Les Hospices de Paris/01

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Pour les autres éditions de ce texte, voir Les Enfants trouvés de Paris (Maxime Du Camp).

Les Hospices de Paris
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 89 (p. 73-100).
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LES
HOSPICES A PARIS


I. — LES ENFANS ASSISTES.

Entre la population indigente de Paris et celle qui peut subvenir à ses besoins journaliers, il y a une catégorie assez nombreuse d’individus qui, tout en possédant quelques ressources, ne pourraient cependant échapper aux difficultés de la vie, s’ils ne trouvaient asile dans certaines maisons spécialement destinées à les recevoir. Ces maisons de retraite, désignées sous le titre général d’hospices, relèvent de l’assistance publique et sont au nombre de sept. La plupart étaient jadis situées à Paris ; mais depuis quelques années l’administration les a rejetées autant que possible hors de l’enceinte des fortifications, mesure excellente qui lui permet de donner à ses pensionnaires les avantages hygiéniques de la vie de campagne, et d’échapper aux droits d’octroi dont sont frappées toutes les denrées introduites à Paris. S’adressant à des personnes que la misère n’a pas encore réduites à l’indigence, l’hospitalité ici n’est pas toujours gratuite, et, pour en pouvoir profiter, il faut remplir diverses conditions qui varient selon les établissemens. Le plus ancien de ceux-ci est l’hospice des Petits-Ménages, fondé en 1557, qui a pris la place de la maladrerie Saint-Germain, affectée jadis aux lépreux et fermée, faute de ressources, en 1544. Il occupait, rue de la Chaise, de vastes bâtimens bien connus dans le peuple de Paris sous le nom de Petites-Maisons ; c’est là qu’on enfermait les épileptiques et les fous. Une ordonnance préfectorale du 10 octobre 1801 l’a consacré exclusivement aux veufs et veuves de soixante ans ayant vécu au moins dix années en ménage, et aux époux qui réunissent cent trente ans d’âge, dont quinze passés en commun. Depuis 1863, la maison a été reconstruite à Issy dans des proportions grandioses, et elle peut passer actuellement pour un hospice modèle. En dehors d’un mobilier déterminé qu’il faut fournir, chaque pensionnaire doit payer par année une somme de 200 fr., s’il est en dortoir, et de 300, s’il est en chambre ; on peut se soustraire à cette obligation par un versement unique de 1,200 francs dans le premier cas et de 1,800 pour le second. Au 31 décembre 1869, la population des Petits-Ménages était de 1,281 personnes âgées de soixante à quatre-vingt-quinze ans.

La maison de retraite de Larochefoucauld, installée à Montrouge, sur la route d’Orléans, doit son nom à la noble et généreuse femme qui la fonda au mois de mars 1791. On n’y est admis qu’à soixante ans révolus ; toutefois un homme de vingt ans perclus de tous ses membres, frappé d’infirmités incurables qui ne sont ni l’épilepsie, ni l’aliénation mentale, ni le cancer, peut y être reçu. La pension annuelle, fixée à 250 francs pour les vieillards valides, est portée à 312 francs 50 centimes pour les infirmes incurables ; les uns et les autres doivent en outre payer une somme de 100 francs, représentant la valeur du mobilier qui leur est fourni. Au 31 décembre 1869, la maison contenait 221 administrés, dont 1 centenaire. — L’hospice de la Reconnaissance, ouvert à Garches en 1833, a été fondé en 1829 par Michel Brezin, ancien forgeron-mécanicien enrichi sous la république et l’empire. L’admission, absolument gratuite, est réservée de préférence aux ouvriers de soixante ans, non repris de justice, qui, dans la vigueur de l’âge, ont travaillé le fer, la fonte de fer et le cuivre. Cet établissement renferme 300 lits ; 236 étaient occupés au commencement de l’année. — A la maison Chardon-Lagache, qu’on a élevée à Auteuil, près du hameau Boileau, en vertu d’un acte authentique du 25 mai 1861, la pension est de 400 fr. pour les individus isolés, et de 350 francs pour chacun des époux vivant en ménage ; les uns doivent apporter avec eux un mobilier, les autres verser une somme de 200 francs, équivalant à celui que l’assistance met à leur disposition. L’âge de soixante ans est exigé, comme dans les hospices du même genre ; la maison est grande, et comptait 144 pensionnaires au 31 décembre dernier. — La maison Devillas porte le nom d’un ancien négociant qui la fonda en 1832 rue du Regard, où elle fut inaugurée le 25 juillet 1835. On y reçoit gratuitement des vieillards de soixante-dix ans ou des infirmes indigens ; 43 individus des deux sexes y étaient en hospitalité au 1er janvier 1870. — Saint-Michel, qui a tout à fait l’air d’une maison de campagne, a été fondé en 1825 et ouvert le 24 août 1830, à Saint-Mandé, grâce aux libéralités d’un ancien tapissier nommé Boulard. Celui-ci l’a réservé à douze vieillards âgés de soixante-dix ans au moins et présentés par les bureaux de bienfaisance ; mais malgré la gratuité de l’admission, malgré la proximité attrayante du bois de Vincennes, a faut croire qu’on ne s’empresse pas d’y entrer, car au commencement de cette année on n’y voyait que 5 pensionnaires, tous atteints d’infirmités.

Parmi ces hospices, il en est un qui est presque célèbre ; il est luxueux, si on le compare aux autres. Il représente plutôt une pension bourgeoise très comfortable qu’une maison ouverte aux abandonnés de la fortune ; on a tout fait pour lui enlever le caractère un peu triste qui se remarque dans les établissemens analogues, et son nom même indique avec quel soin on a évité ce qui pourrait donner l’idée d’asile ou de secours : on l’appelle l’Institution Sainte-Périne. L’idée première en appartient à Chamousset, dont le nom se trouve mêlé à toutes les bonnes œuvres, à toutes les inventions utiles du XVIIIe siècle[1]. Elle resta d’abord sans effet et ne fut reprise qu’au commencement du siècle par deux spéculateurs, Gloux et Duchayla, qui, dans un établissement de bienfaisance, ne virent qu’un moyen de faire fortune. Ils intéressèrent l’empereur et l’impératrice Joséphine à leur projet, et organisèrent une maison de retraite dans l’ancien couvent de Sainte-Périne, à Chaillot. Ce grand hospice, placé au milieu de très vastes jardine, fut immédiatement adopté par la plupart des personnes âgées que la révolution avait ruinées, et qui cependant avaient conservé des ressources suffisantes pour acquitter la pension annuelle. L’incurie, — pour ne pas dire plus, — des administrateurs était telle que pendant plusieurs mois de 1807 l’empereur envoyait aux pensionnaires des vivres préparés pour eux aux cuisines des Tuileries. Sans cette précaution vraiment extrême, ils eussent été exposés à mourir de faim. Aussi un arrêté du ministère de l’intérieur, en date du 13 novembre 1807, autorise le préfet de la Seine à s’emparer de la direction de Sainte-Périne au nom du conseil général des hospices. Depuis ce temps, et malgré de nombreux procès que les sieurs Gloux et Duchayla intentèrent à l’administration municipale, l’institution fonctionna avec régularité. Elle recueillit bien des existences qui avaient eu leurs jours de grandeur, et plus d’un haut personnage put, grâce à cet asile, éviter les humiliations de la charité publique. Le vieux couvent de Chaillot, atteint par le percement de deux boulevards, a été détruit et remplacé en 1802 par une ample maison construite à Auteuil dans un parc de 78,651 mètres. C’est le Louvre des hospices, et l’on n’y reçoit que l’aristocratie de la pauvreté. L’article 1er  du règlement spécial est formel. « L’institution de Sainte-Périne est destinée à venir en aide, sur la fin de leur carrière, à d’anciens fonctionnaires, à des veuves d’employés, à des personnes qui ont connu l’aisance et sont déchues d’une position honorable. On y est admis à partir de l’âge de soixante ans révolus. » La pension est de 850 francs, indépendamment d’une somme annuelle de 100 francs, destinée à représenter la valeur du mobilier et du trousseau. — De 268 lits que cette maison contient, 259 étaient occupés à la fin de l’année dernière.

Tels sont les différens établissemens dont l’assistance publique dispose pour les privilégiés de l’indigence ; mais l’administration se trouverait dans un cruel embarras, si ses ressources hospitalières réservées aux vieillards et aux infirmes se bornaient aux sept maisons que je viens de citer. En présence du chiffre énorme d’individus frappés par des maux incurables, par les infirmités de la vieillesse, par la misère absolue, il faut de vastes hospices, une bienfaisance très active, une gratuité d’admission que nulle restriction ne puisse atteindre. A toutes les épaves que notre civilisation rejette sans cesse, il faut ouvrir des ports de refuge où le vieillard puisse du moins attendre en paix la dernière heure, où l’enfant puisse s’armer pour le grand combat de l’existence. Ceux qui naissent et ceux qui meurent dans la misère appartiennent de droit à l’assistance publique ; l’extrême enfance, l’extrême vieillesse, c’est-à-dire les deux débilités par excellence, les deux âges impuissans, réclament et éveillent toute sa sollicitude.

Les peintres de la renaissance ont souvent symbolisé la charité sous la forme d’une femme laissant monter des grappes de nourrissons vers ses larges mamelles gonflées de lait. Notre assistance publique fait plus et fait mieux : si d’une main elle attire les enfans, de l’autre elle appelle et soutient les vieillards. Elle n’aurait qu’à compulser les registres où elle inscrit ses états civils pour constater que ce même vieillard auquel elle vient de fermer les yeux, elle l’a secouru dans la force de l’âge, elle l’a soigné dans sa jeunesse, elle l’a recueilli enfant dans la rue, où sa mère l’avait abandonné. Afin de sauver les enfans, elle a accepté et singulièrement agrandi l’héritage de saint Vincent de Paul ; afin de donner un dernier abri aux pauvres vieillards à bout de voie, elle a modifié et assaini les sombres geôles de Bicêtre et de la Salpêtrière. A la place de ces lieux d’horreur où le châtiment était aussi cruel que le crime, elle a installé l’hospice de la vieillesse pour les hommes et l’hospice de la vieillesse pour les femmes. Ces deux établissemens et celui des enfans assistés constituent un service d’hospitalité très fécond dans ses résultats et curieux à étudier avec quelque détail.

