créature toute roide, réfrigérante ainsi que membre d’homme mort. »

— Prodigieux, murmura Paul interrompant Reutler, tu en remontrerais aux très vilains hiboux.

Il y eut une pose.

Le cadet des de Fertzen était bien changé, depuis un an, c’est-à-dire depuis que les deux frères avaient quitté Paris. Physiquement, l’adolescent aux fossettes et aux grâces de princesse byzantine disparaissait peu à peu pour laisser croître un être singulièrement idéal, s’émaciant, remplaçant l’homme comme un portrait peut remplacer le modèle. Plus mince, plus pâle, plus fatigué, plus blasé encore, seulement ses yeux brillants disaient l’infatigue de son cerveau où galopaient, comme en un désert, les chimères furieuses dont le furieux galop ne s’entend pas. Il ne se déguisait plus en femme et avait l’air d’une femme déguisée. Il exagérait les modes anglaises, se coupant les cheveux ras, pour dénuder surtout sa nuque, gardait, en la Stuart blonde, les deux ondulations naturelles de ses cheveux, un diadème surnaturel où l’on pouvait deviner les naissantes protubérances du démoniaque, se transformant en celui-ci après avoir tellement été celle-là. Et tous les deux, les êtres charmeurs, se mêlaient de plus en plus indissolublement dans un terrible hermaphrodisme. Il causait moins. Courbé sous l’idée fixe, il regardait le vide, des heures entières, prenait l’air grave de ceux qui luttent contre la bête rampante de leur moi, sans, cependant, se mépriser, tant ils sont sûrs de ne jamais céder qu’à eux-mêmes, par orgueil cérébral encore mieux que pour leur lâcheté physique. La taille se ployait, et des tics nerveux s’ajoutaient lentement aux habitudes de la pensée comme des ombres profilent un être à l’extérieur de sa propre lumière. Il saisissait, quelquefois, son pied dans sa main, en enfant qui s’amuse. De temps à autre, il retroussait, de l’index, les ailes palpitantes de ses narines ou s’absorbait en la contemplation de ses paumes, puis, essayait des cravates neuves, variait la forme de leur disposition ou de leur nuance, avait la passion des chaussettes de soie noire à baguette verte brodée, vert mort, vert tendre, vert bleu, des chemises russes de surah fin, très compliquées de plis flous, les assortissait à ses vêtements comme des dessous équivoques. Irréprochable, par exemple, dans le choix de ses habits toujours sombres, d’une coupe droite, il affectait, hors de la chambre, devant des arbres, parcourant la déserte forêt de Rocheuse, des allures guindées, un peu raides d’un apprêt de trop bon ton.

Venu à la nature après une existence d’artificiel, la nature le faisait paraître plus artificiel, outrant ses défauts au plein soleil de la réalité. Et plus dangereux vis à vis d’elle, il lui volait sa science du silence. Il apprenait à se taire, à voiler le précipice de son âme de tous les voiles de la mélancolie.

Reutler le suivait, sur ce sentier montant on ne savait plus bien jusqu’à quel sommet, Reutler portant une croix toujours plus meurtrière. Il n’osait déjà plus le questionner ; après avoir désiré éperdument le voir s’assagir, on sentait qu’il commençait à regretter les temps carnavalesques ou le rire tenait lieu de morale. Étudiant sans cesse son sujet, comme l’horticulteur étudie le développement d’une monstrueuse fleur double, il l’entourait de tous les soins et de tous les dévouements, ne voulant pas tenter l’expérience décisive d’une explication, car il redoutait ses réponses comme on redoute la chute d’un somnanbulique. Il se disait qu’un terme brutal, une allusion impertinente, même un regard, un seul regard de dédain, précipiterait Paul, romprait net un accord beaucoup trop parfait en y jetant la dissonance de la découverte. Il déplorait, vainement, l’éducation licencieuse qu’il avait désiré lui donner en contraste de ses principes d’austérité, regrettait surtout la femme, l’éternelle plaisanterie, sinon l’éternel féminin, cette jolie coutume de Paul-Éric de les tourner toutes en girouettes ridicules selon le vent froid de ses caprices. La femme ? Est-ce qu’il ne l’apportait pas dans ses moelles, ce bel éphèbe qu’on avait tant aimé, qui conservait comme le parfum, la griserie des caresses ? N’avait-il pas l’épiderme frotté de sa luxure, la bouche encore vernie de ses baisers ? Reutler n’osait ni le gronder, ni le regarder, tout en se répétant qu’une précision de fait devenait nécessaire, dût-elle finir par les perdre. C’était, entre eux, comme la surface unie d’un fleuve, noir, transparent, dont le fond pouvait aussi bien se former de vase ou de sable pur, un fleuve dont les deux rives situées à mille lieues l’une de l’autre ne se trouvaient rapprochées que par leur calme, une subite tranquillité de l’eau qu’un seul petit caillou, tombant, riderait de l’un à l’autre bord, pour toujours. Esclaves de leur propres pensées, ils avaient fui la seule chose qui les maintînt hors de ce cercle vicieux, le cercle encore plus vicieux des corvées mondaines. Leur existence de grands seigneurs libres se changeait en cellule d’anachorète, et ils demeuraient loin des idoles, en présence du seul dieu jaloux de tous les encens. À peine Reutler avait-il esquissé le plan de leur vie d’études que, déjà, Paul, renchérissant sur sa gravité, supprimait les récréations des mâles et, par conséquent, toute hygiène du cerveau. Un soir, en revenant d’une visite au chef-lieu, visite ayant duré quelques jours, Paul déclarait de son ton chanteur, s’affilant sur les nerfs des voisins comme une lame de rasoir :

— Mon cher, grues parisiennes ou oies de basse-cour provinciale… ça ne m’amuse plus. Ça ne m’a d’ailleurs jamais amusé de me flanquer d’inutiles indigestions… Préfère le cheval, décidément. Achète-moi une jument arabe qui ait la crinière en chevelure !…

Et il se mit à faire du cheval, prétextant que sa fatigue serait moindre. Abasourdi, Reutler n’avait rien répondu, saisi de l’âpre joie du règne. Les promenades au Bois recommencèrent, mais plus matinales, plus mystérieuses, dans le profond temple des forêts sauvages où les routes, les vieilles routes allaient en pentes veloutées de mousses. L’aîné ne tolérant plus la paresse, on devait sauter en selle dès l’aube, et il baignait son cadet dans les saines émanations des verdures, le tenait de force sous la pluie odorante des rosées vierges, comme il aurait ondoyé un nouveau-né. Ah ! les pentes se trouvaient si douces, autour de Rocheuse, à la fois si douces et si rapides, si veloutées de leurs hypocrisies sensuelles ! Escrime, natation, courses en forêts ou en plaines, ils ne négligèrent aucun sport et par-dessus tout, c’était la gymnastique intellectuelle, les aveux échangés à travers le symbolisme des actes et des choses, l’exercice fou du trapèze cérébral, tellement à la hauteur d’une sublime institution religieuse, que leur mutuel orgueil, dans le désespoir d’être trop beaux, montait, farouche, prêt à éclater comme un astre en fusion.

Un jour, Paul, ayant devancé son frère sur un chemin fleuri, l’appela pour lui montrer puérilement des violettes. Reutler n’entendit pas. Paul éleva la voix et dit :

— Hadrien ?

Reutler ne respirait plus, ne dormait plus. Qu’un objet se brisât à Rocheuse, qu’un coup de cognée retentît parmi les arbres les entourant, il tressaillait, croyant à la fin de leur monde. Il ne pensait pas que cet état de leurs âmes devînt normal, car il connaissait le démon et il guettait sa prochaine colère, qui serait une œuvre de mort selon la logique de ses évolutions passées. Mourir ? Pourquoi lui, le plus conscient, ne l’avait-il pas pu lors de ce duel misérable ? Pourquoi l’avait-on ménagé, supposant qu’il était le gardien tout désigné de leur honneur, et pourquoi, aujourd’hui, ce même honneur le retenait-il, silencieux, devant le précipice ?

Durant une de ces longues courses à pied qu’on faisait dans un pays hostile où ils ne connaissaient personne, répondaient du haut de la tête aux rares saluts des paysans, ils s’étaient arrêtés sur le bord d’un autre précipice, moins effrayant car moins fictif. Le sentier, fermé par un étranglement de roches, surplombait la cascade d’une rivière se volatilisant en vapeurs. Las, ils s’assirent et Reutler eut une angoisse, soudainement tenté par une tentation diabolique, une de ces tentations que rien ne fait plus fortes que la possibilité d’y succomber sans autre témoin que sa conscience. Au-dessus d’eux, un ciel implacablement clair leur brûlait le crâne et à leurs pieds, l’eau chantante, cristalline, hurlait avec des attirances de sirène… mais, une fleur d’edelweiss mettait un sourire un peu rose dans l’ombre du gouffre, et cela fut, cette fleur, comme le subtil épanouissement de leurs appétits de fauves. Paul se glissa jusqu’aux, arêtes du rocher, s’agenouilla, se pencha, puis se releva, maussade, toisa Reutler :

— Tu es plus grand que moi ! dit-il énervé.

— Sans doute ! fit Reutler qui demeura immobile.

À voir s’étirer ce corps frêle et gracieux de l’homme-enfant lancé à la conquête d’une fleur, lui, Paul de Fertzen qui possédait les serres de Rocheuse, de magnifiques collections d’orchidées et de roses, Reutler ne put d’abord s’empêcher de sourire. Tout souriant, il songea qu’un geste suffirait à précipiter cette créature trop divinisée, dont il portait le culte comme une lourde croix. Un geste, un simple geste, une légère poussée vers les abîmes. Le corps disparaîtrait, laissant un souvenir pervers, si charmant ! Une issue normale en tous les cas. Il s’attendait bien à ce que le jeune homme lui demandât cette fleur, parce que cela c’était très : héroïne de roman. Reutler ne bougea pas. Paul allait trépigner, on s’expliquerait et ensuite…

— Pourquoi pas s’y ruer tous les deux, pensait l’aîné conservant son rire tranquille.

Mais Paul ne demanda plus rien. Il se mit à étudier le paysage.

— Très triste, cette vallée boisée ! Un pays morne comme un cimetière. Une seconde d’ennui vaut un siècle, sur ce rond-point où il ne manque, vraiment, que des sergents de ville pour vous indiquer les concessions perpétuelles ! déclara-t-il.

— Très beau, répliqua laconiquement Reutler.

Et les deux jeunes gens se regardaient, ne voyant rien ni du ciel ni de l’eau, rien du décor, pour eux si factice, car il représentait l’éternité en face de leur heure.

— Tu aimes la nature, toi ? railla Paul les yeux mi-clos.

— Je ne contrains personne à l’aimer ! dit Reutler la bouche mordue.

— Il y a des choses qui m’y fascinent, je ne dis pas, encore faut-il qu’elles soient sincèrement inaccessibles.

— Comme les fleurs d’edelweiss ? murmura Reutler sans s’apercevoir qu’il se rapprochait du gouffre.

— Oh ! pour une boutonnière très… rurale, je ne vais pas me casser la figure.

— Tu préfères m’envoyer me casser la mienne, hein, cher petit ?

Paul saisit le bras de son aîné.

— Reutler, dit-il froidement je te défends d’aller la chercher !

Reutler eut un mouvement de folie.

— J’y vais ! cria-t-il, et d’un bond il fut sur l’extrême bord du rocher.

Cela pourrait être simple, maintenant ; il simulerait le vertige en étendant le bras, roulerait, s’ensevelirait, et le malheureux, frappé de cette mort horrible qu’il aurait causée, serait guéri, ébloui à jamais, comprendrait toute l’immensité de l’amour, sortirait un homme de l’épreuve… Mais comme Reutler se retournait pour le voir une dernière fois, il aperçut, dans le visage désespéré de son enfant, un masque de vieux, une figure anguleuse crispée, en un rictus infernal et pénible, le rictus de ceux qui vont se survivre et décomposer une passion presque noble en une multiplicité de petits gestes séniles ; la face douloureuse de la faiblesse dans le désespoir et les mains nerveuses, les belles fines mains, eurent des torsions sinistres vers lui, le déjà disparu.

Reutler atteignit la plante, la cueillit et remonta de son abîme à la lumière, essayant de rire.

— Une fois n’est pas coutume ! Je te passe une fleur… pour qu’un jour tu me passes une femme ! gronda-t-il en tendant l’edelweiss au jeune homme.

Paul reprit son aplomb, sa froideur correcte, tout en glissant la tige sous le revers de son veston.

— De quelle femme veux-tu parler, mon cher ? Tu es lourd d’énigme, aujourd’hui, questionna-t-il, en apparence très indiffèrent.

— Je m’exaspère de nous voir si sérieux ; Paul, tiens, prends mon bras, car tu es malade… tu as la fièvre depuis cinq minutes, pourquoi le dissimuler ? Moi, je crois que j’ai trouvé une idée excellente. Je pense à me marier… mon petit ! donne un conseil, un vrai conseil de frère ?…

Ils descendirent tous les deux, le pas lent, la tête penchée, n’osant même pas se regarder sur l’épaule. Le chemin, en spirale, contournait la colline et on avait l’exquise sensation de s’enfoncer dans une mer verte.

— Jolie solution, fit Paul d’un ton rauque. Est-ce que tu plaisantes ?

— Je suis peu habile à ce genre de plaisanterie, c’est très drôle, en effet, mais j’y pense… quand j’ai le temps ! Une baronne de Fertzen à Rocheuse, ou ailleurs, ce serait du trouble… des scènes ! On s’ennuie à la campagne, je l’avoue,

— Ah ! tu veux te marier ! Tu as tellement le désir de te savoir… Pardon, mon cher, mais tu oublies qu’elle m’aimerait !

— C’est la seule chose que je n’oublie pas, ricana Reutler émerveillé de ce cynisme ; l’aventure est des plus prévues ! Une distraction pour toi et pour moi une certaine tranquillité d’âme. Ensuite, si par impossible la future baronne te résistait…

— Tu la tuerais ! conclut ironiquement le cadet. Je te prie, mon grand, de me parler d’autre chose. Tu es inconvenant !

Ils n’échangèrent plus une parole. Reutler savait que, seul, l’exercice d’une passion mauvaise pouvait tirer le monstre de son inertie, et, à tout prendre, ne valait-il pas mieux celle-là ?

Un soir, au cours d’une discussion scientifique, la conversation tomba sur les blessures, les opérations chirurgicales. Paul dit :

— Tu as l’annulaire coupé ! de quel doigt porteras-tu l’alliance ?

Reutler s’interrompit, frissonnant. Dans son duel avec le slave, il s’était fait mutiler cruellement, cherchant une mort que le prince Stani, un fort galant homme, ne voulait pas du tout lui donner, et un chirurgien, pour éviter de dangereuses complications, avait retranché le doigt, en même temps supprimé la bague de Jane, cette opale sertie dans une chevalière d’or mat que personne ne devait plus souiller de sang. Rentier blêmit.

— Tu as raison ! dit-il, se rappelant l’affreuse minute où l’acier fouillait sa pauvre chair meurtrie, toujours si prompte à se tendre à la souffrance. Je ne peux pas me marier… Je t’ai défendu. Je dois te défendre encore.

— Tu m’as déshonoré ! cria le cadet se dressant. Tu m’as enlevé le droit d’être un homme, tu m’as volé à moi-même. Je ne reviendrai jamais à Paris ! Je ne serai jamais Français ! Oh ! je ne veux plus vivre que pour me venger de ta main, j’ai horreur d’elle !

Reutler, n’en pouvant plus, sortit du salon. Il savait si bien de quelles haines se forme l’amour.

Reutler cherchait l’issue et sérieusement il avait eu l’idée d’un mariage, non pour perpétuer sa race, maudite entre toutes, mais pour distraire le tigre, lui jeter, en pâture, un cœur qui serait un peu le sien. Découragé, il pensa que ce supplice ne les séparerait guère, et qu’entre eux, si rapprochés, ils écraseraient bien inutilement une nouvelle victime.

D’attendre une solution fournie par le hasard on pouvait devenir fous. C’était toujours un espoir.

Jusqu’au moment où l’aîné se persuada que c’était sa faute, la faute du platonisme dont il avait souvent affirmé la vertu surhumaine. Le tigre gagnait du terrain !… Et arrivaient des trêves charmantes, des visions de tendresse infinie, permise, tellement douce qu’on ne soupçonnait pas leur danger, qu’on oubliait tout pour s’identifier à l’unique bonheur de vivre.

… Ils se retrouvaient, cette tranquille nuit d’étoiles, après de longues lectures faites loin l’un de l’autre. Ils s’étaient espéré tout le jour, et au soir, venant se rejoindre dans leur cellule astrale, comme en la plus aimée chapelle de leur église, ils se taisaient, ou ne disaient que la moitié des phrases, s’écoutaient penser, n’osaient pas un geste et devinaient bien qu’ils ne pouvaient plus rien s’apprendre. Des silences coupaient leurs réflexions, comme avec des lames glaciales d’où dégouttait du sang, tout le sang de leur cœur.

— À quoi attribuer ces phénomènes de télépathie si fréquents chez nous ? questionna Paul.

— Nous sommes frères ! dit l’aîné vivement.

— Reutler, je me tourmente d’une chose… l’idée de ce mariage. Est-ce sérieux ?

Reutler se mit à rire, dans son ombre.

— D’ailleurs tu dois avoir des maîtresses, de ces passions brutales qui ne laissent pas de souvenir ! Je ne puis admettre la chasteté absolue. Réponds donc, continua Paul… s’animant. Un prêtre raté c’est tellement le cousin du diable ! Reutler, je suis curieux, quelquefois, de tes aventures de séminaire ?… Quel genre de filles as-tu fréquenté ?

— Oh !… Une maîtresse, une femme ! murmura l’aîné, c’est-à-dire mon inférieure… Toute communion cérébrale exige l’égalité entre les deux communiants. Je n’ai jamais eu de maîtresse, Paul, digne de ce nom.

— Tu me trompes !… Ah ! nos constantes communions d’idée… elles sont jolies. Tu sais tout ce que j’ai fait depuis ma naissance, moi j’ignore toute ta vie d’adolescent.

— Est-ce que jamais l’expérience de l’un peut servir de morale à l’autre ? Éric… mon petit Éric, abandonnons ce sujet.

— Ne me regarde pas de ton regard fixe, Reutler. Je te dois tout, oui, c’est entendu ! Tout, jusqu’à la naissance. Et je te devrai la gloire, car tu me disputeras l’orgueil de mes créations, tu me fais poète et tu n’es pas poète… tu n’es qu’un jongleur ! Je souffre ce soir, comme je n’ai jamais souffert ! Tu as tort, grand tort de me dissimuler des choses…

— Te dissimuler quoi ! Voyons, mon Éric, du calme.

Paul sortait de sa léthargie. Une étrange surexcitation le rendait fou à crier son délire. Il brassait l’atmosphère de petits gestes saccadés et, du ton volontaire d’un être malade, il s’exclama :

— Non ! Il me plaît d’insister. Je me trouve de taille à ouïr l’histoire d’un homme. J’ai vingt ans.

— Je suis heureux, donc… pas d’histoire, Éric ! soupira Reutler. Du reste je n’ai aucun compte de cœur à te rendre.

— Si je t’en demandais, une fois pour toutes.

— Je passerais outre, mon cher enfant.

— Merci.

Paul bondit hors du divan et fit trois tours dans la chambre, foulant furieusement le tapis, poussant les meubles.

Le tigre était lâché.

Reutler se croisa les bras sans manifester la moindre colère.

— Tu es fourbe ! Tu es très fourbe ! scanda le jeune homme se plantant devant lui, les yeux remplis de phosphore.

Reutler se détourna, fit rouler le télescope vers une autre ouverture du dôme.

— Veux-tu voir Vénus ? proposa-t-il d’un ton ironique. Paris n’est pas si loin !

— Tu m’ennuies avec tes allusions grossières !

Ainsi mis en fureur sans raison, il avait tout l’aspect d’un aliéné. Son teint délicat se plombait, une ride formidable se creusait entre ses yeux hagards, sa charmante physionomie prenait la férocité convenue de ces dieux infernaux de la Grèce qui gardent, au milieu du courroux, une beauté à la fois sinistre et régulière.

— Ah ! c’est moi qui suis grossier ! dit l’aîné, s’efforçant de plaisanter malgré son angoisse. Il faut pour distraire Monsieur que je lui décrive les chairs palpées, jadis, et que j’évoque les parfums des chevelures ? Voyez-vous cela ! (Reutler s’interrompit afin de dévisser un écrou du télescope ; puis il ajouta, plus sérieux :) Une envie de faire la noce n’a pas besoin de s’exhaler en insultes ! Veux-tu que nous rentrions à Paris, mon cher enfant ? Le hibou peut changer de ruine… il est préparé aux pires destructions. On ne l’étonne plus.

Reutler leva lentement son front triste, orné réellement, à la façon des hiboux, de deux orbes allongés de fourrure brune, et il eut le courage de sourire.

— Mais tu ne comprends donc rien, balbutia Paul se tordant les mains, je suis jaloux ! Entends-tu ? Jaloux !… C’est inexplicable et pourtant cela est.

— Éric ! Va chercher une lampe, supplia Reutler. Je crois que les esprits des ténèbres sont de mauvais conseillers pour les trop jeunes gens. Fais la lumière, toi qui n’y vois pas la nuit !

— Qu’est-ce que j’ai dit, murmura le cadet comme tombant du haut de son rêve ? Corrige-moi, je l’ai mérité ! Veux-tu que je me jette par la fenêtre ? Ah ! donne-moi des coups de poing, ça me fera plaisir, je t’assure !

— Non ! Je veux la lampe, simplement.

— Je ne suis pas digne de toi, sanglota Paul d’une voix de femme navrée.

— Obéis ! Tu dois m’obéir ! Va chercher la lampe ! De la lumière ! De la lumière, lâche créature, sinon… je t’étrangle !

D’un saut, le jeune homme fut près du creuset, alluma une petite lampe de vieux bronze et revint, tout intimidé, dompté pour quelques minutes, malgré son orgueil.

Reutler se tenait debout, les deux mains jointes, voilant son visage. On voyait luire, à l’endroit où manquait l’un de ses doigts, le splendide rayon de son œil fouilleur de ténèbres. Il ne doutait plus et il y avait un tel suprême effort dans son geste de prière, tant de désespérées malédictions, que Paul, à le contempler, demeura saisi d’une frayeur superstitieuse.

— Oh ! mon Reutler ! Avoue-le donc ! Tu me hais ! Nous ne sommes pas des frères, nous ne sommes que des ennemis…

— Oui, répliqua Reutler, je te hais, tu le sais bien… nous devions nous haïr !

— Et voilà le résultat de notre vie si étroite, si miraculeusement intime !…

Le jeune homme, atterré, laissa choir la lampe qui se brisa.

Un singulier phénomène se produisit durant que la très modeste lueur agonisait sur le tapis de leur chambre. Au-dessus des deux frères, la coupole s’illumina d’un fulgurant reflet d’aurore, et les clartés d’étoiles parurent, là-haut, comme une pluie d’argent dans un champ de roses.

Cela se passait depuis quelque temps, mais trop préoccupés d’eux mêmes, ils n’avaient pas encore levé la tête.

Oubliant leur querelle, stupéfaits, les deux jeunes gens se précipitèrent vers le télescope.

— Une comète ? questionna Paul.

— Non ! peut-être une averse d’étoiles filantes, répondit Reutler.

Tout demeurait tranquille à travers les airs colorés d’un carmin pâle. On n’apercevait ni météore ni nuage suspect, et toujours clignaient railleurs, les petits yeux doux des planètes.

Il leur était difficile d’examiner la campagne l’observatoire se trouvant organisé de façon à ce que toutes communications fussent rompues avec la terre, et ils pouvaient s’émerveiller de l’apothéose, sans se douter qu’elle jaillît d’une catastrophe.

Quelqu’un les tira de leur extase : Jorgon.

— Je me suis permis de déranger ces Messieurs, dit-il, montant du plancher comme un grand spectre, parce qu’on est venu quérir la pompe à arroser les pelouses, et n’ayant pas l’autorisation de la prêter, je voulais l’avis de ces Messieurs !

Jorgon était formaliste.

— Comment, la pompe ? fit Paul, sautant des étagères de la bibliothèque sur lesquelles il était en train de grimper.

— Qui veut l’emprunter ? demanda Reutler d’une voix sourde.

— Des personnes du village, Monsieur le baron. Voici une petite heure qu’ils regardent brûler leur église, ces gens ! ça leur a pris par une meule qui était contre et paraît que ça gagne leurs maisons.

— Un incendie ! cria Paul.

Jorgon, flegmatique, pliant sa haute taille, ramassait les morceaux de la lampe brisée.

— Que fais-tu là ? dit Reutler impatienté. Redescends tout de suite et donne-leur tout ce qu’ils voudront. Cela presse, le feu !…

— Oui, Monsieur le baron… cela presse… Entre nous, ce sont des chiens, ces gens du village ! On ne voit jamais la couleur de leur parole que lorsqu’ils ont besoin d’un service.

Jorgon réunit les coins de son tablier de toile, comme l’aurait pu faire une bonne femme, tout en se dirigeant du côté de la trappe qui s’ouvrait dans le plancher. Peu à peu sa stature diminua, sa tête vint au ras du tapis. Là il dit, placidement :

— Ces Messieurs n’ont pas besoin d’une autre lumière ?

Paul désigna la coupole resplendissante.

— Tu penses que ça ne suffit pas, espèce de vieux fou !

— Oh ! ça, malheureusement, ça ne durera guère ! jeta Jorgon s’abîmant.

— J’étouffe, ici, moi, fit Paul se tournant vers son aîné. Nous pourrions suivre la pompe, ce serait drôle. Les distractions sont tellement rares !

— J’allais te le proposer, répondit Reutler.

Paul se pencha sur la trappe ouverte et cria de son accent impérieux :

— Jorgon, fais seller nos deux chevaux. Qu’on se dépêche.

Puis il se rapprocha de Reutler et murmura :

— J’éprouverai une joie diabolique à me lancer dans une fournaise, si je savais y oublier l’horrible parole que tu m’as crachée au visage. Moi, je ne te hais pas…

— L’horrible parole !… balbutia Reutler. Ah ! il me semble que nous entrons dans un cauchemar, mon pauvre Éric.

— Ou que nous allons en sortir ! fit Paul, frémissant d’une rage contenue.

Et à leur tour ils redescendirent sur la terre.

II

— Mon Dieu, s’exclamait Reutler, c’est de la démence ! Sortir presque déshabillé ! Monter à cheval en costume de flanelle blanche, sans chapeau, sans manteau, avec des souliers de chambre, pas même de cravate au col, et en exhibant une chemise de soie que le vent te plaque à la peau… Éric ! Je te dis qu’il faut faire demi-tour. D’abord parce que c’est ridicule, ensuite parce que tu vas t’offrir une fluxion de poitrine… Éric !

— Nous arriverons trop tard ! riposta le cadet, dont les jambes nerveuses serraient les flancs de sa jument.

Elle fit un écart énorme, s’encapuchonna, et, toute renâclante, leva la tête à la hauteur de la gorge de son cavalier qui, brutalement, lui scia la bouche.

— Paul, fais attention ! supplia Reutler très inquiet, ta bête a peur… et, tiens, mon cheval aussi !… S’emballer, en pleine nuit, dans les bois de Rocheuse, ce ne serait pas prudent. Qu’est-ce qu’il y a donc ?

Les deux chevaux dansaient sur place, refusant d’avancer. On était à mi-chemin du village, la route s’enfonçait en spirale claire dans les ombres du bois, et elle paraissait tomber, comme un torrent, au fond d’un gouffre. Vers la droite, un roncier se hérissait de fleurs pâles et d’épines, mais on ne voyait personne le long des fossés.

— Il y a que cette jument devient vicieuse ! gronda Paul furieux. Reutler, tu me changeras cette sale bête arabe pour un anglais. J’en ai assez de ces caprices de femme saoule. Elle est dressée par toi, c’est tout dire !

Reutler, le front bas, examinait le roncier.

— Chut ! Avant d’injurier les animaux, il faut tâcher de les comprendre, mon petit. Ta bête a peur d’une chose qui n’est pas… naturelle.

Paul se rangea du côté de son aîné, ayant toutes les peines du monde à empêcher la jument de se dérober. Comme il n’avait ni cravache ni éperon, et qu’il tremblait de colère, elle se moquait de lui, soufflait de tous ses naseaux, très heureuse de le sentir en sa puissance de chimère folle.

— Nous arriverons trop tard ! cria Paul. Ah ! pour une fois qu’on se serait amusé ! Je n’ai pas de chance, non !

Il se courba sur l’oreille de sa monture, la mordit, si cruellement qu’elle essaya, hennissante, de l’envoyer rouler n’importe où.

— Leur église brûle ! Une belle histoire, murmurait Reutler étudiant l’ombre ; ce leur sera une excellente occasion de la rebâtir et de quêter… C’est gentil, les actes courageux, quand on est moralement très lâche… Éric, il y a certainement quelqu’un dans le roncier… Au contraire, la chose est très naturelle… quelqu’un qui guette ou qui a encore plus peur de nous que nos chevaux n’ont peur de lui… Ah ! Éric, qu’est-ce que tu fais ?… Misérable ! Tu l’as mordue, hein ?

— Je veux passer, rugit Paul ! Toi, laisse-moi tranquille, puisque tu me détestes… Est-ce que je n’ai plus le droit d’aller me jeter dans le feu, maintenant, si ça m’amuse !

Reutler descendit et caressa l’encolure de la jument, la calma, la prit par la figure pour la faire obliquer. Elle passa, tout assouplie, n’osant plus souffler. Elle aimait ce maître qui était un homme.

— Oh ! se lamenta Paul, moi on ne me prend pas par la douceur… moi, on m’aurait cravaché, fouetté, traîné sur le sol !… Moi, on ne daigne pas y mettre tant de gracieuses façons… pourtant, moi, je suis le cadet des de Fertzen, un poète, j’ai du génie et je suis très beau !

— En effet, avoua Reutler d’un ton qui implorait, toi tu es beaucoup plus dangereux…

Il repartirent, presque heureux de cette louche réconciliation.

Maintenant ils galopaient côte à côte, Reutler sombre et Paul légèrement fantômal, comme la folle chimère à crinière de soie qui le portait. Paul riait d’un rire muet, se croyait sur le chemin du sabbat et, par instants, crispait avec fièvre ses pieds délicats dans les étriers pour y retenir ses mules, ses mules de boudoir, des chaussures orientales d’un exquis mauvais goût, brodées d’or et de fleurs de perles.

La route serpentait aux flancs d’une colline inextricablement boisée, et on ne voyait rien de l’incendie, sauf d’étranges réverbérations nuançant les feuillages d’une clarté sulfureuse, par-dessous. Les oiseaux, réveillés, battaient les branches de leurs ailes et pépiaient, peu certains du plaisir que leur causait ce jour artificiel. Des lièvres traversaient les fourrés, déboulant droit, en flèches lourdes. Les voix aiguës des villageoises, qu’on percevait comme de térébrants sons de flûte, doublaient l’horreur silencieuse qui agitait tous les hôtes de la forêt. Cette nuit-là, il semblait que la nature entière haletât de terreur. Les arbres, dont les rondes frondaisons avaient, vues de haut, des vallonnements pareils à des contours de seins, ondulaient, poussant des soupirs, et, d’écho en écho, la terre trépidait d’un bruit furieux comme un galop d’armée. À chaque tournant du chemin, on pouvait, dans une coulée du roc, lit d’anciens ruisseaux où ne croissaient plus que des fougères, atteindre, du regard, le sommet de la montagne. À ce sommet rayonnait une vieille maison aux murailles épaisses, assise sur de colossales pierres jurassiques, érigeant un svelte donjon neuf, coiffée d’un casque de verre tout étincelant. On eût dit que le château de Rocheuse brûlait ou s’éclairait pour un bal.

— Entends-tu ? fit Paul, les narines palpitantes, croyant humer une odeur de chairs grillées.

On entendait, se rapprochant, les clameurs gutturales des femmes, et, des deux côtés de la route, commençaient à s’échelonner les paysans munis d’ustensiles singuliers. Quelques-uns portaient leur baquet, leur auge à porcs, sur leurs épaules, et l’on ne découvrait plus que leurs jambes, vagues pattes grouillant confusément sous une carapace monstrueuse.

— Tout est anormal, ce soir, songea Reutler.

— Et quand même, cela sent la fête ! répliqua Éric. As-tu vu ces bonshommes ? On les croirait masqués ! Sont-ils assez falots !

— Tu es édifiant ! répondit l’aîné, mis en gaîté malgré lui.

— Sainte Vierge ! hurlait une paysanne, courant avec une très petite cruche à la main. Ils n’ont déjà point d’eau dans l’endroit !

Une autre ajouta :

— Et la pompe de Villersexel durera près d’une heure à nous venir !

Un nouveau groupe se rangea devant les chevaux.

— Ce sont les Messieurs de Fertzen !… C’est l’église qui brûle !… affirmait-on.

Une bande de gamins déguenillés, dont les sabots faisaient un sec tapage, — un roulement de noix sur des planches, — sortit d’un sentier, s’attelant à un tonneau qui répandait son contenu par une fissure. Ils couraient de plus en plus vite, en laissant derrière eux un ruisseau d’eau glougloutante.

Paul partit d’un franc éclat de rire. Cela sonna, dans les airs embrasés, comme une fanfare d’archange exterminateur.

Reutler s’arrêta net et tendit les bras.

— Tu ne vas pas te tuer, dis ? cria-t-il, vaincu par l’effroi de sa propre conscience.

Reutler savait bien qu’en amour, défendu ou permis, le seul absolu qu’on puisse réaliser c’est la mort.

— Non, mon grand, répondit Paul gouailleur. Je crois que je vais à la noce, voilà tout !… Tiens ! Ramasse-moi ma mule… elle est tombée là-bas, près de cette touffe d’herbe. Je ne veux même pas qu’il m’en coûte la plus petite parcelle de mon bazar oriental. Je serai très digne, très héroïque, très ton frère

Passivement, Reutler descendit de cheval et alla chercher la mule. Elle brillait comme un bijou, un bijou faux, un atroce objet de luxe perverti. Paul l’attendait.

— Rechausse-moi, fit-il impérieux. Bien ! Ne me serre pas le pied ainsi… la plante des pieds de l’idole, c’est sacré, tu sais, surtout quand l’idole est chatouilleuse. Reutler, ajouta-t-il, si au lieu d’un personnage religieusement fort, tu ne représentais qu’un imbécile dans la comédie de notre existence ? Creuse un peu cette idée, mon grand, toi qui aimes l’analyse !

Et il fila. Rentier, anéanti, le regardait fuir.

— Oh ! pensa-t-il, je n’analyse déjà plus rien, puisque je ne suis pas maître de mes gestes ! Quelle canaille ! Il appelle cela de l’esprit… Pourquoi pas de l’innocence ? Nous sommes perdus !

Mais Reutler n’hésita pas à le suivre, au galop, irrésistiblement.

La principale rue du village, la route départementale, était noire de monde, gens inquiets ou curieux venus de tous les coins du pays. L’église incendiée se dressait sur l’un des premiers contreforts de la colline et dominait une masse de maisons pauvres, en chapeaux de pailles, dont les bords retombaient jusqu’au sol avec des allures piteuses. Elle les dominait de tout l’éblouissement de son étole de flammes, et elle n’avait jamais été plus belle. Son clocher, à pointe obtuse, selon la mode franc-comtoise, s’ornait d’une giroyante aigrette d’étincelles, tandis que la sacristie, en arrière, obscurcie d’une fumée sombre, prolongeait cette fumée dans les arbres du bois, vaste nuage qui semblait infini comme la nuit elle-même.

Les deux frères sautèrent à terre au milieu d’une cour d’auberge complètement déserte, et durent attacher leurs chevaux le long d’une porte qui béait, laissant s’échapper des moutons qu’on avait parqués là pour le marché du lendemain. Ils s’orientèrent, un moment étourdis, aperçurent leur pompe, des échelles de gymnastes et des arrosoirs que Jorgon, consciencieux, avait entassés dans la carriole de leur jardinier.

— Savent pas s’en servir ! grommela Reutler répondant au regard interrogateur de son cadet.

— Parbleu ! Nous, nous saurons… aide-moi ! Oh ! ces brutes !

Et traînant toute la ferraille, ils repartirent du côté de l’église.

Monsieur Joviot, le maire, un aubergiste, gros homme apoplectique ayant eu la naïve puérilité de ceindre son écharpe, s’épongeait le front devant le désastre et le curé, un être maigre, tout charbonneux sur le fond vermeil des flammes, qui l’invectivait d’une voix sifflante.

— Non ! Je ne vous céderai pas… nous sommes entre les mains de Dieu ! Je lutterai tout seul, s’il le faut. Une église ancienne, remplie de sculptures, ah ! vous ne voudriez pas, Monsieur Joviot ?

Le maire jura. Sa blouse bleue, de toile rêche, enflée par un coup de vent, le fit plus phénoménal.

— Vous entendez, vous, Monsieur le curé, au respect que je vous dois, nous ne sommes plus à la messe ici, je vous dis que l’église est fichue et que, si ça gagne les granges, faut courir d’abord aux granges. La part du feu, je connais que ça, faut la laisser brûler… votre satanée tonnerre de Dieu d’église !

— Père Mathieu ! cria le curé, se retournant pour pousser un nouveau tonneau, l’eau nous arrive. Hardi ! les enfants. Voici des sceaux, des arrosoirs ! Vous, la mère Augustine passez-moi un drap humide, je vais aller chercher un saint, je leur prêcherai d’exemple, et ils sauront ce que c’est que le devoir !

Avant qu’on pût l’en empêcher, le curé, avec une bravoure vraiment admirable, se précipita dans l’église par le porche qui crachait de la braise, tirait une langue rouge comme une gueule d’hydre. On ne vit bientôt plus que l’extrémité de son linceul, déjà sec, s’étalant en drapeau au fond du cratère.