I

Au portail de plus d’une église du moyen âge, sur le pilier qui ordinairement sépare les deux portes d’entrée, on peut remarquer une large coquille en pierre qui semble placée là comme un lavabo rappelant les purifications que chaque fidèle devait faire avant de pénétrer dans la maison du Seigneur. Ce n’était point un bénitier, ainsi qu’on pourrait le croire ; c’était un berceau permanent destiné à recevoir l’enfant abandonné qu’on apportait furtivement pendant les dernières heures de la nuit et que l’on confiait à l’église, qui alors, remplissant le rôle de mère universelle, arrachait les accusés à la justice et recueillait les orphelins délaissés. A Paris plus que partout ailleurs, le nombre de ces pauvres petites créatures remises aux soins de la charité publique fut toujours considérable, et le dimanche, pendant les offices, les nourrices qui les avaient acceptées les exposaient à Notre-Dame dans une sorte de vaste berceau où l’on jetait des aumônes. On les appelait « les pauvres enfans trouvés de Notre-Dame. » Le premier acte qui en fait spécialement mention porte la date du 2 septembre 1431 ; c’est le testament par lequel Isabeau de Bavière, qui devait avoir une commisération particulière pour les enfans abandonnés, leur laisse une somme de 8 sols parisis. Plus tard, au XVIe siècle, les nourrices s’assoient devant la principale porte de la cathédrale sur une sorte de lit de camp garni de paille, et, tenant leurs nourrissons entre les bras, sollicitent pour eux la générosité des passans. C’est vers cette époque qu’une première institution sérieuse devient le point de départ du système qui, se complétant au fur et à mesure des progrès accomplis par la philosophie et l’économie politique, est devenu ce que nous le voyons aujourd’hui. En 1536, Marguerite de Valois, sœur de François Ier, ouvrit au Marais, près du Temple, dans la rue Portefoin, une maison spécialement destinée à recevoir les orphelins trouvés au parvis Notre-Dame. On les appelait d’abord les « enfans-Dieu ; » mais la couleur de leur vêtement les fit surnommer les « enfans rouges, » et le nom a subsisté jusqu’en 1772, époque où cet hospice fut supprimé.

L’exemple avait été donné, il fut suivi, et en 1545 le parlement attribua au logement de 136 orphelins, — 100 garçons et 36 filles, — l’hôpital de la Trinité, situé au coin de la rue Saint-Denis et de la rue Grénetat, et où les confrères de la Passion avaient joué leurs premiers mystères. Les pensionnaires de ce nouvel asile furent nommés les « enfans bleus ; » ils assistaient aux enterremens des personnes nobles, riches ou notables, et y recevaient quelques aumônes en argent ou en nature qui servaient à leur entretien. De telles ressources étaient illusoires, et les pauvres petits, dès qu’ils pouvaient se traîner sur leurs jambes, s’en allaient mendier par les rues pour obtenir de quoi ne pas mourir de faim. Lorsqu’ils avaient grandi, qu’ils se sentaient doués d’agilité et d’adresse, ils ajoutaient les chances du vol à celles de la mendicité, et plus d’un enfant qui avait vagi sur le lit de bois de Notre-Dame terminait sa vie en faisant laide grimace en haut d’un gibet. Le parlement s’émut de cet état de choses qui menaçait de devenir de plus en plus douloureux. Pour en diminuer la gravité, il imposa, le 13 août 1552, aux seize seigneurs ecclésiastiques justiciers qui seuls avaient action sur tous les ressorts de Paris, l’obligation de subvenir à l’entretien des enfans trouvés sur leur justice respective, et à cet effet les frappa d’une taxe annuelle dont le produit total était de 960 livres. C’était établir, selon les usages du temps, le domicile de secours que la loi du 24 vendémiaire an II devait fixer plus tard. Alors l’évêque de Paris fonda, pour recevoir les enfans abandonnés sur son territoire, une maison qu’on nomma la Couche, et qu’on éleva entre Saint-Christophe et Sainte-Geneviève-des-Ardens, sur l’emplacement occupé aujourd’hui en grande partie par le bureau central. Ce qui se passait là n’est pas croyable, Comme les ressources dont l’établissement disposait étaient fort limitées, les places y étaient tirées au sort, et les enfans que la fortune n’avait point favorisés étaient rejetés sur le pavé aux hasards de la faim, du froid et de la mort. De plus on y tenait littéralement magasin d’enfans, et l’on en faisait trafic. La marchandise humaine ne coûtait pas cher, un enfant se vendait 20 sous : c’était un prix fixe. A qui vendait-on ces pauvres êtres ? A des nourrices qui, ayant laissé mourir leur nourrisson, voulaient le remplacer, ― à des mendians qui cherchaient un jeune acolyte pour émouvoir Les cœurs charitables, — à des bateleurs qui, choisissant les plus énergiques et les plus forts dans cette mièvre population, leur disloquaient les membres pour en faire des acrobates, ― à des faiseurs de sortilèges, — enfin a des chercheurs de la poudre de projection et de l’élixir de longue vie, qui à leurs drogues ténébreuses aimaient à mêler le sang des enfans encore purs. Cela dura longtemps, jusqu’au jour où Vincent de Paul, voyant un misérable déformer un enfant afin d’en faire un objet de compassion propre à attirer les aumônes, conçut l’idée de la grande institution hospitalière à laquelle son nom est attaché pour jamais, et qui mieux que toutes ses œuvres de piété en a fait un saint réellement populaire et vénéré.

Ce fut en 1638 qu’entraînant Mme Legras, sœur du garde des sceaux Marillac, et Elisabeth Lhuillier, femme du chancelier d’Aligre, il chercha et recueillit les enfans qu’on abandonnait sous le porche des églises, sous le portail des hôtels, à l’angle des rues fréquentées, dans les jardins publics et sur les ponts. Il les établit dans une maison située près de la porte Saint-Victor ; mais là aussi les places étaient trop peu nombreuses, et l’on avait recours au sort pour déterminer ceux qui les occuperaient. Louis XIII et Anne d’Autriche s’intéressèrent à l’œuvre naissante, et de 1641 à 1644 affectèrent au nouvel hôpital une rente de 12,000 livres. La maison de la porte Saint-Victor étant devenue insuffisante, Vincent de Paul transporta toute sa vagissante colonie à la maison Saint-Lazare, qu’il venait de fonder dans le vaste enclos situé à proximité de la ville, en haut du faubourg Saint-Denis[2]. Malgré les efforts du fondateur, l’œuvre périclitait ; elle allait périr lorsque Vincent de Paul prononça, en 1648, devant les dames de la cour le sermon resté célèbre. « Or sus, la compassion et la charité vous ont fait adopter ces petites créatures pour vos enfans… Voyez maintenant si vous voulez ainsi les abandonner pour toujours ;… il est temps de prononcer leur arrêt et de savoir si vous ne voulez plus avoir de miséricorde pour eux. Les voilà devant vous. Ils vivront, si vous continuez d’en prendre un soin charitable, et, je vous le déclare devant Dieu, ils seront tous morts demain, si vous les délaissez… » L’effet fut si profond que séance tenante on souscrivit plus de 40,000 livres de rente au profit exclusif des enfans trouvés : l’œuvre était définitivement fondée. La reine-mère, voulant y concourir, lui abandonna le château de Bicêtre ; mais l’air y était d’une acuité redoutable, et les enfans mouraient comme s’ils eussent été frappés de contagion. On fut forcé de les ramener au faubourg Saint-Denis.

Par un arrêt du parlement rendu le 3 mai 1667, confirmé le 10 novembre 1668 et rappelant celui du 13 août 1552, la somme que les seigneurs justiciers devaient payer annuellement pour l’entretien des enfans trouvés de Paris fut portée à 15,000 livres ; de plus des lettres-patentes de juin 1670 érigèrent en hôpital la maison des Enfans-Trouvés et la firent entrer dans la grande institution qu’on appelait alors l’hôpital général. Cette mesure équivalait à ce que nous nommons aujourd’hui un décret en reconnaissance d’utilité publique. Dès lors l’établissement prospéra, et fut assuré de ne point périr faute de ressources, comme il en avait été si longtemps et si souvent menacé. Il était devenu assez considérable pour qu’on fût obligé de le dédoubler ; Saint-Lazare, exclusivement consacré au chef-lieu de l’ordre des lazaristes, avait été abandonné par les enfans pour lesquels on avait acquis en 1674, dans le faubourg Saint-Antoine, les terrains où s’élève actuellement l’hôpital Sainte-Eugénie, qui n’a point perdu les traditions de son origine, car il est consacré au traitement des enfans malades. La Couche de Notre-Dame subsistait toujours, on voulut l’agrandir. En 1672 et en 1688, on loua d’abord, on acheta ensuite trois petites maisons qui appartenaient à l’Hôtel-Dieu ; on les répara, on les modifia, et l’on en fit le lieu de dépôt, l’hospice des Enfans-Trouvés, qui y restaient provisoirement jusqu’à ce qu’ils fussent en état d’être transportés aux Orphelins du faubourg Saint-Antoine. Il faut croire que lorsque l’institution fut mieux connue du peuple de Paris et des villes voisines, on en profita largement, car le 3 mai 1720 le régent accordait à l’hôpital des Enfans-Trouvés une loterie « à 20 sols le billet, avec bénéfice de 15 pour 100, pour aider à soutenir cet hôpital, pour l’entretien de ces enfans, dont le nombre augmente tous les jours[3]. » Cette mesure n’eut rien de transitoire ; un arrêt du conseil en date du 30 mai 1776 réunit la loterie des Enfans-Trouvés à la loterie royale de France, récemment instituée. Tous les gouvernemens qui se sont succédé en France depuis la création de l’œuvre ont tenu à honneur de la soutenir et de l’encourager par les moyens un peu empiriques, mais néanmoins très sérieux, dont on disposait alors.

En 1747, on voulut déblayer la place du parvis Notre-Dame, qui était singulièrement encombrée par des masures et par des chapelles, ex-voto du moyen âge que rendait inutiles la proximité de l’immense cathédrale. On démolit l’église Saint-Christophe, dont le chevet se trouvait au débouché de la rue Saint-Pierre-aux-Bœufs, remplacée par la rue d’Arcole, — l’église Sainte-Geneviève-des-Ardens, qui faisait face au jardin actuel de l’Hôtel-Dieu, — enfin le groupe de maisons qui constituait la Couche, et l’on chargea Boffrand de construire un hôpital pour les enfans trouvés. L’année suivante, l’édifice était terminé ; il existe encore, il a servi de chef-lieu à l’assistance publique, contient le bureau central, forme depuis 1867 une annexe à l’Hôtel-Dieu, et disparaîtra quand le nouvel hôpital central sera inauguré. Plus l’on faisait d’efforts pour élever ces enfans, leur donner les soins qu’ils auraient dû trouver dans. leur famille, plus les délaissemens se multipliaient. Ce fait, que tous les documens prouvent avec évidence, émut Necker. « On ne peut, dit-il en 1784, dans son livre de l’Administration des finances, se défendre d’un sentiment pénible en observant que l’augmentation des soins du gouvernement pour sauver et conserver cette race abandonnée diminue le remords des parens et accroît tous les jours le nombre des enfans exposés. » L’hôpital avait parfois des bonnes fortunes singulières. Le 2 février 1786, raconte Bachaumont, un M. de Challet, fermier-général sans enfans, avait adopté une petite fille trouvée qui devint plus tard Mme de Ville, et à laquelle, après la mort de sa femme, il remit une somme de 100,000 écus provenant de l’héritage de celle-ci. Mme de Ville, reconnaissante des soins qu’on avait pris d’elle dans la maison hospitalière qui l’avait recueillie, employa cette grosse somme à fonder une rente annuelle de 15,000 livres au profit de l’œuvre établie par saint Vincent de Paul.

La révolution, en brisant les privilèges sur lesquels était assise en grande partie la fortune des enfans abandonnés, se trouva en face de difficultés très graves ; elle les envisagea avec calme et les accepta courageusement. Tous les hospices, tous les hôpitaux, furent autorisés à recueillir les enfans trouvés ; le trésor national devait se charger des frais de leur entretien. La constitution de 1791 proclame hautement pour la nation le devoir de les élever ; la loi du 28 juin 1793 dit : « La nation se charge de l’éducation morale et physique des enfans trouvés ; ils seront désormais désignés sous le nom d’orphelins ; toute autre dénomination est interdite. » Avec une grande habileté et pour diminuer les dépenses de l’état, la même loi promet des secours et « le secret le plus inviolable » aux filles-mères qui voudront allaiter leur enfant. Le 4 juillet 1793, on va plus loin, et l’on dépasse le but. A force de vouloir rompre avec le passé, qui imprimait une note d’infamie au fils illégitime, les législateurs de la convention semblent donner un encouragement à la débauche, car la loi qu’ils édictent promet aux filles-mères que leurs enfans seront indistinctement adoptés, et qu’on les appellera désormais les enfans de la patrie. L’état misérable du trésor, dépouillé d’espèces métalliques et gorgé d’assignats illusoires, ne permit pas à un tel projet de sortir en réalité du domaine de la théorie. Il y eut cependant un commencement d’exécution : par décret du 7 ventôse an II, les enfans de la patrie furent installés au Val-de-Grâce ; mais dès le 10 vendémiaire un nouveau décret les fit transporter dans les bâtimens de Port-Royal et dans ceux de l’Institut de l’Oratoire. Les anciens hospices des enfans trouvés formèrent ainsi deux sections : la première, appelée la Bourbe et réservée aux filles-mères, aux femmes indigentes arrivées au dernier terme de leur grossesse, la seconde consacrée aux enfans assistés.

Non-seulement les enfans abandonnés à Paris étaient portés à l’hospice de la rue d’Enfer, mais on y envoyait sans vergogne ceux des départemens, et il existait des courtiers en abandon d’enfans. Ces hommes recueillaient dans les villages et dans les villes les enfans dont les mères refusaient de se charger ; ils les emballaient, c’est le mot, dans une caisse matelassée qui se portait sur le dos à l’aide de bretelles ; les enfans y étaient placés debout, et leur tête dépassait de façon qu’ils pussent respirer et ne point étouffer dans ces boîtes, que, par une ironie effroyable, les paysans appelaient des « purgatoires ; » chaque boîte contenait trois enfans. Ainsi chargé, l’homme se mettait en marche, quelque temps qu’il fit, pluie ou grêle, neige ou soleil, s’arrêtant seulement pour prendre ses repas et donner de loin en loin un peu de fait aux pauvres créatures. Parfois, bien souvent, un enfant mourait en chemin ; on n’avait point le loisir de remplir des formalités minutieuses, on jetait le frêle cadavre dans un fossé, on le recouvrait d’un peu de terre, et l’on continuait sa route. Arrivé devant l’hôpital, l’homme glissait les enfans dans le tour, et se hâtait de retourner « au pays » chercher de nouvelles victimes, car cet emploi était « son gagne-pain. » Mercier a vu 200 enfans couchés sur deux rangs dans la même salle ; une nourrice suffisait à deux nourrissons. Ils étaient bien mal soignés, les pauvres petits, et ne luttaient pas longtemps contre la dure existence qu’on leur faisait. Dulaure, qui, si souvent inexact en matière de dates, est presque toujours bien renseigné quand il s’agit de chiffres, déclare qu’en 1797, sur 3,716 enfans reçus à l’hospice, 3,108 sont morts dans l’année. Si excessive qu’elle soit, cette mortalité n’a rien d’invraisemblable ; à la même époque, on constate que sur 108 enfans envoyés en nourrice en Normandie, il en est mort 101 ; enfin, de nos jours, l’enquête de 1860 n’a-t-elle pas prouvé que la mortalité des enfans assistés est de 87 pour 100 dans la Seine-Inférieure, et de 90 pour 100 dans la Loire-Inférieure[4] ?

En 1814, la Bourbe et la maison des Enfans-Trouvés furent séparées en deux services distincts, qui aujourd’hui encore n’ont plus rien de commun. La vieille maison de Port-Royal est devenue la Maternité, et la maison des oratoriens est restée l’hospice des Enfans-Trouvés, ou pour mieux dire des Enfans-Assistés, car c’est ainsi qu’on les désigne administrativement. Une loi du 27 frimaire an V, un arrêté directorial du 30 ventôse de la même année, un décret impérial du 19 janvier 1811, ont définitivement organisé le service des enfans recueillis par la charité publique. En fait, on ne doit les laisser séjourner à Paris, dans l’hospice de la rue d’Enfer, que le moins longtemps possible ; on les confie à des nourrices de province, à des cultivateurs. On développe chez eux le goût de la vie des champs, on cherche à les attacher à l’agriculture, qui, en France, manque trop souvent de bras. Pour la conscription, ils sont soumis à la loi commune et non pas tous forcément destinés au métier de soldat, comme le voulait Napoléon Ier. De l’heure où ils ont été confiés à l’administration jusqu’au jour où ils ont atteint leur vingt et unième année, ils vivent sous la direction immédiate de l’assistance publique, qui a sur eux toute l’autorité que la loi confère aux tuteurs. La tutelle est très prévoyante et très active, la surveillance est sérieuse dans les quarante-six arrondissemens provinciaux où l’on entretient des enfans assistés ; elle s’exerce par 2 inspecteurs principaux, par 25 sous-inspecteurs, par 278 médecins rémunérés, par les curés et par les agens du pouvoir municipal. Le nombre de ces malheureux, élevés, soutenus, protégés par l’assistance publique, est considérable. En 1869, il était de 25,486, dont 16,845 âgés d’un jour à 12 ans, et 9,001 de 12 à 21 ans ; sur ce total, on comptait 13,116 garçons et 12,370 filles.

L’hospice n’est en réalité qu’un lieu de dépôt essentiellement transitoire ; l’enfant qu’on y apporte part avec une nourrice aussitôt que sa santé lui permet de supporter le voyage, et il n’y revient que dans des cas de maladie fort grave, lorsque les soins qu’il reçoit au dehors sont insuffisans, ou lorsque son esprit d’insubordination réclame une discipline plus sévère. On hâte autant que possible le départ de l’enfant pour la campagne, car on a reconnu que le séjour de l’hospice lui était funeste pendant les premiers mois. C’est depuis 1861, à la suite de douloureuses expériences, que l’on s’est arrêté à ce parti, qui, jusqu’à présent du moins, a donné de bons résultats. Il est facile d’en juger en comparant les chiffres suivans ; en 1868, l’hospice admet 5,322 enfans et en perd 1,211 ; en 1859, les admissions sont de 5,368, et les décès de 1,035 ; — en 1868, sur 5,603 enfan6 ayant séjourné à l’hospice, il en meurt 442 ; en 1869, les entrées s’élèvent à 6,009, et les décès ne comptent que pour 495. C’est là un progrès très sensible qui donne en moyenne une mortalité de 7.89 pour 100 ; celle qui frappe les enfans envoyés à la campagne est encore considérable : sur 21,147, il en est mort 1,785.