— Bon Dieu de… Le maire n’acheva pas son ordinaire kyrielle, car quelqu’un lui posa la main sur l’épaule.

Les paysans, les paysannes, aveuglés par la suie tourbillonnante, s’épuisaient à former des chaînes sans cesse rompues, que d’autres ordres dirigeaient vers d’autres points. Un grand gaillard, le forgeron, plus habitué aux rutilances du feu, protégeait dérisoirement la verrière de la rosace, en vedette sur une toiture, tenant un paquet de chiffons au bout d’une perche qu’il trempait dans les tonnes pleines, lorsqu’elles passaient à sa portée… Enfin, le prêtre ressortit. Il n’avait plus son drap, sa soutane grésillait mais il tenait ferme, dans ses paumes victorieuses, une abominable statue représentant saint Joseph, et la face papelarde du bonhomme de plâtre dardait au ciel des yeux ronds. Ce fut une grande joie. Les gamins du catéchisme crièrent : « Vive Monsieur le curé ! » et les hommes, noblement stimulés, se ruèrent sur l’éblouissante chimère dont l’étole d’or grandissait de minutes en minutes.

Durant cet assaut d’enthousiasme, très en arrière de l’église, du plomb fondu, coulant de la sacristie, inondait le toit d’une maison, située en contre-bas de la place

Reutler et Paul se regardèrent.

— Je crois… commença le cadet.

— Absolument ! répondit l’aîné. Et ils se sourirent, s’étant compris.

— Monsieur Joviot, dit Reutler frappant sur l’épaule du maire, nous sommes venus vous offrir nos services, mon frère et moi. Nous suivrions volontiers votre avis : faire la part du feu. Il est plus que temps, vous savez !

Le malheureux leva les bras. C’était bien une autre affaire, maintenant, voici que les étrangers s’en mêlaient. Ces barons du vingt-cinq cent mille diables, que personne ne connaissait ni ne voulait connaître et qui ne faisaient jamais travailler un ouvrier du pays !

— Messieurs, serviteur ! gémit le pauvre homme. On se doit assistance, n’est-ce pas, dans des cas pareils… on est tous des frères ! Que le tonnerre de Dieu extermine le curé ! C’est-à-dire… n’est-ce pas Messieurs, vous êtes de mon avis, Monsieur le curé est bien imprudent. Tout de même, sans reproche, on ne vous voit jamais, c’est gentil d’être descendus de chez vous pour le pauvre monde. Oui, nous sommes dans une fameuse marmelade. Sacré bon sang de Dieu ! Messieurs, je vous remercie, quoi !

Ayant terminé ce discours il montra ses gros poings impuissants à la silhouette du curé qui fumait, comme une cheminée dans le vent, sous les douches administrées par des ouailles complaisantes.

Tout à coup, une voix suraiguë de fille cria au secours, de la lucarne d’un grenier. Le plomb fondu dévorait le toit situé en contre-bas de l’église. Une douzaine de garçons affolés se précipitèrent et, profitant de ce mouvement tournant, Reutler dit, très haut, de son ton bref qui commandait :

— Il faut abandonner l’église, mes amis, et couper ce qui dépasse de la toiture du côté de la sacristie. On n’a presque plus d’eau. Ménagez ce qui vous reste pour vos maisons, en attendant la pompe de Villersexel.

Il disposa les moyens de défense, plaça la pompe de leur jardin dans la direction de la grange et indiqua les échelles.

Le gaillard à la perche cessa d’éponger la verrière. Il sauta. Lui se faisait fort, par la corniche de l’église, encore intacte, d’atteindre la sacristie.

— Il est très bien, ce drôle ! murmura Paul, considérant le forgeron entre ses cils baissés. (Il ajouta, de son accent dédaigneux, en tirant l’échelle à lui :) Dites donc, le grand diable, après moi, hein, et s’il en reste !

Reutler n’eut pas le loisir de risquer une observation. D’un geste prompt et gracieux, le cadet lança l’échelle de corde à l’angle de l’église. Cela passa par-dessus la foule comme la queue d’un cerf-volant, s’abattit où il fallait, sur la corniche, et ce fut assez solide pour supporter une légion. Ébahi, le forgeron examinait ce jeune blondin, en vêtements blancs, qui grimpait. Ce gamin-là tenait une hache plus pesante que toute sa jolie personne de demoiselle, et ses pieds étaient pourtant fleuris de roses d’or, ni plus ni moins que ceux de Notre-Dame de Lourdes.

— Je monterais bien, songeait l’ouvrier, flairant les cordes comme un ours en cage flaire la liberté, mais, j’ose pas… mâtin ! On dirait des cheveux ! Ça doit être inventé exprès pour lui.

Paul atteignit la corniche. Il s’assit, se remémorant les canapés de Rocheuse, il prit son pied dans sa main, ôta sa mule et visa le forgeron :

— Apporte ! cria-t-il.

Le forgeron monta, vexé, enragé, prêt à le rosser quand il serait là-haut et dompté par sa crânerie. S’il ressemblait à une demoiselle, on ne pouvait pas exiger de lui qu’il en eût la bonne éducation. D’ailleurs, les domestiques du château prétendaient tous que celui-là possédait le vrai caractère français.

La foule reçut la commotion électrique d’une nouvelle foi, lorsqu’elle vit apparaître sur l’église ce bel ange de lumière. Tous les jeunes gens prirent des haches et des marteaux. Dieu lui-même désirait qu’on démolît quelque chose, cette nuit-là !

En bas, Reutler, pâle comme un mort, devenait féroce. Il sauva la fille appelant au secours, faillit la battre parce qu’elle continuait à pousser des hurlements aigus. Et il bouscula le curé pour lui expliquer le maniement de la pompe.

— Il faudrait bâillonner tout le monde ! tonna-t-il. On crie beaucoup trop.

— Nous ne faisons pas la guerre ici, Monsieur le baron, répliqua le curé doucereux.

— Ce que c’est que les nobles, se disait le maire jubilant, ça ne peut pas gouverner par la raison, ça veut régner par la force.

Et en sa qualité de représentant de la raison pure, il faisait plus de bruit que de besogne, selon son habitude.

Rampant le premier devant le forgeron, Paul désignait les coins qu’il fallait abattre, frappait les ardoises, éparpillait les éclats de bois et les étincelles. Ni la fumée ni les flammes ne le préoccupaient… on le regardait d’en bas… Il s’amusait de tout son cœur, il démolissait, effondrait même ce qui n’était pas nécessaire pour la part du feu. Un instant, il donna un coup de coude terrible au forgeron, de plus en plus sous le charme.

— Je te demande pardon, dit-il se retournant, très câlin, ça ne compte pas !

— Oh ! Monsieur Paul-Éric, balbutia le brave homme, vous n’avez pas froid aux yeux, décidément ! Vous êtes né pour être capitaine de pompiers…

— Non, pas moi, mon frère. Il achèterait le matériel, fais-le nommer. Tu dois avoir de l’influence dans le pays. Ce qu’il te bénirait, Reutler… Excellente farce !… je voudrais voir sa tête…

— De l’influence ?… Monsieur, prenez garde, ça flambe là-dessous… Oui, je crois que oui ! Si ça lui disait… j’aimerais mieux vous… rapport à la France !

— Tu es un imbécile, mon ami !

— Monsieur Paul ! On est des camarades d’une heure ? Eh bien, je prends la liberté de vous dire qu’il faut opter ! Ni chair ni poisson, vrai de vrai comme l’église brûle, c’est pas vivre. Faut vous mettre des nôtres !

— Aïe ! fit Paul, un crochet de couvreur qui m’entre dans la poitrine ! Voilà ma chemise massacrée, un modèle si délicieux ! Dis donc, je suis déjà des vôtres… je suis sale, j’ai l’air d’un ramoneur. Prends ma place ; je ne joue plus, Soutiens-moi que je passe !…

Une seconde, le reptile blanc frôla ce grand garçon honnête et tendre, un jeune père de famille qui pensait au petit enfant dans ses langes de flanelle en tenant respectueusement la taille de cette merveille intellectuelle. Une seconde, au milieu d’une atmosphère brûlante, des étincelles voltigeant, d’une odeur sulfureuse et démoniaque, ce ni chair ni poisson, selon l’expression naïve de l’ouvrier, se colla sur sa peau en sueurs, et l’homme eut un frisson, se sentit à la fois charmé et révolté, comme (il l’expliqua plus tard) par le contact d’une belle morte. Ce fut, du moins, ce terme généreux qu’il employa pour définir, vis à vis des autres, sa passagère impression de malaise.

En bas, Reutler échangeait modestement des seaux pleins contre des cruches vides. Après une période d’héroïsmes fous, il revenait, d’instinct, à cette église condamnée, y attendait le Messie, de temps en temps levait le front tout en renouant la chaîne et tâchant de noyer les décombres.

Là-haut, il aperçut un grand diable noir qui semblait disputer un ange à la gloire du feu. Il se saisit de la première échelle flottante, escalada l’église.

— Éric ?

— Reutler ?

Le toit de la sacristie s’effondra, les voilant de poussière et de fumée. Il restèrent tous les deux debout, pendant que se sauvait le forgeron, plus humain, car ce n’était guère la peine de venir respirer des flammes puisqu’on avait terminé sa mission.

Tous les deux, sur la corniche, devant l’abîme des braises, ils se regardèrent effrayés d’autre chose.

— Ah ! les joyeux garçons, s’écria le maire. On croirait qu’ils sont au bord d’une fontaine ! Qui est-ce qui racontait donc que c’étaient des lâches ? Ils ont sauvé le village, Monsieur le curé !

— Pour vous ! ronchonna le curé suffoquant, mais pour moi ils ont tout simplement démoli mon église ! Ce sont des prussiens ! Des vandales !

— … Veux-tu que nous nous y jetions ensemble ? demanda Reutler l’écume aux lèvres. Je ne peux pas mourir seul, tu sais pourquoi. Qui te protégerait contre toi-même, vile créature que tu es ! Dis, le veux-tu ? C’est l’heure…

— Non ! non ! bégaya Paul horrifié, je ne veux pas mourir encore ! j’ai peur… d’avoir peur… parce que je suis abruti de fatigue. Je crierai, on me sauvera. Et ce sera ignoble. Estropié et défiguré sûrement ! Brûlé vif ! Merci ! Pas intéressant, le lendemain… Reutler ! Tu es jaloux ! Si tu ne le sais pas, moi, je te l’apprends ! Ah ! ce que vous êtes tous des imbéciles !… je te disque tu es jaloux… voilà… nous sommes quittes !

Pour échapper au maître, qu’il devinait prêt à n’importe quel crime, il s’affala, souple couleuvre livide, le long de la corniche ; il se fit mince, rampa de nouveau, pris de vertige, alla lui enlacer les genoux, et sa belle tête se fit extatique.

— Oui, je le mérite ! j’ai ton secret ! Ça ne se pardonne pas, ces histoires-là. Mais quand on est réellement fort, il ne faut pas abuser de sa force, ça devient de la faiblesse. Moi, je n’abuserai pas… de ton secret, je te le jure ! Tu resteras l’impossible, puisque ça t’amuse. Et le jour où tu ne pourras plus me regarder en face, nous mourrons tous les deux, chez nous… pas chez les autres… chez nous, avec des poisons, des jolies morts qui ne dérangent rien, afin que le dernier vivant puisse encore adorer le premier parti. Fais-moi grâce, dis, mon grand ! j’ai bien le droit d’avoir du goût ! Oh ! pas comme des pompiers de village, Reutler, mais comme des dieux… comme des dieux !

Et la voix chantante du jeune névrosé expira dans une syncope.

Reutler le ramassa. Il ne trouvait plus ni corps ni âme sous ces loques pâles, à peine du poids d’une fillette. Il gagna les murailles fumantes de la sacristie en le portant, non comme un dieu mais comme un paquet de chiffons, et il lui fit descendre le large escalier de pierres croulantes, la tête en bas, sans trop se soucier de ses cheveux blonds qui traînaient. Certes, il devenait très inutile de tuer cela, c’était mort depuis longtemps. Ce corps-là, ce n’était plus personne, aucune volonté ne l’habitait plus, sinon le désir d’atteindre à l’idéal du cynisme…

Au fond de la ruelle blanchie par les clartés, un petit âne, attelé entre les énormes brancards d’une charrette chargée de tout le mobilier d’une maison, demeurait écrasé sous le fardeau, s’étranglait à tirer sur son collier de misère. On l’avait oublié. Le dos tourné aux flammes, ne voyant pas plus loin que l’ombre démesurée de ses oreilles, il lui venait quelquefois l’idée absurde de braire, ce qui augmentait le tapage universel et l’étranglait bien davantage.

Reutler déposa Paul, ranimé, sur un monceau de ruines pour aller détacher le petit âne.

— Comme je voudrais être bon ! sanglota le cadet, courant se jeter dans les bras de Reutler.

— Mon frère ! mon frère chéri ! soupira l’aîné, vaincu par cette réaction nerveuse qui lui sembla de l’émotion.

Et il s’oublia jusqu’à lui donner des conseils, de son ton sourd de philosophe qui admet tout, même la naïveté des caresses.

— Pour être bon, apprends d’abord à être indifférent. Les enthousiastes perdent le monde parce qu’ils ne savent ce qu’ils font. Oui, mon bien-aimé, je suis jaloux de notre honneur, et je pense avoir la force… de rester un imbécile, en attendant la mort des dieux !…

Furtivement, ils reprirent leurs chevaux dans la cour de l’auberge. Au milieu du tumulte des gens qui voulaient boire, déjà très ivres de leur triomphe, ils s’éclipsèrent, s’évanouirent, chimères ardentes, qu’on ne peut, tant leur vol est capricieux, ni remercier, ni maudire.


III

— Je suis convaincu, murmurait Reutler dont la fière tête, si haut, dans le ciel, semblait s’auréoler de toutes les étoiles de cette étrange nuit, que l’on peut ce que l’on veut. La boue n’existe que pour ceux qui tiennent absolument à se salir. La boue n’est pas à l’état ambiant, nous la faisons. Il y a la terre et l’eau ; pour les avilir l’une et l’autre, il faut que nous marchions… (Il éleva un peu la voix.) Non ! Je n’entends pas l’amour comme un vice, mais bien comme une religion, la Religion. Et songe, mon fils, qu’il est presque nécessaire d’être damné pour entrer dans mon temple ! Ah ! jamais personne n’a compris Satan. Ses disciples lui sont toujours trop inférieurs… Il est une tristesse faite de toutes les rancœurs et de tous les souvenirs du péché. Je porte en moi ce démon, il devient ma légende. Pour définir mon esprit du mal, je voudrais peindre un homme triste que les larmes des autres ne peuvent consoler, car il est douloureux, lui, de toutes les larmes qu’il ne pleure pas… Dieu ou diable ? Quelles inutiles paroles, quand on réfléchit qu’on porte tout en soi comme en un tabernacle dont seul on a la clé. Certes, je ne suis pas infaillible, mais j’ai si belle volonté de l’être que je le suis déjà. J’ai fait de la nature le décor de ma volonté et je suis hors d’elle, au-dessus, désormais, comme celui qui la peut changer selon ses visions, la rendre l’artifice. Elle peut me tendre des pièges, je ne la crains plus, elle est tellement pareille et a tellement les mêmes buts sous ses multiples aspects d’ensorceleuse !… Le pied de mon frère s’il se change en le pied d’une courtisane quelconque n’est pas, vraiment, un instrument digne de ma perdition. Je n’aime pas les filles, je n’aime pas les femmes, j’aime encore moins leur simulacre. Je ne transige en aucune manière avec ma conscience, car je suis trop conscient de mon crime… ou de ma vertu ! Rien ne me prouve encore que je ne suis pas supérieur à tous, puisque je suis seul… Éric ? Où es-tu ?… Ah ! Là, près de moi ! Ton cheval me devance un peu… on dirait, dans la nuit, que sa clarté pâle est le rayonnement projeté par le souffle exaspéré du mien. Je ne sais pourquoi nos chevaux tremblent ainsi sur cette route ?… Éric, laisse-moi penser vers toi. Je te révèle ces choses sans les unir par les équivoques incidentes d’usage, parce que je suis trop lourd de tout le poids de ma force pour jouer légèrement avec ma passion. Je ne saurais plaisanter comme toi et j’ai assez de toutes tes comédies. Je serais ridicule de t’écouter en me dissimulant davantage. Éric, écoute bien ceci, à ton tour : Je t’aime. Il ne faut plus jouer sur les mots… et encore moins avec les gestes. Pourtant, mon secret n’est pas le tien. Il est toujours mon secret. Dans cet aveu tu ne peux plus saisir, malgré ta grande lucidité d’intellectuel, ton esprit de ruses et de si belles perfidies, qu’une idée folle… ou une honte. C’est là mon triomphe. Je suis déjà parti, toi, tu arrives. Nous ne nous retrouverons jamais ! En l’espace de presque dix années de torture et de désespoir sans nom humain, j’ai eu un éblouissement et j’ai cru que nous étions perdus, mais l’habitude de la volonté, un exercice de mâle s’il en fût, ne se perd pas si vite. Elle veille et nous ressaisit au bord des précipices, comme la mère qui reprend son enfant. Ma volonté m’a si bien enveloppé, depuis des années, qu’elle me paralyse malgré moi. Et c’est le miracle accompli au moment du doute !… En vérité, le feu purifie tout, ce n’est plus un vain symbole !… Nous sortons d’une épreuve un peu plus nets que quand nous y sommes entrés. Je dis nous parce que tu es mon corps, et que je suis ton âme ! (Il ajouta, ricanant doucement :) Ce qui t’explique, cher, que tu pourrais bien être un corps sans âme. Pourquoi, petit haillon blanc, faut-il que je t’aime, c’est la chose cachée, l’unique chose dont je ne peux ni ne veux m’occuper, pas plus que le savant très raisonnable ne recherche les raisons du commencement du monde, les bases de la terre. Mais, je me soucie de la fin : je veux me demeurer fidèle ! je ne puis pas me tromper. Est-ce mon atavisme, est-ce mon cerveau, saoul de sang par mon père et ta mère, est-ce le premier bercement corrupteur des prières catholiques, est-ce enfin ta très réelle beauté qui me versèrent ce poison, me communiquèrent la folie du désespoir avant la lettre, me donnèrent cette passion faite d’extase et de renoncement… Je ne sais ! Puisqu’il me faut la subir, qu’importe ! Tous les jours je me rends compte que tu es indigne de moi, et tous les jours je t’aime un peu plus. Oh ! Éric ! Où vas-tu t’enquérir de volupté ! Ma folie m’enivre d’un vin si sincèrement pur qu’il ne faut pas s’étonner de me voir chanceler malgré ma force. Ce qui peut me faire peur, ce n’est pas ma propre image que je regarde quelquefois dans tes yeux. Rien ne me semble plus normal et plus naturel que ma pensée vers toi. Jusqu’ici je me suis tu, non par pudeur, mais parce que je ne tiens nullement à être deux ; et si je parle, c’est pour t’éviter des méprises regrettables. Que ma vie intime soit chaste ou ne le soit pas, cela doit te demeurer indiffèrent comme à moi-même. À cette heure mystérieuse d’une nuit qui m’a failli brûler jusqu’aux moelles, je suis tellement seul en face de moi que je ne te redoute point. J’ignore si tu rougis — cela serait étonnant — ou si tu as la grimace sournoise que tu me faisais, tantôt, quand je tenais ton pied souple dans mes deux mains !… À propos : tu as fini par les égarer pour de bon, tes fameuses mules brodées de perles ? Elles sont restées dans le feu et elles le méritaient, tu en conviendras. Mais tu dois avoir froid, ma princesse, cela me tourmente ? Réponds ? Tu as froid ? Allons bon ! Tu pleures ? Quelle rage d’exaspération ! Je ne te dis rien que de fort simple. Que ne compliquerais-tu pas, toi, avec tes nerfs à fleur de peau ! Ne pleure donc pas ainsi ! Les larmes sont plus malsaines que le rire… toutes les jolies faiblesses de femmes sont malsaines ! Qu’est-ce que tu as sucé avec le lait de ta nourrice, cher garçon détraqué ? Oh ! petit Éric, te rappelles-tu quand tu pleurais, tout enfant, des heures entières, sans motif, me répétant que tu avais du chagrin à te voir pleurer ? Et tu te mettais devant les glaces pour te mieux désoler à t’enlaidir. Le drôle de petit être que tu étais, si svelte, si pâle, éclairé de deux yeux aux lumières vacillantes, de prunelles s’ovalisant, se rétrécissant ou s’élargissant tout à coup comme des prunelles de félins, buvant le jour pour le rendre en phosphore, tes prunelles, ces deux flammes bleues, ou droites dans le vent de la fureur, ou couchées sous la brise d’une affection éternelle qui durait, généralement, vingt minutes ! Ah ! Femme ! Femme exquise et que je déteste ! Car, Éric, ce n’est pas la femme que je cherche en toi. Ma passion n’a rien de maladif, elle ne désire pas. Elle veut, donc, elle obtient. Je t’ai tout entier en moi-même ! Je t’emporte où que j’aille, et en te suivant c’est moi que je suis. Je te tiens si bien que, quand, par hasard, je rechausse ton pied de fille nerveuse, j’ai peur de lui comme d’une bête que je n’ai jamais aperçue ! Est-ce que je regarde mon pied, moi ? ce sont là des jeux de petit idiot ! J’ai ma raison ! je t’ai vu dans toutes les attitudes, disons : dans toutes les prostrations. Témoin très tranquille, j’ai assisté à toutes tes bonnes parties de collégien ou d’homme. Je dois même ajouter que grâce à tes complaisances singulières, je t’ai vu beaucoup plus que je n’aurais dû te voir… pour ton repos. Tu vas comprendre, cher enfant ! Par extraordinaire, mes troubles… cérébraux ne sont pas les mêmes que les tiens… Tu n’es pas un vrai… hors nature, toi ! Je l’avoue naïvement : l’expression la plus haute de ma sensualité, c’est la mort. Un désir qui ne se dilue pas en une infinité de très petites caresses mièvres. Il va droit, celui-là, et réalise pour toujours. Toi, c’est la souffrance, la fièvre, tous les impossibles à demi tentés. Tu es donc à ma merci, ou, si tu le préfères, à la tienne. Réfléchis un instant ! Quelle réalisation de l’impossible penses-tu m’offrir qui vaille celle que je porte en mon cœur ? Je suis, et tu es par moi ; le jour où tu veux être autre que mon frère, tu ne peux plus exister. Ah ! je t’aime assez pour ne te pas vouloir humilier perpétuellement. Quand je sentirai que mon exemple te désespère trop, que tu t’ennuies de t’entendre toi-même m’appeler : le juste… je m’en irai… et tu sais ce que cela signifie. J’aurai le courage de t’avouer que je souffre de tes souffrances par une sorte de réfraction nerveuse qui n’est pas ta spéciale maladie de nerfs, mais surtout une pitié pour ma chair et mon sang que tu gardes si mal. Moi, qui avais fait un tel rêve d’union par la force ! Et puis, quoi ? Je t’aime comme tu es. Je me contenterai d’aller plus haut si tu vas plus loin. Tu le vois ! Je te livre très loyalement le programme de nos fêtes galantes ! Tu as la prétention d’abuser de mon secret, je me refuse au chantage intellectuel car ce n’est plus un secret. Non seulement j’avoue, mais je m’en vante. Et voici dix ans que cela dure… ah !… tu es bien en retard avec moi ! Tu te crois en présence d’un monstre, tu te trouves simplement devant un homme vertueux qui t’explique, analyse, pour employer ton expression, la matérialité de sa vertu. Toutes les passions respectables sont des passions, c’est-à-dire faites de l’amour unique ou à son reflet. Amour de la mère pour l’enfant, amour de l’époux, amour de l’épouse, amour du frère pour son frère, si tous ces amours sont dignes de ce nom, ils n’ont rien à voir avec les sentiments normaux. Il n’y a pas d’affection sainte ni sacrée, il n’y a que l’amour, et plus il est fou plus il a la chance d’être réel. Si j’aimais un animal, j’en ferais un être à mon image et j’essayerais de lui communiquer ma divinité… Il ne s’en suit pas, cependant, que l’on soit forcé de… coucher ensemble, la mère avec l’enfant et… l’époux avec l’épouse !… Bon pour les gens normaux, c’est-à-dire pas sains. Vous êtes si pauvres, tous, en volontés morales ou physiques ! Il ne s’agit pas du divin Platon qui radotait et le plus consciencieusement du monde. Quand on est sain, c’est-à-dire proche de la divinité, la sensualité portée à son paroxysme n’est qu’une fonction involontaire, un acte en dehors de soi qui n’a pas besoin d’adjuvant ! Grave ceci dans ta mémoire, Éric ! Un être qui va chercher son voisin ou qui se surexcite en état d’amour est un impuissant. Vos spasmes sont des leurres, puisqu’ils ne durent que le temps d’un spasme… Ne m’interromps pas ! Je devine ce que tu vas dire : Je suis la stérilité et la mort ! Au moins, suis-je conscient. Vous, vous faites pis que d’être stériles. Vous créez de la stérilité et de la mort, quelquefois, très inconsciemment. C’est abominable ! Ah ! moi je suis heureux de ma souffrance comme vous êtes à peine heureux de vivre ! Je suis l’absolu, je suis peut-être aussi l’orgueil, Je ne sache pas qu’on fasse des dieux sans orgueil. Maintenant, je n’ouvre pas mon temple aux vulgaires et je ne fonde pas de religion dans laquelle je fais payer les trônes selon les catégories de rois : je suis seul, et cela suffit pour n’être ni ridicule ni redoutable. D’ailleurs, je ne comprends pas qu’un dieu puisse s’ennuyer d’être seul ; il a fallu la bêtise profonde des chrétiens pour inventer cette grotesque histoire. Étant dieu, on est tout et on n’a besoin de personne !…(Il y eut un moment de silence. Reutler ajouta d’un ton plus sourd :) Mon petit Éric ! Je me tourmente de tes pieds nus ! Est-ce que tu n’as pas froid, dis ?

Et Reutler se pencha sur l’encolure de son cheval pour essayer de consoler le jeune homme.

Éric pleurait, sa belle tête blonde enfouie dans ses paumes. Il avait lâché les rênes de sa monture et suffoquait. Le poète se réveillait chez lui et faisait taire le libertin. Il n’avait vraiment plus envie de rire ou de torturer. On était deux frères, deux monstres, un, sur les deux, devenait plus beau que l’autre, plus beau que nature et, chose inadmissible, ce n’était pas lui. Très féroce, le grand, mais si bon, si adorable en ses candeurs sinistres.

— Non, je n’ai pas froid aux pieds, bégaya-t-il s’essuyant les yeux d’un geste découragé, mon cœur tremble, voilà tout.

— Douche salutaire, Monsieur de Fertzen, je vous assure qu’il était temps, pour vous qui ne voyez pas de différence entre un incendie et une noce ! Vous preniez feu… sans le savoir, j’imagine. Excusez-moi de ma vivacité à remettre les choses au point. Je ne pouvais pas demeurer lâche devant tant de courage inutile ! (Et il rit tendrement.) Cette écorchure à la poitrine, tu es bien sûr que ce n’est rien, mon fils ?

Le jeune homme haussa les épaules.

— Il serait, en effet, plus miséricordieux de m’achever !… Reutler, mon cher aîné, quelle morale que la vôtre ! Vous m’aimez beaucoup trop. Dispensez-moi de vos pitiés, je vous prie. Vous tenez au rôle sympathique, gardez-le mais ne m’agacez pas de vos petits soins… ou je vous flanque des gifles.

— Est-ce que nous n’allons plus nous tutoyer, mon Éric… Je crois, franchement, que je préférerais les gifles. Regarde-moi un peu en face. Tiens, ici, on est hors du fourré, on a une si belle étendue de ciel. Moi, je respire comme sur une barque en plein océan. Je n’ai plus ni secret ni frisson d’épouvante… Il n’existe plus rien de mon passé louche et de mes terreurs mystérieuses. Mon cœur est libre… Je veux que tu sois heureux ! Nous rentrerons dès demain dans les villes, nous irons où tu voudras, nous serons français, prussiens, byzantins… même amoureux de toutes les femmes. La campagne ne nous est pas douce, sauvons-nous. Je médite la gloire… un joujou que je vais t’installer là-bas à Paris et pas banal, pas celui qu’on achète, je te forcerai bien à t’intéresser à quelque chose. Réponds… Je t’aime. Est-ce que ce mot ne promet pas l’empire… sur les terres de Rocheuse comme dans les rues de Byzance ? Donne-moi tes ordres !

Ils étaient arrivés devant le roncier fleuri de fleurs pâles, au carrefour des chemins du bois, d’où l’on pouvait voir le château de Rocheuse perché là-haut comme un nid d’oiseaux méchants.

Les chevaux, qui dansaient depuis quelques minutes, se dérobèrent subitement, en un double écart, et Paul, debout, pieds nus sur ses étriers faillit perdre l’équilibre.

— J’ordonne, dit-il de son ton sec où revenait tout le dandysme de sa perversion, que tu me passes un revolver pour tuer cette sale bête ! La voilà qui a peur des églantines, maintenant ! Je veux bien crever de désespoir un jour ; avant, j’ai la fantaisie de crever mon cheval. Il est gentil, ton dressage !… Aussi vicieuse que les blagues de Platon !

— Éric, pria Reutler effrayé, je ne veux pas que tu la brutalises. Il y a ici quelque chose d’insolite. C’est la deuxième fois que cela se produit à la même place. Permets-moi de descendre et d’aller voir. Tiens, prends mes rênes ! C’est du côté du roncier. Je jure de t’obéir s’il n’y a rien.

— Dépêche-toi ! Tu aimes trop les animaux ! Vrai ! Ça m’amuserait de te faire massacrer cette mauvaise tête-là !

— Je suis sûr que la tienne a tort, mon cher petit, et à jurer je ne m’engage pas énormément.

Droit, dédaigneux, Paul-Éric de Fertzen se tenait tout livide dans ses vêtements, lacérés, maculés, comme un jeune prince déchu que son peuple vient de traîner par la voie ignominieuse, mais il gardait sa beauté d’archange et la stoïque cruauté de ceux qui se sentent encore capables de conquête. Reutler avait parlé, cette étrange nuit de printemps, et c’était l’irréparable. Il ne pouvait plus fuir. On verrait bien lequel serait plus lâche, un jour, de celui qui criait son orgueil comme un amour ou de celui qui criait son amour comme un orgueil. Cela finirait mal, mais cela finirait.

Impassible, sur les voltes enragées des deux chevaux, il attendit.

Reutler sauta le fossé.

À ce moment, un soupir monta du fond des bois obscurs, comme l’expiration de la tristesse muette de la nature endeuillée protestant contre leurs blasphèmes. Un soupir venu de loin, ou de près, une plainte de créature affreusement lasse. Reutler fit le tour du roncier. Il ne vit rien, c’est-à-dire pas d’être vivant, seulement une fleur plus large qui se tendait vers les étoiles et imitait un visage humain.

— Ah ! mon Dieu ! cria-t-il stupéfait. Une femme morte, dans les ronces ! Elle est prise par ses cheveux… non, non… elle n’est pas morte, ses yeux se ferment… Qu’est-ce que vous faites là, vous ? et pourquoi êtes-vous à genoux ?

Paul lâcha les chevaux et accourut, fort intrigué. Il sauta le fossé, pendant que les bêtes, laissées libres, prenaient le chemin de l’écurie, ventre à terre.

— Nous voilà bien, mon grand, fit Paul éclatant de rire ! Une demi-heure de marche en montant toujours et je suis éreinté ! Je propose de demander l’hospitalité à Madame.

Il fouilla ses poches, retrouva des cigares et en alluma un pour éclairer un peu la situation.

La femme était une jeune fille de l’âge de Paul, à peine ; elle paraissait petite, chétive, se repliait sur elle-même, la figure tendue, les cheveux, des nattes lourdes, accrochés aux branches du roncier. Elle avait dû se faire prisonnière des épines comme une biche se fait saisir au collet. Poursuivie par on ne savait quel danger, en franchissant le fossé d’un bond, elle était tombée là, sa pauvre tête à la merci des doigts crochus de l’églantier, tiraillée, écartelée en d’intolérable douleur. Depuis que les chevaux avaient, la première fois, flairé sa présence, elle endurait ce supplice, et elle l’aurait, probablement, enduré toute la nuit sans les merveilleuses divinations de Reutler.

— Pourquoi n’appeliez-vous pas ? demanda celui-ci essayant de dégager la malheureuse.

— Elle est drôle, cette petite, déclara Paul, allumant une à une toutes ses allumettes, car il n’y voyait pas la nuit comme son aîné.

Reutler s’efforçait de débrouiller ce paquet de fils noirs et tout semblait s’embrouiller de plus en plus.

— Tu es impayable, mon grand, tu vas me faire coucher ici ! Tiens ! Je retrouve par hasard mon onglier, voilà des ciseaux, coupe. Ça repousse les cheveux de femme, tu sais ! Crois-en ma vieille expérience.

On vit la face pâle rougir et les yeux s’illuminèrent, très fous de peur.

— Ne craignez rien, dit affectueusement Reutler, je vais couper… les ronces, au lieu de vos cheveux ; mon frère plaisante.

Les yeux se refermèrent. Couper les ronces fut une opération très longue. Avec ces ciseaux minuscules on entamait difficilement le bois et les épines. Paul s’exaspéra.

— Tu es absurde ! Quels soins ! C’est attendrissant, ma parole d’honneur ! Elle aurait été bien mieux avec des cheveux courts ! Dis donc, petite, est-ce que tu es muette ?

— Voyons, Éric, gronda l’aîné, elle est muette comme toutes les paysannes devant deux Messieurs. Ne l’intimide pas davantage, elle souffre, cette enfant. Mais pourquoi ne pas nous avoir appelés quand nous sommes passés. Que diable, on vous sauvait tout de suite. Là ! c’est fini. Où alliez-vous ? D’où veniez-vous ? Demeurez-vous loin ?

La petite paysanne ne répondit pas et retomba par terre, inerte.

— Elle est blessée peut-être. On ne peut pas la laisser là, dit Reutler perplexe.

— L’emporter, c’est dangereux car elle traîne, derrière elle, un joli fagot. On se piquerait. Méfie-toi, mon grand !

— Et Jorgon qui doit nous attendre, affolé par la rentrée des deux chevaux sans maître.

— Il est écrit que je marcherai pieds nus, soupira Paul qui eut un mouvement de colère à voir Reutler emporter résolument la fille.

— Et moi ? cria-t-il.

Reutler détourna la tête.

— Toi, tu es un homme ! Tu n’as qu’à choisir le milieu de la route, un peu de poussière ne te meurtrira pas les plantes, espèce de chatouilleux.

Paul eut un effrayant regard de haine pour la petite blessée.

Ils marchèrent un quart d’heure, silencieux, et au détour du chemin, ils aperçurent Jorgon se précipitant, l’air bouleversé, poussant des appels rauques.

Paul grommela :

— Délicieux ! Jorgon a un transport au cerveau… et toi tu t’encanailles. Cette nuit est des plus intéressantes… Pas même l’idée de nous chercher en voiture ! Vous êtes tous fous !

Jorgon, en présence du groupe, reprit tout son habituel sang-froid.

— Messieurs, je trouvais que vous tardiez ! Donnez-moi donc cette personne.

Jorgon ne questionnait jamais en dehors du service.

Brusquement, la petite blessée se réveilla et se cramponna au cou de Reutler.

— Je ne veux pas qu’il me touche ! hurla-t-elle d’un accent désespéré.

— Eh ! fit Paul, je te croyais plus morte, la belle ! Je t’en prie, Reutler, flanque-la-moi dans les bras de Jorgon, il serait de mauvais goût d’insister. Jorgon… emporte cet animal sauvage et fais-toi mordre à la place de mon frère.

Jorgon, docile, s’avança, mais la jeune fille se cacha le visage.

— Monsieur ! j’ai peur, dit-elle à l’oreille de Reutler qui la sentit frémir toute… J’ai bien peur ! Est-ce que c’est… un gendarme ? Comme il est grand !

Reutler se mit à rire de bon cœur.

— Non, ce n’est pas un gendarme, c’est mon domestique, un vieux très doux pour les enfants. Allez avec lui. Là-haut, nous vous soignerons, vous boirez du vin très chaud et on vous ramènera chez vos parents, si vous en avez. Je commence à croire que c’est l’incendie qui vous a tourné la tête. Vous avez eu peur des flammes… vous vous êtes échappée du village ?

— Je n’ai pas peur du feu, répliqua-t-elle se raidissant. Puis elle jeta un cri suraigu et retomba, comme expirante, sur l’épaule de Jorgon.

— Va vite ! ordonna Reutler.

— Tu es ridicule ! déclara Paul furieux. Cette petite est infestée de vermine, peut-être. Elle t’aura gratifié de quelques poux… et moi d’un rhume de cerveau. Elle est fort laide, par-dessus le marché. Une aventure déplorable.

Il prit le bras de son aîné, ajouta, moqueur :

— La connaîtrais-tu ? Ta dignité se promène-t-elle quelquefois chez les gardeuses de dindons ?

— Je n’ai jamais rencontré cette femme, répondit Reutler d’une voix absorbée. C’est-à-dire, je l’ai vue ou j’ai cru voir ses yeux, déjà, étant enfant. C’est un souvenir très confus, une sorte de rêve pénible qui me reste d’une époque fiévreuse… Je te le répète : un rêve, puisqu’elle est toute jeune.

Et de nouveau, silencieux, les deux frères pressèrent le pas.

Sur une esplanade dallée, le château de Rocheuse, éclairé par les lanternes de tous les domestiques s’agitant à l’arrivée des maîtres, donnait l’impression d’une grande cage de verre. Au sud, une terrasse vitrée, qu’on découvrait durant la belle saison, était remplie de rosiers rares, et leur feuillage, aux lumières, prenait des tons d’émeraude. Ses murailles grises, trouées de grandes baies formées de superbes glaces sans tain, semblaient transparentes. Au nord, une tourelle enguirlandée de lierre luisait comme un léger ballon vénitien, et sur le donjon, le casque de cristal de l’observatoire reflétait les douces étoiles, trop haut, lui, pour se laisser atteindre par des lueurs terrestres. Autour de la vieille maison, que les goûts dispendieux du cadet des de Fertzen avaient su rendre fragile, des pelouses croulaient, de pente en pente, jusqu’aux premiers arbres du bois, son parc naturel, comme un soyeux tapis vert étalé sur des marches immenses. Des balustrades de pierres blanches ceinturaient ses pelouses et découpaient dans le ciel un ruban pur que des urnes, aux aigrettes de plantes frêlement fleuries, relevaient d’agrafes précieuses. Une cascade mince, fine gerbe de verre filé, tombait toute droite d’un rocher dans les pelouses. Au désespoir de Paul, elle tarissait dès les violentes chaleurs de juin.

Les domestiques s’ébahirent en voyant rentrer les propriétaires de Rocheuse si déguenillés.

Reutler sourit de leurs physionomies contrites. Paul se fâcha.

— Un bain, Jorgon, cria-t-il, et suis-moi pour m’habiller. Reutler a ramené une femme… donc, je soupe. On a compris, n’est-ce pas ?

Reutler fronça les sourcils. Il était déjà trop tard pour protester, car tout le monde s’empressait du côté du plus jeune maître. On savait si bien qu’il gouvernait l’autre.

— Où est la petite paysanne ? questionna-t-il évasivement.

Jorgon répondit, le ton froid :

— Je l’ai posée sur le canapé du salon. Elle griffe, elle mord. Une demoiselle pas commode. J’en avertis Monsieur.

Et il s’éclipsa.

Reutler pensa que, décidément, le respect diminuait à Rocheuse.

Il entra dans le salon.

— Cette petite, scandait Paul rageur, tout en éclaboussant Jorgon de l’eau parfumée de son bain, cette petite malpropre qu’il a rapportée comme un ostensoir ! Entends-tu ? depuis la mi-côte ! Non, c’est trop bête ! Moi, je crève de fatigue, de faim, de soif. J’ai failli brûler, j’ai démoli une toiture, j’ai la poitrine en sang, j’ai marché pieds nus, et il ne s’occupe pas plus de son frère que de mes pantoufles qui sont restées dans le feu ! Il faut qu’il sauve des gens, lui. C’est une habitude !… Et le voilà qui s’enferme avec elle… Ah ! ce que tu m’agaces ! Tu as les doigts d’un gourd ! Dépêche-toi ! Oui, ça me remettra de souper. Là, maintenant, mon veston gris clair… et puis cherche-moi une chemise havane, et puis des souliers… ceux chamois, aux coutures de soie crème… Jorgon, si tu as envie de dormir à une heure du matin, il faudrait le dire. Est-ce que tu es fou, toi aussi ? Jorgon ! Ce n’est pas celle-ci, une ha-va-ne. Je suis furieux, Jorgon !

— Voyons, Monsieur Paul, philosophait le bonhomme, il ne va pas vous la prendre bien sûr ! Il ne vous a jamais disputé une femme… et si vous saviez, au juste, le joli bijou que c’est ! Drôle de caprice que vous avez là, Monsieur Paul, une personne du pays des loups…

— Elle est affreuse ! cria Paul oubliant toute prudence.

Jorgon demeura la bouche ouverte.

— Je veux dire, mon bon Jorgon, ajouta-t-il l’œil sombre, qu’elle me plaît comme elle est… et je ne veux pas que Reutler me la chiffonne.

— Sans vous commander, Monsieur Paul, vous êtes jaloux pour un triste morceau. Enfin, ça vous changera des Parisiennes.

— Je ne suis pas jaloux !… Ah ! j’ai la tête perdue !… Il dit qu’il l’a déjà vue en songe. Oui, ses yeux ! Jorgon, tu me fais délirer avec tes maladresses ! Non, pas de cravate, je n’ai pas le temps ! Va me chercher Reutler… je lui défends de rester en bas… Vois-tu, Jorgon, il est trop mystérieux ; chez lui ça doit se passer sans aucune cérémonie. J’ai le cœur qui brûle, Jorgon.

— Monsieur Paul, après avoir eu chaud, vous habiller comme ça encore tout mouille, puis vouloir… batifoler… vous allez tout uniment prendre du mal…

Paul se tordit les bras.

— Ah ! que je suis malheureux, Jorgon ! Je vis entouré d’imbéciles ! Personne ne m’aime… Toi non plus ! (Et il se renversait en arrière sur son vieux valet de chambre.) N’est-ce pas, pourtant, que je lui ressemble à ma mère ? Dis ? J’ai besoin, moi, qu’on me répète que je suis très beau !

— Sans vous mentir, Monsieur Paul, bégaya le pauvre homme tout attendri, vous êtes son portrait vivant, à part qu’elle était plus sérieuse, la chère dame !

— Va me chercher Reutler, Jorgon !… Il n’y a rien de plus sérieux que la mort !

Reutler montait. Son pas lent, s’arrêta, hésita, sur le seuil du cabinet de toilette, pendant que Jorgon, discrètement, se retirait.

— Éric, dit l’aîné, très grave, cette enfant a des crises de terreur folle. Je te prie de ne pas la tourmenter. Je ne peux obtenir d’elle ni l’adresse de ses parents, ni le motif de sa chute dans les ronces ; mais elle m’intéresse, je voudrais bien éclaircir son histoire. Tu ne tiens pas à souper devant elle, j’imagine ?

Paul bondit et lui saisit les poignets.

— Elle te plaît, n’est-ce pas ? Puisque tu l’as vue en songe ?… Moi, je la veux. Tu n’as plus le droit de me donner des ordres, c’est moi qui commande, ici. Tu l’as déclaré toi-même. J’en ferai ce que je voudrai ! Ah ! tu ménages la chevelure des femmes, des petites mendiantes, et tu brises mes ciseaux à ongles en leur honneur ? Monsieur mon frère est très chaste… oui, parce qu’il ne fréquente pas chez les filles élégantes… il lui faut des maritornes ! Joli, le goût et… simplificateur donc ! Je te crois ! Pas d’intrigue ni de liaisons connues ! Et j’ai marché dans la poussière, au lieu et place de cette drôlesse qui doit, certainement, avoir les pieds sales ! C’est cela, ta divinité ? Mais je t’apprendrai à respecter la mienne. Je briserai cette petite comme mes ciseaux, comme ton cœur comme tout…

Et d’un geste terrible, Paul attrapa un flacon de lavande, l’envoya éclater, à toute volée, sur la poitrine de son frère. Une pluie de parfum les inonda. Ils se regardèrent les yeux fixes. Reutler mit sa main mutilée devant ses lèvres pour dissimuler un sourire.

— Pauvre femme ! murmura-t-il, et il sortit, en épongeant ses vêtements de son mouchoir qu’il jeta ensuite très loin, car il redoutait les parfums.

Ce fut un souper triste. Paul, un peu honteux, très fatigué, tombait de sommeil malgré ses allures dégagées. Reutler déchiquetait les mets du bout de sa fourchette. Immobile sur l’extrémité d’une chaise dont le haut dossier la faisait paraître toute petite, la paysanne se tenait raide, les mains jointes ; elle ne mangeait pas. Elle avait plutôt l’aspect d’une petite servante. Elle portait une jupe de lainage noir, très usée, un corsage d’indienne, un fichu à ramage rouge pivoine sur fond jaune, et ses cheveux pendaient en nattes dénouées, pleins de brindilles sèches. Brune de teint, elle avait, aux lampes, cette peau huileuse des femmes espagnoles qui ne se sont pas lavées depuis huit jours et des traits plus qu’irréguliers, sous la crasse. Son nez, fin de la racine, s’écrasait du bas, ses yeux longs ne s’ouvraient qu’à demi en fentes sombres par où filtrait une lueur inquiétante, sa bouche étroite, charnue inférieurement, se crispait, méchante, sournoise, et on voyait briller, entre ses lèvres, très foncées, comme une viande de gibier cru, des dents solides, quoique un peu chevauchantes.

Quand on lui adressait une question, elle reculait sa chaise, sans répondre ni non, ni merci.

Reutler l’étudiait, tout rêveur.

— Vous n’avez donc pas faim ?

Elle pressa son fichu sous ses petites mains noires, maigres, recroquevillées en pattes, demeura muette.

Paul, gracieusement, lui offrit un verre de champagne.

Elle recula sa chaise.

— Alors… de l’eau ? fit-il décidé à être aimable.

— Non ! je veux m’en aller !… dit-elle enfin nettement.

— Alors… mon bras ? continua Paul ravi.

— Où faut-il vous reconduire ? demanda Reutler.

— Où vous m’avez ramassée ! je suis perdue, j’ai pas de maison.

— Tu ne vois donc pas, mon grand, que Mademoiselle allait à un rendez-vous et qu’elle désire garder son secret !… risqua Paul croquant des petits fours.

— Laissez-moi tranquille ! Est-ce que je vous parle ! cria la jeune fille, brutale.

— Elle est exquise ! Reutler, j’ai sommeil (il bâilla) et je suis bon de me mettre en frais pour ta duchesse.

Le second valet de chambre qui servait le souper fut obliger de se détourner pour ne pas rire.

— Voulez-vous de l’argent ? questionna Reutler tout anxieux.

— Pour quoi faire ? j’ai rien à acheter.

Elle avait un son de voix dur et appuyait, un peu gutturalement, sur certaine syllabe.

— Il faut vivre, ma pauvre enfant.

— Je vis bien depuis huit jours qu’ils m’ont mis dehors sans mes gages !

— Oh ! fit Paul croisant la jambe, il y a des betteraves dans les champs et… des étalages dans les villes. On s’arrange ! Les diplomates appellent ça des revendications sociales.

Elle le regarda en dessous. Une révolution pénible s’opérait au fond de sa petite cervelle. Peu à peu, elle rougit.

— Les étalages ? je ne suis pas une voleuse ! Non, je ne suis pas une voleuse, je ne ferai jamais ça… dites voir ce que je vous ai pris, vous, pour m’accuser ?

Paul se leva, nonchalant. Il était très pâle ou de colère ou de sommeil.

— Ce que tu m’as volé, déclara-t-il en s’adressant à Reutler par-dessus la tête de la jeune fille, peut-être la moitié d’une minute qui contenait mon éternité, et, bien que tu l’aies fait sans t’en douter, je te trouve encore trop riche de cela, petite mendiante. Bonsoir, mon grand, je vais dormir, je te cède la jeune ennemie, car elle ne me paraît pas dangereuse.

Il s’en alla. Reutler tressaillit, sortant de ses rêves. Il jeta sa serviette et courut vers la porte. Il l’aperçut montant le grand escalier. La verrière de la terrasse prolongeait jusqu’à lui ses reflets d’émeraude. Ce n’était donc plus Don Juan ce jeune homme si svelte, et si merveilleusement blond dans la transparence de cette nuit nuptiale ?

— Éric ? implora-t-il.

Le jeune homme entendit, malgré que la voix de Reutler ne fût plus qu’un souffle, et il se retourna pour s’accouder aux rampes, si fatigué qu’il en devenait triste. Reutler le rejoignit d’un bond ; de ses deux mains puissantes, délivrées d’il ne savait plus trop quelles chaînes, il s’empara de sa tête penchée et baisa passionnément le scintillant diadème de ses cheveux.

— Tu es mon amour, tout mon amour ! avoua-t-il vibrant d’une extraordinaire joie.

Lorsqu’il revint vers la table, la petite servante mangeait.

Elle prenait du pain, des fruits, des gâteaux, goulûment, et elle buvait en roulant des yeux égarés au travers de sa coupe. C’était bon, mais très fort ; cela lui piquait les paupières. Drôle de vin. Le valet de chambre parti, elle se dépêchait comme une voleuse. Cependant quand Reutler, stupéfait, l’examina, elle eut un innocent sourire.

— Vous voulez bien ? dit-elle doucement.

— C’est donc mon frère qui vous fait peur ? Il n’a pourtant pas la tournure d’un gendarme, lui ? ricana l’aîné.

— Je sais qu’il est méchant, répondit la jeune fille avec vivacité, je l’ai bien vu quand vous avez passé la première fois. Il a mordu son cheval. Et puis il voulait me couper les cheveux… vous, vous êtes très grand mais je n’ai pas peur de vous. Je vais vous expliquer J’étais en service à la ville, je viens de Besançon. (Elle s’arrêta pour avaler son pain, et reprit d’un ton guttural :) Oui, chez un épicier de la rue du Fer, dans une arrière-boutique toute noire… Il y avait un nourrisson qui criait toute la journée, fallait le soigner, fallait le nettoyer, fallait laver la vaisselle et la cuisine. La patronne grondait et puis aussi le patron, un vilain tout vieux si détestable… Je sors de l’hospice des enfants-assistés, moi, Monsieur, je suis pas ma maîtresse, vous comprenez ? je pouvais pas changer de place. J’ai un livre. Tenez ! je ne sais pas beaucoup ni lire ni écrire, vous verrez vous-même. (Elle lui tendit un livret à couverture grasse.) Je m’appelle Marie. C’est pas mon nom, mais, en service, on m’a changé l’autre ; je suis habituée à celui-là. J’ai dix-neuf ans. J’ai fait seulement deux places… Le patron, un matin, il a voulu… je peux pas vous dire… j’ai pas d’amoureux, j’aime pas ça, j’en ai jamais eu et j’en j’aurai jamais, parce que c’est pas mon idée… je suis devenue colère… oh ! colère ! Ça tournait, ça virait dans ma tête que j’en ai tout cassé ; j’ai tapé sur lui, sur la vaisselle qui était sur la table, prête à essuyer, j’ai cassé les carreaux, j’ai cassé les meubles et j’y ai jeté les morceaux à la figure… La patronne est venue, elle n’a pas voulu croire ce que je lui disais du patron ; c’était vrai, comme je vous vois, Monsieur ! Et elle m’a mis dehors sans mes gages, rapport à la vaisselle. J’ai eu peur de l’hospice. On m’aurait peut-être enfermée, chez les bonnes sœurs. Elles sont si méchantes ! Je suis allée tout droit devant moi, j’ai marché près de trois jours sans boire ni manger… mes souliers sont fendus et sont des souliers neufs de la dernière Pâques, Monsieur. J’ai cherché des places mais je peux pas montrer mon livre, on me ferait prendre par l’hospice. Au village, là, sous votre château, le curé m’a traitée de petite coureuse de nuit ! Je lui ai répondu : « C’est pas ma faute si je cours la nuit, personne ne veut me garder pour travailler le jour. » « Tu n’es pas de notre paroisse », qu’il m’a dit… Alors, je suis allée trouver des paysans dans le bois…

Elle s’arrêta.

Reutler, debout écoutait, très hautain et très calme ; cependant ses lèvres tremblaient. Quelle misère ! Elle ne mentait pas encore, elle ne mentirait qu’à la fin. Il attendait l’histoire du vol, l’explosion de la duplicité ou de la honte. Ce n’était qu’une pauvre fille, elle avait dû s’offrir tout simplement pour quelques sous aux passants de la forêt, ou mieux, dérober le petit trésor d’un vagabond comme elle.

— Alors, questionna-t-il, posant sa main pesante sur son épaule, pourquoi cette terreur du gendarme ?

— Je ne veux pas rentrer à l’hospice. J’aime mieux qu’on me tue.

— Pourquoi vous tuerait-on ? Qu’avez-vous fait à ces paysans, dans le bois ? Vous les avez volés ? Je ne vous enverrai pas en prison et je ne vous ramènerai pas à l’hospice. Vous êtes libre, mais ne me mentez pas, c’est inutile. Chez moi je veux qu’on soit libre !…

Un instant, le très grand seigneur qu’était Reutler tint cette pauvre petite servante dans la lumière de son regard froid, et il s’aperçut qu’elle ne baissait pas les yeux. Il s’en étonna, ne put s’empêcher de lui sourire.

— Je suis curieux de savoir ce que vous leur avez fait, je vous défends le mensonge, entendez-vous, petite Marie ?

Elle murmura :

— Non ! non ! je ne veux pas vous mentir. Je leur ai rien fait… que leur demander l’aumône, et il y en a un qui a voulu plaisanter… (Elle s’arrêta de nouveau, puis ajouta, lentement, comme dans une extase :) Tenez, Monsieur, je me rends ! je n’ai ni père ni mère, je ne causerai de peine à personne et j’ai plus peur de rien ! De quoi qu’on aurait peur quand le diable vous a tiré par les cheveux et que quelqu’un vous a sorti de ses griffes ? Eh bien, ça m’a redonné de la colère pour de bon de voir que c’était toujours la même chanson des hommes après mes jupes, je me suis retournée sur leur village et alors j’ai mis le feu à leur église. Voilà… Tuez-moi si vous voulez… Je vous dis que j’ai plus peur de rien… je suis guérie.

Reutler se recula.

Elle eut un rire tranquille.

— Oh ! pensa Reutler émerveillé. Ce serait quelquefois si bon de faire sauter le monde ou d’incendier les cieux… Vraiment cette servante a de la race !… En effet, elle doit être guérie.


IV

Sur un fond bleu glacé de blanc, une perse Louis XV dont le dessin avait été composé pour lui, des branches de pommier fleuri s’entrelaçaient toutes noires et toutes roses, glissant en la chambre du printemps, de l’aurore, aussi l’implacable dureté du bois sans feuillage, d’une anormale plante à la fois trop légère et trop robuste.

Paul-Éric dormait ses fenêtres grandes ouvertes. Le ciel pénétrait comme un flot d’eau pure. De ses croisées on ne voyait que le ciel, car le château de Rocheuse dominait les dernières cimes des arbres et la vallée se déroulait, déserte, à cent pieds au-dessous du dormeur. Il dormait dans un lit de laque brune orné de petites figurines chinoises dont quelques-unes avaient les poses les plus naïves, un lit s’arrondissant en barque et flottant sous une toile de brocart d’argent frangé de plumes roses. Les draps de surah blanc, tout unis, parce que le surah uni c’était plus mâle, avait inventé le jeune précieux, semblaient nacrer sa peau de reflets doux, et son bras nu prenait, à la saignée, des tons de fleurs. Il dormait de toute son âme depuis longtemps, depuis toujours peut-être ! Cet incendie, cette fille portée par son frère, autant en avait balayé la brise qui caressait les terrasses de marbre, là-bas, sur les pelouses et, ici, son bras nu. Cauchemar que ces choses incertaines.

Vers midi, le jeune homme se retourna du côté du ciel. Toujours dormant, il se mordit les lèvres pour ne pas rire, ses rêves l’amusant beaucoup plus que la réalité, et il ne daigna nullement répondre aux respectueuses questions de Jorgon.

Vers quatre heures, Reutler entra, soucieux.

Sa grande silhouette barra d’une ombre épaisse ce ruissellement de luxe clair et fou. Dans son sommeil d’enfant exténué par tous les jeux, Paul-Éric frissonna, ses paupières battirent comme les deux ailes d’un oiseau qui agonise et sa bouche se convulsa jusqu’à montrer l’émail de ses dents. On aurait dit que chaque fois qu’il s’éveillait, il abandonnait son âme. Il ouvrit enfin les yeux, regarda un instant, très attentivement, ses ongles, lissa ses cheveux, soupira et dit d’un ton désolé :

— Jorgon, mon vieux, tu m’embêtes. Il n’est pas encore l’heure de déjeuner.

— Je crois bien, répliqua Reutler, très gai. Il est presque l’heure du dîner. Il paraît qu’un héros cela dort aussi le lendemain des batailles. Bonjour, Éric !

Le jeune homme sauta sous ses couvertures. Jamais l’aîné ne venait chez lui. L’hercule noir avait horreur de ces appartements de petite maîtresse où l’on ne pouvait pas marcher sans déchirer une tenture et accrocher l’irritante fantaisie d’un bibelot.

— Ah ! ce que tu m’as fait peur, toi ! balbutia le cadet.

IL s’accouda dans son oreiller, les yeux pleins de larmes.

— Tu viens pour me tuer, dis ?

Reutler éclata d’un rire un peu forcé et haussa les épaules.

— Si je venais pour te tuer, mon cher, me conviendrait-il de te trouver tremblant comme une jeune fille qu’on désire, mettre à mal ? Ne puis-je donc entrer dans la chambre de mon frère sans qu’il en perde ses esprits ? Vrai Dieu, mon cher gamin, tu es excessif… Je viens seulement te demander un conseil.

Reutler poussa un fauteuil près de la barque chinoise et s’y assit, en retenant d’une main cette fragile coque de laque semblant toujours fuir à travers un océan d’étoffe soyeuse.

— Singulière idée de dormir dans un meuble mouvant comme celui-là. Moi, je ne pourrais jamais.

La jonque, sous le poids de sa main, se balança imperceptiblement, et Paul se laissa bercer en croisant ses bras en dessus de sa tête.

— Si… c’est amusant, je t’assure, ça me donne des sensations de vertige très curieuses.

Reutler le regardait avec une stupeur croissante. C’était ce petit garçon-là, son frère ? Le premier venu pouvait le bercer rien qu’en appuyant l’index sur le bord de son lit, et il se laisserait faire ? Une angoisse affreuse lui serra le cœur, il retira la main très vite, s’éloigna de la jonque l’air sévère, se promena un moment de long en large oubliant ce qu’il était venu dire.

— Il est comme un enfant, un bébé malade ! Où ai-je donc lu que proches de leur cercueil les enfants rapetissent ? Pourquoi donc a-t-il inventé ce berceau qui est le retour au lieu d’être le départ ?…

Paul-Éric respirait difficilement. Son merveilleux teint de blond qui supportait les plus vives lumières se décomposait de plus en plus.

— Un conseil, à moi, dit-il fermant les yeux, bonne blague ! Je suis encore très fatigué. L’incendie ? Me souviens de rien… ah ! oui, cependant… là, dans mes cheveux, une brûlure et c’est tout. Reutler, je te demande pardon.

— Il a peur ! songea Reutler bien autrement effrayé lui-même. Mais ce n’est pas possible que je lui fasse peur… Éric ?

Reutler saisit les doigts fins qu’on lui tendait et qui tremblaient.

— Tu as un peu de fièvre, mon bien-aimé, Calme-toi ! Il serait tout à fait ridicule de me prendre pour l’ogre ! Avant que tes fautes soient commises, elles sont déjà pardonnées. Éric ? Je te supplie de me regarder en face. Éric, je te veux brave. Pourquoi ce frisson ?

Il y eut un silence.

— Encore… ou déjà ? pensa tout haut le jeune poète.

— Toujours ! fit Reutler d’un ton passionné.

— Alors, j’écoute, dit joyeusement Éric dont les yeux se rouvrirent éblouissants. Tu sais, cela, c’est ma bravoure, il faut me répéter cela pour que j’aie toute la patience désirable. Voyons ! Quel conseil ? Tu m’as promis un cheval anglais, eh bien, je l’accepte ! Ensuite, nous retournons à Paris le premier octobre. C’est entendu. J’ajoute que, puisqu’il est trop tard je mangerais volontiers des fruits à la place de mon chocolat. Sonne, dis ! Je meurs de soif. Tu demanderas des fraises et de la tisane glacée, mon grand. Une collation de jeune fille.,

— Oui ou non, est-ce que je peux encore te traiter comme un homme ? gronda Reutler atrocement énervé.

Il alla sonner et vint se rasseoir près du lit.

— Excuse-moi, mon grand, j’ai le réveil trouble mais ça ne dure pas. Me voici prêt à ouïr les plus féroces reproches. Tiens, la petite bonne femme ? Qu’est-elle devenue ? Réponds vite !…

— Justement, je voulais te parler d’elle.

— Ce qu’elle t’occupe, la margoton ! Si tu lui faisais épouser mon groom ? Je la dote… à la spéciale condition de ne pas coucher, elle trop laide !

— Éric, Éric, supplia Reutler. Tu m’as dit que tu étais le maître ici… Je tâche de m’en souvenir… cependant…

Jorgon l’interrompit en apportant une collation complète, où il avait même prévu les fraises. Paul demanda un miroir, refit le pli de ses cheveux et déboutonna son col, à cause de la chaleur.

— En vérité, pensait Reutler, c’est du dernier ridicule. Étaler la misère d’une femme devant ce drôle… et d’autre part, je ne puis tolérer un soupçon. Ah ! la franchise mène loin ! Non, ce n’est pas mon frère… je n’ai aucun besoin de lui rendre des comptes. Taisons-nous !

— Éric, reprit-il quand Jorgon fut sorti, je ne t’aime guère en marquise. C’est bien la dernière fois que j’assisterai à ton petit lever.

— Tu préfères les margotons, hein ?

— Ah ! murmura-t-il dressé subitement comme sous un coup de cravache, finissons-en ! La femme en question est une criminelle. C’est cette petite qui a mis le feu à l’église et je te prie, toi, mon frère, de statuer sur son sort. Je n’en suis peut-être pas amoureux puisque je te la confie !

Éric laissa tomber ses bras.

— Nous aurions cueilli une incendiaire sur ce buisson d’églantines ?

— Parfaitement.

— Où est-elle ?

— Je l’ai enfermée à double tour dans le pavillon de la serre… en attendant mieux. D’ailleurs, elle considère cette première prison comme un lieu de refuge.

— Et sais-tu pourquoi elle a mis le feu… mon grand ? Quelle histoire !

— Pour beaucoup de raisons, dont la principale est qu’un rustre quelconque a voulu… la violer.

— Bien province ! dit Paul éclatant de rire.

Reutler frémit de colère, ses poings crispés s’abattirent sur les draps de surah.

— Veux-tu me dire ce que je dois faire de cette malheureuse… moi, je ne sais plus !

Paul épluchait délicatement ses fraises. Il leva la tête et le regarda très en face.

— Aucun doute à ce sujet, mon cher ! Les de Fertzen ne livrent pas aux gendarmes une femme qui leur demande asile. Elle est chez nous, qu’elle y reste. Il y a de la place aux offices, je pense.

Reutler se leva, transfiguré.

— Et dire que tu joues à briser des fioles de parfum, que tu couches dans des draps de soie, qu’il te faut des chaussures brodées de perles et que tout à l’heure encore tu te décolletais pour que je m’aperçoive de la blancheur de ta peau. Éric, quand te décideras-tu à être franchement mon frère, un être chaste digne de moi !

— Ça, c’est trop fort, dit Paul avec un sourire cynique, voilà que tu découvres la blancheur de ma peau, maintenant ! Elle va bien ta chasteté, elle va très bien ! On peut avoir tous les vices et demeurer bon gentilhomme, je t’assure ! Allons ! Ne te fâche pas, mon grand… tu dirais des bêtises !

Reutler se retira. Il se sentait de la honte, bien qu’il ne fût pas coupable… mais il était heureux, malgré son trouble, très heureux. Son frère existait. Au fond de ce drôle, il y avait une âme… Hélas, celle qu’il y mettait, la sienne ! Il lui faudrait devenir surhumain, presque dieu pour conserver cette lueur de beauté divine… et cependant il espérait toujours car, selon sa religion, l’espoir du triomphe représentait son amour même. Il ne pouvait point cesser d’aimer, alors qu’il devait vaincre.

Une heure après, les deux frères se rendirent au pavillon de la terrasse. Ils y trouvèrent la petite servante assise dans la position de la veille, les mains recroquevillées sur son fichu, la tête basse, les yeux presque clos. Elle n’avait pas l’air de pleurer et devant Paul elle recula sa chaise.

— Mon enfant, dit Reutler dont l’accent ironique se fit très doux, vous n’avez causé la mort de personne… un peu grâce à notre intervention, et nous décidons de vous laisser libre. Partez. Restez. Faites ici ce qu’il vous plaira. Vous l’avez affirmé, n’est-ce pas, vous êtes guérie ! Oubliez donc ce passé. Nous le retranchons absolument de votre existence. Moi, je vous conseille de descendre aux cuisines, de vous y rendre utile, et de ne pas craindre de réclamer vos gages à Jorgon quand vous voudrez partir. Vous traiterez cette question avec lui dès ce soir.

— Oh ! Monsieur ! Monsieur ! cria la pauvre créature s’agenouillant les yeux rivés à ses yeux, toute pâmée de joie.

— Chut ! fit Paul ennuyé. Mon frère et moi nous n’aimons pas les scènes. Nous garderons votre secret, mais si vous désirez nous prouver votre reconnaissance, mettez-vous au ton de nos gens. Pas un mot et pas un geste en dehors du service. C’est la règle et Jorgon est aussi chargé de la faire respecter. Il m’est indifférent que vous ayez brûlé des églises. Il me serait très désagréable de vous entendre parler haut.

Elle se releva et, sans plus rien répondre, sortit. Comme elle se dirigeait vers le grand salon de Rocheuse :

— De ce côté, petite ! dit Paul lui désignant le corridor qui menait aux cuisines.

Obliquant un peu, la sauvage domptée s’effaça.

Elle descendit, tâtant les murs de pierre, s’enfonçant dans les sous-sols et ne pensant à aucune chose du passé, comme une hypnotisée qui va où le maître l’envoie. C’était, pour elle, un monde féerique, une sorte de luxe géant dont elle allait devenir la base.

Dans les sous-sols de Rocheuse, ainsi qu’au fond des entrailles d’un monstre, grouillait de la vermine, une société parfaitement pourrie et parfaitement correcte. Rien ne transpirait de ses ébats ou de ses révoltes. Séparés des élégances du premier étage par d’épais planchers de chêne, le bas du château était odieusement immonde, et on aurait pu croire que sur les terrasses fleuries les rosiers de Paul-Éric de Fertzen prenaient des nuances plus rares à cause du fumier humain dans lequel plongeaient leurs racines. Pas un mot ou un geste en dehors du service, telle était la règle. Jorgon, le bon vieil intendant, savait ce que coûtait ce règlement institué par Monsieur Paul et ce qu’il valait d’hypocrisies. Jorgon gouvernait ces êtres avec la poigne fantasque de ceux qui ont toute licence. Tour à tour, il se faisait le bonhomme ou le tyran, mais, depuis longtemps, il avait renoncé à la tenue en dehors du service. On devinait si bien que le baron de Fertzen, le maître, voulait la liberté de ses gens parce que lui-même devenait esclave.

Quand Marie, la petite servante, entra dans les cuisines, elle fut éblouie. La rutilance des cuivres et les fourneaux flambants la charmèrent. Il y avait près de ce feu, inutilement entretenu toute la journée, une vieille femme à menton bourgeonné qui lui plut, car elle riait aux éclats. Les domestiques de Rocheuse s’offraient des apéritifs en attendant l’heure du potage. Ils se levèrent, exagérant leur politesse, et un garçon d’écurie dit, d’un ton déférent :

— C’est Mademoiselle.

Elle demeura très effarée, n’osant pas sourire. Pourquoi l’appelait-on Mademoiselle ?

Jorgon procéda sommairement à l’installation.

— Vous serez convenables, vous m’entendez. Monsieur le baron a la bonté de recueillir cette personne. Ça vous suffit, n’est-ce pas ! Elle aidera aux vaisselles. Qu’on lui prépare une chambre, à côté de Françoise. Surtout pas de blague.

Et Jorgon, appelé par un violent coup de timbre, remonta, en oubliant le reste de son discours. Le service avant tout.

On se regarda, stupéfait. Ce n’était donc pas un caprice de Monsieur Paul ? Une bonne œuvre de Monsieur le baron !… Un rire étouffé circula. Le groom Célestin cligna de l’œil. On pourrait s’amuser. La vie de province n’était pas d’une gaîté folle à Rocheuse où l’on ne recevait jamais. Près d’un an qu’on ne voyait plus ni jupe ni équipage. Une mélancolie sombre voilait le front des maîtres et Monsieur Paul-Éric lui-même semblait ne pas se souvenir des jolies filles de Paris.

— Mademoiselle, dit le groom, affectant le ton détaché du cadet des de Fertzen, qu’il imitait à ravir en employant une voix de tête un peu nasillarde, vous offrirai-je du vermouth ou du cassis ?

Confuse, elle restait debout, les yeux mi-clos.

— Je n’aime pas les liqueurs ! dit-elle enfin bien bas.

La cuisinière eut un gros rire.

— On vous formera ici, ma gosse ! et, pateline, elle vint lui tirer l’oreille

— …Alors de l’eau ? dit le second valet de chambre, en écho de la voix du groom et parce qu’il avait entendu dire cela au souper.

Marie frissonna douloureusement. Est-ce que tout le monde avait la voix de ce jeune homme méchant ?

— Non, je ne veux rien, répliqua-t-elle impatientée.

— Je crois, déclara le cocher, qu’il convient d’initier Mademoiselle à nos usages, si nous ne voulons pas qu’elle fasse trop de gaffes. Sachez donc, petite sucrée, que quand on entre ici on fait peau neuve. Françoise, préparez-lui un bain… Elle n’aime pas les liqueurs, mais elle n’a pas l’air d’aimer l’eau non plus. Je suis moralement sûr que devant une baignoire elle aura beaucoup plus envie de boire que d’entrer dedans. D’une manière ou d’une autre, faut qu’on la désaltère.

Une explosion de gaîté eut lieu, aussitôt réprimée par l’irruption de Jorgon qui apportait des ordres.

— Célestin ! criait le vieil homme. Demain, chez les gens de l’écurie de Lure où il y a un demi-sang passable. S’informer avant la promenade de dix heures. Faire très soigneusement la robe de l’arabe. Monsieur Paul désire un échange.

— Compris ! fit Célestin.

Jorgon tourna les talons.

— Bon ! L’arabe qui cesse de plaire, murmura le groom, je ne donnerai pas deux centimes de son poil. On va la revendre pour des prunes. Eh ! Jean, si on maquignonnait ça en sous main chez les garçons de Lure ? Invente une histoire. Moi, j’achète à cinq cents et je revends mille, si tu veux que nous partagions. Bien entendu, il y aurait des parts pour les gens de là-bas.

Les trois garçons d’écurie se mirent à chuchoter en buvant. Le cocher, pressé par le groom, secouait furieusement son petit verre vide.

Ahurie, la petite servante se tenait debout, les mains jointes sur son fichu.

— Vous m’embêtez ! Est-ce qu’on raconte ses affaires au monde… Vous savez joliment qui c’est, celle-là ? dit le cocher de mauvaise humeur, puis il se tourna du côté de Françoise. Et le bain ? Vous voyez bien que Mademoiselle est pressée.

On éclata et la cuisinière alla préparer le bain.

Dès que l’enfant fut enfermée dans la petite salle claire, elle respira. Elle n’aimait peut-être pas l’eau, mais elle aimait la solitude. Elle venait de tirer un très solide verrou et elle avait le droit de se croire en sûreté.

Elle aurait bien voulu se peigner par exemple, car elle avait encore des épines dans les cheveux. Elle dénoua ses nattes, vint tâter la baignoire. C’était chaud, ce serait bon, elle poussa un profond soupir et se déshabilla.

Derrière la porte, à tour de rôle, risquant l’œil à une fente qu’ils connaissaient de longue date, ils la violèrent. Oh ! très correctement et très froidement, en gens blasés qui peuvent s’offrir mieux.

— M’en doutais, n’a pas de chemise ! fit le groom dégoûté.

— Crevant ! affirma un garçon d’écurie.

— Un peu maigre, la croupe ! objecta le second.

— Les seins pas en forme ! dit le troisième.

Le valet de chambre la trouva beaucoup trop brune.

Mais le cocher lui découvrit des attaches fines. Et il ajouta :

— On s’en offrirait tout de même une tranche !

Le groom le pinça, brusquement, avec une furie extraordinaire.

— Cochon ! s’exclama Célestin, oubliant la voix de tête qu’il affectait.

Les rires montèrent tellement que la fille se tourna épouvantée. Elle écouta, le front bas, les yeux grands ouverts et lumineux, très tragique dans sa pose de fauve traqué par la meute. D’un geste, elle ramena l’ample manteau de ses cheveux, puis elle attendit.

Un silence régna. Du fond de la cuisine, Françoise eut une idée géniale pour amuser les gosses qui ne riaient plus.

Elle vint frapper à la porte de la salle de bain, tenant une bouteille :

— Voulez-vous du vinaigre ? demanda-t-elle. C’est souverain contre les démangeaisons.

Et la fille éperdue, pensant qu’on allait ouvrir cette porte malgré le verrou, se précipita dans la baignoire jusqu’à la bouche.

Cela fit un grand bruit d’eau remuée qui couvrit le tapage de leurs éclats de rire.

— Enfin, elle a bu ! ponctua Célestin.

Tumultueusement, ils réintégrèrent la cuisine pour cracher, dans leurs petits verres vides, les plus révoltantes obscénités.