Quelle que soit la surveillance exercée sur les nourrices, elle ne peut être incessante, et il est bien difficile d’apprendre à des filles de campagne, imbues par tradition des idées les plus sottes et les plus antihygiéniques, qu’il ne faut pas bourrer les nourrissons d’alimens solides auxquels leur très faible estomac est rebelle. Combien parmi ces créatures ordinairement rapaces et stupides n’en existe-t-il pas qui, aujourd’hui encore tout comme au temps de Rousseau, pendant qu’elles vont aux champs ou à la ville, accrochent l’enfant à un clou sous prétexte que c’est le bon moyen d’éviter qu’il ne roule hors de son berceau ! Ainsi suspendu, le pauvre être se démène, s’agite, pleure et s’endort de fatigue, épuisé, énervé, oppressé par tant de larmes et d’efforts. Quelques-unes ont plus de malice encore, et, pour empêcher « le petit » de crier, elles lui donnent à sucer un nouet imprégné de laudanum ou d’une décoction de tête de pavot. Si avec un tel régime l’enfant ne meurt pas, c’est un miracle. Tout a été dit ici et ailleurs sur ce sujet, il n’y a plus à y revenir. On a constaté que l’allaitement artificiel était redoutable pour l’enfant, l’allaitement mercenaire ne vaut guère mieux ; les tables de mortalité en donnent tous les ans des preuves singulièrement douloureuses et convaincantes.

Parmi les 6,009 enfans reçus en 1869 à l’hospice des Enfans-Assistés, 4,260 seulement ont été abandonnés ; les autres, 1,749, n’ont été que déposés momentanément pendant que leurs parens ou les personnes qui en prenaient soin étaient à l’hôpital ou en prison. Le nombre des abandons a été à peu près le même pour les huit derniers mois de l’année, il a varié entre 365 pour mai et 310 pour août, qui correspond à décembre, un mois froid, désagréable, obscur et pluvieux pendant lequel on ne sort guère, où les ressources ménagées sont absorbées par les exigences du chauffage et de l’éclairage. Les quatre premiers mois au contraire sont très chargés : janvier 371, février 408, mars 428, avril 383 : ils correspondent aux longues journées, au printemps, à l’été, à mai, juin, juillet, août, aux parties de campagne, aux dîners sur l’herbe, aux promenades dans les forêts voisines de Paris, à toutes les sollicitations de la nature et de la jeunesse. Autrefois la vieille maxime de saint Vincent de Paul, que la charité doit ouvrir les bras et fermer les yeux, était largement pratiquée ; l’abandon pouvait être non-seulement secret, mais absolument mystérieux. Un tour, qui existe encore, quoiqu’il ne serve plus, s’ouvrait près de la porte de l’hospice ; on y déposait l’enfant, on tirait une sonnette d’appel, le tour pivotait sur lui-même, et la maison hospitalière prenait l’enfant sans même chercher à s’enquérir de son origine. Aujourd’hui il n’en est plus ainsi ; à la suite de longues discussions auxquelles ont pris part toutes les autorités intéressées, le tour a été supprimé par la raison qu’il était une sorte d’encouragement à l’abandon ; cette suppression, que je crois regrettable, a peut-être amené bien des infanticides et bien des avortemens, mais du moins elle a permis, dans le plus grand nombre de cas, d’établir un état civil régulier pour les enfans. On sait donc d’où ils viennent, et l’on peut constater que les vingt arrondissemens de Paris les envoient dans des proportions très différentes. Le nombre de naissances des enfans abandonnés est presque toujours en rapport avec le genre de population. Si le seizième arrondissement, qui comprend Passy et Auteuil, qui renferme beaucoup de petits bourgeois tranquilles, n’a envoyé que 43 enfans, — si le septième, qui a les ministères, l’hôtel des Invalides et un grand nombre de couvens, n’est compté que pour 58, — si le second, qui est exclusivement composé de quartiers riches, n’en fournit que 83, nous trouvons en revanche des chiffres très élevés dès que nous passons au quatrième, où s’enchevêtre le réseau des rues mal famées qui avoisinent encore l’Hôtel de Ville, 390, — au sixième, où vit la jeunesse des écoles, 442, — au dixième, qui, comprenant les faubourgs Saint-Martin et du Temple, donne asile à un grand nombre d’ouvriers, 623 ; — enfin nous arrivons au total vraiment considérable de 805 dans le quatorzième, qui, s’allongeant entre la Chaussée-du-Maine et le boulevard d’Enfer, abrite une population composée en partie d’artistes inférieurs, de bateleurs, d’ouvriers sans ouvrage et de coureurs de barrières. Ce ne sont point positivement des marquises et des duchesses qui abandonnent leurs enfans, on peut le croire, et les femmes qui ont ce triste courage appartiennent presque toutes aux plus humbles conditions sociales. Les plus nombreuses sont, — à Paris surtout, où la domesticité est une école permanente de démoralisation, — les servantes et les cuisinières, qui entrent dans la statistique générale pour 1,398. Viennent ensuite les couturières, 917, et les journalières, 418 ; mais des études suivies m’ont prouvé que toutes les fois qu’une femme de mauvaises mœurs est arrêtée en flagrant délit de prostitution clandestine et qu’on lui demande son état, elle ne manque pas, selon qu’elle est plus ou moins jeune, de se dire couturière ou journalière. C’est donc, pensons-nous, à la charge des filles insoumises qu’il faut mettre le chiffre de 1,335, auquel on peut aussi sans risque d’erreur ajouter le contingent de celles qui ont des professions non déterminées, 520, et de celles qui n’ont pas de profession du tout, 135, ce qui donne un total de 1,990 enfans abandonnés par des femmes vivant de débauche. Parmi les corps d’état désignés, le plus réservé est celui de parfumeuse, qui s’arrête au faible chiffre de 3. Le tableau des « causes d’abandon[5] » est sinistre à étudier ; la lâcheté de l’homme y apparaît dans toute sa laideur ; c’est la femme seule, la mère, qui porte tout le poids ; pour elle seule sont la souffrance et la honte. Le mystère tient sa place dans ce lugubre tableau, et l’on peut se livrer à bien des conjectures romanesques en voyant que 24 abandons ont eu lieu parce que la mère était dans la nécessité de cacher la naissance de son enfant.

II

Il faut qu’une mère ait une résolution bien fortement chevillée dans l’âme pour oser franchir le seuil de cette maison où son enfant va disparaître à jamais. Dans le premier bureau, qu’on peut sans hésiter comparer au greffe d’une prison, un commis-secrétaire est installé en permanence derrière une table en bois de chêne ; la pièce est bien éclairée, située au rez-de-chaussée et munie d’une sorte de lit de camp garni de toile cirée, posé au-dessous d’un crucifix que je voudrais voir remplacé par le Christ accueillant les enfans, sinite parvulos ad me venire. Pendant que j’étais là, compulsant des registres, une femme entra. Elle était fort jeune, dix-neuf ans à peine, médiocrement jolie, le nez en l’air, la bouche trop fendue, des yeux bleus très doux : un type de Parisienne à la fois sentimentale et gouailleuse. Elle sanglotait et tenait dans ses bras un enfant âgé d’une dizaine de jours environ, embéguiné d’un joli bonnet de dentelles à faveurs roses. Elle s’assit ou plutôt se laissa tomber sur une chaise, et dit : « Voilà ma petite fille, je ne puis pas la garder, je vous l’apporte. » Par une sorte de geste machinal de la main, elle essuyait violemment ses yeux inondés de larmes ; ses doigts laissaient de longues traces grises et humides sur son visage parsemé de taches de rousseur. Les hoquets secouaient sa voix ; tout à coup elle s’interrompit, retira son soulier, l’agita pour en faire tomber du sable qui la gênait, et se reprit à pleurer. On la questionna. « Pourquoi abandonnez-vous votre enfant ? — Je ne gagne que 20 sous par jour, je n’ai pas de quoi le nourrir. » Pendant ce temps, la petits fille s’étant mise à crier, elle la retourna et lui tapota le dos. Le commis remarqua la netteté, l’adresse de ce geste, qui dénote des habitudes maternelles acquises, et aussitôt il lui dit : « Vous avez plusieurs enfans ? — Oui, monsieur, j’en ai un autre, un garçon, à la maison. — Quel est le père ? » Elle hésita un peu et répondit : « Un soldat. » L’interrogatoire réglementaire et formulé d’avance sur une feuille imprimée commença. On lui demanda les noms de l’enfant, le lieu, la date de sa naissance, s’il était baptisé, s’il était légitime ou naturel. A la question : « Vous a-t-on dit que vous ne pourriez avoir de ses nouvelles que tous les trois mois, et que jamais vous ne sauriez où il est ? » Elle courba les épaules, inclina la tête, se tassa sur elle-même comme si un poids trop lourd l’avait accablée, et ses sanglots redoublèrent. Quand toutes les réponses eurent été inscrites, on lui passa la plume pour signer le procès-verbal, elle déclara, qu’elle ne savait pas écrire. Le commis tira un cordon de sonnette, et bientôt une fille de service apparut ; elle prit l’enfant, l’étendit sur le lit de camp, vérifia le sexe, et dit : « Une petite fille. » À ce moment, la mère se jette à genoux, saisit son enfant, l’embrasse avec transport, et restait penchée, collée sur sa fille comme si elle eût voulu ne jamais s’en séparer. Le commis se leva, vint à la femme, et lui dit avec ce flegme que donne l’habitude du même spectacle souvent répété : « Si cela vous fait tant de peine d’abandonner cet enfant, pourquoi ne le gardez-vous pas ? » Elle se redressa d’un bond, passa sa manche sur son visage tuméfié, ne se retourna même pas, poussa la porte et s’enfuit. Je demeurai stupéfait ; le commis me regarda et me dit : « C’est toujours comme ça ! »

Oui, « c’est toujours comme ça, » lorsque c’est la mère elle-même qui fait l’abandon, car elle se trouve tirée entre les mouvemens instinctifs de la nature et une résolution irrévocablement prise ; mais les choses se passent bien plus simplement lorsque c’est un intermédiaire désintéressé, une sage-femme par exemple, qui apporte l’enfant. Pour beaucoup de femmes de cette espèce, le nom qu’on leur donne est bien celui qu’elles méritent, saga signifie sorcière : plus que d’autres, et par leurs fonctions mêmes, elles sont accoutumées aux œuvres ténébreuses qui déroutent la justice et lui échappent le plus souvent, Ces créatures excellent à épouvanter les pauvres filles qui ont recours à elles à la dernière heure ; elles les effraient sur les suites d’une première faute, les poussent à se débarrasser de leur enfant, et se chargent, moyennant salaire, d’accomplir toutes les formalités imposées. Souvent encore c’est le garçon de bureau d’un commissaire de police qui, tenant entre ses bras un paquet de chinons où s’agite un petit être chétif, vient faire les déclarations requises ; dans ce cas, presque toujours c’est un enfant réellement trouvé qu’il apporte ainsi. En 1869, on en a reçu quatre-vingts de cette catégorie, qui tous avaient été exposés dans des lieux publics, églises, rues, jardins, passages ; l’un d’eux avait été abandonné dans une voiture de place.