… En haut, sur la terrasse, Paul-Éric de Fertzen, couché le long de la balustrade blanche, lisait ses derniers poèmes à Reutler, et son ton chanteur de femme qui va pleurer emplissait l’espace d’une musique éolienne. Enchaîné par le charme infini de cette voix, le grand hercule noir écoutait sans oser protester. Comme un encens dont le parfum se multiplie capricieusement sous les envols fous de l’encensoir, l’odeur des roses de la serre, fouettée par les brises du crépuscule, lui cerclait les tempes de petites mains moites. Un paon superbe, le favori de Paul, qu’on appelait : le prince Mes-yeux, dardait, vers ses genoux, sa tête fine, sa tête de serpent couronné, tandis qu’à ses pieds, sur le sable couleur de soufre, s’étalait la traîne impériale de toutes ses plumes irisées de gemmes précieuses… Pour échapper au délire de cette heure exquise, Reutler s’efforçait de regarder quelquefois plus haut, encore beaucoup plus haut, jusqu’au donjon de Rocheuse où le soleil mourant mettait un inaccessible lit de pourpre

Durant plusieurs semaines, ce fut le supplice lent, raffiné, celui qu’on ne peut dire et celui qui tue. La petite servante, moins qu’aucune autre, n’avait le droit de se plaindre. Certes, personne n’eut l’idée de la brutaliser et elle reçut un costume décent, fait exprès pour elle, des chemises, un joli tablier garni de broderies, dans les poches duquel on mit de l’argent pour la forme, Seulement, il planait sur son front de maudite toutes les vengeances dérisoires. Elle mangeait des viandes gâtées, trouvait des souris mortes entre ses draps, et on l’accablait de travaux inutiles. On n’avait plus besoin de se gêner, puisqu’elle n’était pas assez adroite pour s’attirer les regards des maîtres. Elle paraissait idiote, elle ne buvait pas, et cette horreur qu’elle ressentait des bains la rendait tout à fait odieuse. Françoise lui reprochait sa crasse, son très naturel teint de brune, qu’elle ne parvenait pas à s’arracher de la peau, malgré le vinaigre dont on additionnait ses eaux de toilette. Enfin un jour, fatiguée de se servir d’un démêloir dont il ne restait déjà plus que six dents, elle demanda un peigne neuf. Cela sembla colossal. Un garçon d’écurie, imperturbable, lui offrit une étrille ; le groom lui apporta la brosse à chiens, et le cocher, goguenard, lui mit un clou rouillé dans son assiette. La cuisinière refusa d’en prêter un, insinuant qu’elle ne pourrait jamais le reprendre. Le courage lui manquerait. Il y a de ces choses simples que les gens propres ne peuvent vraiment pas faire.

— Mais, dit Marie doucement, si je ne peux plus me peigner, j’aurai des poux… et puisque je n’en ai pas encore…

On se tordit. Jorgon consulté grogna, prétendant que ces histoires de femme ne l’intéressaient pas, lui, un vieillard… Et puis, lui aussi, redoutait les accidents. Il servait son jeune maître plus particulièrement que tout le monde.

— Voyez-vous, Françoise, grommela-t-il roulant des yeux terrifiés, que moi qui peigne Monsieur Paul, je lui donne… Non je ne prête pas le mien !

Il n’acheva pas, car il chancelait sur ses pauvres jambes.

— Qu’elle s’en procure un au village. Défense de toucher aux nôtres ! cria-t-il hors de lui.

La cuisinière s’arrangea de façon à ce qu’on oubliât la modeste commission et Marie refusa de sortir.

Un matin que le second valet de chambré était venu chercher dans les cuisines un certain charbon destiné au creuset de l’observatoire, Marie prit un petit panier, le remplit des morceaux les plus réguliers, selon l’ordre, et elle remonta, le cœur dilaté. D’instinct, elle s’orienta, trouva la route, la grande spire de chêne sculpté aux marches ouatées de tapis turcs, elle monta, elle monta, tout enfiévrée d’une joie inexplicable, et elle finit par pousser la trappe de ses poings, de son front, l’ouvrit victorieusement, se glissa dans la chambre des mystères.

Reutler calculait, assis devant son bureau. Absorbé par ses chiffres, il n’entendit rien. Marie vit le fourneau et son creuset. Elle ne s’étonna pas de ce que cet homme faisait cuire. Le creuset contenait une mixture brillante, très jaune, un étrange bouillon métallique. Reutler épurait de l’or, parce que son frère lui avait demandé deux bracelets d’or vierge, pour les offrir à une statue d’Adonis qu’il aimait beaucoup. Reutler fondait lui-même ces bracelets. Il savait très bien qu’aucune statue d’Adonis n’existait à Rocheuse, mais il ne voulait pas que la folie du jeune frère s’égarât chez un orfèvre provincial et, sous le prétexte de l’honneur, il mettait toute sa coquetterie de savant à rendre les deux bijoux dignes de la statue.

Marie nettoya le fourneau, enleva des cendres, et activa la flamme de son souffle respectueux, ensuite elle le regarda.

S’il se retournait, elle parlerait, sinon, elle s’en irait sur les pointes, car, elle était déjà consolée de l’affaire du peigne.

Reutler fit claquer ses doigts, se tourna. Il sentait quelqu’un derrière lui, un animal, peut-être, son chien, le grand Sloughi, son préféré qui venait de temps en temps le visiter et rampait, pour lui lécher les mains.

— Petite ! Que faites-vous ici ? dit Reutler ébloui par cette face rouge, d’où ressortaient, à la lueur du feu, des yeux étrangement doux.

Elle s’avança, très humble.

— J’ai porté le charbon, Monsieur, avoua-t-elle désignant son petit panier.

Reutler eut un sourire contraint.

— Drôle de vestale ! pensa-t-il.

— Vous êtes sûre que j’avais besoin de vous pour cela, reprit-il d’un ton sourd, et n’est-ce pas vous, au contraire, qui avez quelque chose à me demander ?

— Monsieur, je ne mentirai pas… J’ai besoin d’un peigne et j’ose pas aller au village en acheter un… vous comprenez, rapport à… l’église.

Tombant des nues, Reutler se leva.

— Vous me dérangez pour un… peigne ? s’exclama-t-il d’une voix tranchante.

Elle joignit les mains sur son fichu.

— Ils disent que j’ai des poux, Monsieur, c’est pas vrai. Pourtant si personne ne veut me prêter de peigne, j’en aurai… et alors, ils me feront chasser d’ici.

Un moment Reutler eut le vertige. Il songea qu’on pouvait saisir cette fille par ses jupes et la lancer du haut du donjon. Incendiaire soit !… mais femme à ce point… non, cela dépassait les bornes, puis, il réfléchit, en étudiant ses yeux où se lisait la plus chaste des prières, celle qui demande la protection du plus fort contre l’horreur de la vie quotidienne.

— On vous tourmente ?… Répondez. Jorgon ne suffit-il plus à vous garer des plaisanteries de l’office ? (Il s’arrêta très soucieux.) On plaisante donc chez moi ! ajouta-t-il avec toute la naïveté de l’homme riche qui paye et s’étonne de ne pas en avoir pour son argent.

— Oh ! non, Monsieur, on est bien bon, chez vous ! Je mange des bonnes choses et je boirais toute la journée si je les écoutais… ce n’est que le peigne… m’en faut un… et je veux pas le voler vous comprenez. Je descendrai jamais au village toute seule, j’ai trop peur.

Tout à coup, la trappe glissa et, d’un bond léger le cadet des de Fertzen jaillit comme un grand lis

Il était en costume de cheval très fantaisiste, un habit de drap blanc sur une culotte de peau, botté de bottes blanches, à revers de soie, et sur sa chemise, épinglée de perles, bouffaient des dentelles.

— Mon grand, cria-t-il sans apercevoir la servante, le demi-sang est extraordinaire ! Je suis allé et revenu en une heure. Les de Preuille sont très gentils. Un peu popote… mais aimables. Ils ont deux jeunes filles charmantes… aussi bêtes que des poules faisanes, car elles se scandalisent d’un Monsieur qui monte autrement qu’en rouge ou en noir. (Il éclata.) Comme si on pouvait monter une jument arabe en noir, hein ? Singulier, ce que les femmes se foutent de la ligne… Et en rouge, ce serait stupide, puisqu’on ne chasse pas… J’ai essayé de leur inculquer toute la poésie de mon costume, elles m’ont répondu par des révérences genre couvent d’opéra-comique ! Me suis bien amusé. On pourrait se lier, mon grand, pas à cause des filles, pour les chevaux, leur écurie est vraiment superbe !… Bon Dieu ! Qu’est-ce que je vois ? L’incendiaire !… (Il se recula, les sourcils froncés, puis très hautain, affectant son ton le plus anglais, il ajouta :) Mes hommages, Mademoiselle ! Vous vous occupez d’astronomie… Est-ce que je vous dérange ?

Reutler aurait assassiné quelqu’un, de plus en plus.

— Eh ! dit-il, un peu de sérieux, je te prie ! C’est Mademoiselle qui me dérange, il lui faut… cela regarde Jorgon… enfin, elle a besoin… d’un… (il s’arracha le mot du cœur, très dégoûté)… d’un peigne.

Paul pouffa et se jeta sur le divan.

— Ah ! Reutler, ça t’apprendra, mon grand hibou, à dénicher les filles dans les buissons ! De la tenue ? Parbleu ! J’en ai plus que toi. Le peigne, question d’office !… Je ne mange plus ici à partir de ce soir. Un peigne à Reutler ? Comment te le faut-il, petite ? En ivoire, en écaille, ou en corne de rhinocéros ? Non ! j’en mourrai ! Et elle reste là, le front haut. Un peigne, pour carder les flammes, sans doute ? Oh ! sa tête… le peigne… heureusement que j’arrive…

— Il n’y a pas de quoi rire, dit froidement la servante sans baisser les yeux.

— Non ! Tu trouves ? C’est que tu ne peux pas t’imaginer ce que c’est drôle de demander un peigne à Reutler, lui qui n’a jamais su si des cheveux de femme ça se démêlait le soir ou le matin. Il n’y a peut-être pas de quoi rire, mais il y a de quoi t’en prêter un, t’en donner un, pardon ! Moi non plus, pas confiance, car mon groom m’a tout raconté ! Allons ! Viens, nous nous entendrons tout de suite, j’ai beaucoup de ces instruments, tu choisiras.

Reutler brisa un morceau de craie sur une ardoise où il mettait un chiffre.

— Casse rien, mon grand, je te tire d’un fameux guêpier. Quand elle aura son peigne et mon explication pour s’en servir, te fichera la paix ! Viens, petite ! Petite quoi, déjà ? Ah ! Marie… Non, je t’appelle : Mica. Mica, c’est joli, ça brille et c’est une parcelle, une très petite chose ! Oh ! vous êtes une très petite femme, une étincelle, mais si on vous laissait faire… vous aimez les églises qui flambent, vous ! Effrontée ! Monter ici tout droit, sans permission ! Allons, venez-vous ? (Il ajouta de son ton chanteur :) Reutler, donne-lui donc l’ordre de me suivre, elle ne m’obéira pas, elle est si mal élevée.

Reutler détourna la tête.

— Allez Marie, dit-il les dents serrées, mon frère n’est pas méchant, je vous assure.

Passivement, Marie suivit le jeune homme.

Ils descendirent, traversèrent des appartements sombres où la jeune fille ne vit que des tourbillons d’étoffes de nuances indistinctes. Ils entrèrent dans une chambre plus claire, bleue et rose comme un ciel d’aurore, puis dans un large cabinet de toilette, tout en glace.

— Tiens, fit Paul ouvrant un tiroir de son lavabo, choisis.

Il y en avait une vingtaine, tous plus souples et plus fins les uns que les autres, en nacre, en ivoire, en écaille, en métal, car le jeune homme se faisait peigner durant de longues heures, aimant la petite morsure tendre des objets précieux dans l’épaisseur de ses boucles, et on ne se resservait du même que s’il avait plu comme caresse ou comme morsure.

La jeune fille s’extasiant dit :

— Jésus ! et elle joignit les mains.

Son naturel sauvage revenant, elle demanda :

— Qu’est-ce que vous pouvez faire de tout ça pour vous tout seul, Monsieur ?

— Je joue avec ! répondit Paul flegmatiquement.

Il alluma une cigarette et murmura, d’un ton de parfaite innocence :

La fumée ne vous gêne pas, vous ?…

L’allusion était si cruelle, qu’elle recula comme frappée en plein visage.

— Oh ! Monsieur, vous êtes bien méchant… Votre frère ne vous connaît guère. Ça ne vous portera pas bonheur. Vous avez le droit de me dénoncer, pas de me faire souffrir en vous moquant de moi ! Je vous ai rien fait. Gardez vos peignes, je m’en passerai, vous savez !

— Et tu auras des poux ! scanda Paul railleur. Furieuse, elle faillit lui sauter à la gorge.

— Non ! non ! j’en ai pas… c’est eux qui l’inventent… c’est votre sale domestique, Célestin, parce que je veux pas l’embrasser !… je suis plus propre que lui… je dis pas toutes les horreurs… j’ai pas de poux.

— Alors, peigne-toi… ça va m’amuser ! Tu as l’air d’avoir de beaux cheveux !

— Non, je veux m’en aller !

Il ferma la porte du cabinet de toilette et s’étendit sur un sofa, toujours fumant.

— Ma petite Mica, soupira-t-il de son ton qui se lamentait, je prévois que tu vas me donner des nerfs. Je suis très bon prince, à la condition qu’on me passe mes fantaisies. Tu vas te peigner chez moi, ou je force Reutler à te chasser. On t’a reléguée aux cuisines et tu y es à ta place. Je te parle franchement, bien que de l’avis de mon frère tu possèdes tes quartiers de noblesse et que tu portes brandon de discorde sur champ de gueules ! Tu sais, suis pas tendre tous les jours ! je comprends que tu tiennes à ta chevelure… tu es amoureuse. Ne montre pas les poings… tu es amoureuse de Monsieur le baron, parce qu’il t’a promenée comme le Saint-Sacrement une certaine nuit… Oh ! Il faisait diablement chaud, cette nuit-là ! Donc, avec le secret de l’église, voilà deux secrets que je te vole ! N’ouvre pas les yeux en soupiraux de cave. Il ne faut jamais broncher ou je frappe. T’ai prévenue. Tu n’étais encore personne, le martyre va te faire quelqu’un… Attends ! je n’ai pas fini… Tu vas te peigner soigneusement, tu as une chevelure splendide, mais tu n’as guère que cela. Quand tu auras tout démêlé, tout lissé, je les couperai et je les garderai. Après les miens, qui sont les plus beaux du monde, ma chère, j’adore les cheveux noirs.

Affolée, la jeune fille, dont l’intelligence obscure avait, par moment, des éclairs de grande lucidité, se précipita vers la porte. Elle ne doutait pas, car elle se sentait en la puissance d’un ennemi.

— J’ai la clef dans ma poche ! dit le cadet des de Fertzen qui se leva souriant.

Il lui prit les mains, les lui tordit derrière elle.

— Tu es ma prisonnière-, petite. Dans les prisons, ne sais-tu pas qu’on coupe les cheveux des condamnées ? N’aie pas peur… je suis très fort, mais je ne viole plus. Voyons ! Sois raisonnable ! Mes filles de chambre ne doivent pas avoir de poux… On ne peut tolérer cette infraction au règlement, même en ton honneur. Alors, nous prenons une mesure très radicale. D’ailleurs, je les achète, tes cheveux. Combien, dis ? Fixe toi-même la somme. Crois-tu que je ne puisse pas payer mes caprices ?

La fille ne pleurait pas encore. Ses yeux demeuraient fixes sans une larme.

— Ah ! cria-t-elle désespérée, Monsieur Reutler, au secours ! Monsieur le baron ! Au secours…

Elle glissa sur les deux genoux.

— Laissez-moi m’en aller ! C’est pas juste, c’est pas juste ! Ah ! lui, lui, il n’aurait jamais fait une chose pareille et il vous la défendrait s’il était ici. Au secours !

— Choisis le peigne de nacre, il est très doux ! dit Paul la poussant devant le tiroir ouvert.

Suffoquant, elle se releva et commença son épouvantable pénitence.

L’idée lui vint qu’il aurait peut-être pitié en les voyant si beaux.

— J’ai pas d’amoureux, murmura-t-elle tremblante, je vous jure, je peux pas aimer personne… Monsieur le baron, c’est comme le bon Dieu pour moi… J’oserais point regarder si haut.

— Justement, objecta Paul raillant toujours, tu as envie de faire flamber l’église !

— Oui, je suis une criminelle, je suis rien de rien, je devrais pas me plaindre, vous m’avez sauvée des gendarmes tous les deux, pourtant, c’est pas juste ! Vous ne pouvez pas être plus méchant que vos domestiques. Ils ont eu l’invention des… bêtes, eux, ils ont tout dit, tout fait, pas ça… ça c’est trop !…

Et d’un geste furieux de la tête, elle déploya l’étendard noir de sa chevelure jusqu’au sofa où le jeune homme s’était assis.

— Très beaux ! fit-il. Tous mes compliments, je m’y connais ! Pourquoi diable les tresses-tu ? À ta place je voudrais vivre nue entourée de ce manteau. Il me faudrait des ciseaux énormes pour les abattre d’un seul coup et je n’ai que mes petits ciseaux à ongles ! Ça va durer longtemps, c’est ennuyeux…

Il coupa une longue mèche. Les petits ciseaux d’or firent, dans cette soie, un petit bruit de dents grinçantes.

Elle poussa une exclamation d’horreur, retomba à genoux, les mains jointes.

— Monsieur ! Oh ! Monsieur Paul !…

Et la pauvre folle qui n’avait pas pleuré en avouant son crime se mit à sangloter.

— Pleure, chérie, pleure ! Va, cela fait tant de bien… et encore toi, tu as la chance de pleurer sur le possible. Songe donc à ceux qui râlent et se tordent dans les bras de l’impossible… Va, petite, je te permets les larmes… Est-ce que je te demande des choses inconvenantes, des histoires malpropres, des complaisances ignobles ? Non, je ne te demande pas même ton sourire, Mica ! Ils sont un peu crépus, ce semble et ils friseront, ils te feront un joli petit bonnet d’astrakan ; dans trois ans, ils auront repoussé plus longs, tu me béniras. Allons ! Ça y est, tu es libre.

Il lança la gerbe noire sur le sofa de satin jaune où elle étala un voile de deuil.

— Maintenant encore deux mots : ce sont les domestiques, tiens, mon estimable groom, qui ont fait cette blague ! Tu avais des poux, n’est-ce pas ? On t’a tondue pour t’en débarrasser. Si tu dis le contraire, je force mon frère à te reflanquer dans les buissons. Il n’y a pas d’autre maître ici que moi, tu m’entends, seulement j’ai des raisons pour ne pas le crier trop fort… Et puis je te fais cadeau du peigne… Bonsoir !

— Vous êtes un lâche ! hurla la petite servante se mordant les poings.

— Je sais bien, riposta le jeune homme imperturbable, mais il n’y a encore que les femmes qui aient osé me le dire en face… et ça m’a toujours prodigieusement amusé !

Il glissa le peigne de nacre dans son corsage, lui ouvrit la porte. Marie jeta son tablier sur sa tête et s’élança hors du cabinet de toilette, courant tout droit.


V

Sur la balustrade, le prince. Mes-Yeux faisait de petits sauts et frappait le marbre lisse de ses pattes comme une femme élégante frapperait du talon sous sa jupe. Sa tête bleue, ornée d’une aigrette de cinq émeraudes, sa tête serpentine dont les prunelles, royalement stupides, avaient l’immobilité des pierreries, se tendait, agressive, et selon son habitude, il poussait des cris furieux. Trop lourd pour voler, il se précipitait par bonds, gravissait les terrasses en s’accrochant aux aspérités des murailles, et, dès qu’il apercevait Paul-Éric, se jetait sur lui dans une fièvre d’oiseau rancunier. Il haïssait Paul. Chose étrange, Paul tolérait toutes ses colères. C’était tellement le plus beau paon du monde ? Ce jour-là, du milieu des pelouses, le prince Mes-Yeux venait de monter jusqu’au jeune homme, les ailes frémissantes, l’œil fixe, son bec de pourpre prêt à la cruauté. Entre les deux rois de Rocheuse, la bataille s’éternisait, et malgré l’offre des meilleures friandises, l’oiseau rageur battait belliqueusement de l’éperon sous les soyeux volants de sa robe.

Reutler, assis à l’autre extrémité de la serre, contemplait cette scène de grâce et rêvait. Le livre qu’il lisait avait depuis longtemps glissé de ses mains molles, il respirait voluptueusement l’air tiède, admirait la féerie de la campagne, que des nuages, passant vite, couvraient de caresses légères, et le jeune rieur, planté droit, le front haut, comme épanoui en fleur d’or.

Calme ! douceur ! est-ce que l’air ne sentait pas la vanille ?

Ah ! cette heure divine ! l’heure de la sieste ! Pour se laisser vivre une heure dans ce paradis, ou cet enfer, sans penser, sans parler, sans lutter, il finissait, quelquefois, par croire à la bonté de la nature… Surtout, quand il entendait le pas de Paul-Éric franchissant le seuil du grand salon, ce pas souple qu’il entendait toujours parce que son frère ne faisait aucun bruit en marchant. Ce pas de félin rôdeur ! Quelle joie secrète il lui donnait, joie plus intense de tout son mystère !… Oui, le vent qui semble rouler sur elles-mêmes les lointaines routes poudreuses, embaume la vanille… et ce n’est pas la chevelure blonde que l’on secoue dans l’air ! La nature est bonne. Rien n’est autrement que naturel. Pourquoi ne pouvait-on s’aimer noblement ? Et quelles chimères zébraient le ciel fulgurant d’ombres noires ? Pourquoi pas l’espoir du bonheur au lieu de l’espoir de la mort ? La volupté qui cesse d’être un supplice demeure-t-elle la volupté ? Seul, celui qui l’a inventée, en inventant le monde, doit être maudit.

Calme ! douceur ! Son Éric, un enfant ! On ne tue pas les enfants malades. Il se guérirait. Et Reutler, l’index sur ses lèvres frissonnantes, le contemplait, récapitulant toutes les chances qu’on avait encore de vivre.

Le jeune homme lui obéissait, depuis quelque temps, avec une docile promptitude d’élève qui désire plaire au maître. Le matin même, il s’était levé dès l’aube pour aller à l’étang de Rocheuse prendre ce bain glacial que prescrivait la sinistre hygiène de l’aîné, dans une pièce d’eau perdue en forêt, cernée de basses branches vertes la faisant sombre, presque couleur d’encre. Tableau charmant… mais que Reutler ne voyait qu’imaginairement, car il refusait d’accompagner son frère. Il le confiait à Jorgon, les yeux clos, regrettant de ne pouvoir aveugler tous ses gens, le groom, ce garçon dont le regard faux suivait Paul-Éric à travers les halliers, comme un vil braconnier suit les ébats d’une bête merveilleuse qu’il convoite, n’osant pas encore lui tendre un piège. Non, ce serait trop lâche, cette jalousie sans objet ! Reutler, le maître, était trop haut… mais l’étang de Rocheuse était bien loin ! Il rêvait d’entourer ce petit lac de murs énormes ou de palissades impénétrables… et quand Paul-Éric lui revenait, le teint éclatant, les yeux humides, un peu les tempes bleuies par le sang plus vif battant les veines, on se promenait le long des terrasses en causant chevaux anglais ou poèmes inédits très correctement. Ah ! ce regard mouillé d’une onde, qui le lui avait volé un moment tout entier ? Ce regard ironique et cependant si câlin ! Comment faire pour ne pas lui poser une de ces questions folles avouant tout un nouvel état d’âme ? Jaloux de qui et de quoi ? On n’est pas jaloux de ses domestiques ! On n’est pas jaloux d’une eau froide !… Et, de bonne foi, Reutler se disait qu’il ne fallait plus supporter l’enfantillage des bracelets d’or. Là-bas, ses gens devaient s’étonner de voir des bijoux à ses bras nus. Toutes ses mièvreries le tyrannisaient, lui, le tyran, d’une manière abominable. Il avait cédé pour demeurer d’apparence indifférent, mais il finirait par les lui réclamer, les lui arracher, d’un mouvement involontaire. Non ! Non ! Pas cela ! Ces mystérieux anneaux d’une chaîne féroce, il les avait forgés lui-même, et sa belle statue d’Adonis ne pouvait pas aller là-bas si complètement dépouillée de son amour. D’ailleurs, lui, le maître, ignorait l’esclavage et ses soupçons seraient trouvés ridicules.

Au déjeuner, le matin de ce jour calme, on avait fait des projets pour l’hiver. L’Impossible, ce poème interminable, s’annonçait, prétendait le jeune homme, comme une œuvre géniale. Beaucoup moins modeste que jadis, l’auteur se découvrait du génie maintenant, chaque fois qu’il écrivait une ligne. Après les chasses, chez les de Preuille où les deux jeunes filles s’alanguissaient au souvenir du poète, on retournerait à Paris et on y publierait des volumes, on se sacrerait grand homme. Reutler souriait. Être un grand homme, c’est prendre l’habitude de jouer un personnage très ordinaire devant les déférences de la foule. En se sentant regardé, Paul-Éric ne consentirait-il pas à être plus simple ? et n’y aurait-il pas moyen de lui faire épouser, un soir de gloire, où les attendrissements de la vanité satisfaite vous tiennent lieu de morale, une de ces deux jolies filles des de Preuille, celle qui avait bien voulu échanger un cheval anglais qu’elle adorait contre une jument arabe un peu vicieuse ? L’union sage, philosophique, un de ces mariages précoces qui sont comme un remède à toutes les mauvaises passions. Raisonnant, analysant, daignant sourire, Reutler se sentait néanmoins très inquiet. Aurait-il le courage de préparer cette union et d’essayer de le guérir par un remède imbécile, quand lui, le philosophe, préférait la mort ? Il songeait, le regardant s’amuser avec un oiseau, que son enfant ne méritait pas un sort aussi sérieux, puis il détournait la tête en murmurant :

— Je fais trop de musique, mon orgue m’exalte. C’est une distraction profane qui me rend nerveux. Je la supprimerai. Je n’arrive plus à penser juste. Je n’ai aucune raison de mourir. On ne meurt pas pour la félinité d’une taille qui ploie ! C’est absurde ! je me dois à lui et je vivrai. Seulement il faut que son regard câlin cesse de m’insulter, il le faut ou je m’abaisse moi-même en tolérant ce regard ! Mon Dieu ! Comme tout est mensonge et comme je devine la nature plus vraie de toute la fausseté de mon bonheur présent !…

— Coco ! déclara Paul de sa voix chantante. Coco, tu es méchant ! Tu me mords comme un chien ! Voyons, Coco ! Fais donc la roue !

À distance, il lui offrit un morceau de biscuit que l’oiseau goba goulûment dans un furieux coup de bec.

— Éric, dit doucement l’aîné, il finira par te crever les yeux, ne l’irrite donc pas ainsi !

— Tu entends, Coco, poursuivit Paul en protégeant son visage de son coude, notre estimable frère prétend que tu as envie de le priver de son plus cher trésor. Prince Mes-Yeux, ménagez-moi. Je ne suis ici qu’un platonique bouffon de cour, et si je perds mes grelots, je ne sers plus à rien. Je vous défends de nous aveugler, nous sommes déjà passablement louches… Si cela devenait de la nuit… sacrebleu ! il faudrait marcher à tâtons, et de cette manière, j’ai entendu dire, quand j’étais petit, qu’on allait toujours trop loin… Fais la roue tout de suite ou je te tue !…

Reutler l’écouta, fronçant peu à peu le sourcil.

— Envoie-moi cet oiseau-là au diable ! fit-il impatienté et redoutant une scène dont l’animal pourrait être la victime, car, décidément, le temps sentait l’orage.

— J’ai une idée, mon grand ! Cet oiseau-là est une bête et je vais te le prouver. Attends une seconde…

Il partit en courant, se jeta dans le salon, revint tenant un immense éventail de satin vert et se planta devant l’oiseau, l’éventail levé.

— Regarde, Coco ! Je suis un paon, je suis un prince Mes-Yeux, mais je suis le plus beau ! N’est ce pas, Coco, que tu es jaloux parce que je suis le plus beau ? Regarde-moi bien !

Et d’un coup sec du poignet, avec une habileté toute féminine, il déploya l’éventail derrière sa tête dans un si beau geste de grâce que l’oiseau, par esprit d’imitation, fit la roue. On entendit le bruit de la détente soyeuse de toutes ses plumes, et, sur la splendeur des émeraudes en fusion, le soleil répandit sa pluie d’or, pendant que Paul renversait la tête sur le satin vert de l’éventail où ses cheveux mirent du jour.

— Il me rendra fou ! songea Reutler.

— Hein, fit Paul triomphant, quel est le plus sot de nous trois ?

— … Lui donner des gifles, pensait l’aîné, je crois le moment venu… et je ne peux pas… je crois que, désormais, c’est la seule chose que je ne puisse plus faire !

Il répondit tout haut :

— La nature ne devrait pas se tromper.

— Merci ! dit Éric, saisissant l’oiseau qu’il envoya tourbillonner dans l’espace. Tiens, Reutler, vois-le qui recommence là-bas pour ses paonnes… un dérivatif à ses colères ! Il est idiot, cet oiseau.

Paul s’assit sur la balustrade, se prit le pied, continua du même ton détaché :

— As-tu des nouvelles de la petite servante ? On ne la rencontre plus ? Est-elle partie ? Est-elle arrêtée ? Les journaux de la localité se sont-ils mis en frais d’un fait divers pour elle ? Réponds, mon grand ? Je veux savoir. Les questions d’office m’intéressent, de temps en temps.

— Elle est toujours aux cuisines, mon ami, bien que tu lui aies offert un peigne de nacre. On lui a coupé les cheveux. Pauvre petite ! La misère… et nos gens ont des répugnances étonnantes. C’est ton aimable groom qui l’a engagée à ce sacrifice, selon le rapport du fidèle Jorgon.

— Oui, je lui ai donné un peigne, mais je ne lui ait pas dit de couper ses cheveux… Elle les a coupés elle-même… tu es sûr…

Paul souriait tranquille.

— De quoi puis-je être sûr ? On m’obéit si mal depuis que tu commandes ! murmura Reutler. D’ailleurs, on ne coupe pas les cheveux d’une femme sans son autorisation, que je sache, et surtout, chez moi ! On n’oserait.

— Reutler, tu es un dieu… et comme tel, tu as le front dans les nuages.

Paul s’éventait d’un geste lent, les regards calmes.

De la campagne monta une bouffée de brise chaude qui enfla les stores et fit vibrer harmonieusement, sous des branches fouettantes, le cristal des marquises.

— Je trouve cette journée divine, en effet, soupira Reutler, mais un peu énervante. Je commence à être las… de tes épigrammes, cher petit.

— Pas besoin de ménager les gens très forts ! objecta le jeune homme dont les yeux cillèrent, malicieux.

Ils se turent. Dans le grand silence éclata, de loin, le cri discordant, le cri d’horreur joyeuse du paon qui s’ébrouait.

— Ah ! fit Reutler se prenant les tempes.

Puis, après le cri de l’oiseau, une note aiguë, une autre note discordante, des sons de flûte.

— Non ! pas cela ! c’est faux ! c’est écœurant ! Qui se permet, ici, chez moi, de me menacer de cette ignoble musique ?

Reutler gagna la terrasse et, abritant ses yeux, il explora la route de Rocheuse. Paul ondula comme une couleuvre le long de la balustrade et se pencha.

Les deux frères aperçurent, très loin encore, un curieux groupe : cinq petits hommes, à peine des pantins. Le premier jouait de la flûte, les quatre autres emboîtaient le pas et ils allaient militairement.

— Oh ! les jolis grotesques ! s’écria Paul battant des mains. On dirait des singes. Ce n’est pas une noce et ce n’est pas un enterrement. Cela tient des deux. Reutler, cela vient ici ! Non ! je ne céderais pas ma place pour une loge aux Folies-Nouvelles.

— Que tu es enfant, murmura Reutler ! Ne te penche pas ainsi dans le vide. Tu vas tomber. Tu me donnes le vertige. Descends, je t’en prie.

Paul, au lieu de descendre, pirouetta et laissa pendre ses jambes en dehors de la balustrade.

— Je t’affirme qu’ils viennent… chez toi, dit le cadet, moqueur.

— Chez nous !… rectifia l’aîné, un peu confus d’avoir parlé plusieurs fois au singulier.

Paul examinait les petits bonhommes et sifflotait, balançant les jambes à donner en effet le vertige.

Reutler perdit la tête. Il le saisit à pleins bras et l’emporta jusqu’au salon.

Sortant de la lumière, ils pénétrèrent dans une profonde obscurité, se sentirent soudain très effrayés d’eux-mêmes, oubliant les petits hommes grotesques qui montaient de la vie ordinaire.

— Mon grand, dit Paul la voix tremblante, j’ai très peur de mourir sans m’en douter. Avant que je meure, il faut renvoyer cette fille. Elle m’inquiète.

— Quelle fille ? Je n’y suis plus, mon pauvre Éric. Tu as le délire ?

— La servante : Machine… j’ai oublié son nom.

— Cesse ce jeu, il est absurde. Nous ne pouvons pas faire le bien à moitié, nous, les monstres. Nous n’avons plus le droit de juger les crimes des autres… ce serait lâche.

— Reutler, je suis lâche parce que cela me plaît. Si tu t’imagines que je n’oserai pas la faire souffrir… tu te trompes.

Les sons de flûte se rapprochaient. Il écoutèrent un instant, horrifiés tous les deux par cette irruption de la réalité dans l’ombre de leurs âmes.

— Enfin, quels sont ces gens-là ? dit Reutler s’exaspérant.

— Une députation du village qui vient nous remercier. Je le devine rien qu’à la tension de mes nerfs ! On va nous féliciter de nos courages réciproques… et nous sommes tous les deux tremblant ici comme des poltrons. (Éric éclata de rire furieusement.) Ils y ont mis le temps, hein ? Une chose spirituelle que cette députation ! Allons, payons encore de nos personnes et tâchons d’éteindre le feu de leurs discours par notre sagesse. Moi, je vais m’habiller pour les recevoir… tu verras, je leur présenterai un de Fertzen qu’ils ignorent, les bons petits singes.

Et il s’échappa des bras de son aîné, tout pâle de colère.

— Les gens du village ? Ah ! ils choisissent bien leur heure ! Où sont les énergies d’antan, mon Dieu ? Mourir ? Le tuer ? Je ne comprends plus… sinon que j’ai presque envie de renvoyer la fille qui le tourmente. La jalousie, c’est tellement douloureux.

Accablé, Reutler se jeta dans un fauteuil.

— Le maire de Rocheuse demande à parler à Monsieur le baron, dit le second valet de chambre soulevant une portière.

— Faites entrer, murmura Reutler, et redressez tous les stores, on n’y voit pas, ici, je veux y voir clair, entendez-vous !

Monsieur Joviot entra, d’un pas ferme. Il était vêtu d’une blouse bleue, très raide, et s’épongeait la figure, car il avait marché trop militairement le long de la côte. Le musicien suivait, sa clarinette à la main, et, derrière le musicien, le forgeron, deux conseillers municipaux, très rouges et très solennels. Il se rangèrent en demi-cercle, le maire toussa. Reutler s’était avancé vers eux. Sa haute taille droite les dominait, mais il inclinait la tête avec politesse. On ne visitait pas les louveteaux de Rocheuse sans une raison grave, ou le besoin d’une aumône. Vraiment, il se sentait disposé à leur donner tout son or pour se débarrasser d’eux !

— Monsieur le baron de Fertzen, commença le maire, soufflant et suant, nous venons, comme il est de notre devoir, vous présenter nos compliments d’honneur pour la bonne conduite que vous avez tenue en présence du feu, un ennemi qui n’a pas l’habitude d’être le vôtre, tellement vos courages furent au-dessus de tout éloge… Nous venons aussi offrir à Monsieur Paul-Éric le sentiment de notre gratitude, et lui soumettre un projet qui nous est cher et que nous caressons ensemble, ces Messieurs et moi, leur maire, au nom de la patrie d’abord, et du village de Rocheuse ensuite…

— Oui’, fit le forgeron, coupant le discours, Monsieur Paul-Éric serait notre homme, si c’était votre idée. Ces Messieurs ont bien fini par me croire. On s’est chamaillé… Maintenant, on tombe d’accord, quoi !

Les autres opinèrent du haut de leur bonnet. La clarinette, modestement, se tut, ayant tout dit en sa marche triomphale.

— … Si le tonnerre pouvait tomber, lui, avant qu’Éric n’arrive ! Il va tout gâter par ses plaisanteries. De braves gens, seulement ils sont encombrants malgré leur bonne volonté, songeait Reutler perplexe.

— Je vous remercie, Messieurs, dit-il courtoisement. Je n’empêcherai point mon frère de devenir… votre homme. Ses volontés sont généralement les miennes. Je ne demeure l’aîné que pour la forme et, encore, je n’abuse jamais d’aucune formalité. De quoi donc s’agit-il ?…

Pendant les présentations, Paul-Éric descendait aux cuisines. Il bondissait de marches en marches, s’étant déjà trompé trois fois de couloirs. Il pénétra comme une bombe dans la grande salle dallée où les gens de sa maison contemplaient leurs ongles… une mode à Rocheuse ! La cuisinière eut un geste d’effroi. Les garçons d’écurie sursautèrent, et, du fond de la vaste cheminée, du milieu des cendres, une tête brune de pauvre petit garçon souffrant se dressa.

— Où est la petite laveuse de vaisselle ? demanda le jeune homme de son accent bref.

Le groom s’empressa, obséquieux.

— La voici, Monsieur Paul.

— Oh ! C’est drôle ! Elle a vraiment coupé ses cheveux… elle est gentille tout plein ! Je viens te chercher, petite, de la part de Reutler. Tu sais, le bon Dieu ! Prends un plateau, des bouteilles de Lunel et des verres. Il y a là-haut des gens qui ont soif. Un peu de toilette, c’est-à-dire, lave-toi les mains… Compris, n’est-ce pas ?

Médusée, elle restait debout, oubliant de poser la marmite qu’elle récurait.

Paul, envoyant un signe aimable au groom, se sauva pour aller s’habiller.