Tous les jours, la préfecture de police et les hôpitaux envoient à l’hospice de la rue d’Enfer les enfans dont les parens sont « empêchés, » parce qu’ils ont été écroués en prison ou sont entrés à l’hôpital. J’ai vu arriver « le dépôt » de l’Hôtel-Dieu, c’est-à-dire sept ou huit bambins de tout âge, vêtus, les uns de guenilles, les autres de ces costumes prétentieux, décolletés, qui semblent faits pour des chiens savans ; du reste indifférence absolue sur ces jeunes visages, à peine un sentiment de curiosité éveillé par la vue d’un endroit nouveau. Ces enfans sont gardés à l’hospice jusqu’à ce que les parens aient fini leur temps ou soient guéris. Fréquemment cette hospitalité transitoire est rendue définitive ; lorsque les parens meurent et que nulle âme charitable ne consent à se charger de l’orphelin, on fait administrativement ce qu’on nomme l’abandon, et l’enfant devient jusqu’à sa majorité le pupille de l’assistance publique. Pour reconnaître à première vue les enfans abandonnés et les enfans déposés, on leur donne jusqu’à l’âge de cinq ans un signe distinctif, qui est un collier. Celui-ci est en os, composé de 17 olives blanches, orné d’une médaille d’argent portant à la face l’image de saint Vincent de Paul, au revers le mot Paris, et un numéro d’ordre, qui est celui de l’inscription. Ce collier est destiné aux abandonnés ; il est de couleur bleue pour les garçons déposés, de couleur rose pour les filles : de plus, sur le revers de la médaille, au-dessus du numéro matricule, il porte le mot dépôt. Pour l’enfant abandonné, on prend une autre précaution : sur une fiche en parchemin, on écrit ses noms et prénoms, la date de sa réception, l’heure, le jour de sa naissance. Cet acte d’état civil, cousu entre deux rubans, tracé à l’aide d’une encre indélébile, est fixé à son bras pendant les premiers jours et est ensuite attaché à la première feuille de son livret distinctif. Le collier est d’invention récente ; autrefois on mettait aux enfans assistés des boucles d’oreilles d’une forme particulière, vieil usage barbare qu’on a bien fait de répudier, car il laissait pour toute la vie une trace que rien ne pouvait effacer.

L’hospice est très vaste ; la vieille maison des oratoriens ne fut plus suffisante lorsqu’on décida en 1836 la réunion des orphelins du faubourg Saint-Antoine aux enfans trouvés de la rue d’Enfer. On l’a agrandie en y ajoutant deux ailes énormes, qui contiennent des classes, des dortoirs larges et convenablement aérés. Les jardins sont magnifiques ; il y a surtout une haute futaie d’ormeaux entourée de gazons verts, où broutent quelques chèvres, qui pourrait rivaliser avec plus d’un parc princier. C’est à côté de ces grands ombrages qu’est situé le gymnase, où les enfans qui sont en âge d’en profiter prennent des leçons de souplesse et d’agilité sous la direction d’un professeur spécial. Malgré cette verdure, malgré l’espace, malgré l’éblouissante propreté qui règne dans tous les appartemens, je ne connais pas d’hôpital, de prison plus pénible à visiter que cette maison où la charité et la science réunissent leurs efforts pour élever des enfans malingres. M. Michelet l’appelle « le funèbre hospice ; » il a raison. Lorsqu’on voit des détenus pâtir dans leur triste cellule, lorsqu’on rencontre un vieillard indigent et infirme qui se traîne en béquillant dans les préaux d’un refuge, à l’un et souvent à l’autre on peut dire : Qu’as-tu fait de la vie, et n’as-tu pas aujourd’hui le châtiment des fautes que tu as commises ? mais à ces enfans que peut-on reprocher ? C’est vers ces pauvres êtres si injustement misérables que la charité devrait se tourner avec le plus de largeur et de persistance, car là tout est à sauver, la chair et l’esprit.

Certes ils sont mieux, beaucoup mieux soignés par les filles de service, par les sœurs, par les surveillantes, par les chirurgiens, par les médecins, par les internes attachés à la maison, qu’ils ne l’auraient été chez leurs parens ; le cœur n’en reste pas moins navré en regardant ces orphelins dont le père et la mère ne sont point morts. — Dès qu’ils ont été reçus au bureau d’admission, on les porte à la crèche, pièce immense contenant 85 berceaux et située au-dessus de la chapelle, dont elle a fait partie jadis et dont elle a exactement les dimensions. Sur le linteau de la porte, on lit une inutile inscription : « Mon père et ma mère m’ont abandonné, mais le Seigneur a pris soin de moi. » Pourquoi se payer de lieux-communs et cacher la réalité derrière des mots de convention ? Dans ce cas, le Seigneur s’appelle l’assistance publique et le budget de la ville de Paris. Quand l’homme collectif répare l’injustice de l’homme individuel, il est puéril d’en faire remonter la gloire jusqu’à la Divinité. Devant une immense cheminée, un lit de camp est placé sur lequel on réchauffe, on change les enfans. J’ai dit que la salle contenait 85 berceaux ; je me suis mal exprimé, ce sont 85 petits lits en fer, montés sur roulettes, et qu’on ne peut faire vaciller au grand préjudice des nourrissons. Il suffit de les voir couchés, presque enfouis dans leur lit abrité d’un rideau blanc, pour reconnaître combien déjà ils ont souffert avant de naître ; ils ont des visages fanés, ridés, sans consistance : Gulliver les prendrait pour des centenaires de Lilliput. Pour allaiter ces pauvres petits jusqu’à ce qu’ils soient nantis d’une nourrice spéciale, on a des nourrices sédentaires qui vivent dans un grand dortoir qu’on voudrait cependant voir plus spacieux. Ces femmes, auxquelles on donne un franc par jour, indépendamment du logement et de la nourriture, sont généralement des filles-mères qui ont perdu ou déjà sevré leur enfant. Une chambre très étroite, trop étroite, forme ce qu’on nomme le quartier des sevrés ; en y entre à neuf mois, ce qui, en bonne hygiène, nous semble singulièrement prématuré. En pénétrant dans cette pièce, on est saisi à la gorge par une insupportable odeur de beurre aigri mêlée à des émanations ammoniacales d’une nature particulière. Les enfans, tout petits et morveux, couverts d’un sarrau de toile bleuâtre, sont assis sur un banc et appuyés contre la muraille. On comprend vite, à les voir, qu’ils vivent déjà sous l’empire d’une certaine discipline. Ils ont de pauvres mines boudeuses, et ils m’ont paru beaucoup trop tranquilles. On a eu beau accrocher à une porte d’armoire un immense polichinelle, ils ne le regardent guère et sourient à peine quand on tire la ficelle qui agite le fantoche. Ils s’ennuient, cela est visible.

L’enfant, qui est la vie nerveuse par excellence, qui a le geste irréfléchi, le mouvement instinctif, pâtit promptement, diminue et s’étiole lorsqu’il est immobile. Les bonnes nourrices le savent bien ; celles de Normandie disent : Il faut sauter les enfans ; il faut les mouver, disent les Bourguignonnes. Ceux auxquels manque cette gymnastique artificielle, qu’on ne fait point danser sur les bras, qui n’ont jamais vu la « risette » maternelle, qui n’ont point entendu les berceuses naïves et lentes qui les calment et les endorment, qui n’ont pu se rouler à l’aise sur l’herbe des champs ou sur le parquet des chambres, qui sont maintenus dans un repos anormal, ceux-là tombent en mélancolie, se fanent et trop souvent meurent. On cherche un nom scientifique, une cause secrète, peut-être héréditaire, à la maladie qui les a emportés ; il est inutile de se donner tant de peine : ils sont morts tout simplement d’inaction. Or cette activité permanente qui développe les forces de l’enfant, qui lui procure un bon sommeil, qui en un mot lui donne la vie, est-elle possible à l’hospice de la rue d’Enfer ? Non ; le personnel est insuffisant. Il n’a rien de commun, je me hâte de le dire, avec celui des hôpitaux, et les filles de service ne peuvent, sous aucun rapport, être comparées aux infirmières. Ce sont pour la plupart des filles de campagne, des Auvergnates et des Bretonnes, spécialement choisies par les sous-inspecteurs provinciaux des enfans assistés et par eux envoyées à l’hospice de Paris. Elles sont assidues, fort dévouées et forcément désintéressées dans un établissement où les pensionnaires, n’ayant jamais un sou vaillant, ne peuvent rien donner ; mais leur nombre est trop restreint. Chacune en moyenne a dix enfans à soigner, à faire manger, à nettoyer, à changer, à coucher, à endormir. Récemment on a augmenté ce service, et cependant il reste encore au-dessous des besoins. Les choses se modifieront, il faut l’espérer, et arriveront à un état meilleur : mais actuellement, lorsqu’on veut porter un remède radical et immédiat au mal constaté, on se heurte à d’insupportables questions d’argent qui paralysent les volontés les plus robustes et font ajourner des améliorations essentielles.