Depuis trois semaines, chaque soir, la jeune condamnée, comme celle qui attend la décision suprême en respirant le vent d’avril à travers les barreaux de sa prison, s’accoudait sur la dernière terrasse des pelouses et elle regardait dans la direction du château. Elle se trouvait cachée par les ombres du bois, se blottissait sous l’anse d’une des grandes urnes fleuries, et, personne ne pouvant l’imaginer là, elle guettait l’apparition du maître, de cet homme grand et doux, toujours vêtu de deuil, qui rêvait sur la plate-forme de la serre. Souvent, elle le voyait, un bras passé aux épaules de son jeune frère, s’incliner vers lui, léger comme un sylphe, de tout le poids de sa force. Il lui semblait, de loin, que l’homme noir se penchât pour respirer une branche de rose, ou la cueillir. Ah ! ces deux frères s’aimaient bien ! Elle avait presque du bonheur à le savoir. Elle ne pensait pas, elle ne souffrait plus, elle était vaguement heureuse, en fidèle gardienne de ce feu sacré qui est l’amour très pur d’une femme pour un homme qu’elle n’a pas le droit de désirer. Le jeune frère serait toujours méchant, mais on le gâtait trop ; il y a de ces Benjamins dans les familles riches, qui sont moins coupables parce qu’ils sont les plus choyés ! Oui, elle se ferait propre pour servir leurs hôtes et surtout pour servir le maître… Elle ne se souvenait plus d’aucune injure…

— Monsieur le maire, dit gracieusement Reutler, me ferez-vous l’honneur de vous rafraîchir ici ? Sur le terrain des réconciliations, on a toujours très chaud, vous le savez.

Et il sourit. On venait de lui rappeler, en s’expliquant un peu longuement, qu’il était prussien, tout de même.

On salua, du front, l’air fier, comme il convient chez l’étranger. Enfin, cela n’engageait à rien. On boirait. Reutler se dirigeait vers un timbre, lorsque Paul-Éric rentra. Reutler s’arrêta, rebroussant chemin, le sang figé.

Paul avait endossé une robe de chambre 1830, qu’il affectionnait particulièrement pour ses petits levers. Au lieu de s’habiller, il s’était déshabillé. Délaissant la coupe anglaise, il portait une ample redingote, cintrée à la taille par une cordelette de soie, d’étoffe grise, très plume de colombe, odieusement fade. Le col, ouvert selon le style tendre de l’époque, avait des revers de velours bleu et sa chemise, garnie de dentelles anciennes, bouffait en jabot. Pour compléter la gravure, le jeune homme s’était lissé les cheveux sur le front comme les bandeaux de la dame aux camelias et froissait un éventail blanc dans ses mains pâles.

— Bonjour, Messieurs, fit-il de son ton chanteur des grands jours. Il paraît que vous avez l’intention de me nommer capitaine de pompier, si je daigne opter… ? (Il leur tendit la main en éclatant de rire.) Voyons ! Regardez-moi bien ! Mes pauvres amis, vous ne voudriez pas me forcer à porter un casque ? Ça ne m’irait pas… À peine celui d’Achille du temps où il l’essayait chez Déidamia ! Et encore ! Donnez-moi Déidamia pour m’applaudir… Monsieur Joviot.

— Je n’ai pas l’honneur de connaître cette dame, Monsieur Paul ! répondit le maire, la figure absolument congestionnée.

Lissant ses bandeaux, Paul s’affala sur un canapé.

— On prendrait volontiers un verre d’orangeade, n’est-ce pas ? Quelle chaleur !

Et il s’éventa.

— Mais oui, ou du madère, balbutia Reutler qui voyait, en un rêve atroce, le blason se couvrir de boue devant des rustres.

— Ne te dérange pas, mon grand. J’ai tout prévu, dit Éric avec une grâce exquise.

Le forgeron regardait Paul, les bras gourds. Les conseillers municipaux se regardaient entre eux. Monsieur Joviot soufflait comme un cheval de laboureur. Quant au musicien, il ne s’étonnait guère, parce que ce jeune fou, c’était peut-être une autre personne de la famille, et il rentrait ses pieds sous sa chaise.

Il fallut l’irruption des rafraîchissements pour calmer les révoltés. La petite servante, marchant menu, droite, les yeux rivés à ceux de Reutler, apportait des flacons couleur d’ambre et des verres légers comme des bulles. Elle posa le plateau devant le maître d’un geste doux d’offrande.

— Qui a demandé cette enfant ? s’écria Reutler, dont le regard sombre fulgura.

Marie dressa plus haut sa petite tête brune.

— Monsieur Paul est venu me chercher de votre part, lui répondit-elle anxieuse. Elle s’était faite belle et avait des mains propres.

— C’est bon ! Ne servez pas. Je vous remercie.

Effrayée de son ton dur, elle alla se blottir contre un meuble, n’osant plus sortir.

En buvant, on parla des récoltes, s’annonçant superbes, du matériel des nouveaux pompiers (frais d’équipement à la charge du capitaine) et la générosité du Lunel aidant, on refit, timidement, la proposition brûlante. Puisque le cadet avait fait ses preuves, il était libre de s’habiller selon les modes parisiennes, il était chez lui partout.

— Messieurs, répliqua-t-il de son ton languissant, je ne désire pas le moins du monde opter. J’ai une maladie de cœur qui m’empêcherait, du reste, d’être soldat. Regardez donc pâlir mon frère … Vous lui causez une immense peine en me forçant à vous révéler cela. Je ne dois pas vivre longtemps, alors, laissez-moi vivre en paix ; je vous jure que je possède toute la bravoure qu’il faut… pour mourir.

Tous eurent un mouvement de pitié et se levèrent, les larmes aux yeux.

Ce diable de Lunel chauffait la poitrine. Le forgeron, spontanément, lui serra les mains à les lui briser. Voilà donc pourquoi on le choyait tant ! C’était là le secret des loups-garous !

— Pauvre Monsieur Paul, dit-il ému, c’est pas possible, Dieu de Dieu ! Y a toujours de l’espoir ! Tonnerre ! que je puisse pas vous flanquer une pinte de mon sang dans les veines !…

Paul pouffa derrière son éventail.

Joviot prit Reutler à part :

— … Toujours de l’espoir quand on est jeune, affirma-t-il.

— Aucun, déclara nettement Reutler dont le regard flambait.

Maintenant, on lui dictait ses répliques ! Quelle épouvantable comédie et comme ils sont tous gens de théâtre, ces spéciaux tentateurs, inlassables dans leurs perpétuels changements à vue… Oh ! oui, le tuer, dès qu’on le prendrait en flagrant délit de tentation plus directe… s’en débarrasser… Reutler, pour s’étourdir, fit des dons au village.

Il donna des pompes, il donna des costumes et il nomma même un capitaine.

— Tenez, ce brave garçon qui a démoli le toit ? Qu’en pensez-vous, Messieurs ?…

Le forgeron devint cramoisi et on le salua d’une acclamation unanime. On prévoyait déjà qu’au retour celui-là marcherait le premier, suivant la clarinette ; et, délivrés de l’obsession des Prussiens, les conseillers municipaux burent à la France, comme ils auraient lâché un juron au milieu de ce grand salon triste…

Reutler, les reconduisant, leur demanda si on attribuait l’incendie à la malveillance.

— Non, dit Joviot d’un air suffisant, c’est une meule de paille, vous savez, la combustion spontanée…

— Dans le foin qui fermente, cher Monsieur, objecta doucement Reutler, mais de la paille sèche…

— Vous n’êtes pas chimiste, vous, Monsieur le baron. Moi, je tiens la chose du médecin de l’endroit. Eh bien, figurez-vous que le soleil, en tapant sur une verrière de l’église, a réflexionné du côté de la meule et l’a incendiée. Je voulais pas le croire, on me l’a prouvé clair comme je vous vois…

— On apprend tous les jours des choses merveilleuses, Monsieur Joviot, dit Reutler qui salua, très grave.

Paul, durant ce colloque, avait mis ses pieds au-dessus de sa tête, sa position favorite, et buvait son sixième verre de Lunel en attendant la scène du grand.

— Ça ne vous fait pas mal au cœur ? murmura une voix douce, peut-être terrible.

La petite servante s’approcha, pour le service, cueillit les verres vides à droite et à gauche.

— Dis donc, toi, espèce de météore, est-ce que tu veux que je te prouve ma bonne santé ? D’où sors-tu ?

La fille recula.

— Je m’en doutais ! Vous leur avez menti.

— Comme une femme, oui, ma chère, ça te scandalise ?

— Oh ! ce ne serait pas la première fois !

Elle était toute sombre, presque en deuil, et ses cheveux noirs, courts bouclés, lui donnaient une physionomie dure, étrangement ironique. Elle ne comprenait rien à ce jeune homme, cependant, elle le redoutait moins. Et puis, elle venait de frôler le danger de si près qu’elle se sentait aguerrie. Elle avait vu les gendarmes ! On avait voulu la faire se livrer, sans doute. Seulement lui, le véritable maître, ne tolérait pas cette nouvelle fantaisie.

Reutler rentra, fermant la porte à double tour.

Il bondit sur Paul-Éric, le saisit aux poignets et le dressa, debout, ne voyant rien. (Elle était si noire, dans leur ombre, la petite servante !)

— Expliquons-nous maintenant, gronda-t-il les lèvres blêmes ! Quand on m’insulte, moi, je n’ai pas l’habitude de me faire venger par mon fière. Tu le sais ! Alors que signifie cette mascarade et l’apparition de cette fille servant… ses ennemis… qui sont aussi les miens ! Sacredieu !… Non ! Tais-toi ! J’ai horreur du mensonge, j’ai horreur du vice et je ne trouve que cela dans l’atmosphère que je respire ici ! Je me moque de l’insulte quand elle vient d’irresponsables ou de pauvres gens mal élevés, mais je repousse toute défense de ta part comme une injure autrement sérieuse. Je ne suis pas ton complice, tu m’entends ? je ne permets pas à la créature détestable que tu es de protéger mon honneur en public. Je veux, j’exige qu’on respecte le nom que je porte, d’abord dans ma vie privée. Opte ou n’opte pas, cela m’est égal !… Tu n’es pas de ma race ! Où que tu ailles, tu seras vil. Ah ! Je te ferai enfermer ! je te ferai enfermer… pour ne pas devenir fou moi-même… j’en ai assez ! Oui, tu es un malade… et tu mourras… je te tuerai !

— …Devant les domestiques ? c’est abuser de ton genre de folie, mon cher ! fit Paul dédaigneux.

Reutler, apercevant la jeune fille, eut un cri rauque où tout son orgueil éclata.

— Vous m’écoutiez, vous ? Mais c’est elle que je vais tuer ! La misérable !…

Il marcha sur elle, prêt à la broyer. Elle joignit les mains, le regarda de son regard fixe, implorant :

— Monsieur Reutler, vous ne m’aviez pas commandé de sortir. J’ai attendu, pour les verres… Vaudrait mieux me tuer, je mérite la mort… lui, c’est qu’il est malade, bien sûr !

Reutler s’arrêta, chancela, et s’appuya au dossier d’un fauteuil.

— Oh ! Ces yeux ? Où donc ai-je vu ces yeux !

Il se mit à rire, défaillant d’une horreur superstitieuse, car il était certain de ne jamais les avoir vus.

— Je plaisante, petite ! Ne t’épouvante pas de mes gestes ; quand je suis en colère, je menace tout le monde et je ne tue personne… Rassure-toi ! Ah ! il est malade ! Prends garde ! Il a une maladie qui se communique. Si tu tiens à rester pure, il te faudra fuir ma maison. Ici, on ne respire que le vice, je te le répète. Malade ? Et tu le défends ? Un comble ! Non ! Il est simplement ridicule avec ses bandeaux de vierge blonde, et tu me parais presque plus nature, toi, avec tes cheveux courts de diablesse ! Parole d’honneur, tu es presque plus belle en face de sa hideur morale !

Paul-Éric frissonna. Le vent de la rage courbait la flamme droite et l’envoyait lécher les pieds d’une autre idole. Reutler désertait le temple ou prouvait qu’il était capable de changer de religion.

— Mon orgueil, à moi, ne m’a jamais permis d’attendre qu’on choisisse ! Adieu, Reutler, je m’en vais ! dit le cadet des de Fertzen d’un ton sourd.

Il se dirigea vers la porte. Là, l’ivresse lui monta brusquement au cerveau. Il eut peur de pleurer, poussa un cri faible, et ne voulant pas orner le triomphe de la servante, il sortit.

Tombée aux genoux de Reutler, la petite Marie lui baisait pieusement les mains.

— Monsieur le baron, vous tourmentez pas ! Il va revenir. Ce n’est pas sérieux des brouilles de frères ! S’il est fâché à cause de moi, c’est moi qui m’en sauverai. Je suis rien du tout et j’ai fait trop de dégât dans la vie ! Monsieur Reutler, vous êtes tout pâle, parlez-moi ! Mon Dieu ! Vous si bon, il ne faut pas vous faire tant de chagrin ! Voulez-vous que j’appelle quelqu’un ?… Bien sûr, c’est une drôle de maladie qu’il a, sa méchanceté ! Enfin, tuez-moi de bon cœur… j’aime mieux, que de vous voir, vous, comme un agonisant !

Reutler n’écoutait rien. Il suivait, de loin, la marche de son frère. Il allait dans sa chambre ou dans l’observatoire, il prenait du poison, la jolie mort qui ne défigure pas, et c’était fini… et lui, Reutler, enchaîné par son honneur — une chimère très indistincte — il ne bougerait point, il se devait de demeurer là !… Oh ! ce visage adorable de princesse byzantine qu’il avait cru ridiculiser en le reniant, ce cher visage de prince décadent faisant claquer l’éventail derrière ses cheveux d’or ! Est-ce que c’était possible que l’impossible échappât ? On se séparait pour toujours au seul nom d’une femme, et quelle femme ?… Il eut l’idée de l’étrangler, la petite servante si humble.

— Monsieur Reutler, cria la jeune fille, je l’entends qui revient !… Oui… je l’entends !… Le voilà !… Il saute les marches de l’escalier… Monsieur Reutler !…

— Moi, je l’entends toujours, râla Reutler désespéré, parce que ses pas ne font aucun bruit ! Je l’entendrai toujours et il ne sera plus.

Ses bras se tordirent. Il ferma les yeux.

Paul revenait. Il riait d’un rire féroce, un rire d’ivresse, et ce n’était pas de poison, certes, qu’il était ivre ! Avant d’en arriver à de telles extrémités, il voulait se venger. La petite avait dû causer. Il allait lui rendre son trésor. Une dernière générosité de cynique ! Quand il lui plaisait d’être lâche, il aimait, lui, à le faire savoir.

Épouvanté, Reutler le vit dérouler une grande chevelure, toute la crinière de la lionne !…

— Tiens ! cria Paul lui fouettant la face de ce sinistre fouet de soie, je te rends les cheveux de ta belle… je me les suis offerts parce que c’est encore ce qu’elle a de plus présentable ! Tiens ! Tiens ! Embrasse, mon grand ! J’ai couché avec… Quant à la femme, tu peux la garder… m’intéresse pas du tout.

Reutler se dégagea violemment du flot parfumé, saisit le poignet de son frère.

— Toi ?… Tu as coupé ces cheveux, toi ?…

— Comment ?… Elle ne t’a rien dit ? C’est vraiment très fort de sa part ! Oui… je les ai coupés, avec mes ciseaux à ongles ! Me suis bien amusé !

Reutler perdit toutes notions des distances pour la première fois de sa vie, car le dégoût le soulevait.

— Va me chercher un fouet plus solide, ordonna-t-il à la petite servante, qui le regardait en extase.

— Non ! Vous l’aimez trop pour le corriger, Monsieur Reutler.

— Je ne suis donc pas le maître chez moi ? rugit l’aîné. M’obéiras-tu, espèce de folle ? Es-tu ma servante, oui ou non ?

— Monsieur, je m’en irai aux cuisines… c’est ma place… je ne peux pas vous aider pour ça…

Alors, Reutler traîna Paul jusqu’à l’antichambre. Là, il ne trouva ni cravache, ni fouet, mais une canne, dans un coin.

Paul se roidit. Il pensait qu’il n’oserait plus dès que la jeune fille se serait éloignée. Malheureusement le maître de Rocheuse était ivre aussi d’avoir respiré, de force, ce parfum d’ambre dont la chevelure semblait ruisseler. Et il massacra toute cette jolie grâce 1830, déchira les étoffes soyeuses, les chairs blondes, jusqu’à ce que la canne fût brisée, encore frappa-t-il avec l’un des morceaux…

Marie s’enfuit, les mains sur ses oreilles.

Paul ne se défendit pas. Il s’évanouit doucement comme un enfant s’endort.

Reutler le laissa étendu au milieu du salon, ne tourna pas la tête et gagna sa chambre.

— En vérité, dit-il, se jetant sur son lit pour y sangloter tout à son aise, je crois que je ne l’ai jamais plus aimé qu’aujourd’hui !


VI

— Et le médecin, Marie ?…

— Il a dit, monsieur le baron, que ça ne marquerait pas.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! comme c’est long ! Marie, je ne vis plus !… Et lui ? que dit-il ?…

— Rien, Monsieur. Il ne parle pas beaucoup. Il se lamente souvent pour des bêtises… il pleure, je le console, mais ce n’est que des nerfs.

— Tu es une admirable fille, Marie.

— Oh ! Monsieur le baron, je ne suis qu’une pauvre malheureuse, seulement, j’avais raison, vous voyez, fallait pas le battre…

— Et aux offices, Marie, aux offices ?… Que dit-on ?

— Tantôt une chose, tantôt une autre ! Ils racontent (elle s’interrompit) je peux guère vous répéter ça, Monsieur le baron, c’est pas mon affaire.

— Dis tout ! Je veux tout savoir.

— Ils croient que vous l’avez battu rapport à moi, parce que…

— Ils croient que tu es sa maîtresse, hein ? C’est ridicule !

Reutler se promenait de long en large dans la serre, fébrilement. Il froissait un journal et déplaçait le léger mobilier de bambou. Depuis un mois, il piétinait ainsi sur place comme un aliéné. Non, il ne pouvait se confier à personne. Jorgon le regardait avec une terreur croissante. Les autres domestiques passaient trop loin de lui, ensuite, ils n’approchaient pas du malade. Seule, Marie lui donnait des nouvelles, et ce médecin était si laconique, tellement indifférent :

— … Petite fièvre nerveuse… Rien de grave… Se dorlote… Un enfant gâté…

Et le médecin parti, Reutler reprenait sa promenade en rond de fauve prisonnier, n’osant ni sortir, ni surtout aller lui tendre la main.

Mais quand Marie arrivait, la chambre obscure s’éclairait ou la serre fleurie sentait plus fort les roses… Ah ! le paon perché mélancoliquement sur le rebord de la terrasse, regrettant l’autre prince Mes-Yeux si détesté et si adorable !… Marie, de servante devenait complice, l’entremetteuse de leurs deux âmes… Reutler caressait le beau paon fatidique et il faisait parler Marie pour endormir son chagrin.

Ce matin-là, Marie se révolta.

— Monsieur, ils disent aux cuisines ce qu’ils veulent ! Moi, j’ai pas d’amoureux, vous savez bien, j’en aurai jamais.

— Marie, je préfère qu’ils croient cela. C’est-à-dire, tôt ou tard, cela doit te brûler à ton tour ! Tu aimeras Paul, j’en suis convaincu.

— Vous voulez rire ?

— Je n’en n’ai guère envie, gronda le maître. Écoute… n’oublie pas les journaux et les revues… les volumes, tous les (ivres… il est entendu que c’est Jorgon qui les achète. N’oublie pas les parfums… tu diras que tu les as trouvés, par hasard, sur sa table de toilette. Ah ! Et puis, les fleurs. Les nouvelles orchidées que j’ai fait venir… Dis-moi, qui a veillé, cette nuit ? Toi ou Jorgon ?

— Non, c’est Célestin. Il est très attaché à mon sieur Paul, vous savez !

— Je ne veux que Jorgon ou toi autour de lui, je ne veux pas de ce groom dont le regard est faux… Enfin, on ne m’obéit plus. J’avais défendu de laisser entrer ce garçon chez mon frère !

Reutler brisa le dossier d’une chaise d’un involontaire mouvement de rage.

Il reprit, la voix plus sourde :

— Est-ce qu’il se plaint de moi ? Parle-t-il toujours la nuit, en rêve ?

— Monsieur Paul se réveille quelquefois et me sonne pour que je lui raconte des choses parce qu’il a peur, tout seul, alors je lui dis l’histoire…

— Quelle histoire, mon Dieu ?

— Monsieur ne se fâchera pas ?… Celle de l’église… comment j’ai mis le feu… ça l’amuse.

— Ah ! dis-lui tout ce qu’il voudra te faire dire à ce sujet… C’est effrayant pour une jeune fille de rester, la nuit, si près d’un jeune homme… Cela ne te cause aucun… souci ?

— Oh, Monsieur Reutler, j’aurais point osé coucher dans votre cabinet de toilette, mais lui, c’est comme si j’avais… une sœur !

Et ses yeux noirs se levèrent tout rayonnants.

Reutler prit ses petites mains, ses petites pattes brunes, devenues douces, car elle ne s’occupait plus des vilaines besognes de la cuisine, elle n’était plus que l’esclave qu’on laisse libre, la mystérieuse servante-maîtresse pour laquelle on se battait à se tuer.

— Je te pardonne ce mot-là, murmura-t-il, je le crois sincère. Regarde-moi bien en face, Marie !

Elle baissa tout à coup les paupières et rougit.

Vêtue gentiment en soubrette, parce que Monsieur Paul l’exigeait, sa modeste robe de deuil se fanfreluchait d’un tablier de dentelles blanches aux pochettes nouées de rubans rouges. Elle avait des rubans… une misère d’un autre genre, et elle se contemplait dans les hautes glaces du cabinet de toilette avec la terreur de celle qui s’éprend de la vie malgré la mort qu’elle porte en elle. Ce jour-là, plantée droite devant Reutler qui l’observait froidement, elle parut dangereuse.

— Tu deviens sournoise, toi, fit-il le ton tranchant. Pourquoi baisses-tu les yeux ?

— Monsieur Reutler, vous fâchez pas ! Je ne sais plus l’existence que je mène, ici ! Je suis, des fois, pire qu’un chien et des fois comme une dame. Monsieur Jorgon me bouscule et il dit que je ferai tuer du monde ! Bien vrai, si vous le permettiez, je m’en irai…

— Tu aimeras mon frère, ajouta-t-il l’œil illuminé.

Elle eut un beau geste de dégoût.

— Ah ! pour ça non, Monsieur, et si j’avais le droit… ce serait pas celui-là que je choisirais…

— Je suis donc véritablement infâme vis-à-vis de cette enfant, songea Reutler, et j’abuse bien réellement de son cœur… Marie, dit-il plus haut, vous êtes toujours libre. Allez-vous-en. Je veux qu’on soit libre chez moi.

— Vous me chassez ! s’écria la pauvre servante éperdue.

— Non ! non ! Si tu t’en vas, qui me parlera de lui, mon Dieu ?

— C’est juste, soupira-t-elle d’un accent très doux.

— Ma petite Marie ? Auras-tu la force de porter cette croix jusqu’au sacrifice ? Alors, tu… n’aimes pas mon frère… c’est étrange ! Tu ne l’aimeras jamais ?

— Jamais, Monsieur, puisque… vous voulez que je vous le jure.

— Merci, j’ai confiance en toi. Tu as l’âme noble. Écoute encore : tu diras au médecin que je désire le voir. Cet homme a des allures louches… il me déplaît. Ah ! Tu retournes chez mon frère ? Eh bien, je veux que tu lui portes cette rose… je sais qu’il aime celle-là entre toutes ! (Il cueillit une rose du Japon aux pétales presque noires.) Tu lui raconteras que tu l’as volée en passant, dans la serre, et que je te l’ai… permis.

— Non, je lui dirai que c’est vous qui la lui envoyez. Pas la peine de mentir pour si peu, monsieur Reutler.

— Une leçon ? soit !…

Et il se mit à rire en attachant la rose au corsage de la jeune fille.

Elle se sauva tout émue.

— Pauvre petite, murmura Reutler la suivant des yeux. Combien de temps pourra-t-elle rester sa sœur ?

Et il reprit sa promenade en cercle. Que pourrait-elle deviner de cette situation anormale ? Est-ce que ce cerveau trouble ne s’éclairerait pas brusquement à la lueur de l’incendie de l’amour ?

— Elle m’aime, moi, c’est absurde !

Le temps était lourd, on avait recouvert la serre, clos les vitrages de la terrasse et l’âme des roses s’exhalait plus intensément brûlante ; le grand hercule prisonnier se grisait de ce parfum en tournant dans le cercle magique de sa passion. Reutler avait toujours vécu de la présence de son frère, mais il le voyait moins en le voyant trop. Maintenant, la chimère grandissait, débordait de son cœur sur ses sens, elle emplissait son cerveau et l’espace, elle noyait le soleil et la fameuse vision de l’honneur — autre chimère ! Seul, son orgueil demeurait immuable. Il n’aurait pas fait un pas vers lui, vers ce lit soyeux où dormait, humiliée profondément, l’effrontée princesse de Byzance !

— Non ! je ne m’abaisserai point jusqu’à demander pardon. J’ai agi justement. Quand les petits garçons se mutinent, on les fouette ! J’ai eu tort de frapper si fort… pourtant…

Et il revivait ce moment horrible, il avait encore dans l’oreille le son mat du bois sur les chairs, sa voix douloureusement poignante, répétant ce mot navrant, toujours le même : « Tu vas m’abîmer, m’abîmer !… »

Et puis la sensation effroyable, quand la canne fut brisée sur ses épaules, d’une esquille du bois se déchirant dans la peau et perforant les plaies bleuâtres !… Ah ! On disait que c’était fini… que rien ne marquerait. Allons donc ! Cela recommençait tous les jours, au moins pour le bourreau !…

Dehors, la campagne demeurait tranquille. Les moissons ondulaient sous une brise chaude qui les séparait, les épandait comme des chevelures.

Quelqu’un entra dans la serre d’un pas ferme, très égal. Le médecin, que Reutler avait totalement oublié.

— Monsieur, dit celui-ci avec un bon visage d’homme vulgaire, vous m’avez fait demander et j’en suis bien aise. Notre malade n’est pas raisonnable. Ou plutôt sa maladie est en train de changer de cours…

— Il n’est pas guéri ? fit Reutler, en blêmissant. Pourquoi disiez-vous le contraire, Monsieur ?

— Soyez calme, répondit le docteur de son accent jovial, très désagréable, car il était irrémédiablement gai. Votre joli cadet joue à la petite maîtresse, Monsieur de Fertzen. Il se porte comme vous et moi, seulement, il ne veut pas quitter ses appartements. Il devient monomane, comprenez-vous ? L’air de certaines chambres luxueuses est malsain pour les jeunes gens un peu infatués de leurs qualités physiques…

— Je ne comprends pas, dit Reutler s’adossant au vitrage de la serre qui craqua sous le poids de sa haute taille.

— Vous tenez à ce que je vous mette les points sur les i ? Entre gens de même métier, le secret professionnel n’existe plus. Je pense que vous n’ignorez pas que votre frère est un névrosé… très spécial… Inutile de m’avouer pourquoi vous lui avez servi cette magistrale correction, moi, je le sais, cher Monsieur, et je vous félicite…

Reutler se redressa, subitement calme, retrouvant toute sa morgue.

— Il s’agit bien de Paul-Éric de Fertzen, mon frère, Monsieur ?

Le médecin éclata de rire.

— Ah ! Mon cher baron, si nous nous la faisons à la noblesse, nous ne le guérirons jamais ! L’honneur du nom, la gloire des ancêtres et toutes les balançoires fin de race, je connais ça ! Seulement, ce que vous espérez cacher à l’ombre de votre donjon, enfouir sous les vieilles murailles d’un château dont l’accès n’est pas facile, je le déclare, c’est un mal dangereux… qui gangrène jusqu’aux innocents. Il y a toujours les domestiques et, eux, personne ne les protège. Moi, ce sont les pauvres diables qui m’intéressent, là-dedans ! Je vous respecte parce que je suis convaincu que j’ai affaire à un honnête homme, mais je ne tiens pas à vous remplacer dans l’exercice de la correction. Je viens vous dire, simplement, que si vous persistez à l’enfermer chez vous… je ne le soigne plus. J’en entends de trop raides ! Sans compter que pour ma propre satisfaction, tant que la spécialité du cas n’est pas classable, ou mis sous les verrous de nos hospices, je n’ai nul besoin qu’on m’adresse ces sortes de petites plaisanteries.

— Vous exagérez, docteur, il n’y a aucun cas spécial chez moi. Mon frère aime les parfums, les fleurs et les miroirs. Les jeunes hommes riches ont bien le droit de dépenser leur fortune… selon leurs goûts.

— Vous êtes sûr, Monsieur, que les caprices de votre frère ne vont pas plus loin que les parfums, les fleurs et les miroirs ?

Le médecin vrillait les yeux sombres de Reutler de ses yeux clairs. Reutler crispa les poings.

— Ah ! sortez, Monsieur ! C’est vous qui êtes un monomane, c’est vous qui vous amusez du cas spécial ! Que je sois médecin ou non, je ne laisserai pas rire de mon frère devant moi. Sortez… je ne veux plus rien entendre !

Le brave homme comprit immédiatement qu’on lui brûlerait la cervelle s’il ajoutait un mot, et il sortit.

Reutler, lorsqu’il fut loin, ouvrit une des verrières. Il étouffait.

— Leurs secrets professionnels ? Je les sais par cœur ! Ils en font des cours de clinique et ils classent les sentiments, quand ils peuvent les saisir du bout de leurs pinces, sous des étiquettes obscènes ! Moi, l’honnête homme ?… Et comment me traiterait-il, s’il pouvait vider ma poitrine ? Oui, je suis le plus fort des deux, le plus adroit… non pas le meilleur. J’ai martyrisé par orgueil encore plus que par devoir… Qu’on ne me félicite pas, mon Dieu, ce serait trop bête, à la fin ! Idiot ! Imbécile ! Mais il a raison, Éric, nous vivons entourés d’imbéciles ! La névrose, la monomanie ? Cela n’existe qu’en faisant dévier une créature de sa ligne. J’ai voulu donner des femmes à mon frère et j’ai augmenté sa rage de l’impossible. Au contact de ces sales bêtes, j’ai corrompu l’âme et le corps. S’il a des habitudes maladives, c’est moi qui suis le coupable. Je l’ai précipité moi-même dans la boue. Moi seul mérite d’être frappé, corrigé, foulé aux pieds !… Que je souffre ! Mon Dieu, que je souffre… ces roses ! Ah ! l’odeur de ces roses ! Où les fuir… je deviens fou !…

Les mains crispées sur une touffe de fleurs, il les écrasa et les porta à sa bouche en criant.

Jorgon accourut, l’air terrifié.

— Que me veux-tu, toi ? Tu m’ennuies à me surveiller de tes regards de chien craintif. Non ! reste ici ! (Allant au vieil homme, il lui mit la main sur l’épaule, durement.) Vois-tu, là-bas, au tournant de la route, derrière la troisième terrasse, ce coupé qui descend ? Il faut que les garçons d’écurie prennent mes chevaux et qu’ils aillent me culbuter cette voiture dans les fossés ! Quoi que vous en disiez tous, je suis encore le maître à Rocheuse et il faut qu’on me tue ce médecin ! Il emporte mon âme !… Tuez-le ou je ne dormirai plus !

— Oh ! fit Jorgon reculant, oui, vous êtes fou !… Nous sommes déjà si malheureux ! Vous prenez donc la rage du meurtre, Monsieur le baron ? Après avoir massacré cet enfant si aimable, si gentil, toute la joie de Rocheuse, faut tuer le médecin qui l’a guéri, maintenant !… Votre petite servante, c’est une gredine, j’ai l’honneur de le répéter à Monsieur ! En voilà une qui peut se vanter d’avoir fait aigrir du bon vin. Deux frères qu’on n’aurait jamais pu brouiller sans ce jupon-là…

— Je le hais, ce médecin ! Je le hais, Jorgon ! hurla Reutler se pressant les tempes, je vous hais tous !… toi qui l’a élevé dans tes bras, le slave qui l’a convoité, le groom qui entre chez lui malgré mes ordres, et tous ceux que je ne connais pas, que je ne verrai pas, qui viendront, le soir, plaisanter autour de son lit ! je vous tuerai tous ! La mort et le feu sont seuls purificateurs. Je devais l’enfermer dans une maison hermétique, une tour d’or vierge ou d’ivoire que j’aurais murée sur nous deux, où personne, entends-tu, n’aurait pu l’atteindre, pas même le soleil !… Jorgon ! Qu’est-ce que je dis ? Je ne sais pas ce que je dis et je te défends de m’écouter !

— Monsieur, vous ne dites rien… mais, fallait lui céder la petite servante tout de suite, dès le premier jour, si vous l’aimez sans jalousie ! À présent, il ne tient pas à vos restes, ce pauvre enfant ! Elle est laide, elle est sotte, par-dessus le marché. D’honnêtes Messieurs s’enflammer pour ce torchon, ça indignerait des soldats saouls, voilà ce que je pense ! Je me retire, Monsieur le baron, oui, je me retire…

— Va me chercher Marie ! cria Reutler se bouchant les oreilles.

Reutler se mit à saccager tous les rosiers, en attendant, et il éparpilla les fleurs aux quatre vents du ciel.

— Ma foi, il n’y a que les gestes ridicules qui soulagent les nerfs, décidément ! Au diable la lecture, les analyses scientifiques et les études sérieuses !

Il sema les dernières feuilles de roses, à poignées, sur le paon qui le regardait faire en s’épluchant l’aile.

Marie vint. Elle semblait inquiète.

— Marie, ferme la porte, je te prie, qu’on ne nous espionne pas ! j’ai des choses à te dire… D’abord comment est-il ?

— Bien, Monsieur. Il a pris les journaux, les revues et les livres. À présent, il mange des bonbons…

— La rose rouge n’est plus à ta ceinture, Marie !

— Je la lui ai donnée, il l’a jetée par terre, disant que vous l’aviez souillée en la posant sur moi.

— Il est toujours jaloux.

— Vous croyez. Monsieur Reutler ?

— Certainement, il t’adore, fit Reutler en éclatant d’un rire cynique.

— Ah ! Monsieur ne riez pas ! Ça vous fait mal, et moi, ma pauvre tête se fend quand je vous entends rire. Je vous aime mieux triste.

Il l’attira plus près de lui, lui caressa ses cheveux courts frisés comme un petit bonnet de fourrure.

— Écoute encore. Sois patiente, car il paraît que je deviens fou… rends-moi un peu de raison, Marie. Voici mes ordres et tâche qu’on t’obéisse mieux qu’aux maîtres : je veux que nul autre que toi ne le serve. Tu as dit ce mot charmant : comme une sœur ! J’ai confiance en toi. Tu es vierge : j’en suis sûr, vois-tu, rien qu’à respirer l’odeur de tes cheveux sans parfum. Ah ! tu aurais tellement tort de mettre autre chose sur tes cheveux que ta vertu, ma chérie ! Tu as commis un grand crime, je le sais, mais tu ne feras rien de vil ou de méchant… Dis-lui qu’il sorte de cette chambre où l’air est empoisonné, où toutes ces soieries, ces velours, ces mollesses lui font des marques plus affreuses que mes coups. Qui est-ce qui peut bien lui rappeler son frère dans cette chambre maudite ?

— Moi, Monsieur, je lui parle de vous tout le temps !

— Chère enfant ! Tu es ravissante… Défends au groom de le veiller, il est très dangereux pour une jeune fille, ce rustre… et je le renverrai puisque tu t’en plains.

— Et… habiller Monsieur Paul ? Vous ne voulez pas que ce soit moi qui l’habille ?

— Si je le veux… Tu as bien pansé ses plaies ! Tes mains sont pures… et elles sont les plus douces. Il rêvait d’une femme de chambre, autrefois.

Marie leva le front, et sourit, stoïque :

— C’est-y que vous voulez aussi que je couche avec ? Faudrait s’entendre ?

— Non, je n’ai pas dit cela ! Je ne plaisante jamais, moi.

— Dame !… il prétend que nous serions, au lit, comme deux petits garçons bien sages !

Reutler bondit :

— Il a osé te parler de choses pareilles, Marie ?

— Oh ! Il n’y a pas de mal, je ne vous écouterai ni l’un ni l’autre ! Quand on veut rester sage… on n’a qu’à rester seule. (Elle pleurait.)

Reutler s’exaspéra.

— Marie ! Je suis tellement malheureux ! Efface tout cela de ta mémoire… je te dis de le servir, et non pas de l’aimer bêtement, de le servir comme une sœur. Je te fais de la peine. Aime-le comme moi, son frère, je dois l’aimer, comprends-tu ?

— Ah ! Monsieur le baron, je suis bien sotte et je connais rien aux gens riches, pourtant, vous l’aimez trop, là, ça me sort du cœur malgré moi ! Si encore il n’avait pas l’air d’une femme ! (Elle éclata en sanglots.)

— Maintenant, je me mets à la merci d’une servante, pensa Reutler, d’une héroïne de cour d’assises qui, un jour, traînera mon honneur devant ses juges. Cette folle est encore plus redoutable que le médecin. Marie ?…

— Monsieur ?…

Elle s’essuyait les yeux de son petit tablier en dentelles.

— Marie, fais tout ce que tu voudras, c’est-à-dire ton devoir, pas plus que ton devoir, au nom de ton amour, si tu aimes quelqu’un. Va ! Tu as la croix sur ton épaule et tu es ma conscience ! Où tu iras, je t’aurai précédée. Je te donne mon honneur en garde. Mon honneur, c’est Paul-Éric, et je ne veux pas qu’on me le prenne…

Marie joignit les mains.

— Ah ! Monsieur Reutler, quand vous me parlez ainsi, je m’imagine que vous êtes le bon Dieu ! Je ne comprends pas bien, mais je sens que pour vous, je ferais toutes les choses possibles. Je ne sais ni lire ni écrire, je serais peut-être capable d’apprendre pour vous mieux écouter.

Reutler tressaillit.

— Ni lire ni écrire ? dit-il la voix sourde. Voudrais-tu lui porter une lettre ?

— Volontiers, Monsieur, et personne ne la lira que lui… je vous en réponds.