Pour ces chétives créatures, dont bien souvent la vie ne tient plus qu’à un fil quand on les apporte à l’hospice, une infirmerie n’est que trop nécessaire. Aussi celle de la maison est vaste, bien distribuée et divisée en deux services : celui de la médecine et celui de la chirurgie. En visitant ce dernier, on est surpris du nombre d’enfans couchés sous des rideaux bleus et dont les yeux sont cachés par une compresse humide : ceux-là sont atteints d’une ophthalmie que trop souvent ils doivent à leur mère. Cette infirmerie est navrante à voir, elle est l’image même de l’abandon. Malgré le va-et-vient des servantes qui s’empressent autour des petits lits, malgré la présence active et bienfaisante des sœurs, qui, là plus que partout ailleurs, sont d’admirables infirmières, l’enfant, au moment où il a le plus besoin d’être choyé et dorloté, est dans une solitude désespérante. Je me suis arrêté à regarder une pauvre fillette de quatre ou cinq ans qui avait la rougeole. Blonde et charmante, vêtue d’une camisole de cotonnade à fleurs, roses, portant au cou le collier du dépôt, elle donnait, agitée, fiévreuse, visitée par un cauchemar. Tout à coup elle se réveillait en sursaut avec un geste d’effroi, regardait autour d’elle, ne voyait que mon visage inconnu, et remettait avec découragement sa petite tête sur l’oreiller. On est très bon pour ces enfans, on cherche à les désennuyer. Au lit, ils ont des images à regarder : dès que la convalescence leur permet de se lever, on leur donne des joujoux ; mais la gaîté ne leur revient guère, et j’en ai vu plus d’un, assis sur le parquet, tenant un pantin entre les bras, immobile, regardant machinalement devant lui, et perdu dans une de ces rêveries profondes qui à cet âge nous semblent si mystérieuses.

Comme les autres hôpitaux, l’hospice des Enfans-Assistés possède, loin des pavillons occupés, une salle de repos où l’on garde les morts ; c’est dans un cercueil banal, en chêne garni d’armatures de fer, afin qu’il dure longtemps, qu’on les emporte revêtus d’une longue chemise blanche qui les enveloppe tout entiers. On les confie à la terre nue après que l’église a prié sur eux ; mais pour ceux-là nul parent ne suit le petit corbillard : ils s’en vont comme ils sont venus, indifférens à tous, et ne laissent derrière eux aucun regret. Sur la table d’autopsie, il y avait deux cadavres, maigres, émaciés, déjà marqués de taches violettes ; l’un était celui d’un hydrocéphale, vaste tête qui semble faite pour le génie, et où l’idiotie va presque toujours se loger. De grosses mouches vertes bourdonnaient autour d’eux. C’est presque un soulagement de voir morts des enfans à qui était réservée la destinée qu’on peut prévoir. Ils ne sont pas à plaindre, et, pour ce qui les attendait dans la vie, ils ont bien fait de s’arrêter sur le seuil et de ne point aller plus avant. Tout donne une impression triste dans cette maison, tout, jusqu’à la vaste chapelle où chaque matin l’on baptise les enfans apportés la veille.

Dans une grande salle, nous avons assisté au goûter des petites filles ; on leur distribuait de belles tartines de pain tendre amplement revêtues de marmelade de prunes, dont elles se barbouillaient d’importance. Chez ces enfans, le plus souvent le geste est brusque, cassé, à angles droits, presque animal. Avec elles, les sœurs et les files de service ont une patience à toute épreuve ; mais le type le plus intéressant de la maison est un surveillant qui a charge des garçons. C’est un homme d’une cinquantaine d’années environ, de tenue un peu militaire, très propre et soigné dans son uniforme, beau parleur et poussant la politesse jusqu’au raffinement. Il mène sa petite bande par des procédés tout particuliers, et il faut convenir qu’ils lui réussissent admirablement. Les enfans amenés en dépôt à l’hospice appartiennent généralement à la catégorie où Auguste Barbier a rencontré son « pâle voyou. » Ils ne pèchent pas précisément par l’excès des belles manières, ils ont vécu près du ruisseau, ils sont impudens, insolens et malpropres ; entre eux, ils s’appellent volontiers « Pif-en-l’air » ou « Tape-à-l’œil. » Le surveillant ne tolère point de semblables familiarités, il veut qu’on soit respectueux les uns pour les autres, et il prêche d’exemple. Si l’un de ces gamins rappelle par certain côté le bon roi Dagobert, ce qui arrive fréquemment, il le fera prévenir par un de ses camarades auquel il dira : « Monsieur Edmond, veuillez avoir l’extrême complaisance de prévenir M. Gustave que le désordre de sa toilette est regrettable, et que, lorsqu’il se retourne, on peut concevoir une opinion fâcheuse des soins qu’il prend de sa personne. » La commission est répétée presque mot pour mot. Je n’en croyais pas mes oreilles. Les enfans ouvrent de grands yeux, s’étonnent d’abord, finissent par comprendre ces phrases emphatiques, et les substituent peu à peu à l’argot malsonnant qu’ils avaient l’habitude de parler. Lorsque le langage se modifie, de nouvelles idées naissent, et les habitudes ne tardent pas à s’en ressentir. L’emploi de termes pompeux et trop choisis frappe beaucoup les enfans : aussi ceux de l’hospice adorent-ils le surveillant ; il les mène au doigt et à l’œil, menace quelquefois, ne punit jamais, et obtient tout ce qu’il veut sans rigueur : c’est un des plus précieux auxiliaires de l’administration. On a voulu dessiner des chemins, des quinconces dans la futaie d’ormeaux ; le surveillant s’en est chargé, et avec le concours de « ces messieurs » il a fait une œuvre de jardinage fort convenable. Bien plus, il est chef de troupe et directeur de théâtre. Il a peinturluré des décors, il les dispose dans une grande salle qui sert de classe, il fait apprendre quelque pièce de Berquin ou de Bouilly aux plus intelligens des pupilles, et à certains jours de fête on donne une grande représentation. Ce sont des joies qu’on peut imaginer : l’émulation est excitée, l’attente pleine d’émotion, le plaisir très vif. Sans bien s’en rendre compte peut-être, cet excellent homme a résolu le difficile problème de fortifier le corps et d’occuper l’esprit des enfans. Il n’en est pas plus fier du reste, et lorsqu’on le félicite des résultats qu’il obtient, il en fait remonter hiérarchiquement tout le mérite au directeur de l’hospice.


III

Ce sont les sous-inspecteurs provinciaux qui sont chargés du recrutement, toujours si difficile et si délicat, des nourrices. Celles-ci sont fournies surtout par onze départemens ; la Nièvre, l’Allier et le Pas-de-Calais sont ceux qui en envoient le plus. Elles ont dans les vieux bâtimens de l’hospice une salle commune ; elles s’y tiennent pendant le jour et travaillent à quelque ouvrage de couture en attendant qu’on leur ait remis un nourrisson, ou que le moment de partir soit venu. La nuit, elles couchent dans un dortoir situé sous les combles, où les lits, trop nombreux, ne sont pas assez espacés. A les voir assises et tirant l’aiguille, un peu déroutées par ce milieu inconnu, n’osant guère parler à voix haute à cause de la surveillante qui les garde, on reconnaît promptement leur provenance, non pas au costume, qui tend de plus en plus à devenir uniforme en France, mais à la coiffure, qui a conservé quelque originalité de terroir ; les femmes d’Ille-et-Vilaine portent le petit bonnet plissé qui rappelle de loin la bandelette égyptienne ; celles de la Sarthe ont l’horrible coiffe qui paraît avoir été inventée précisément pour faire valoir les défauts du visage ; celles de l’Allier sont à demi enfouies sous le chapeau de paille à rubans noirs qu’on place comme un casque sur le front, qui cache les yeux et découvre la nuque. Toutes ces femmes m’ont paru d’une laideur exemplaire, certificat de vertu que les sous-inspecteurs recherchent peut-être avec soin. Lorsque l’heure de rejoindre leur pays est arrivée pour elles, on leur remet la layette[6], un flacon de miel rosat destiné à combattre le muguet, qui si souvent attaque les nouveau-nés, et pour elles-mêmes, afin qu’elles n’aient point froid en route dans les inhospitaliers wagons de troisième classe, que l’administration des chemins de fer ne chauffe même pas en hiver, on leur donne un manteau en molleton bleu très ample et muni d’un capuchon. Les frais de voyage sont naturellement à la charge de l’administration, qui, en 1869, a dépensé 170,107 francs 6 centimes pour cet objet. Les mois de nourrice et la pension des enfans assistés sont réglés par un tarif uniforme, qui a été légèrement augmenté il y a cinq ans. Pendant la première année, la nourrice reçoit 15 francs par mois, pendant la seconde 12 francs, pendant la troisième et la quatrième 8 francs, pendant la cinquième et la sixième 7 francs, de la septième à la douzième 6 francs. L’enfant est-il gardé par la femme qui l’a nourri ? Souvent. C’est au reste le devoir des sous-inspecteurs de déplacer les pupilles de l’assistance quand il le juge convenable, et de leur trouver des familles adoptives qui en prennent soin et les dirigent dans la bonne voie. Ainsi qu’on peut le remarquer, le prix de la pension est en sens inverse de l’âge de l’enfant, car, au fur et à mesure qu’il grandit, il peut rendre mille petits services qui sont une sorte de compensation ! aux soins dont il est l’objet. A six ou sept ans, selon les pays qu’il habite, il peut conduire aux champs les dindons ou les oies ; à dix ans, il garde les moutons, il tresse des paniers, il jette la bottelée de foin dans le râtelier des écuries, il porte la pitance aux hommes qui font la moisson. A douze ans, la pension est supprimée, car il est considéré comme pouvant fournir un travail équivalent à la nourriture qu’il reçoit. Jusqu’au même âge, il est habillé par l’administration, qui chaque année lui fait remettre une vêture proportionnée à sa taille et à son développement présumé. Il est stipulé avec les nourriciers que les enfans doivent fréquenter les écoles communales depuis six ans jusqu’à quatorze. Pour les encourager à faire donner quelque instruction aux pupilles, on leur accorde une gratification, et l’on paie une somme mensuelle, variant de 50 centimes à 1 franc 50 centimes, aux instituteurs et institutrices dont les classes sont fréquentées par les enfans assistés. En 1869, les encouragemens pour l’instruction ont grevé le budget de l’assistance publique d’une somme de 85,458 francs 25 centimes. Malgré un tel chiffre, il paraît qu’elle n’est pas encore assez élevée, car, sur 8,145 enfans qui auraient dû faire acte de présence aux écoles, 6,672 seulement les ont suivies. Le paysan ne comprend pas encore bien l’utilité de l’instruction ; pour lui, le temps qui n’est pas employé à un travail manuel est du temps perdu. Les préjugés en cette matière sont singulièrement tenaces, et nous leur devons d’offrir cette anomalie au moins étrange d’un peuple qui ne sait ni lire ni écrire, et dont le premier droit politique est le suffrage universel. L’instruction religieuse est moins négligée, et sur 2,745 enfans qui par leur âge étaient arrivés au moment de la recevoir, 2,094 ont pu en profiter.

L’assistance publique, agissant par les sous-inspecteurs, ne néglige aucun moyen d’enseigner à ses pupilles la grande vertu domestique et sociale, qui est l’économie ; elle leur apprend à connaître le prix de l’argent. Du reste elle prêche d’exemple, et souvent elle a prouvé à quelle somme de résultats importans on pouvait parvenir avec des ressources restreintes bien employées. Le nombre des livrets de caisse d’épargne appartenant aux enfans assistés était en 1869 de 5,428, représentant la valeur relativement considérable de 394,076 francs 75 centimes. Si de telles habitudes d’ordre et de régularité étaient propagées, développées, entretenues dans la classe ouvrière, le problème social serait bien près d’avoir reçu la solution qu’il sollicite en vain de tous côtés. L’assistance, qui ouvre des yeux très clairvoyans sur ses pupilles, qui les suit partout où le sort les emmène, qui ne les abandonne jamais, même devant les tribunaux[7], récompense ceux dont la conduite a été irréprochable. Treize fondations d’importance différente lui ont été léguées pour fournir un petit pécule, un livret de caisse d’épargne, une dot, aux enfans dont on est satisfait ; en 1869, 178 pupilles ont été jugés dignes d’encouragement, et se sont partagé une somme de 15,936 francs 20 centimes.

Dans cette population d’enfans, sur lesquels l’ascendance pèse parfois comme un vice originel, comme une sorte de déformation mentale reçue dans les limbes de la gestation, on ne rencontre pas toujours des natures sans défaut, et parfois l’on se heurte à des caractères vicieux, naturellement coudés, qu’il est impossible de redresser par l’exemple et par l’éducation. En général on n’a pas cependant à se plaindre trop vivement, car en 1869, sur 9,000 élèves de 13 à 20 ans, 32 seulement ont eu maille à partir avec la justice, mais pour des faits qui n’offraient aucune gravité réelle. Un même nombre d’individus ont fait preuve d’un esprit d’indiscipline et de révolte tellement insurmontable qu’il a fallu les faire détenir à titre de correction paternelle ; 4 garçons et 28 filles ont dû passer par la Petite-Roquette et le séparé de Saint-Lazare, mesure très regrettable à laquelle on se trouve parfois réduit en présence de natures absolument rebelles, mais qui ne produit jamais que de mauvais résultats. Sans avoir à revenir ici sur ce que nous avons déjà dit en parlant des prisons, on peut affirmer que tout ce qui a séjourné dans ces deux maisons est destiné au banc de la cour d’assises et du registre de la prostitution. A plusieurs reprises, on a dirigé les pupilles vicieux vers des colonies agricoles qui promettaient monts et merveilles ; mais toujours on a échoué dans chacune de ces tentatives, dont l’historique est intéressant à tracer, car il prouvera une fois de plus combien ces sortes d’institutions sont défectueuses dans notre pays.

Ce fut en 1850 que l’assistance publique essaya de ce système, auquel elle fera bien, je crois, de ne jamais revenir. Un jésuite, le père Brunauld, avait créé en Algérie, près de Bouffarik, la colonie agricole de Ben-Aknoun ; moyennant une rétribution journalière de 75 centimes par enfant de 12 à 15 ans et de 50 centimes pour les enfans de 15 à 18 ans, il s’engageait à en faire de bons agriculteurs, à leur remettre une somme de 100 francs à leur majorité et à leur faire obtenir une concession de 4 à 5 hectares de terrain. Dès 1851, l’assistance lui expédia 100 de ses pupilles et 100 enfans indigens, pris à Paris avec l’autorisation de leur famille ; on n’avait pas choisi les enfans vicieux, au contraire, et comme l’on concevait de grandes espérances sur le sort de cette colonie algérienne, on n’avait autant que possible envoyé que de bons sujets. Tout nouveau, tout beau, dit notre vieux proverbe. Pendant les premières années, on s’applaudissait du parti qu’on avait embrassé ; les nouvelles de Ben-Aknoun ne laissaient rien à désirer, et l’on disait volontiers : Il n’y a vraiment que les jésuites qui sachent diriger les enfans. On n’allait pas tarder à déchanter. Vers 1855, les renseignemens parvenus à l’administration n’étaient point satisfaisans. En 1856, on peut prévoir déjà une dissolution prochaine. Le 3 juillet 1857, le ministre de la guerre, édifié sur les mérites des élèves du père Brunauld, déclare qu’il ne leur accordera plus de concession ; en même temps l’assistance décide qu’elle n’enverra plus ses pupilles à Bouffarik. En 1858, l’administration de la colonie met les clés sur la porte, et l’expérience est terminée. Ce qu’il y a de curieux, c’est que le père Brunauld avait très nettement vu par où péchait son système ; mais, s’il reconnut le mal, il paraît qu’il n’en trouva point le remède. Dans son Rapport à l’empereur sur l’emploi des enfans trouvés de France pour la colonisation de l’Algérie, il dit en propres termes : « La règle est trop vexatoire ; à un certain âge, elle devient pesante, les élèves éprouvent peu à peu le besoin d’une liberté plus grande et d’un supplice moins constant. Trop peu de liberté, pas assez d’inquiétude pour l’initiative personnelle, voilà les obstacles. Conclusion : contrairement à nos idées premières, qui, sur ce point, ont dû se modifier, les enfans agglomérés ne peuvent en moyenne gagner leur vie dans le travail des champs. »

Pendant qu’on essayait avec autant de bonne foi que d’insuccès de faire des colons avec les enfans de bonne conduite, on envoyait les enfans rebelles dans diverses colonies pénitentiaires où leur sort ne paraît pas avoir été digne d’envie : à Varègues, dans la Dordogne, chez l’abbé Vedey, — à Montagny, près de Chalon-sur-Saône, chez M. Fournet, — à Blanzy, dans le département de Saône-et-Loire, chez l’abbé Béraud, — aux Bradières, dans la Vienne, chez M. Grousseau. Ces différens envois ont lieu de 1853 à 1855. L’année suivante, Varègues et Montagny tombent en déconfiture ; deux ans après, c’est le tour de Blanzy. Aux Bradières, les évasions sont si fréquentes et ont des résultats si singuliers qu’on s’inquiète. En effet, les pupilles de l’assistance se sauvent, mais c’est pour venir « se réfugier à l’hospice, afin d’éviter les mauvais traitemens et de trouver une nourriture suffisante. Une enquête est ouverte, et l’on constate qu’aux Bradières les élèves couchent, hiver comme été, sur la paille, dans des bâtimens en bois, sans vitres et simplement clos avec des volets ; de plus, au réfectoire et sur les travaux, les pauvres enfans étaient accompagnés par des contre-maîtres toujours armés de longues baguettes dont l’usage se devine facilement : tous les pupilles furent immédiatement rappelés. En 1855, on avait placé 30 jeunes filles indisciplinées à Conflans, dans la maison succursale du Bon-Pasteur d’Angers ; elles s’en échappent, surtout au moment du carnaval, et viennent à Paris prendre des distractions qui n’avaient rien de commun avec la règle du couvent où elles étaient enfermées. On renonce pour elles à ce système d’amendement, et on les envoie brutalement à la maison des Dames-Saint-Michel, à celle de la Madeleine, et même en correction à Saint-Lazare. On voulut avoir recours à la colonie modèle par excellence, à Mettray ; mais il ne semble pas qu’on se soit arrêté à rien de définitif, car l’éminent directeur, M. de Metz, déclare que la vie agricole ne peut produire d’amélioration sérieuse que si elle se prolonge dans la vie militaire ou la vie maritime. La seule institution qui n’ait pas donné de résultats désastreux est le pensionnat que l’abbé Halcuin a fondé à Arras ; on y reçoit l’instruction primaire, et, — tout le nœud de la question est là, — loin de contraindre les enfans à des travaux de culture qui leur répugnent, on leur enseigne un état en les mettant en apprentissage chez des artisans de la ville où ils vont passer la journée. Aussi, à partir de 1861, on renonce définitivement à l’envoi dans les colonies agricoles, et l’on conserve seulement quelques élèves dans le pensionnat d’ Arras, où ils sont élevés et nourris pour la faible rétribution de 36 francs par trimestre. Du reste, les directeurs des colonies pénitentiaires semblent s’être rendu justice ; on disait à l’un d’eux : Quel est le résultat de votre système d’éducation ? Il répondit : Un seul, l’évasion.