Reutler courut au grand salon, il écrivit quelques lignes. Marie, religieusement, emporta la lettre.

— … Les choses possibles ? Je lui demande l’impossible, hélas ! soupira Reutler en détournant la tête.

Paul-Éric vivait depuis un mois comme une femme de harem. En entrant chez lui, on était saisi à la gorge par l’odeur de l’éther et de l’ambre mélangés, une mixture de sa composition dont il se servait pour surexciter ses nerfs, ou les détruire, il ignorait lui-même le résultat. Quand il avait dépouillé le courrier de midi, griffonné quelques vers, qu’il trouvait géniaux, il s’étendait dans les coussins de son divan oriental et rêvait. Si Mica rôdait autour du divan, époussetant des étagères, disposant des fleurs fraîches, lui, roulant ses perpétuelles cigarettes de thé, essayait de compléter son éducation, mais, plus il torturait la jeune sauvage, plus elle lui devenait nécessaire, et après lui avoir fait des propositions abominables, il se bornait à la prier de le chausser, cela, vingt fois par jour. Il espérait l’humilier, en la jetant à genoux devant l’idole, et elle le chaussait soigneusement, ne pensant point que ce fût ridicule d’obéir. Guéri, sans autre cicatrice que le pli d’orgueil qui barrait son front dès qu’on prononçait le nom de son frère, il s’estimait fort heureux de rompre avec les fameuses habitudes de l’hygiène, les chevauchées de cinq heures du matin et les bains froids. Le mâle agonisait peu à peu en lui. Paralysé par la vie cérébrale, exagérant tous ses anciens vices de petit garçon sensuel, il ne supportait plus le tabac, dévorait les sucreries bizarres et préférait, de beaucoup, la présence de son groom, dont les racontars malpropres le faisaient rire, à celle de Mica, une jeune fille triste. Célestin lui amenait des odeurs d’écurie qui renouvelaient celles de sa chambre trop pompadour. Ce voyou, agréablement stylé, possédait une santé de cheval qui lui permettait de boire le vin de Bourgogne comme de l’eau, et son jeune maître l’admirait pour ses capacités vraiment anglaises. Bien moulé dans sa livrée bleue, il portait la tête haute, en affectant de regarder les tapis, et proférait les syllabes les plus atroces du bout des dents, comme on croque des pastilles délicates, n’oubliant pas d’ajouter un : s’il plaît à Monsieur ! de l’effet le plus irrésistible. Il plaisait énormément à Monsieur qui n’admettait point les timides réclamations de Mica sur ce chapitre. Quand la petite servante grondait d’une voix un peu gutturale, répétant que les remueurs de fumiers doivent être rendus à leurs occupations quotidiennes, Paul soupirait, très doucement, d’une voix chantante :

— …Et les incendiaires aux travaux forcés ! Oui, chérie, tu as raison. Embrasse-moi !

Cependant, Paul, malgré ce phénoménal couple de domestique, qu’il appelait mon ménage, n’était pas sincèrement heureux.

Marie, couchant dans son cabinet de toilette, l’entendait pleurer au fond de ses oreillers, la nuit, et les mordre pour étouffer ses sanglots. Prise d’une pitié infinie, elle s’habillait furtivement, se glissait à son chevet :

— Monsieur Paul ? Vous êtes malade ?

— Non ! laisse-moi ! Va donc retrouver l’autre, tu en meurs d’envie, n’est-ce pas ?

Elle savait, par expérience, que c’était l’heure de la pénitence commune, l’heure où les croix pèsent plus lourdement sur les épaules, elle s’agenouillait devant la barque chinoise, le berçait, ou joignait les mains en jurant qu’elle était honnête et que, si elle mettait le feu aux églises, elle ne serait pas capable de brûler pour son propre compte.

Il l’embrassait, pleurait, le front sur ses seins, et exigeait l’histoire, le conte merveilleux de l’église qui flambe. Elle la récitait, comme une leçon, terminant toujours par la même phrase :

— … Alors, j’avais des allumettes, un petit paquet de chez l’épicier de la rue du Fer, je les ai toutes craquées, dans la paille ; une grande flamme blanche a venue… et je me suis sauvée, tout droit, car j’ai eu bien peur !…

Paul pouffait.

Seulement, une nuit, comme il exigeait des consolations un peu moins littéraires, elle lui administra un soufflet vigoureux, et Paul, tout penaud, n’insista pas, car, si elle s’en allait, qui lui parlerait de Reutler ?

Le jour où Marie remit la lettre de l’aîné, le cadet faisait de la mélancolie. Il faillit se trouver mal en épelant les lignes suivantes :

« Pour votre santé, sinon pour votre bonheur, il faut que vous viviez d’une vie plus normale. Choisissez vos instants et descendez dans la serre. L’air de la terrasse vous est plus utile qu’à moi. Réfléchissez avant de répondre. »

Il grimaça un mauvais sourire.

— J’ai perdu l’habitude de l’air comme celle de la réflexion. Son hygiène m’assomme !… Petite, ce qu’il faut pour la réponse ?

Il répondit, tout d’un trait, cassant la plume sur le dernier mot :

« Je descendrai… quand les terrasses de Rocheuse monteront jusqu’à moi, Monsieur ! »


VII

— Enfin, m’expliqueras-tu pourquoi, depuis quinze jours, l’on me condamne à coucher dans mon fumoir ? j’entends retentir des coups sourds, de l’autre côté. Est-ce que l’on médite de me murer vivant ? Je veux bien ne pas sortir, mais je ne veux pas que l’on m’enferme. Jorgon est mystérieux comme un eunuque. Je ne vois plus Célestin et toi, petite, tu m’impatientes avec ta virginité. Tout devient hermétique ici ! Voyons, Mica, raconte…

Mica rangeait le fumoir de monsieur Paul, transformé en nouvelle chambre à coucher, une grande pièce trop sombre ornée de tableaux et de statuettes nues qui l’éclairaient d’un demi-jour spécial. Elle venait de refaire le lit, ses petites pattes brunes courant, actives, sur la mollesse voluptueuse des draps de surah, et elle avait préparé le bain, dosant les essences, distribuant les intimes lingeries, dans la tranquillité d’âme de la servante qui n’a pas ses yeux pour voir.

— Je crois que tout est bien, Monsieur, dit-elle placidement en époussetant une bacchante effroyable d’un geste respectueux.

— Tout est bien, quand je m’ennuie ? Ah ! donne-moi mon éther… sinon je te viole ! Tu me rendras ridicule en voulant m’arracher successivement mes pauvres petits morceaux de plaisir. Célestin, l’éther, n’importe quoi, pourvu que je me grise, ou je casse tout et toi, par-dessus le marché !

Les prunelles de Paul eurent des lueurs vertes. Il saisit, au hasard, une copie de la Cypris érotique, touchée d’or aux endroits délicats, et l’envoya contre le mur.

— Voulez-vous que je vous aide ? demanda-t-elle impassible.

— Oui, très amusant ! je te violerai ensuite. Pour le moment, n’en suis pas capable !

Elle lui apporta les statuettes et il les brisa toutes, du haut de son divan, sur le tapis, mêlant ses éclats de rire à leurs éclats de porcelaine, d’albâtre, de marbre. Cela s’évanouissait blanc dans les moquettes obscures, se répandait à travers la chambre en flots de lait, et bientôt les petits morceaux de plaisir furent balayés par la jeune fille sans qu’elle eût même risqué une observation.

— Tu vois, Mica, soupira-t-il de son ton chanteur, retombant très las sur ses coussins orientaux, j’ai violé toutes ces bonnes femmes ! Ramasse, Mica, ramasse… cela t’apprendra à me résister.

Et il fit changer ses chaussettes mauves pour des chaussettes roses à coin d’argent.

— Monsieur Paul, dit-elle pendant qu’elle était à genoux lui laçant ses souliers vernis, il y a une surprise… votre éther est de l’autre côté.

— Toi ou lui ?

— C’est Monsieur le baron qui a dit que vous auriez enfin de l’éther… tant que vous en voudriez.

Il se leva brusquement, se dirigea vers la porte.

— Ah ! fit-il ouvrant, on a éclairé ma chambre. Heureuse idée ! J’étouffais dans cet appartement !

Il courut à la fenêtre et poussa un cri. La fenêtre s’abaissait maintenant jusqu’au parquet, donnant sur un escalier vitré, une galerie d’un bleu lunaire dont les marches descendaient sur la première terrasse de Rocheuse, dans la serre où s’épanouissaient les collections de rosiers rares. Il avait fallu quinze jours pour accomplir ce miracle, et encore le baron de Fertzen parlait-il d’intenter un procès à l’architecte parce que les peintures n’étaient pas absolument sèches.

— Jolie, la réponse ! dit Paul-Éric reprenant son flegme anglais. J’ai bien envie de ne pas descendre… ce serait drôle, hein, Mica ?

Mica joignit les mains.

— Allons, je descendrai… pour toi qui as besoin de respirer un autre parfum que celui de mes cigarettes de thé. Tu t’étioles, ma pauvre enfant… surtout de ne plus servir ce maître que tu aimes. Il me semble que tu deviens mon miroir.

Il se fit habiller, car cela ne pouvait se passer de cette ironie. Il reprit une redingote 1830, en peau de cygne, des dentelles, des perles et il descendit, pâle, comme une jeune mariée, défaillant sous le poids exaspérant de toutes ses coquetteries.

— Le perron du ciel ! bégaya-t-il essayant de railler sur la première marche. Je dois être plus beau que nature, aujourd’hui. Mica, si je tombe, je vais tomber mort.

— Je vous soutiendrai, répondit la servante lui prêtant son épaule. Dame ! l’air pur, ça va vous éprouver, Monsieur Paul. Du courage !

Dehors, les moissons n’étaient plus. Les campagnes désertes avaient l’aspect abandonné.

Elles descendirent l’une sur l’autre appuyées, l’impératrice et sa demoiselle d’honneur, mais Hadrien ne les reçut point au bas des dernières marches.

Paul regardait du côté du grand salon, tournant le dos à la campagne.

— Où sont les fenêtres, où sont les portes, Mica ? Je ne vois que des rosiers grimpants.

— Monsieur le baron les a fait murer, pensant que vous seriez plus chez vous.

— Il ne veut pas me revoir ?…

— Il croit que c’est vous qui ne voulez pas.

Paul aspira longuement la douce brise venue des champs en renversant la tête. Il eut un sourire.

— Oui, je sais, le mur de son orgueil ! Cet homme n’aime rien, ni toi, ni moi, il nous tuera toutes les deux.

Et il s’écroula, comme foudroyé…

— Monsieur, déclara Marie pénétrant sur les pointes dans le grand salon aveuglé de Rocheuse, où, à la lueur d’une lampe, Reutler faisait semblant de lire, Monsieur, il est très malheureux, il pleure, il se mord les bras, je ne peux pas le consoler, il répète qu’on l’a enterré vif. Et puisque le médecin ne doit pas revenir, je crois que vous feriez bien de le remplacer… là… tout de même c’est votre frère…

— Non ! répondit Reutler de sa voix sourde.

— Monsieur, je suis toute seule… j’ai peur qu’il se tue !

— Appelle Jorgon.

— Jorgon me fuit. Je ne peux guère me faire obéir de Jorgon, moi.

Aux offices, on ne riait plus. Célestin renvoyé, le cocher avait suivi le même jour, et il restait des domestiques tremblants qui ne savaient que penser, surtout depuis l’installation de la galerie. On en concluait, définitivement, à la séquestration de Monsieur Paul par un aîné féroce qui ne voulait pas lui rendre ses comptes de tutelle ! Marie, ne passant dans son ancien purgatoire qu’aux heures des repas, entendait des réflexions sinistres et elle s’affolait :

— Monsieur le baron, oui ou non, l’aimez-vous ?

— Qu’il vienne ! je ne puis aller faire des excuses au coupable.

Marie se retira, navrée. Pendant une semaine encore, Paul-Éric lutta contre son propre orgueil.

— Voyons, lui répétait fiévreusement la jeune fille, vous n’êtes pas muré vivant. La porte de votre fumoir n’a même pas un verrou ! Vous n’avez qu’à traverser trois salons et vous trouvez votre aîné dans sa chambre. Allez donc ! (Et elle ajoutait, brutale :) Il vaudrait mieux vous raccommoder en bons frères que vivre en amoureux brouillés, ce serait plus convenable… pour la maison.

Paul se décida.

Jorgon vint un soir, avant le dîner, lui rapporter ses vêtements, et il refit de lui le prince anglais, très digne, très hautain, qu’on voyait jadis dans les bois de Rocheuse menant en laisse l’héraldique sloughi de Reutler.

— Jorgon, dit doucement le jeune homme, j’y vais… c’est Marie qui veut, comprends-tu ?

— Non, Monsieur Paul, je ne comprends plus rien, je sens que je deviens fou, moi aussi. En tous les cas, à la première scène je pourrai toujours me faire bâtonner pour vous.

Paul se mordit les lèvres. Il alluma un londrès, laissant, sur sa table de toilette, ses fameuses cigarettes de thé.

— Mica, dit-il à voix basse, tu vas me suivre et tu écouteras aux portes. Quand une femme est témoin, on a toujours de l’aplomb.

— Monsieur, riposta Marie nerveusement, je retourne à la cuisine. J’en ai assez de jouer avec une poupée plus grande que moi. Bonsoir !

Et elle sortit.

D’un pas incertain, Paul se dirigea vers la chambre de son frère, une chambre vaste, un peu morne, meublée de meubles antiques, où le lit, à colonnes torses, avait la forme d’une tombe. Quand il fut sur le seuil, il eut un frisson maladif, ses dents claquèrent.

— Je sais qu’il m’aime et je sais qu’il me tuera !… Mourir tout de suite ? Non ! Encore l’effort d’un masque ! Je veux vivre et il me le faut vivant.

Concentrant toute sa volonté dans un geste, il écarta la lourde portière de velours noir, une draperie de deuil voilant le grand jour de cette chambre sans rideaux. Il marcha, très droit, très calme, ne perdant pas un pouce de sa taille charmante, ordinairement ployée.

— Monsieur, dit-il d’un ton léger, s’arrêtant en face de Reutler qui, lui, l’attendait, les yeux clos, ne vous semble-t-il pas que si cette situation se prolonge nous deviendrons grotesques ? Or, le ridicule peut être mon caprice durant un temps, ce n’est pas la ligne de conduite de toute ma vie… et ne fût-ce que pour ne pas effaroucher nos gens, nous pourrions reprendre l’habitude des repas en commun. À supposer que nous nous haïssions mortellement… il nous reste assez d’esprit pour demeurer des hommes bien élevés.

Reutler prévoyait tout, excepté ce langage de mondain. Une souffrance aiguë lui tordit le cœur. Il ouvrit les yeux.

— Mais, mon cher enfant, murmura-t-il, nous ne nous haïssons pas ! Je ne souhaite que votre transformation en homme comme il faut, seulement, croyez-moi, n’exagérez rien, le type de l’homme comme il faut n’a jamais rien d’excessif.

Paul s’assit devant lui, croisa la jambe et se prit le pied.

— Ah ! Vous êtes sûr ? (il eut un sourire froid.) Je connais pourtant un homme comme il faut qui a fait monter la terrasse de sa maison jusqu’au balcon de sa maîtresse, je dis sa maîtresse pour ne pas dire sa servante, car il y a équivoque, Monsieur, au moins en l’honneur de nos offices. Encore une chose que les hommes très distingués pratiquent volontiers, l’équivoque. Moi, je ne juge pas, je constate…

À travers la fumée du cigare, Reutler voyait se fixer sur lui les grands yeux orageux très sombres et très doux de la femme, perçant le masque.

— Il va me le jeter à la figure, songeait l’aîné palpitant d’horreur, et je devrai le tuer ou… ramper pour lui demander pardon. Il a tous les droits puisque je l’ai fait souffrir…

Mais Éric se leva et reprit, de sa voix légère…

— Je viens vous trouver, mon cher, surtout au sujet de l’équivoque. Je tiens à dégager mes responsabilités. Cette petite Marie est vraiment charmante et j’imagine qu’elle contribuera, dans une certaine mesure, à ma… transformation. Vous avez eu la bonté de me prêter ce joujou que j’ai laissé intact, histoire de vous prouver ma courtoisie en ne chassant pas sur vos terres… maintenant, je découple, vous permettez ?

— Bon ! pensa Reutler toujours immobile et respirant à peine. C’est l’annonce de la nouvelle torture… J’accepte. J’ai déjà passé par cet enfer plusieurs fois. Il espère me voler quelque chose et comme il ne me volera rien… Je ne l’aurais pas cru si maître de lui. Est-ce qu’elle finirait par lui plaire ?

— Vous tenez à cette fille, Monsieur ? questionna. Paul, allant secouer la cendre de son cigare au coin de la cheminée pour avoir l’occasion de se regarder dans une glace.

— Je l’estime énormément.

— Oui, je saisis bien, dit le monstre se tournant de profil, on n’aime, en général, que les gens qu’on méprise, et c’est me répondre que, sensuellement, vous vous en souciez peu. Vous avez tort ! Elle est jolie… pas de visage peut-être…

— Vous vous êtes renseigné ? objecta Reutler sentant la chaleur lui monter à la face.

— Cette bêtise ! Vous la faisiez coucher dans mon cabinet de toilette et elle prenait des libertés inouïes ! Ne voulait-elle pas m’administrer des potions calmantes et me passer mes robes de chambre ? J’ai reçu des gifles (j’adore les coups, moi) mais je sais qu’elle a les seins fermes, une taille exquise, fondante et souple, la peau brune, une de ces peaux créoles… par exemple, un petit défaut… Dois-je continuer ?

— Taisez-vous ! gronda Reutler serrant les poings.

— Continuons… elle a un grand défaut : elle vous aime !

— Ah ! la pauvre folle ! Elle a essayé de se sauver en vous avouant cela ?

— Elle n’a rien avoué du tout, cher ami. Son Secret se lit sur sa figure quand elle parle de vous. Alors elle devient belle et, sacredieu, ce qu’elle abuse de ce genre de beauté ! (Paul jeta son cigare d’un mouvement de dépit.) Enfin, je vous la rends intacte…

— Merci… je n’aurai sans doute pas attendu la permission… de votre part.

— Elle vous adore…

— Éric, dit très doucement Reutler, que me voulez-vous ? je m’y perds…

Et il se croisa les bras.

Paul scanda ses phrases :

— Elle vous adore et elle m’exècre. Plus elle est complaisante et plus je sens croître sa haine. J’ai pris feu parce qu’elle ne m’aime pas… encore un impossible qui me tente. Il faudrait que vous eussiez l’obligeance de peser un peu sur sa jeune volonté, vous le volontaire, pour qu’elle m’obéisse. Elle n’aura pas à s’en repentir, je vous le jure, moi, j’aime les gens que j’estime… nous différons tellement de point de vue, tous les deux.

— Vous l’aimez ? C’est-à-dire vous désirez qu’elle meure de chagrin sous mes yeux ?

— Vous n’y êtes pas. Je suis très bon, meilleur que vous. On guérit une passion par un autre amour, et en me substituant à son… dieu, je désire la consoler, la faire mourir d’autre chose que de chagrin, lui prouver que tous les hommes ne sont pas en bronze. (Il ajouta, cynique :) Il y va de notre honneur, vous ne couchez jamais, je coucherai à votre place… pourvu qu’on ne me force pas au viol, car, c’est étrange comme ces besognes-là me répugnent, aujourd’hui.

Et il regarda ses ongles fins, roses, ses ongles teints de sang.

— De la tenue, mon cher, de la tenue ! soupira-t-il tandis qu’un éclair brillait à l’ombre de ses cils baissés.

— Soit, répliqua l’aîné douloureusement. Si cette fille peut vous sauver, je l’y aiderai de toutes mes forces. Depuis longtemps je suis habitué aux sacrifices. Cependant est-ce bien votre bonheur que vous me demandez là ? Vous aimeriez une servante, Éric ?

— Monsieur, dit le cadet d’un ton sec, il est nécessaire que j’aime n’importe quoi quand je m’ennuie. Ah ! un conseil, ne lui parlez pas d’argent. Ne faites monter aucune terrasse jusqu’à elle, car elle ne descendrait pas. Elle est féroce, tout à votre image, et c’est pour cela que je veux essayer d’en avoir peur. Une incendiaire, songez donc ? Cela vous vaut !…

Paul se dirigea vers la porte, hésita, puis se tourna :

— Dîne-t-on toujours chez vous à six heures, Monsieur ?

— Je le pense, à moins que vous n’ayez donné de nouveaux ordres, répondit Reutler ironique.

— Tant mieux ! J’ai faim. Venez-vous ? Nous serons très spirituels ce soir. Je crois que nous ferons des mots pour Jorgon. Quel métier !

— Il aime peut-être cette fille… pensait Reutler. Sa voix tremble !… Et s’il l’aimait… Il serait sauvé bien réellement, il s’en irait de moi. Oh ! je ne veux donc plus qu’il soit sauvé. Je ne sais donc plus vouloir.

Il le rejoignit d’un pas rapide.

— Écoutez, dit-il, prenant son bras pour le mettre sous le sien, en descendant le grand escalier de Rocheuse, selon la coutume de leurs beaux jours d’union. Puisque vous faites mes… femmes, faites donc aussi les mots, il me restera le plaisir de vous regarder car, moi, je ne cherche nullement à remplacer l’idole dans le mortel silence de mon temple.

— Quelle idole, mon cher ami ?

Et Paul retira son bras d’un geste mâle.

Reutler se tut, devinant que le tigre le guettait.

— S’il est si fort, c’est qu’il ne m’aime plus, rêvait-il affreusement bouleversé. Pourquoi ne pas me tendre la main au lieu de me faire des discours ?

Paul étranglait d’une mauvaise envie de rire.

Il se tint très bien durant le dîner, fit des mots et demanda l’autorisation de démurer.

— Quoi ? fit Reutler sortant de ses rêves.

— Le salon. De l’air ! De l’air ! On étouffe, mon cher ami. Je vais, avec votre permission faire poser une verrière immense doublant toute l’étendue de la serre, une baie jaune d’ambre remplie de cigognes et de grues volantes, beaucoup de grues… j’adore ce genre d’oiseau, loin des boulevards. Toute la campagne entrant par la muraille trouée, l’irruption de la grande nature dans une pièce un peu funèbre. Secouons la poudre des tombeaux ! Vivons et soyons vulgaires, au besoin. La vie n’est-elle pas au fond très domestique ?

— Je le pensais lorsque j’ai renvoyé votre dernier groom ! dit Reutler dont la main mutilée se crispa sur un couteau.

. — Vous avez bien fait de renvoyer Célestin, mon cher, cela m’a donné l’occasion de trouver Mica charmante, riposta le cadet un peu pâli.

Jorgon les servait ; quand Jorgon fut loin, le jeune homme cria, malgré son flegme :

— Lâchez donc ce couteau, Monsieur !

— Mais vous êtes fou, murmura Reutler les dents serrées. Est-ce que je n’ai pas le droit de couper la nappe, à présent ? Il faudra que je rappelle votre médecin… il parlait justement de vous faire enfermer… à cause de vos vertus domestiques.

Et les prunelles sombres de l’aîné s’illuminèrent.

Paul jeta sa serviette rageusement.

— Allons ! C’est complet ! Vous n’êtes pas généreux ce soir, Hadrien !

Reutler se mit à rire, de son rire muet.

Et comme ils se regardaient éperdument au fond des yeux, la petite servante entra portant une corbeille de fruits.

Elle était triste et cherchait un prétexte pour dire adieu.

— Monsieur le baron, déclara-t-elle de son ton dur, un peu guttural, je m’en vais, vous voulez bien ?

Elle posa les fruits sur la table, devant lui.

— Pourquoi veux-tu t’en aller, petite sœur ? interrogea Reutler qui respira.

Elle rougit jusqu’au oreilles, répondit, toute droite, la tête fière :

— Parce que vous n’avez plus besoin de moi. Je vais rentrer à l’hospice. Il vaut mieux.

— Bon voyage ! pensa Paul prenant une pêche.

Reutler s’empara des deux poignets de la jeune fille et la considéra longuement. Ses yeux d’illuminé s’éteignirent.

— Il faut que tu restes, j’ai encore besoin de toi, chère petite.

— Oui, grommela Paul, nous te bénissons et tu viens toujours à point, avec ton flair d’amoureuse. Que la peste emporte la domesticité !

— Mais vous ne resterez pas aux cuisines, Marie ; vous donnerez à Jorgon l’ordre de vous dresser un lit dans le boudoir attenant au grand salon. Vous savez, la chambre où il y a le portrait d’un homme triste ?… le mien, je crois, je n’en suis pas sûr, car je n’ai jamais fait faire mon portrait. On dit qu’il me ressemble pourtant. Vous vous entendez aux transformations, vous arrangerez ce boudoir sombre en claire chambre de jeune fille. Il faut de la clarté, ici. Vous choisirez vos tentures et mon frère vous aidera de ses conseils. Puis, regardez bien cette nappe. J’ai une habitude déplorable. Je troue les nappes à coups de couteau… C’est la loi des éternels raccommodages que j’invoque pour vous garder. Habillez-vous dorénavant, Marie, comme une jolie femme que vous êtes et non comme une petite servante. Vous possédez les clefs de Rocheuse. Quand nous irons à Paris, vous nous suivrez. Là aussi, je troue les nappes ! Je ne m’occupe plus de vos gages… dépensez sans compter, petite sœur !

Durant qu’il parlait de sa voix un peu âpre, ironique, se passionnant sur certains mots affectueux, la petite servante s’éloignait de la table, folle, ivre, les yeux dilatés, elle s’assit, pour ne pas tomber, elle pencha la tête, d’abord très rouge puis blanche comme une cire.

Reutler se leva.

— Vous savez, Éric, de quelle manière on fait revenir les femmes, vous qui vous évanouissez quelquefois ! Je vous laisse, mon cher enfant… et je compte, sur toute votre délicatesse. Bonne chance !

Paul, demeuré seul, pelait tranquillement sa pêche. De temps en temps il coulait un regard, entre ses cils baissés, du côté de la jeune fille immobile.

— Si j’avais une très longue épingle, songeait-il, une épingle d’or, voire même d’acier, je l’enfoncerais dans sa cervelle au bon endroit, je lisserais, dessus, une de ses boucles, j’appuierais d’un baiser chaste et je raconterais au baron Jacques-Reutler de Fertzen que la joie ça tue les incendiaires… C’est bien gênant, d’être faible, et de ne pas pouvoir pousser le sadisme plus loin que l’intellectualité !

VIII

Il prenait goût à ce jeu et se faisait humble. C’était un impossible séduisant, cette fille brune, si froide, que rien n’arrivait à distraire de sa passion mystérieuse. Elle aimait Reutler uniquement et elle ne se révoltait pas du rôle effroyable qu’on lui imposait. Elle ne se révoltait que sous les caresses. Qu’espérait-elle ? Il fallait le savoir ! Blotti dans ses jupes, il la regardait inquiet, très lâche, se sentant des envies de prier. Puisqu’on ne lui permettait plus que cette espèce de petit groom, ce dernier petit morceau de plaisir, il essayerait de s’en contenter, mais la féale avait des idées très nettes sur les droits de son seigneur. Ce jour-là, elle le repoussa si brutalement qu’elle le fit s’étaler dans le tapis de fourrure blanche qu’ils avaient choisi ensemble pour éclairer leur chambre de jeunes filles. Il y demeura étendu, les yeux clos.

— Ça finira mal, dit-il d’un ton las, je vous violerai, Marie !

— Vous vantez pas ! répliqua-t-elle cassant son fil entre ses dents pointues.

Elle cousait toujours, en femme qui n’a plus rien à faire. Elle montrait des dents éblouissantes, des ongles soignés, se poudrait, se parfumait selon les indications perverses du bel initiateur, et dès que Reutler paraissait, elle courait au miroir, oubliant la présence de Paul.

— Aimable serpent ! D’ailleurs, tu as raison !… Ce n’est même pas facile quand vous voulez bien ! soupira-t-il, et il se prit le pied, très satisfait de ce mot de vieillard. Voyons ? Est-ce que tu me trouves laid ! Ce serait crevant, dis ?

— Trop beau ! Beaucoup trop beau !

— Merci ! M’accable pas ! Tu rêves de poitrine velue, de cheveux noirs droit plantés, d’attitudes genre hercule Farnèse… Tu sais, Mica… Farnèse ? C’est le nom de famille de Monsieur Hercule, un roi qui régnait du temps où il n’existait que des imbéciles. Répète avec moi pour t’en souvenir. Que je serve au moins à meubler ton imagination.

Elle répéta, très sérieuse, car il daignait lui apprendre à lire :

— Farnèse, le nom de famille de Monsieur Hercule…

— Mica, interrompit confidentiellement le jeune homme, tu dis des bêtises. Hercule c’est un mot obscène, c’est infâme de répéter cela. Pourquoi n’as-tu pas deviné ?

— Je le pensais ! Vous êtes comme Célestin, vous ! Il faut que vous mettiez des mots d’ordures dans tout… Sale être, va !

Elle jeta son ouvrage, se dirigea vers la cheminée, s’y accouda pour pleurer. Voilà qu’il allait mélanger des choses impures au pur bonheur qu’elle avait de s’instruire et de se rapprocher ainsi du maître vénéré qui était, disait-on, toutes sciences. Paul rampa jusqu’à elle.

— Mica, balbutia-t-il lui enlaçant félinement les genoux, j’ai menti. Il n’y a qu’une vérité, c’est que je mens toujours. Je t’adore… là… me fais pas enrager. Les larmes sont contagieuses entre jolies femmes. Embrasse-moi donc au lieu de pleurer. Une pauvre petite caresse, ça compte si peu… Je te ferai lire ! Je serai sage… Enfin, m’énerve pas ou je déchire ce portrait que tu regardes !

— Oh ! Monsieur Paul… celui de votre père !

— Ça m’est égal. Si tu crois que tu ne passerais pas sur le ventre de ta mère, toi, pour aller rejoindre ton amoureux ! Oui ou non, veux-tu m’embrasser ?

— Oui… comme du temps que vous portiez des jupes !

Elle se pencha, prête à la gifle ; Paul prit ses lèvres. Elle poussa un cri étouffé, chercha, au hasard, des ciseaux… qu’elle lui darda dans les yeux.

— Bon ! Le début de l’histoire de l’église ? Je connais la suite par cœur, Mica. Je vais serrer toutes les boîtes d’allumettes. Fichtre ! Tu es vraiment intraitable.

— Embrassez-moi ! je m’en moque ! Je tiens les ciseaux et j’avertirai Monsieur Reutler, par-dessus le marché. Nous verrons s’il sera content… lui qui a chassé votre groom à cause de moi !

Paul eut un mauvais sourire ;

— Monsieur Reutler est très jaloux, Mica !

— De qui ? s’exclama-t-elle les lèvres pâles,

— …Te flanquera dehors ou te conseillera de me céder, selon la brise soufflant à Rocheuse, ma chère !

— Vous vouliez que je m’en aille… et lui m’a fait monter des cuisines ici ! Non ! il ne me l’enverra pas. Il est le maître. Quand il vous laisse poser des croisées de six mille francs dans son salin, c’est encore pas vous qui les payez ?

— Conclusion, Mica : nous sommes égales. J’ai une vague idée que nous pouvons faire, chez lui, tout ce qu’il nous plaira sans qu’il s’en mêle. Un harem, vois-tu, ça ne marche que lorsqu’on oublie d’y lancer son mouchoir.

— Vous n’avez pas honte de parler comme une fille ?

— Tu es bien intelligente, toi, pour une vierge. Mazette ! Quelle éducation de haut goût ! Tu vas m’empêcher de finir mon poème… Regarde-moi, dis ?

Elle contemplait, là-bas, le portrait sombre. Pourquoi Reutler prenait-il, à certains moments, le sourire de Paul-Éric ? Un sourire bizarre, si détaché de tout !… Ah ! Pourquoi fallait-il que ce fût l’autre, le grand, qui précisément ne voulût pas d’elle ? Le plus petit de ces tigres avait tellement l’air d’un joli chat joueur qui suit la jupe pour le seul plaisir de se rouler dans les tapis ! Était-ce dangereux de le laisser jouer ?

— Je t’aime énormément, Mica ! murmurait Paul de sa voix lasse. Tu es drôle, tu ressembles à un collégien en vacances chez une vieille cousine trop… jeune. Tu as des prunelles qui brillent et ta bouche est déjà toute fanée. Tu t’incendies toi-même avec ta sotte passion pour ton hercule Farnèse. Il est en marbre, en bronze ! Ne pleure donc plus. C’est idiot ! Tu te consumes, ma pauvre parcelle de femme ! Il mérite que tu lui prouves de quel bois on se chauffe quand on sait allumer le feu ! Envoie-moi ce bonhomme au diable ! Il est en pierre, entends-tu ? j’ai mes raisons pour te l’affirmer ! Et il a tort ! Tiens ! Tu me cajoles, à présent. Ce que ces sacrées femelles n’ont pas de mesure !…

— Écoutez, Monsieur Paul, dit-elle l’entourant subitement de ses bras, vous êtes gentil, plus gentil que lui, c’est vrai ! Seulement, lui, j’en suis folle… il m’a jeté un sort ! Est-ce que vous ne connaîtriez pas un secret pour se faire aimer de cet homme-là ? Je ne veux pas son argent, je vous le jure, je veux qu’il s’occupe de moi, qu’il me parle… il ne me dit plus rien et il ne s’arrête jamais devant ma porte lorsqu’il traverse le salon… Si ça continue, vous avez raison, je périrai de chagrin !

— Je ne connais qu’un système, fit Paul ironique : devenir ma maîtresse.

Elle éclata d’un rire forcé.

— Je le croirai… quand il me le répétera ! Il est le bon Dieu, lui, et il n’a pas la méchanceté de désirer ma mort !

Les yeux de Paul s’obscurcirent. Il se dégagea des bras joints de la jeune fille.

— Mica, ordonna-t-il de son ton bref qui commandait aux domestiques, va me chercher du champagne, j’ai soif ! Tu m’altères…

Elle courut lui chercher du champagne et rentra en disant d’un accent moqueur :

— Votre servante, Mademoiselle.

Au lieu de boire, il sortit brusquement.

Ce jour-là, il faisait noir et du vent, un temps d’ouragan qui secouait la vieille maison de Rocheuse comme un navire sur la mer. Autour de ses murailles, des lambeaux de nuages pendaient en haillons. Le cadet des de Fertzen traversa le grand salon, sans regarder du côté du ciel. Dans le corridor, il appela le sloughi qu’on attachait sous l’escalier de l’observatoire. L’animal, oublié depuis des semaines par Reutler — l’aîné ne caressait même plus les chiens — tirait éperdument sur sa chaîne en bâillant de joie. Paul, la mine préoccupée, le détacha.

— Toi, mon cher toutou, tu vas me servir à relever les brisées. Il s’agit de savoir où nous en sommes avec ton estimable maître que j’ai un peu perdu de vue.

Le sloughi ouvrit une gueule d’hydre et sa langue rose jaillit comme une flamme.

Paul gagna les terrasses, le tenant au collier.

— Tout beau ! j’ai mes nerfs aujourd’hui ! Nous allons nous amuser ! Tu aimes le paon ? je vais t’en offrir un ! Chassons le prince Mes-Yeux !

Ils le trouvèrent à l’extrémité de la troisième terrasse. L’oiseau, dès qu’il aperçut Paul, balaya les feuilles mortes de son manteau de cour, et bondit toutes ses plumes hérissées.

— Pille ! souffla Paul lâchant le chien.

Ce fut une lutte épouvantable et charmante. Le paon, trop lourd pour voler, rasa le sol, échappa dix fois, revint dix fois, le bec ouvert, dans une superbe vaillance de coq. Rampant sur l’herbe, les deux bêtes souples, velours contre velours, ne faisaient aucun bruit. Le sloughi déchira le manteau de cour, happa une aile et il y eut, seulement, un léger froissement soyeux. Alors le paon transperça une oreille sans daigner se retourner et ils virevoltèrent follement ne songeant plus qu’à s’écharper.

Paul debout, près d’une urne de marbre, les regardait, l’œil fixe, comptant les coups de becs et les coups de dents.

— Allez ! Allez ! Mes enfants ! C’est très bien ! Vous êtes presque aussi forts l’un que l’autre ! Prince Mes-Yeux, vous l’aveuglerez peut-être, mais il vous tuera ! Le vilain chien fidèle aura le dessus ! Hardi ! Gare aux ailes ! Gare à la jupe verte !… Ah ! pauvre prince, vous êtes trop beau !… et trop méchant, et trop entêté ! Il vous tient, le maudit chien féroce ! le chien si obéissant ! Ouf ! ça y est ! Patience ! son tour viendra…

Le jeune homme parlait à voix basse, d’une voix sifflant étrangement entre ses lèvres rouges. En un magistral coup de gueule, le sloughi éventra l’oiseau. Le prince Mes-Yeux, étendu sur le dos, sans pouvoir se relever du milieu de son manteau impérial, agita frénétiquement les pattes et, tordant sa petite tête de vipère bleue, il expira. On vit onduler, tout le long de ses plumes, un reflet d’azur clair, une teinte plus ciel et plus tendre, comme si la mort revêtait sa beauté d’une nouvelle robe plus précieuse, puis il redevint vert triste et ce fut fini.

— Mon imbécile de bon chien, soupira Paul, tu as exécuté là un tour de passe-passe qui va te coûter cher ! Apporte ! et prends un air modeste. C’est maintenant que nous allons chasser ma bête à moi.

Ils remontèrent les terrasses, le chien traînant sa proie, magnifique, et ils rentrèrent à Rocheuse, cherchant leur maître.

Celui-ci travaillait dans sa chambre, ayant abandonné son observatoire où Paul ne venait pas le soir, trop occupé par sa dernière œuvre de séduction. Leur intimité fraternelle n’était qu’une apparence pour les domestiques, et, très dignes, la lune de miel de leurs âmes ayant disparu devant le lever d’un autre astre, ils ne se rencontraient qu’aux repas durant lesquels, souvent, il n’échangeaient pas un mot. Ils ne se tutoyaient plus, et s’ils avaient supprimé d’un commun accord le ridicule vocable de : Monsieur, ils s’appelaient : mon cher ou mon ami, pour éviter de proférer leur nom. Paul, qui avait l’habitude du masque, ne souffrait guère de cet état de chose, Reutler agonisait. Il battait les campagnes, à cheval dès l’aube, visitait les villages lointains, sous prétexte d’aumônes, soignait les pouilleux pour se distraire, rêvait même de fonder un hospice de concert avec l’aubergiste Joviot, semait son or en roi qui ne sait ni ce qu’il fait ni ce qu’on lui demande, essayait de la philanthropie comme il eût essayé d’un narcotique et n’en dormait pas mieux !

Paul pénétra chez lui, accompagné du chien. Le pauvre vainqueur, flairant une semonce, s’arrêta, tout tremblant, sur le seuil et lâcha le paon. Un geste câlin de Paul le lui fit reprendre ; oreilles basses, l’animal se mit à ramper.

— Reutler, dit le jeune homme de son ton chanteur, de cette voix féminine qu’il dissimulait depuis sa transformation, Reutler, ton sale chien m’a pris mon joujou, il a tué le prince Mes-Yeux ! Je le fais monter pour que tu ne m’accuses pas de mensonge… et je n’ai pas osé le corriger parce que je sais que tu l’aimes… et j’aimais bien mon oiseau… je suis désolé !

Il fut obligé de se mordre la bouche pour ne pas rire, ce qui lui donna l’air d’avoir envie de sangloter, parce que Reutler, au seul timbre de cette voix, s’était dressé, les regards fous. Frémissant de colère et de bonheur, il écouta la plainte perfide comme il aurait écouté la musique de son orgue. Ah ! son frère, son enfant, le vrai, lui revenait donc tout entier quand il avait un chagrin ?

— Qui s’est permis de détacher Fox ?

— Eh ! fit le cadet, boudeur, ce n’est pas moi, bien sûr ! Tout marche de travers dans cette maison. Non ! je n’aurai jamais un paon plus irritable et plus drôle… je suis furieux !…

Le chien, humblement, vint déposer la bête d’émeraude aux pieds de son maître. Reutler fouilla derrière sa ceinture où il avait coutume de porter un revolver et, sans une réflexion, il tira… La gueule rose, la gueule d’hydre s’ouvrit toute grande, vomissant un flot pourpre avec un hurlement lugubre, puis la seconde victime tomba, demeura étendue en sa suprême grâce héraldique, les pattes raides.

Paul détourna le front.

— Brutal ! murmura-t-il. La mort… ce n’est pas une correction ! Tu es donc toujours armé ? Moi, je n’entre plus ici. J’ai horreur du sang ! Et surtout des hurlements, du tapage !… (Il songea, s’appuyant à un meuble :) …me la laissera violer et, au besoin, me la tiendra… Brave Reutler ! Il est unique !

Reutler s’agenouilla pour dérouler un tapis sur les jolis cadavres.

— Tiens ! dit-il en riant, je te rends les armes, je ne veux pas que tu aies peur de moi, Monsieur !

Et tendant son revolver à son cadet, il souligna, un peu railleusement, la fin de sa phrase, mais resta prosterné.

Paul prit le revolver qu’il examina l’œil sournois.

— Ils sont vilains, tes accessoires ! (Il ajouta, très correct :) Je vous assure, mon cher, que vous avez eu tort de massacrer votre favori ; ça ne me rend pas le mien !

— Oh ! je t’en prie, fit sourdement Reutler, toujours à genoux, quitte ce ton cérémonieux ! Je t’ai donné des coups de canne… oui… oui… Je me le rappelle… j’aurais dû les distribuera mon chien, j’ai eu tort de battre celui-ci et de tuer celui-là, il y a eu méprise… je l’avoue… Déguise-toi en homme si cela t’amuse et… fiche-moi la paix avec tes allures solennelles, elles m’assassinent…

Paul lui mit le revolver sur la tempe.

— Veux-tu que je t’achève par bonté d’âme ?

— N’hésite pas ! Tu es incontestablement le plus fort, maintenant, et je préfère la mort à la vie que je mène ! Je n’ai peur que de la vie. ;.

Paul ôta le revolver et posa sa bouche à la place.

— Non ! Non ! cria Reutler, j’aime mieux l’autre… l’autre est plus pure, l’autre ne baise pas les femmes, rends-moi l’autre, puisque Je te dis que je préfère mourir…

Il voulut lui arracher l’arme et Paul n’eut que le temps de sauter en arrière.

— Alors, qu’est-ce que tu veux que je devienne ? gémit le jeune homme. On me tue mes paons, on me tue mes chiens, et les filles me haïssent à cause de ta présence sacrée ! Pas même une silhouette de groom ! Est-ce que tu t’imagines que je peux vivre de cette vie-là, moi aussi ? Faisons nos conditions, mon grand ! Je te rends le revolver, c’est-à-dire tes droits à me châtier, seulement livre-moi la servante qui se moque de ton serviteur, tu sais ! Faut que je la viole… Si elle crie, ça m’ennuiera… j’ai la terreur du bruit, des égratignures et puis de tes sermons. Tu es vraiment méchant, toi, pour les bébêtes qui s’émancipent.

— Comment, ricana Reutler ? Ce roman n’est pas terminé ? Où avez-vous l’esprit, don Juan ? Vous êtes encore sa sœur ?

Paul frappa du pied.

— Ah ! m’exaspère pas, hein ? La fille… ou je casse tout.

— Voyons, Éric ? Est-ce que, réellement, Marie n’est pas ta maîtresse ?

— Non ! À mon tour, j’avoue.,.

Reutler se releva, très étonné.

— Un cas pathologique, cette fille !

— Dis-lui, de ma part, ou de la tienne, que ça ne peut pas durer plus longtemps, scanda Paul qui crispa ses mains dont les ongles tranchants pénétrèrent dans le bras de son aîné. Dis-lui… comme au chien ! Tu es brutal, toi, fais mon office… Elle est ici pour mous obéir, non pour nous humilier ! Elle t’aime, je la veux ; après, je serai guéri de toutes les femmes, je crois ! Elle est trop toquée de l’hercule celle-là, ça m’agace, moi, qui suis faible. Enfin, arrange-toi pour l’introduire dans mon lit… sans qu’elle me crève les yeux.

— Du calme ! Du calme ! Ne te mets pas en colère. Tu vas te faire du mal ! Eh ! mon Dieu, tâche de l’attendrir en l’aimant davantage.

Paul blêmit,

— Regarde-moi bien ! Est-ce que je suis de ceux qui cherchent à attendrir leurs bourreaux ? Tu ne m’aurais pas offert des excuses à genoux, tout à l’heure, je n’eusse même pas daigné me plaindre, ni te laisser deviner que… c’est de ta faute si je ne peux plus violer personne !

Reutler se voila le visage et tomba sur un fauteuil.

— Oh ! Éric ! Éric ! Tais-toi ! Taisez-vous ! Je vous promets d’essayer de toutes les persuasions… Allez-vous-en, je vous en supplie ! Quel métier me faites-vous faire ?

Paul éclata de son rire cynique.

— Ça n’a pas d’importance ! C’est toujours divin le métier de dupe… Un peu plus, un peu moins… Quand tu en auras assez, viens me le dire, tu sais où je couche !

Et il s’éloigna, en pleurant de rage, mais point au sujet des victimes qu’il laissait derrière lui.

Un frisson douloureux passa sur l’épiderme de Reutler, comme un glacial vent de mort, lorsqu’il vit entrer la jeune fille. Elle avait gratté doucement, cinq minutes après le départ de Paul, et ne recevant pas de réponse, elle s’était risquée, ne se doutant pas de leur nouvelle réconciliation. Elle souriait, très confuse, portant du linge, une pile de nappes blanches, car elle ne venait jamais sans le prétexte de son service. Elle remerciait, en s’effaçant de plus en plus devant lui. Reutler se dirigea vers la fenêtre où il frappa les vitres pour se donner une contenance indifférente. Il verrait, il réfléchirait… Cela ne pouvait pas se dire du haut de n’importe quelle phrase.

— Monstrueux ! pensa-t-il, songeant tout à coup que cette pauvre fille l’aimait.

Elle rangea les nappes dans une armoire et toussa légèrement.

— Monsieur le baron, fit-elle, anxieuse, j’ai besoin de vous parler… avez-vous le temps ?

Cela se trouvait fort bien et simplifiait les préambules. Il se retourna…

— Quoi, Marie ? dit-il le regard vague.

— Il s’agit de Monsieur Paul. C’est fini de jouer vous comprenez ?…

Elle disait tout de suite ses pensées, elle, très nettement.

— Non ! Je ne saisis pas du tout…

Elle frottait le parquet du pied, embarrassée, et elle étudiait le dessin du tapis pour ne pas rougir sous son regard. Elle se pencha. Qu’est-ce qu’elle voyait donc ? On aurait dit une forme, un corps étendu ; elle souleva le bord, demeura pétrifiée ; du sang coulait…

— Monsieur Reutler… Oh ! du sang !

Le cri fut si déchirant que Reutler eut froid jusqu’au fond de l’âme. Elle reculait, éperdue, la bouche ouverte, les bras en l’air.

— Vous avez tué votre frère, hurla-t-elle. Ils le disaient bien, aux cuisines, que vous le tueriez…

Reutler partit d’un éclat de rire qui sonna très faux, comme un écho de celui de Paul.

— Pauvre petite folle ! C’est mon chien que j’ai tué et il le méritait, il a étranglé le prince Mes-Yeux ! Éric n’a pas su le corriger, lui, et moi j’ai été… trop vif ! Appelez Jorgon, pour qu’on débarrasse le plancher, j’avais oublié cet incident. Ne pâlissez pas ainsi, mon Dieu ! Oh ! Les femmes !… Allons, asseyez-vous, ne tremblez pas là, sur ce fauteuil… Sacrebleu !

Marie n’en pouvait plus. Son cœur battait, ses tempes se gonflaient, ses dents claquaient. Elle murmura ;

— Vous tuez les bêtes, vous ? Je croyais que vous étiez bon ?

Il fit le tour de sa chambre, énervé, enfin se décida à appeler Jorgon lui-même. Comme la petite servante, Jorgon fut horrifié. Cependant il ne dit rien. Pour lui, la dignité de la maison sombrait. Plus de respect aux offices, et, chez les maîtres, la gueuse courant de l’un à l’autre avec un entrain diabolique, semant le désordre. Le brave homme enveloppa les deux jolis cadavres d’une nappe blanche que Marie lui donna et les emporta comme des personnes, selon son expression, car tout ce qui n’était par ses maîtres, c’était : des personnes.

— Tu demanderas à Éric s’il désire conserver la dépouille de son paon ! cria Reutler de la porte, puis il poussa un verrou.

— Est-ce que cela va mieux ? questionna-t-il en revenant vers Marie, essayant de sourire.

— Oui, je peux m’en aller… Monsieur Reutler, je vous remercie.

— Vous aviez à me parler… Ah ! petite Marie, vous n’êtes pas brave… Que diable, quand on a mis le feu aux églises… Mais, cela ne se discute pas, les nerfs.

Et il ricanait de son rire muet, le plus railleur. — Aujourd’hui vous me reprochez mon crime ? On voit bien que Monsieur Paul n’est plus malade… vous n’avez plus besoin de moi.

— Si, j’ai toujours besoin de toi, soupira-t-il d’un ton bas, plein de compassion. (Il lui prit les mains, posa son genou sur une fumeuse, s’accouda au dossier pour être à sa hauteur et cependant garder une barrière entre elle et lui.) Éric te tourmente ? Réponds sans trembler.

— Monsieur, dit-elle tout d’un trait, il faut que je sache la vérité une bonne fois. J’ai pas de rapport à vous faire. Votre frère plaisante, dame, j’ai trop souvent couché près de lui pour qu’il me respecte… Et c’est de votre faute, pas de la sienne. Dieu merci, n’y tenait pas, autrefois, puisqu’il ne pouvait pas me souffrir. Maintenant, il me raconte tout autant de vilaines choses et il est tout autant méchant, seulement, il me chiffonne davantage et j’aime pas ça !…

— En es-tu sûr ? interrompit Reutler, plongeant ses yeux calmes dans les yeux troublés de la jeune fille.

Elle rougit.

— Monsieur Éric ne me fait pas peur, mais il me bouleverse ! J’ai le cœur qui me bat depuis ce matin à m’enlever la respiration ! C’est pas une existence… Surtout qu’il prétend que vous savez très bien ce qui se passe… Ramenez-moi à l’hospice, je suis pas tranquille, la tête me tourne…

— Pourquoi te refuses-tu ? précisa Reutler.

— Je… le déteste. Vous me permettriez…

— Marie, je ne te juge pas, je ne t’ai jamais jugée, au contraire, je t’absous d’avance, car il y a des malades qu’on ne peut guérir que par l’amour… toi et lui, vous êtes peut-être de ces malades ! Tu admets bien que je sache les choses que tu ignores, dis ?

Elle répéta suffoquée :

— Je le déteste, Monsieur Reutler. Je ne lui reproche pas mes pauvres cheveux, non, mais ce qui est coupé, entre nous, c’est bien coupé, ça ne repoussera plus !

— Vaniteuse ! fit Reutler souriant, très railleur.

— Ça vous est égal, mes cheveux ?

— Oh ! Absolument…

— Il fallait donc les couper vous-même, là-bas, dans les ronces.

— On n’a pas le droit de détruire, Marie.

— Et le chien ?

— Et l’église ? On peut punir, pas se venger ! Toi, tu te venges de mon frère parce qu’il a voulu t’enlaidir, c’est très mesquin, chère petite.

Elle s’emporta, retira ses mains.

— Vous êtes des Messieurs riches… moi, je ne suis qu’un gibier de prison… j’aurai toujours tort… je veux m’en aller.

— Marie, mon frère t’aime, tu ne t’en iras pas, je te le défends.

— Non, il veut coucher avec moi, c’est pas la même chose, Monsieur Reutler !

— Comme tu es savante ! Enfin, tu n’es plus vierge du tout. Pourquoi lui refuser tes dernières bonnes grâces, alors que tu lui as laissé voir presque toute ta personne, il me l’a dit.

Elle perdit la tête, se confessa :

— Pas ma faute, s’il a vu mes seins, une nuit ! Il vous appelait, vous implorait, que j’ai cru que vous étiez venu et qu’on se battait encore ! Je me suis jetée dans sa chambre n’ayant qu’un jupon sur moi.

— Quand un homme a vu les seins d’une femme, cette femme lui appartient.

Marie se recula et avec un geste extrêmement chaste, car il avait la spontanéité d’un signe religieux, elle ouvrit son corsage, lui montra ses seins, tout petits, fleuris de rose.

— Voilà, dit-elle, regardez donc ! Je suis à vous comme à lui, mais davantage à vous… parce qu’il faudra qu’il me prenne de force, vous savez, tandis que je vous en donne la vue pour le plaisir.

Et elle reboutonna son corsage.

Malheureusement, Marie venait d’accomplir l’acte qui pouvait déplaire le plus au baron Jacques-Reutler de Fertzen : un acte d’impudeur. Il ne concevait pas un idéal féminin sans une pureté absolue, c’est-à-dire qu’il ne concevait pas du tout l’idéal en question. Il demandait l’impossible. Il tolérait à la rigueur que son frère, le bel Éric, fût provoquant et parfaitement oublieux des plus élémentaires lois de la décence, mais c’était le mâle, le maître, celui qui a le droit d’agir et n’a pas à se préoccuper des détails de sa toilette même lorsqu’il lui convient de s’avilir vis-à-vis de ses domestiques. Un moment arrive — il le pensait — où celui-là qui porte, en essence, toutes les vertus, peut se relever du seul effort de sa volonté. Les femmes ne sont pas des volontaires en amour, elles sont les reflets pâles d’une puissance qu’elles ne comprennent pas et subissent. Si cette fille tombait, elle ne saurait se relever seule, elle roulerait inconsciemment à toutes les fanges. Est-ce que les femmes se relèvent jamais d’aucune chute ? Et ruminant ses idées tristes. il se promenait, devant elle, ses bras croisés.

— Où prenez-vous, dit-il de sa voix sourde, que vous êtes plus à moi aujourd’hui : qu’hier ? Je suis votre protecteur, je vous dois toujours mon aide… il n’y a rien qui puisse me lier plus particulièrement à vous ! Je reste toujours celui qui commande, j’ai tenté de le faire très doucement, maintenant, je vais parler plus haut : ma chère enfant, il faut vous livrer à Paul-Éric, mon frère, non pas pour son bonheur, mais pour le vôtre… Si vous tardez, vous allez vous prostituer à tout le monde !

Marie s’effondra sur les deux genoux.

— Il a dit ça, cria-t-elle tordant ses mains au-dessus de sa tête, il a dit ça ! C’est ça qu’il veut… il ne veut que ça ! Oh ! je l’ai bien entendu ! Oh ! pauvre fille que je suis d’avoir voulu le savoir !

— Voyons, Marie, pas de scène !… Éric furieux, le paon mort, le chien tué, la servante qui pleure… ce n’est plus une maison et je finirai par ne plus demeurer chez moi si cela doit continuer ! Relevez-vous vite ! Non ! Non ! Ne me baisez pas les mains, j’ai horreur de ces sortes de démonstrations sentimentales. Laissez-moi tranquille… toutes ces histoires d’amour sont très malpropres au fond. Sacrebleu ! Vous relèverez-vous ?

Elle se coucha, sanglotante, à ses pieds.

— Je vous aime tant, Monsieur Reutler ! Je ne peux pas m’empêcher de vous aimer. Je sais bien, j’aurais pas dû oser… voyez-vous, c’est un sort !… Je ne dors plus de penser que vous êtes un homme de pierre comme il dit, lui, et que vous ne comprenez rien à rien… je suis pire que toutes, oui, mais je vous jure que je suis vierge. Monsieur Paul m’a bien expliqué ce que c’était que d’être vierge, je peux pas m’y tromper. J’ai jamais rien voulu savoir d’un amoureux… Seulement, de vous… ah ! tout ce qui vous plaira… même d’être votre chien, de mourir, de me dénoncer aux gendarmes, tout quoi ! Pas de me donner à l’autre, par exemple, et c’est pas d’un Monsieur noble de me demander cela ! Oh ! le lâche, le lâche… puisque vous savez que je vous aime, c’est me demander de mentir !

Reutler frappa une table de son poing et ses yeux s’illuminèrent.

— Je ne peux pas y toucher, murmurait-il serrant les dents. Je sens que si j’y touche ce sera pour la jeter par la fenêtre ! Sacré tonnerre ! Si j’avais su, ce que je t’aurais laissée pourrir dans les fossés de ma route, toi… Et elle a raison… ce qui est le plus odieux ! Elle est logique vis-à-vis du maître, la servante ! Je l’ai débauchée, je l’ai dépravée et je ne songe plus qu’à la faire violer… Je suis le plus lâche des hommes en face de sa bravoure de femelle, et si j’étais d’humeur à me rouler par terre… eh ! ce serait vraiment le jour… Marie ! (cria-t-il rudement) Marie !

À cette voix impérieuse, elle tendit les mains, suppliante.

— Écoutez, fit-il, la saisissant par les poignets et la dressant, vous avez dit que je n’étais pas un honnête homme ; en effet, je ne serais pas loyal si je ne mettais pas en regard de la faute, la réparation… Je ne vous conseille pas de vous donner. Vous ne l’aimez pas. Résistez-lui… de toute votre âme… seulement puisqu’il paraît que, chez vous, les femmes, la résistance physique a ses limites, ne vous croyez pas irrévocablement perdue parce que vous… vous seriez laissé prendre !… Si l’on vous… manque de respect sous mon toit… je vous le rendrai, moi, votre honneur ! Si quelqu’un fait de vous sa maîtresse, moi, je vous épouserai. Entendez-vous bien, Marie ! Si mon frère vous viole, vous serez baronne de Fertzen, avec trois millions de fortune !… Penses-tu encore, l’incendiaire, qu’on puisse me traiter de lâche !

La colère le faisait tellement effrayant, que Marie détourna la tête.

— Mon Dieu ! Il est fou ! Il a la fièvre ! Moi, la criminelle, moi la pauvre fille des rues, baronne de Fertzen avec trois millions de fortune ! Il se moque de moi ou il a la fièvre !

— Tu ne sais pas lire… cependant… veux-tu que je te signe le contrat ? Ce sera vraiment la première fois que quelqu’un aura douté de ma parole !

Il la lâcha pour courir à son bureau, chercha du papier.

— Monsieur Reutler ! Oh ! Monsieur, je ne doute de rien, n’écrivez pas, ce n’est pas la peine ! Dites… est-ce par amour que vous m’épouseriez, allons, regardez-moi encore dans les yeux !… Vous me feriez respecter, vous m’entoureriez de belles choses et je ne pourrais pas me plaindre, car vous êtes très bon, vous, quand on fait vos volontés… mais l’amour… Dites… il ne serait pas de la partie. Vous ne me toucheriez seulement pas du bout des lèvres, hein ?

Reutler perdit toute prudence et sans calculer qu’un mot tendre, une banalité quelconque adoucirait l’amer poison de son orgueil, il s’écria, lui, le parfait galant homme :

— Ah ! Foutre non ! Pas mon amour !

La petite servante le toisa.

— Moi aussi, dit-elle, je m’en fous !… pouvez garder vos trois millions et peut être qu’on sera la maîtresse de Rocheuse sans vous, un beau soir !

Elle se dirigea vers la porte, que Reutler lui ouvrit, courtoisement.


IX

Toute la muraille, du côté de la serre, avait été remplacée par une immense verrière, couleur d’ambre, d’où l’on voyait la campagne comme perpétuellement baignée de soleil, et le jour pouvait entrer, maintenant, jusqu’aux plus noirs meubles de ce sombre salon, le jour aussi blond que Paul-Éric. Une tige de glycine tordue, des grappes en cabochons d’améthystes, formait un cadre au tableau de la vallée adoucissant la vision du désert de l’automne par une lueur d’éternel printemps. Dans la transparence dorée passait un vol de cigognes, les ailes planantes, poussant leurs cris muets de bêtes trop lointaines.

Le cadet des de Fertzen disait, quelquefois, le front mélancoliquement appuyé à ce faux décor irisant le vrai :

— Nous habitons une maison de cristal ! Rien n’est plus pur… que le fond de nos fenêtres !…

Et ce soir-là, dans le fond des fenêtres, à Rocheuse, le rouge soleil d’octobre, semblant mourir de honte, ruisselait en flots pourpres, flambait d’une colère divine…

Reutler, le coude sur le clavier de son orgue, le menton pris entre ses doigts frissonnants écoutait fuir le dernier sanglot de son âme.

Oh ! la lueur blonde qui jouait sa gamme à travers les ondes sonores, cette chevelure fée qu’on nouait et dénouait derrière son épaule, qui le caressait d’une invisible main dont les ongles étaient des étincelles… Comme il se sentait seul… et double ! Il leva la tête pour que ses larmes, retombant dans sa poitrine, eussent enfin le droit de brûler son cœur. Il savait très bien l’impression terriblement sensuelle que lui produisait la musique et ne tentait plus de s’y soustraire. À quoi bon les luttes et les scrupules vis-à-vis de sa propre conscience ? Désespéré, jaloux, malheureux de ses victoires comme de ses défaites, il demeurait certain de son état avec la lucidité du médecin qui, depuis longtemps, s’étudie et Se condamne. La catastrophe se Rapprochait ; il la sentait venir, fondre sur lui dans le vent d’ouragan ou dans la brise légèrement froide, embaumait les fleurs expirantes de cette fin de belle saison… si morne ! Il n’y échapperait point et, ce Soir de solitude, il était descendu, à pas furtifs, redoutant les rencontres, pour se griser, ouvrir cet orgue, y plonger les doigts comme un voleur qui touche à un trésor. Il ne sortait presque plus. Renonçant aux courses en forêt, il délaissait ses chevaux et n’exigeait aucun service de ses domestiques, car il avait remarqué de singuliers sourires parmi la valetaille. Jorgon, le dévoué, arrivait toujours au premier coup de timbre, mais il roulait des prunelles hagardes pour le moindre geste, se reculait, défiant. Alors, Reutler s’enfermait, montait à son observatoire, cherchant l’air qui lui manquait, là, composait des poisons, le cerveau peu à peu paralysé par la folie de cette idée fixe : mourir dès qu’il serait libre.

Il ferma le clavier en respirant péniblement

— On étouffe ici, murmura-t-il. Je suis donc prisonnier chez moi ? J’ai peur de faire du bruit ! Cette femme… ah ! Aurai-je le courage de m’en aller, à présent ? Toute une semaine sans le voir… Que font-ils ?… Mon honneur… en échange de l’honneur d’une servante !…

Il se promena, tournant sur lui-même les poings serrés.

— Quel silence !… J’ai eu tort de chanter mon âme… Il ne faut pas réveiller les démons qui cherchent à s’endormir… Non ! non ! La femme est une volonté de qualité inférieure ! Je ne puis me tromper… Je suis le dieu… elle est la bête… mais je suis seul. Oh ! comme je suis seul ! Et un jour… Dieu s’est ennuyé d’être seul ! Je ne verrai pas Éric !… Il ne descendra pas !

Il heurta un de ces petits meubles de laque encombrant tous les passages, un de ces petits bibelots sans raison d’exister qui lui causaient les plus vives impatiences ; et l’émietta fiévreusement.

Jorgon parut. Le vieux domestique apportait des livres qu’il replaça, silencieux, le long des rayons d’une bibliothèque. Ses épaules se voûtaient, l’une plus que l’autre, son infirmité s’accentuant depuis qu’il assistait aux désastres de la maison. Il se courbait d’horreur, toujours très respectueux.

— Monsieur Éric est sorti, tantôt ? questionna Reutler malgré lui.

— Non, Monsieur le baron. Il avait donné l’ordre d’atteler. Après son déjeuner il a changé d’avis, je crois.

— Pourquoi la voiture ?

— Je pense qu’il voulait promener Mademoiselle Marie en ville.

Reutler recommença le tour du salon, les mains derrière le dos, n’osant pas insister. Le verrait-il au repas du soir ?… Jorgon ramassa les débris du petit meuble et se retira.

— Si je la chassais… ou… tous les deux ! pensait Reutler. Ma vie pour savoir ce qu’ils font là-haut ! Et je suis à un étage de distance de ce mystère… je n’ai qu’à prendre l’escalier extérieur… aller voir ! Je n’irai pas ! Je suis prisonnier chez moi, prisonnier de ma volonté… quel bagne ! En exaspérant ce désir d’enfant, va-t-elle en faire naître une passion d’homme, une passion normale ? (Il eut un frisson, chancela.) Le possible, est-ce bien intéressant ? Ah ! j’ai eu tort de jurer cela… on a tort d’être un honnête monstre… les lois ordinaires ne sont pas faites pour les monstres… Je n’aurai donc pas la force de rester debout jusqu’à ce qu’elle vienne me réclamer ses droits… Ah ! monter… les empêcher, là-haut, de me marcher sur le crâne et savoir… S’il avait seulement la bonne idée d’en finir en la tuant ! Oui, cette maison est une maison de cristal, tout y est fragile… moi aussi, j’ai la fêlure, et je vais me briser, me briser irréparablement…

Reutler s’affaissa sur un canapé, enfonça sa tête dans une soierie japonaise dont les chimères d’or lui meurtrirent la face.

Une heure de silence passa, lourde, morte, et au milieu de cette agonie un éclat de rire sonna. Cela tomba d’en haut, des appartements qu’habitait Marie, la servante-maîtresse ayant quitté la chambre où régnait le portrait du maître.

Ce rire, un beau rire de triomphe, semblait descendre des nuages. La verrière entière trembla et répondit par un écho harmonieux.

Comme tous les fauves aux aguets, Reutler possédait une ouïe très fine ; il perçut, avec le son de sa gaîté, le bruit des pieds souples du rieur, il l’entendit courir de la chambre de la jeune fille à la sienne, puis, Éric n’ayant pas trouvé celui qu’il cherchait, retraversa des salons, s’arrêta, sans doute devant une glace pour refaire le pli de sa stuart, s’enfuit, et le rire sonna de nouveau, sur le perron du ciel, descendit le long de la galerie extérieure, tournoya comme le vol d’un oiseau, s’abattit enfin sur la verrière parmi les grappes de glycine.

Reutler se dressa, le cœur dilaté. Il le voyait et il ouvrit les bras.

Le jeune homme portait ce costume sobre très digne, très anglais qu’il avait adopté pour son nouveau masque de séducteur. Sa tête blonde resplendissait sur sa silhouette sombre avec une telle cruauté de tons clairs qu’il paraissait encore plus artificiel et plus troublant que ce faux jour, couleur d’ambre. Il riait à se tenir les côtes. Il vint se jeter dans un fauteuil, Se renversa.

— C’est trop drôle ! Ah ! mon grand, l’étonnante idée qu’elle a eue là ! Je ne devrais pas te dire, mais je ne peux pas garder cette histoire, elle est trop amusante… et puis, toi qui joues de l’orgue à faire pleurer les roches, il faut te distraite… Non ! J’ai vingt ans pour de bon, aujourd’hui ! Pas d’erreur ! Et je commençais à me faire si vieux ! Cette petite garce… elle a eu beaucoup d’esprit… Pour une vierge, elle est diablement rosse, tu sais ! Mon grand, laisse-moi rire, dis. C’est plus fort que moi !…

Il riait si bien, l’abominable gamin, il y avait, au fond de la merveille de ses yeux, Une si voluptueuse humidité, une telle joie de vivre que Rentier n’eut pas le courage de se fâcher, lui qui ne riait jamais aux éclats. Il était heureux, l’enfant ! Le monde pouvait crouler !

— Voyons, gronda doucement l’aîné, caressant les cheveux du cadet, qu’est-ce qu’il y a ? Et qui as-tu tué pour que tu sois dans Un état pareil ? Hier, tu étais triste, aujourd’hui, tu ris… est-ce naturel, ou nerveux ?

— Mon grand, rien n’est naturel… Tiens, par exemple, peux-tu t’imaginer… (Il pouffa.) Sacredieu ! c’est trop bête ! Tu ne vas pas comprendre du tout, si je ne peux pas t’expliquer mon aventure… Enfin, suppose une femme qui — qui a les cheveux verts… (Et il se tordit.) Oui, mon grand : verts.

— La résistance de cette fille l’aura rendu fou ! songea Reutler épouvanté.

— Chéri, insista-t-il plus affectueux, raconte, explique, mais Calme-toi… je suis très effrayé, je n’ai nulle envie de rire.

Paul-Éric se releva un peu plus calme.

— C’est que… je me défie de ta gravité, mon grand ! Est-ce que tu as toujours ton vilain joujou ? Le fameux revolver ? Je n’aime guère me frotter à toi pour te raconter des blagues quand tu es armé ! (Soudain, montant sur le fauteuil, il sauta sur le clavier de l’orgue, dominant Reutler de toute sa frêle stature d’adolescent. Là, il se cambra en arrière et mit les pouces dans les entournures de son gilet.) Regarde-moi bien ! (Il eut un joli mouvement de défi, se mordit les lèvres pour ne pas rire.) Me vois-tu ?

— Je te vois ! je te vois… Mon Dieu, je ne te vois que trop. Descends ! Tu vas m’abîmer cet orgue… Descends tout de suite et parle-moi de la femme qui a des cheveux verts.

Au lieu de descendre, Paul répondit, d’un ton emphatique :

— Eh bien, mon cher bon, tu vois quelqu’un qui vient de sauver notre honneur !

Reutler ne put y tenir. Lui aussi éclata d’un rire nerveux. Que Paul-Éric de Fertzen eût sauvé un honneur quelconque, c’était, en effet, du dernier bouffon.

— Allons, tant mieux ! Me voilà débarrassé d’un fameux souci ! Veux-tu descendre ?…

— D’abord, rends les armes… ce revolver m’agace !

— Je te rendrai tout ce que tu voudras. C’est cruel de me prendre pour un assassin chaque fois que tu viens me demander la réalisation d’un caprice.

Éric alluma une cigarette, tranquillement.

— J’ai plus de caprice… du moment que je connais le moyen de violer les femmes. Reutler, je te livre le système, en attendant que je le fasse breveter… Tiens-toi bien, mon grand : quand on a des intentions… et pas de ressort, on s’arrange de façon à ce que la jeune personne ait les cheveux verts… Alors !… Oh ! alors… (Il lui envoya un baiser et se révulsa les yeux.)

Reutler perdit patience.

— Je t’en prie, Éric, si tu as toujours vingt ans, saute… avant que je ne te force à descendre…

— Tu rends le revolver ?.

— Non !… J’ai assez de cette comédie.

— Gare ! je vais me jeter dans tes bras…

Et il s’y lança, gaiement. Reutler reçut une commotion terrible. Il referma les bras et se laissa ceinturer par ceux d’Éric.

— Je le tiens, ton joujou qui tue… pas besoin de me le rendre ! Tu n’es pas malin, l’hercule, de te laisser désarmer par un petit garçon !… Maintenant, viens causer… je te dis que mon histoire est extraordinaire…

Il l’entraîna vers le canapé.

Reutler eut la sensation douloureuse d’être tout-à-coup chargé de chaînes. Il balbutia :

— Éric ! mon pauvre Éric, je ne veux pas te tuer, je t’assure… Quelles ridicules plaisanteries ?… Ce revolver est pour moi la superstition de la liberté, rien de plus… Tu es donc lâche… Voyons… tu as donc peur de moi, c’est bien réel ? Ah ! si je te savais lâche, moi, qui ai quand même confiance en ton cœur…

— Tu m’étranglerais, hein ?

— Je crois que oui…

— Le choix entre l’étranglement ou six balles ! Penses-tu qu’il faut être lâche pour demeurer pendu à ton cou, espèce de sale soldat prussien ?

Reutler blêmit et ferma les yeux.

— Éric, vous êtes atroce.

— Mais non, j’ai le revolver à mon tour.

Il y eut un silence.

— J’écoute, dit enfin Reutler, se cachant la face dans les coussins du canapé, dis l’histoire de la femme aux cheveux verts, ce doit être plus drôle…

— Certes ! fit Éric retrouvant un éclat de rire ingénu… C’est idiot et c’est drôle tout plein !… Reutler, j’ai violé ta petite vestale…

Reutler ne fit pas un geste. C’était épouvantable, mais c’était fini, du martyre de l’incertitude.

— Imagine-toi, mon grand, continua le cadet, fumant avec flegme, que nous nous promenions, ce matin, sur les terrasses et que nous faisions tout autant de folies qu’il en fallait pour scandaliser nos gens. Tu comprends, il est nécessaire de scandaliser nos gens ! pour le bon motif. Ils y perdent leur latin de cuisine dans nos tergiversations… poétiques, nos gens. Quand on se décide, ça va, mais quand on ne sait pas ce qu’on veut, comme toi… hum !… ça devient très louche !… Je m’évertuais à expliquer notre situation… avec Mademoiselle Marie. Agréable métier… lorsqu’on se porte bien… Par exemple, quand on a des idées sur la pudeur des filles… c’est plus gênant…

— Tu as des idées sur la pudeur, toi ! s’écria Reutler se révoltant.

— Oui, je trouve que la pudeur est une chose encombrante ! (Et il le regarda sous le rideau de ses cils baissés.) Depuis Jane Monvel, je me défie beaucoup des vierges ! Ça ne sait rien et ça vous à des prétentions stupides… Donc, nous nous affichions sur les terrasses de Rocheuse. Elle me disait des choses dans le genre de celle-ci : « Et si vous m’épousiez, puisque vous m’aimez ? » La douche, quoi ! Je la contemple ébahi. Une servante, une incendiaire ayant un pareil toupet, c’était admirable ! Le coup de la promesse en mariage et du grand chambardement des familles, à moi, un mineur !… Très froidement, je m’éloigne. Elle me rattrape et s’humanise naturellement. Je le traite de… je passe l’expression, t’aimes pas ces mots-là ! Elle se fâche et me déclare le dernier des misérables. Je prends de plus en plus mes distances. Nous rentrons, elle m’embrasse à pleins bras devant Jorgon, qui tousse pour ne pas voir, et elle me confie, à l’oreille, que puisque je lui ai coupé ses cheveux, je dois les lui remplacer par une couronne. (Il pouffa.) Non ! la vois-tu, à Paris, dans le salon de notre hôtel, recevant la comtesse de Crossac et lui disant : « Ma chère ? » Nous arrivons chez elle où j’ai la bonté de lui expliquer qu’un tortil n’est pas une couronne, puis je lui demande si on se mariera à l’église ? Enfin, elle me montre ses seins. (Reutler tressaillit.) Je l’attendais là. Moi, les histoires de mariage, ça ne m’excite pas du tout. Je lui réponds en imitant la voix de mon ancien groom. Célestin était délicieux quand il scandalisait les filles de chambre et je l’imite très bien, tu sais ! Jolis, les seins de Mica, mais je ne les vois guère allaitant mes héritiers… Un jeune homme sage doit se garer de ses machinations ! Est-ce que mon histoire t’amuse, mon grand ?

— Où est le viol ? C’est toi qu’on voulait violer, ce semble ! interrompit l’aîné dont les poings se crispèrent convulsivement.

— Attends un peu ! justement, moi je ne voulais plus. C’est effrayant ce que je suis fantasque. Elle me reparle de ses cheveux, je dis que je n’y ai jamais tenu et que j’ignore, l’endroit qu’occupe ce noir trésor, j’ajoute, pour le dandysme : « Je leur préfère la queue de mon paon… au moins ils sont verts ! » Tout en désignant la dépouille de ce pauvre coco que j’ai eu la bêtise de laisser chez elle. Sacrebleu ! j’aurais dû me mordre la langue. Elle se met à rire et elle se coiffe, s’auréole de toutes les plumes. (Éric se leva, subitement enthousiasmé.) Ah ! mon cher ! C’était splendide et je ne te ferai pas grâce du tableau. Elle était debout, près de son lit, toute nue, aussi nue qu’une jeune Ève, et perverse comme une tentation enfantine ; elle ne faisait que jouer, sans malice, elle pleurait même un peu, de dépit, ses cheveux courts avaient disparu sous le duvet moiré du col de l’oiseau, qui lui formait un bandeau de reine sur le front, et derrière elle s’épanouissait la longue traîne étincelante, le feu d’artifice de toutes les pierreries vertes ! C’était bien coco méchant qui ressuscitait, plus méchant et plus superbe, avec des jambes moins fines mais plus blanches, et deux rubis sur la gorge ! Non ! non ! ce n’était pas la dinde qu’est généralement la fille, c’était la paonne orgueilleuse et folle, et féroce, regardant de tous ses yeux magiques la petite souris qui tremble ! Un monstre, enfin, un monstre qui avait des cheveux verts, des cheveux très naturellement verts !… Ah ! mon grand ! Ce n’est pas l’homme qui a sauté dessus, c’est le poète !… et elle a bien de la chance, parole d’honneur, car un poète ça ne viole pas tous les jours… (Éclatant d’un rire canaille, Paul se renversa dans les bras de Reutler.) Elle est drôle, mon histoire, hein ? Tu ne t’attendais guère au dénouement ! Félicite-moi, je le mérite !… je te dis que j’ai sauvé l’honneur !…

— Elle est horrible ! horrible ! murmura Reutler frissonnant de dégoût, et tu aimes cette fille à présent ?

— Nigaud, riposta le cadet, j’en suis guéri, au contraire !… Les chimères, même celles qui ont des crinières d’émeraudes, ça ne se monte jamais deux fois… ou ça devient des femmes. Tu sais bien que je n’aime pas les femmes ! Tu vas être un frère très solennel et tu vas me débarrasser de cette fille, je garde les plumes, ça suffit !… Oh ! ne roule pas des yeux de Jupiter tonnant, ne fais aucun discours, flanque-moi ça tout de suite à la porte avec des tas de billets de banque dans le corsage et la paix !… du moment qu’on me séduit, c’est moi qui suis la victime… Elle a voulu s’offrir une couronne à la place d’un tortil : comme j’ai la terreur de l’impair héraldique, je renvoie mon incendiaire au feu de ses fourneaux. Qu’est-ce que tu as, mon grand ?

Reutler pleurait.

— L’honneur ! Ah ! l’honneur ! L’autre chimère !… cria-t-il.

— N’en doute pas, fit Éric raillant, seulement, faut pas l’avouer devant ses domestiques, c’est dangereux ! La petite servante s’est cru tous les droits parce que tu l’as chargée, un jour, de m’apporter des roses…

— Que t’a-t-elle dit !… questionna Reutler levant son beau visage bouleversé.

— Quoi ? Avant, pendant ou après ? Diable ! tu aimes les détails ! Eh bien, après je l’ai laissée riant comme une petite folle et je suis venu rire ici ! Ce n’est pas sérieux, ces dénouements, et tu n’as pas besoin de contempler ton revolver !…

— Oh ! je suis au bout de mes forces ! Éric, j’ai peur de ce que tu vas penser… Je croyais que tu l’aimais davantage. Qu’elle pourrait te guérir de… toutes les névroses. Tu es venu me la demander si impérieusement… Ne te moque pas, mon Éric… ne ris plus, car c’est bien pour une couronne qu’elle a joué ce rôle de prostituée ! Le véritable amour qu’on exaspère peut aller jusqu’à l’auréole… du martyre ! Éric, à quel supplice ne nous condamneras-tu pas, mon petit Éric !…

Éric examinait son frère attentivement. Il pâlit.

— Mais, dit-il, tu es très honteux ! Qu’est-ce que tu as donc fait ?

— Oh ! Rien !… j’ai promis notre nom et c’est moi qui épouse !

Paul-Éric ouvrit des yeux immenses où passa une lueur.

— Toi ! Toi ! hurla-t-il, Reutler de Fertzen ! Toi, le baron de Fertzen ! épouser une fille salie par ton cadet ! Toi, le grand, le maître, le mari de ta servante ! Attends ! Ton joujou va être enfin utile… Non ! non ! je le garde ! j’aime mieux régler ça moi-même… Laisse donc, sacredieu ! Moi aussi, j’ai la monomanie du meurtre, maintenant ! Laisse… que je monte la tuer !… Et c’est qu’il le ferait comme il l’a dit, cet imbécile ! Elle t’a volé ta parole, hein ! Ah ! je tuerai tout le monde ! Quand on veut donner une poupée à son frère, on l’achète, mais pas avec son cœur : ton cœur, c’est mon bien, et pour oser me le reprendre, il faut que cette fille te paraisse plus précieuse que ma personne. Tu dois l’aimer sans t’en douter. C’est elle qui t’a jeté un sort. Laisse-moi la rejoindre tout de suite, laisse-moi la tuer… ou je me tue !

Le tigre était dans une telle colère, il avait une figure si rose de fureur, et miaulait sa rage si terriblement, que Reutler se remit à genoux.

— Je t’en prie, mon Éric, ne crie pas ! Elle ou les autres vont venir… et ces scènes, devant les domestiques, c’est dangereux !

Il eut le courage de sourire.

— Épouseras-tu ? s’exclama le jeune homme, plaçant le canon du revolver sous son menton.

Reutler eut un geste désespéré. Il rampa.

— Non ! Non ! Jette cette arme !… Je t’adore… Jette-la… Je suis ton esclave !

— Jure que tu ne l’épouseras pas !

— Oh ! Éric ! tu me demandes l’impossible… tu me demandes de manquer à ma parole… aie pitié de moi !

— Je ne te demande que l’impossible. Le reste m’est égal. Jure que jamais tu ne te marieras, que jamais aucune femme n’entrera dans ton lit, jamais, jamais… ou je meurs devant toi, puisque tu as soif de me voir mourir !

Il ne jouait plus la comédie, cette fois, il était bien décidé à tout détruire, même l’idole.

— Je jure, dit lentement et gravement Reutler, toujours à genoux, que jamais aucune femme n’entrera dans mon lit, cela, je t’en donne ma parole d’honneur.

— Ouf ! ça y est ! fit Éric courant ouvrir la verrière et envoyant le revolver à travers l’espace. Je dois avoir un rond sous le menton ! Me serais pas raté, tu sais ? J’y allais de toute mon âme… (Il s’appuya contre le mur de cristal où ses cheveux prirent une nuance d’ambre et son teint devint presque transparent.) Ah ! c’est très mauvais, ces baisers-là. Je n’aurais pas dû tâter de cette vilaine gueule de fer. J’ai mal aux reins ! Non ! je crois que je ne violerai plus personne. Mon grand, c’est fini d’être un homme ! Bonsoir !

Ses mains délicates, tout agitées comme celles d’un vieillard, se portèrent à sa nuque, il ferma les yeux et s’évanouit.

Reutler, entendant marcher dans le corridor qui conduisait au salon, n’eut que le temps d’étaler sur le jeune homme la grande soierie japonaise.

Jorgon se précipita effaré.

— Ah ! Monsieur, Monsieur le baron… si vous saviez… Mademoiselle Marie !

Et il leva les bras.

— Ne me raconte rien, dit Reutler de ; sa voix sourde, mon frère est malade… et puisque c’est toi… tiens, regarde, dans quel état elle me le rend…

— La gueuse ! gémit le pauvre simple penché sur son enfant.

— Écoute ! murmura Reutler. Il faut qu’ils ne se revoient plus. Emporte-le là haut, dans l’observatoire ; referme la trappe au verrou. Mets auprès de lui tout ce qui pourra l’amuser, et dis-lui qu’il dorme ou qu’il se grise… j’irai le voir dès que je serai… libre. Seulement, il y a cette femme… Ah ! Jorgon, depuis longtemps, il aurait fallu l’enfermer dans une tour… loin de toutes les femmes !…

Jorgon, respectueusement, reçut le dépôt sacré, ce corps tout enveloppé de soie, merveilleux et léger comme celui d’une jeune morte.

Reutler monta par la galerie extérieure, cherchant sa fiancée.

La chambre de Marie était déserte. Il n’y trouva plus qu’un lit en désordre, un violent parfum de musc, car la petite servante pervertie aimait cette odeur.

Il s’en alla, écœuré, marchant sur des plumes de paon. Il appela, au seuil de chaque chambre, le long de tous les corridors. Marie avait disparu.

Jorgon, revenu de sa mission, croisa son maître, tout anxieux.

— Monsieur, grommela-t-il enfin, ce n’est pas croyable… pourtant je dois dire ce que j’ai vu. (Il baissa le ton.) J’ai vu passer sur la dernière terrasse de Rocheuse la nourrice de Monsieur Paul-Éric.

— Autre désastre, songea Reutler, voici ce vieux qui divague…

— Oui, continua Jorgon, l’air absorbé, c’était une femme avec des yeux pareils, elle riait du même rire, la bouche tordue… Vous vous souvenez, Monsieur ? C’était elle… à part que mademoiselle Marie est une personne plus jeune !

Reutler descendait le grand escalier, il faillit tomber et se pencha au-dessus de la rampe.

— Marie ? cria-t-il d’une voix tonnante, Marie, où êtes-vous ?

Un silence grave pesa. Jorgon n’osait plus regarder son maître dont les prunelles s’illuminaient Il sentait qu’il révélait, malgré lui, une chose abominable.

Reutler en trois sauts rentra dans le salon.

— Tous les domestiques ici, vite, ordonna-t-il. Je veux qu’on me retrouve cette jeune fille. Il faut qu’on me la ramène vivante ! Elle est allée mourir de honte en quelque coin de nos bois !… Elle se dirigeait peut être du côté de l’étang… Jorgon, elle est notre honneur, entends-tu ! Ah ! la revanche… la belle revanche de ce Français !… Non ! Ce serait trop cruel ! Jorgon, appelle tout le monde.

Et un moment, Reutler oublia le Français, son frère, emporté par la furieuse tourmente de son orgueil, il oublia son amour pour ne se souvenir que de la dignité de sa race.

Un à un les domestiques arrivèrent, épouvantés de la voix du maître qui se brisait en rauques sanglots. Il était évident que le baron de Fertzen perdait la raison et ils se rangèrent, silencieusement, le plus loin possible du fauve.

— Mademoiselle Marie vient de fuir ma maison, dit-il scandant ses phrases avec violence. Vous allez tous vous mettre à sa recherche. Vous irez dans la forêt, vous visiterez les buissons, les taillis, et le petit étang. Vous descendrez la colline, vous irez au village, vous ferez sonder les puits, les mares, vous irez partout où il y du danger, partout où une femme peut se précipiter pour mourir. Sellez mes chevaux, je vais en prendre un et je vous précéderai. Mademoiselle Marie a eu peur, quelqu’un lui a fait très peur chez moi, elle est sortie en courant comme une folle, comprenez-vous ? Maintenant, si on vous demande pourquoi le baron de Fertzen tient tant à retrouver cette servante, vous répondrez (et Reutler éleva la voix impérieusement) vous répondrez que Mademoiselle Marie est ma fiancée. Allez, je vous défends de rentrer sans elle.

Une stupéfaction profonde s’empara des gens de Reutler. Hésitants, ils se consultèrent du regard, mais le geste de cet hercule ayant encore toute sa puissance magnétique, ils jugèrent plus prudent d’obéir.

Au galop, Reutler se rendit sur les bords du petit lac limpide où le bel Éric trempait, l’été, ses bras cerclés d’or et où il venait rêver d’apparition païenne. Reutler n’y trouva aucune trace de suicide. On voyait le fond de l’eau pure se tapisser de feuilles pourries, la moirant de reflets bleuâtres, et rien ne ridait cette onde froide, unie comme un miroir ancien. Il laissa ses gens fouiller l’étang et courut le bois. Il courut jusqu’à la nuit close, interrogeant les gardes, les paysans ébahis. Un qui ramassait des branches sèches lui dit qu’il avait vu passer, oui bien, une femme, seulement elle remontait la côte, vers le château et il ne se rappelait pas qu’elle eût des cheveux bouclés. Exténué, Reutler rentra pour interroger Jorgon demeuré l’unique gardien de Rocheuse.

— As-tu des nouvelles ? cria-t-il dès le seuil.

— Monsieur, répondit Jorgon tout tremblant de joie, il va mieux ! Il s’est grisé, puis il s’est endormi, après s’être fabriqué une robe de chambre avec l’étoffe chinoise, vous savez ? Il est très sage, ne demande pas à sortir de sa prison, seulement il voudrait bien vous embrasser ! (Jorgon s’attendrit.) Quand il est gris, voyez-vous, Monsieur, c’est un amour, il redevient caressant comme un gamin. Il m’embrasse, moi, un pauvre homme… Ah ! Monsieur le baron… cette personne, espérons qu’elle ne se retrouvera jamais !

Reutler n’eut pas le courage de protester.

— Est-ce que Monsieur désire souper ? questionna Jorgon toujours ému et s’essuyant les yeux.

— Non ! Pas faim. Je suis trop fatigué. Je vais essayer de dormir. Tu m’éveilleras… lorsqu’il y aura d’autres nouvelles. En attendant, toi, tu coucheras au pied de l’escalier de l’observatoire. Je ne veux pas que l’on monte chez mon frère, ni qu’il puisse descendre. Garde-le.

— C’est heureux que vous n’ayez pas d’appétit ce soir, Monsieur le baron.

— Pourquoi Jorgon ?

— Parce que j’ai dû renvoyer la cuisinière… c’est-à-dire, Françoise est sortie tout d’un coup comme… cette personne.

— Et de quel droit mes domestiques s’en vont-ils avant que je leur donne congé ?

— Monsieur le baron ne se fâchera pas… la cuisinière est partie quand elle a entendu que vous appeliez Mademoiselle Marie votre fiancée, elle a eu peur !

Reutler éclata d’un rire exaspéré et gagna son lit sur lequel il se jeta tout vêtu. En vérité, la folie régnait à Rocheuse. Finirait-elle par l’atteindre, lui, le maître ?…

 

Le baron de Fertzen se réveilla péniblement. Il aspira l’air qui lui parut lourd, car il sortait d’un affreux cauchemar. Oui, on venait lui annoncer quelque chose ! Il avait encore dans le cerveau, le pas des cavaliers… de beaucoup de cavaliers s’approchant au galop… et des bruits de hourrah frénétiques, le bruit d’une foule, d’une armée qui passe en trombe ! On lui rapportait cette malheureuse, elle était morte… Puis une obsédante idée le hanta : le rêve comme la réalité, n’existait pas. Il vivait un double cauchemar. Ensuite, il songea que cette fille était partie en lui volant son frère. Elle avait pénétré dans le donjon, malgré le chien fidèle qui veillait, et elle s’était sauvée, le tenant aux cheveux !… Ah ! La folie ! Cela débutait ainsi, on ne débrouillait plus ses pensées de la brume des rêves… Reutler chercha sa montre, près de lui, une grosse montre à cristal bombé, et il examina la lampe… Il lui sembla que la lampe ne formait plus qu’un œil rouge clignant sans rien éclairer, et sur la montre il vit une singulière buée. Il n’y voyait plus nettement la nuit, il n’y voyait même plus du tout.

— J’ai une fièvre cérébrale, pensa-t-il, je suis fini. Où sont donc les flambeaux de la cheminée ? Et la lampe qui charbonne… Est-ce que mon lit aurait tourné ?

Il glissa, debout, s’épongea la figure.

— Je sue à grosses gouttes ! Allons ! voilà le scandale prévu, le dénouement inévitable ! Pour moi la folie furieuse et pour lui la monomanie, en y ajoutant quelques scènes de cour d’assises. Oh ! ne pas pouvoir crever avant la risée universelle ! Jorgon ! Jorgon ! hurla-t-il éperdu.

Sa voix s’étouffait. Peut-être ne criait-il même pas.

— Ils m’ont mis pieds et poings liés dans un cabanon… cela est certain… Non ! je ne suis pas lié… Alors, tâchons de raisonner, d’analyser, ou je suis mort, je sens que tout éclate au fond de ma poitrine.

Il heurta un timbre et attendit.

— Personne !

Son état s’aggravant, ne pouvant presque plus respirer, il se traîna vers la porte, les jambes paralysées par une espèce de demi-sommeil. Il releva les draperies, voulant ouvrir ; la porte résista.

Pour la première fois de sa vie, le baron de Fertzen ressentait la terreur physique, la peur noire. Il se dit que cela c’était vraiment l’enfer et il pensa passionnément à Paul-Éric.

— Il est prisonnier, là-haut. C’est moi qui l’empêche de venir à mon secours, mais je veux aller mourir auprès de lui. La folie n’est pas dangereuse tant que l’on peut savoir qu’on est fou. Je ne veux pas qu’on nous sépare encore… il faut, je veux aller le rejoindre ! Éric ! mon petit Éric ?

Il cria désespérément, à pleine voix.

Ce nom retentit en lui-même, d’une façon sourde, comme si on l’avait chuchoté.

— C’est le cauchemar qui continue, se dit-il, je dors !

Il se courba, toucha les ferrures de la porte, y incrusta ses ongles.

— Non ! Je ne rêve pas. Je touche ces objets, ceci c’est du fer, ceci c’est du bois, et il y a là une poignée de bronze ciselé ; ceci n’est pas un rêve.

Derrière la porte, il crut entendre un bruit de rires, un petit sifflement railleur, à la fois tout proche et très lointain, puis, une lueur filtra, le trou de la serrure scintilla, en étoile. Il écouta. On venait avec des lumières, on causait bas, mais on n’osait ouvrir. Ce fut ensuite un ronflement de bête pressée qui se frotte contre des meubles et fait joyeusement rouler des vaisselles, qui se dépêche pour on ne sait quelle curée mystérieuse. Reutler se rua sur la porte pour l’enfoncer. Il se rappela qu’une statue de saint, en bois, était à gauche de cette porte, sur une colonne de marbre ; il prit le saint et l’envoya, de toutes ses forces, au milieu du panneau qui résista.

— Je n’ai plus le don de la volonté ! Je suis éteint, je suis perdu ! J’aurais dû faire sauter la serrure d’un seul coup et… je demeure prisonnier !

Il s’aperçut qu’une haleine chaude lui caressait la figure à travers ce petit point lumineux, en étoile.

— Enfin, cria-t-il, vous êtes là, derrière, quelqu’un. Ouvrez-moi donc, mettez-moi donc en présence d’un danger plus réel, attachez-moi ou faites-moi complètement libre ! Si je suis fou ne me laissez pas mes mains, je vais m’en servir pour tuer dès qu’on entrera chez moi !

Il se tourna du côté des fenêtres, mais elles donnaient sur le gouffre de la vallée de Rocheuse.

De nouveau, il attaqua la porte qui se fendit.

— Ah ! un résultat… naturel ! Je vais être libre en face d’eux… et si je ne perds pas la faculté de me mouvoir, je pourrai les rejoindre en les massacrant. Tant pis !

D’une poussée furieuse, il renversa l’obstacle et demeura pétrifié. Il était seul sur la porte tombée. Il y voyait clair, trop clair. Son antichambre, le corridor, le grand escalier s’illuminaient comme pour une fête, et la clarté rouge de cette illumination, dont on n’apercevait, d’une manière précise, ni les lampes ni les lustres, montait des appartements d’en bas, une lueur énorme qui rasait le sol.

Autour de lui fusait la chose l’ayant paralysé depuis une heure, un nuage léger, bleu, fluide semblant s’échapper bien plutôt de son cerveau que de sa chambre. C’était de la fumée, et une odeur âcre, développée par une subite chaleur, lui chatouilla désagréablement les narines.

— Le feu ! rugit-il dans une explosion de joie sauvage. C’est le feu et non pas la folie ! Je suis libre ! Elle me rend ma parole, je peux rejoindre Éric ! Je le sauverai ou je mourrai près de lui, mais je suis libre, il est à moi, toujours, Éric, mon fils, mon frère, mon amour, mon bien-aimé… je ne suis pas fou… je passerai… Voici la pureté, voici l’apothéose !

Il se précipita dans le grand escalier et il aperçut, par les portes grandes ouvertes du salon, du fumoir, de la salle à manger un spectacle superbe qui le fit reculer, car il fallait traverser ce décor pour aller le rejoindre.

Des averses rouges tourbillonnaient du haut des plafonds où les caissons et les rosaces s’agitaient, doués d’une existence fantastique. Tout avait des gestes. Les meubles, d’or et de vermeil, sautaient en une danse bizarre, dérangés par des bras puissants. La verrière, au ton d’ambre, se craquelait, fondant, ondulait comme un rideau, et les cigognes, planant à son centre, s’enlevaient blanches, en poussant les cris véritables du cristal se brisant. Des tapis jaillissaient des spires de fumée rose et le grand carré de Smyrne, groseille et bleu, bouillonnait comme du sang frais, lançant des bulles, lesquelles crevaient, puant la laine de bête qui roussit sous la marque du fer. Les petits meubles de laque pleuraient leurs étagères à grosses gouttes noires, épaisses, gluantes, affreuses comme des larmes de bitume. Et des tentures, des soieries, de moelleux velours pâles devenaient couleur de soufre. Des statuettes, aux visages livides d’effroi, se levaient toutes seules, d’horreur, et tombaient en avant, la tête auréolée. Dans la salle à manger, un dressoir plein d’argenterie réverbérait les étincelles comme un immense bouclier s’écaillant de précieux métal, et, des panoplies, se détachaient des armes flamboyantes, brandies, sous la fumée sombre, par d’invisibles poignes.

— Ah ! La brave servante comme elle a bien, travaillé ! songea Reutler, cherchant un passage une issue plus obscure… si on avait encore le temps de choisir.

Elle avait, en effet, bien travaillé, par la rage, par la ruse, par la furie de toutes ses nouvelles passions, épanouies avec ses nouveaux sens de femme.

N’était-elle pas celle à qui l’on permettait d’écouter aux portes ? Elle avait très distinctement entendu le serment du maître. Il l’épouserait et il ne serait pas l’époux. Elle savait pourquoi ! Faisant semblant de fuir du côté de l’étang — ce n’était pas l’eau qu’elle aimait, elle, et on ne l’éteindrait pas dans la pureté glaciale — elle était revenue, souple couleuvre, par les chais de la maison, les caves remplies des provisions de bois pour l’hiver. Là, il y avait tout ce qui était nécessaire pour allumer le grand feu de joie de son amour. Éric n’aurait pas le temps d’échapper, parce que l’escalier de sa prison, large comme un chœur d’église, flamberait sûrement. Jorgon, le vieux chien, ne bougerait plus, dès les premières fumées. Restait le maître !… Il était jeune celui-là, il fallait l’enchaîner, et elle se coula dans l’obscurité des corridors, pour aller le voir dormir, tandis que déjà s’illuminait Rocheuse par tous les soupiraux de ses caves. S’il ne s’était pas couché tout vêtu, à cet instant de passion qui l’incendiait, la petite servante hystérique se serait glissée dans ses bras, l’aurait pris de force ; seulement, on ne pouvait pas toucher au chaste, un sort le défendait, même durant son sommeil. Elle s’était retirée en fermant sa porte à double tour, pour le murer vivant dans leur bonheur, le feu ! Puis elle était partie, droit devant elle…

— Jorgon ! cria Reutler, Jorgon, où est Éric ? Je veux mon frère !

Et il pénétra, tête baissée, en pleine fournaise.

Si Jorgon ne répondait pas, c’est qu’il était mort. Mais était-il mort en essayant de le sauver ?…

Des gueules brûlantes happèrent l’épaule de Reutler et lui déchirèrent ses habits ; cela le pénétra d’un coup de croc féroce, et y demeura comme la morsure d’un animal dont la bouche se moulerait sur la chair de sa victime, en lui léchant la peau d’une langue toute hérissée de papilles pointues. Le grand hercule se débattit, mettant son coude levé sur sa face. Il finit par crier, songeant à l’épouvante qu’Éric avait de la moindre souffrance physique. Il franchit le brasier, sentit augmenter la cuisson de son épaule, faillit tomber dans un cratère béant entre deux portes, sauta, se protégeant la figure de ses mains, car il fallait conserver la netteté de sa vue. Du côté de l’escalier, une fumée noire, épaisse comme un mur, barrait la route. Il tâtonna, passa encore un seuil et ses plantes, brûlées vives, se rafraîchirent sur un corps étendu. C’était Jorgon. Le vieillard avait les yeux ouverts, fixes, presque désorbités, mais derrière lui la voie était libre, l’escalier s’élevait, intact, de ces ténèbres suffocantes jusqu’aux douces lueurs astrales.

— Pardonne-moi, mon pauvre Jorgon ! dit Reutler s’élançant. Je n’ai pas le temps, je vais le rejoindre, et je crois bien que nous ne repasserons plus !

Pendant qu’il montait, la verrière éclatait avec une vibration sinistre, un rire diabolique de tout son cristal couleur d’ambre. Le vent de la nuit s’engouffrait, activait les foyers, jetait les flammes sur les talons du damné. La meute retrouvait la piste. Reutler arracha le vêtement qui brûlait toujours le long de son épaule, se pencha.

— Elles me suivent, nous ne repasserons jamais.

Une sensation de vertige, plus atroce que les brûlures, lui coupa la respiration.

— Si Éric, là-haut, s’est tué, pris de désespoir, sans m’attendre !… Si je n’allais pas le retrouver ?

Au dernier palier, il vit luire de très tranquilles étoiles. Il constata qu’en bas les flammes s’arrêtaient pour dévorer Jorgon. Il arriva sous la trappe ; le verrou était mis selon ses volontés. Il entra…

Paul-Éric dormait, à moitié nu, dans la soierie japonaise fleurie de chimères, il dormait, ayant enfin dépouillé tous ses masques virils, et sa joue se posait sur le bracelet d’or de son bras gauche comme la joue d’une jolie femme.

Reutler ferma la trappe.

— Dieu existe, murmura-t-il en contemplant ce paisible tableau.

Paul-Éric, avant de s’endormir, avait voilé le dôme d’un store, ne tenant pas à être réveillé de trop bonne heure. Autour de lui naissait une lumière tendre, rosée, une aube qui rougissait : bientôt du soleil ! Le parfum d’ambre dont se saturait l’idole emplissait cette cellule de savant, toute bouleversée. Les bibliothèques répandaient à flots leurs livres ; sur le bord du fourneau d’alchimiste brillait une coupe de champagne, encore mousseuse ; une grande page de chiffres, les calculs météorologiques de Reutler, s’étalait au milieu du bureau, portant un éventail, et, en marges, de miraculeux petits dessins obscènes. L’enfant s’était amusé !

Reutler alla prendre, dans une armoire, un flacon mince et mélangea son contenu au reste du champagne.

— Ce sera suffisant pour nous deux, pensa-t-il, j’espère que nous n’aurons pas le temps de souffrir…

Se courbant, fort calme, il prêta l’oreille.

Un ronflement grondait, sous ses pieds, et il commençait à faire très chaud. Il caressa les cheveux de Paul-Éric, le réveilla.

— Tiens ! Déjà le jour ? dit le jeune homme se frottant les paupières, de mauvaise humeur.

— Oui, c’est l’aurore ! fit Reutler souriant.

Paul examina son aîné, eut un même sourire.

— Tu es gentil, mon grand, d’être venu… mais comme te voilà fait !

Reutler n’avait pas réfléchi que lui, toujours si correct, était en bras de chemise.

— Pourvu qu’il ne devine rien, se dit-il en saisissant la coupe de champagne. (Il ajouta, doucement :) Tu n’as pas soif, Éric ?

— Bon, s’écria le cadet s’impatientant, le sermon traditionnel ! On t’a raconté que je m’étais grisé et tu vas me parler d’hygiène ? (Il prit sa voix d’enfant pleurard.) Tu me mets en pénitence, tu me traites comme un écolier, alors… j’invente des distractions ! Je me suis fabriqué des philtres, mon grand, tes livres de médecine m’ont fourni des recettes extraordinaires. Ah ! je n’ai pas perdu mon temps, ici ! (Il se pinça la bouche.) Et ta fiancée ? Est-ce qu’elle court toujours la campagne ?

On entendit un bruit sourd, le bruit d’une artillerie lointaine ou d’un orage.

— Oui, je l’ai retrouvée, répondit Reutler, avec un geste ironique, elle est en bas. Elle va bien, elle va très bien, et elle m’a rendu ma parole ! Je n’épouse plus !

Paul-Éric s’étira voluptueusement, se drapa dans la soierie japonaise, en ayant soin de découvrir sa gorge.

— Passe-moi ce qui reste de mon philtre, que je me débrouille le cerveau. Tu as une drôle de mine, toi, murmura le jeune homme.

Reutler tressaillit.

— Me permets-tu d’y goûter ?

— Quoi ? Dans mon verre ? Ah ! ça, tu es scandaleux, ce matin ! (Il pouffa.) Je te préviens, mon grand, que tu vas faire une bêtise… il y a de mes fameuses petites poudres… et, entre nous, tu n’en as pas besoin, dis ?

Reutler, d’un bond, fut à une lucarne de l’observatoire et lança la coupe dans l’espace.

Paul se fâcha.

— Non ! C’est dégoûtant ! Je la place bien, ma loyauté ! Est-ce que tu as le droit de t’occuper de mes rêves ? Sacredieu ! Plus de champagne, plus d’aphrodisiaque et tu vas me proposer des bains froids ou une course en forêt ? (Paul s’interrompit pour bondir à son tour et pousser un cri ; il venait d’apercevoir, sous les lambeaux noircis de la chemise de son aîné, une large trace rouge.) Ah ! mon grand, qu’est-ce tu as là, sur l’épaule ?

— Rien, fit Reutler hésitant. Je ne voulais pas te dire… mais… je me suis battu… Tu comprends, nos domestiques se mutinent… Eh bien… ils ont cru que je devenais fou… et ils ont voulu m’enfermer, moi aussi ! Oui, c’est cela, mon bien-aimé, ne t’inquiète pas ! Ils m’ont appliqué des ventouses en attendant la douche finale… Je me suis échappé de leurs griffes pour me réfugier chez toi… je ne suis pas fou, n’aie pas peur !

Paul montra les poings.

— Oh ! les chiens ! les brutes ! les racailles ! ça ne m’étonne plus, ton air triste. Cela couvait depuis longtemps ! Ils ont voulu t’enfermer ? Ils me le paieront cher quand je vais descendre… Toucher à mon grand… et parce qu’il est amoureux de moi ! Les idiots !

Il l’enlaça de ses beaux bras, cerclés d’or vierge, cacha sa tête dans sa poitrine. Reutler songeait qu’il serait très difficile de le tuer, maintenant. Il n’avait plus son revolver et les autres poisons étaient des poisons lents.

— Il va me falloir l’étrangler… réaliser l’impossible !

Mais il souriait toujours, caressant les cheveux du jeune homme qui se lamentait.

— Qu’allons-nous devenir ?

— Je ne sais pas ! murmura Reutler.

— Si encore on nous enfermait dans le même cabanon !… Mon Dieu ! Qu’est-ce qu’on entend ? Ce bruit, sous nos pieds… écoute donc, mon Reutler.

— Chéri, dit l’aîné le pressant contre lui éperdument, il faut être brave !

— Oh ! je la connais ! cria le cadet se révoltant. Rodrigue as-tu du cœur ? Non ! Pas le matin ! Surtout avec une aurore pareille, une clarté crue qui vous fait le teint vert ! Non ! Je ne veux pas mourir à vingt ans… là… ni qu’on t’enferme, car je ne vivrai pas sans toi, mon grand hercule ! C’est eux que nous tuerons, s’ils montent…

— Tu m’aimes bien, Éric ?

— Décidément, ton cœur bat, Reutler ?… tu n’es plus en marbre !

— Ah ! gronda désespérément Reutler, que pourrait-on faire pour te donner le courage, le suprême courage qui procure la suprême beauté, dis, mon fils ?

— Ne m’appelle pas ton fils, d’abord, grand nigaud, ça te vieillit !…

— Et si je demandais à la princesse de Byzance d’être, pour moi, son fervent adorateur, une créature surhumaine, comme il n’y en eut jamais ? Si je lui demandais de regarder la mort en face et d’en sourire ? Allons-nous donc mentir et ruser jusqu’à la dernière minute ? râla Reutler s’agenouillant devant l’idole.

Paul-Éric se dressa, théâtral, merveilleux, dans sa robe couleur d’azur et fleurie d’étincelantes chimères ; il arrondit ses bras blancs au-dessus de sa tête que nimbait la rouge aurore.

— Je répondrais que je suis prête et ne mentirais plus !

L’aîné courut ouvrir la trappe.

— Viens voir, dit-il, c’est très curieux !

Le jeune homme se pencha sur la fournaise.

Le premier palier flambait. Des flammes s’enroulaient en volutes gracieuses aux feuilles d’acanthe qui ornaient les colonnettes de l’escalier. Le tapis, dévoré marche à marche, bouillonnait comme un vin pourpre, et une fumée rose tournait en spire le long de la rampe. Cela montait vertigineusement, attisé par l’air vif des lucarnes du dôme. Le donjon entier n’était plus qu’une cheminée colossale. Un bouquet d’étincelles s’épanouit jusqu’aux narines de Paul-Éric. Il se recula, suffoqué. Reutler laissa retomber la trappe.

— Tu comprends ? ricana l’aîné.

— Parbleu ! sourit le cadet. (Et il ajouta de sa voix chantante qui pleurait :) Ça nous apprendra, mon grand, à installer le fourneau de notre cuisinière dans nos salons ! Ce qu’il va faire chaud ! Passe-moi mon éventail !

Il devint d’une pâleur transparente, ses lèvres frémirent, ses doigts, agités de petits frissons séniles, froissèrent convulsivement le satin de sa robe. Pourtant, il ne baissa pas les paupières.

— Ah ! Princesse, s’exclama Reutler, vous êtes vraiment digne de l’apothéose !

Et il lui tendit l’éventail.

Paul-Éric chancela, s’abattit sur le divan. Reutler se prosterna et lui baisa les pieds, ses étroits pieds nus, nerveusement crispés par la frayeur.

— On ne peut pas nous sauver ! Nous sommes trop hauts ! La plaisanterie dépasse les bornes ! balbutiait le jeune homme s’éventant d’un mouvement machinal. Personne qui puisse grimper ni du dedans, ni du dehors ! Elle est jolie ton apothéose ! Personne pour nous admirer !… (Défaillant, il se blottit dans les bras de son aîné.) Quand on pense que toi, tu as traversé ça !… Tu es un Dieu… seulement tu vas m’empêcher de brûler… Ton revolver !

— Non, je ne l’ai plus ! et tu m’as fait sacrifier, tout à l’heure, mon meilleur poison, un breuvage très doux qui t’aurait donné des rêves.

— De mieux en mieux ! Mon grand, je vois trouble… ce tapage m’étourdit. Écoute !… Écoute donc !

Le ronflement s’accentuait. On entendait s’effondrer les galeries ; les panneaux de vieux chêne éclataient, crépitaient furieusement. Une légère buée se répandait dans la chambre, le parfum de l’idole s’exaspérait en une odeur sulfureuse et, des rainures de la trappe, filtraient de petits jets de fumée rose.

— J’ai confiance en Jorgon, bégaya naïvement le cadet.

— Jorgon est mort… du moins je l’espère pour lui, répondit l’aîné, berçant le jeune homme sur sa poitrine. Chéri, ce n’est pas très douloureux les brûlures… promène tes ongles derrière mon épaule, je ne sentirai rien… il suffit de songer à autre chose, mon amour.

Reutler ne cessait pas de sourire, sincèrement heureux.

— Ah ! ça, tu as l’air de t’amuser beaucoup ! hurla Paul-Éric, se levant affolé. Tu sais, tâche de m’amuser aussi ou j’appelle au secours ! Ah ! j’ai chaud… j’étouffe… je vais avoir peur !… Fais-moi perdre la raison… J’ai peur d’avoir peur, entends-tu ?

D’un geste violent, le jeune homme arracha la soierie qui lui couvrait le buste ; dans la blancheur de sa peau, deux points de feu, ses seins, rayonnèrent, piquant les yeux du grand hercule.

Reutler eut un regard étrange.

Le geste de la servante, soupira-t-il. Ce ne serait pas la peine d’être arrivés si haut ! Voyons, Éric, tu n’es pas sage ! La vraie beauté, ce n’est pas cela ! (Il maintint l’étoffe, glissant de ses hanches, puis, très pieusement, avec des soins paternels, remonta les plis de l’élégant linceul fleuri de chimères, le drapa sur sa gorge, saisit enfin le col frêle qui se détournait.) Oui, je t’aime ! N’appelle personne, c’est inutile ! Ne pense qu’au bonheur d’être à nous deux… librement. Rapproche ta tête de la mienne… mon agonie sera plus terrible… mais je te verrai plus longtemps et je ne sentirai pas l’autre brûlure ! Souviens-toi, mon Éric, mon fils… j’ai fait de la nature le décor de ma volonté ! Regarde-moi bien en face !… Ouvre tes yeux plus grands… donne-moi ta bouche, car je veux boire ton âme… Oui, nous sommes des dieux ! Nous sommes des dieux !…

Du premier effort de ses puissantes mains, il l’étrangla.

Sous la poussée frénétique de l’incendie, la trappe jaillit en une seule flamme rouge, énorme, dévorant le ciel.

— Trop tard, petite sœur, cria Reutler orgueilleusement ! Je suis encore le maître chez moi !

Et son visage calme fut baigné de pourpre, comme éclaboussé de tout le sang des guerres.

  1. 1889.