L’assistance publique avait songé un instant, à l’époque la plus vive de ses illusions, à créer pour son propre compte une exploitation à la fois agricole et pénitentiaire où elle dirigerait ses pupilles récalcitrans. Dix années d’expériences pénibles et de déboires toujours renouvelés lui ont sans doute fait ajourner ce projet. Il vaut bien mieux laisser l’enfant dans la famille qui l’a recueilli tout petit, qui par lui a eu un gain minime, mais régulier, qui finit par le considérer comme l’un des siens, qui l’aime, l’adopte parfois légalement, le marie dans des conditions acceptables et même le rachète du service militaire. Ces faits sont moins rares qu’on ne serait tenté de le croire ; il ne se passe pas d’années que l’administration n’en ait à enregistrer de semblables, et ce n’est peut-être pas sans un certain orgueil qu’elle constate qu’agissant au nom de la société, elle a sauvé une créature humaine abandonnée par sa propre famille. Beaucoup se font soldats ; ainsi, sur 499 qui au dernier tirage étaient en âge d’être appelés, on a reconnu que 162 s’étaient engagés volontairement. Quelques-uns ont réussi dans la carrière qu’ils ont librement choisie à leur majorité, et il y a dans Paris même des gens riches, honorables et honorés, qui ont poussé leurs premiers cris dans les tristes berceaux de l’ancienne maison des oratoriens. Ceux-là ont profité de toutes les circonstances favorables pour s’accroître, pour se fortifier, et ils ont gardé au fond de leur cœur quelque pitié à l’égard de ceux qui souffrent : les bureaux de bienfaisance s’en aperçoivent lorsqu’ils font leur quête annuelle.

Emmené à la campagne, élevé chez des agriculteurs ou chez des artisans, l’enfant est-il donc absolument perdu pour sa famille ? Non, car celle-ci a toujours le droit de le réclamer et de le reprendre. Quand l’abandon a eu pour cause une misère accidentelle et sérieuse, j’entends celle qui menace la vie, et non point cette misère d’apparat dont les indigens de Paris savent parfois tirer de bonnes aubaines, l’enfant est presque toujours redemandé à l’administration, qui, à moins de raisons fort graves, ne le refuse jamais. Pendant l’année 1869, 585 pupilles de l’assistance publique ont été réclamés. Le sentiment maternel est celui qui persiste le plus : 343 enfans ont été rendus à leurs mères, 166 à leurs pères, et 76 seulement à des collatéraux. Parmi ces pauvres abandonnés, il y en avait 513 qui étaient âgés de un jour à douze ans, et 72 qui étaient des élèves de douze à vingt et un ans. Sur ce nombre, il n’y avait que 219 enfans légitimes ; mais 341 enfans naturels furent reconnus avant d’être remis à leurs parens, et 25 seulement restèrent des enfans anonymes. Ce chiffre de 585 est bien faible en comparaison de la population totale des enfans assistés, qui, on se le rappelle, a été en 1860 de 25,486. On croit généralement que bien des personnes riches à qui la nature a refusé les joies de la maternité vont à l’hospice de la rue d’Enfer chercher un enfant adoptif ; le fait n’est pas sans exemple, mais il est rare ; c’est là un élément romanesque plus fréquent dans les livres d’imagination que dans la vie réelle.

Lorsqu’une adoption a lieu, elle est l’objet d’un contrat authentique passé entre le bienfaiteur et le directeur de l’assistance publique, qui agit comme tuteur légal de l’enfant, et qui a toujours soin de stipuler pour celui-ci un avantage pécuniaire. Autrefois on donnait indifféremment des bilans orphelins ou des enfant ayant entière leurs père et mère. L’on avait compté sans les mauvais instincts naturels à l’homme, et l’on a renoncé à ce système. En effet, un enfant assisté, ayant été adopté par une famille aisée, fut découvert par son père, qui jadis l’avait abandonné avec empressement ; aussitôt la famille adoptive devint la victime de ce misérable, qui, se livrant à l’odieuse manœuvre connue sous le nom de chantage, disait : « C’est mon fils, rendez-le-moi, » ou bien : « Vous avez intérêt à ce qu’on ignore les origines de cet enfant, donnez-moi de l’argent, sinon je les dévoile. » Prise entre l’affection quelle éprouvait pour son fils adoptif et les requêtes perpétuelles du drôle qui la menaçait, la famille n’aurait su quel parti prendre, si la préfecture de police n’était venue à son aide avec ces excellens moyens officieux dont elle a le secret. L’enfant fut sauvé et put rester avec ses vrais parens, c’est-à-dire avec ceux qui l’avaient arraché à l’hospice ; mais l’exemple porta fruit : on voulut éviter de pareilles avanies aux bienfaiteurs, et désormais on ne livre que des orphelins à l’adoption. De cette façon, on est certain d’éviter ces retours de tendresse trop intéressés pour n’être pas ignobles.

Les personnes qui s’adressent à l’assistance pour obtenir un enfant appartiennent presque toutes à la classe des petits commerçans ; ce sont pour la plupart des boutiquiers du dixième ordre, ’qui de cette manière se procurent un apprenti, un commis, un garçon de magasin qu’ils n’ont point à payer. Parfois ce sont presque des indigens qui, en adoptant un orphelin, font sonner bien haut leur prétendue bonne action, et s’en font un point d’appui pour assaillir l’administration de demandes de secours de toute nature. On ne se laisse point duper par de telles manœuvres, qu’on déjoue facilement, car on fait des enquêtes très sérieuses sur tout individu, sur toute famille qui exprime la volonté de choisir un enfant parmi les pupilles de l’assistance. On pourrait quelquefois se croire revenu aux traditions de la Couche, à l’époque où le trafic des enfans trouvés s’exerçait ouvertement. Il n’y a pas longtemps, une femme belge, assez jeune et jolie, vînt tout simplement prier l’administration de lui remettre un enfant, fille ou garçon, peu importait, pourvu qu’il ne fût âgé que de quelques jours. Interrogée sur le mobile qui la poussait, elle répondit sans se troubler qu’elle était liée avec un vieillard, et que celui-ci l’épouserait, si elle parvenait à lui faire croire qu’il l’avait rendue mère. On mit à la porte cette ingénieuse personne, qui s’en alla en disant : « Je vous avais donné la préférence ; mais je trouverai ce qu’il me faut ; à Paris, ce n’est pas rare ; » Il y a malheureusement tout lieu de penser qu’elle n’a pas eu de longues recherches à faire, et qu’elle a été bientôt pourvue.

Le service des enfans assistés, qui est très vaste et complexe, puisqu’il s’exerce sur l’hospice de la rue d’Enfer, sur tous les départemens où les enfans sont envoyés en nourrice, sur tous les corps d’état qui les acceptent en apprentissage, coûte annuellement à l’administration de l’assistance publique 3,506,131 fr. 64 cent. Cette somme serait plus considérable encore si, comme je l’ai dit[8], on ne s’ingéniait par toute sorte de moyens à secourir les mères indigentes pour les encourager à conserver leurs enfans. Les résultats obtenus ne sont pas tous aussi satisfaisans qu’on serait en droit de l’espérer. Bien souvent on se heurte à des natures vicieuses, corrompues, que nul sentiment humain n’émeut, ou qu’une faiblesse organique empêche de persister dans la voie du bien. Parmi les femmes qui ont reçu des secours, auxquelles on a payé les mois de nourrice, 156 en 1869 ont abandonné leurs enfans et les ont portés à l’hospice. Il est un fait à constater, et qui prouve que la maternité, comme tout autre sentiment, se développe par l’usage, par l’habitude : les abandons ont invariablement lieu dans les premiers mois qui suivent la naissance : 134 dans le premier mois, 13 dans le second, 6 dans le troisième, 2 dans le quatrième, 1 dans le huitième. Lorsqu’elle est accoutumée à son enfant, aux soins qu’il réclame, aux inquiétudes qu’il inspire, aux espérances qu’il fait concevoir, la femme ne peut plus le quitter : observation importante au point de vue de la physiologie générale, et qui semble affirmer que, chez la femme, l’action de la nature est à l’inverse de ce qu’elle est chez les animaux, qui tous se détachent progressivement de leurs petits au fur et à mesure qu’ils grandissent, et arrivent à ne plus les reconnaître.

Telle est dans son ensemble et dans ses principaux détails l’œuvre de l’assistance en faveur des enfans que la misère, la débauche, l’insensibilité, jettent sur le pavé de Paris. Tout ce service, auquel concourt un nombreux personnel d’employés, d’infirmières, de sœurs de charité, de médecins, est surveillé de telle sorte que les abus signalés autrefois ne pourraient plus se produire aujourd’hui ; mais une société mue par un sentiment de charité et par l’intérêt de sa conservation personnelle, agissant par une administration déléguée, si bonne, si secourable que soit celle-ci, ne remplacera jamais les soins maternels, dont l’absence laissera peut-être dans le cœur de l’enfant un levain d’aigreur et de colère qui plus tard le poussera à des actes mauvais. Plus d’un, après avoir traîné une vie misérablement incohérente, pour finir ses jours en paix, retournera vers cette assistance inépuisable qui l’a recueilli enfant, et ira frapper à la porte d’un de ces hospices destinés à la vieillesse dont nous parlerons dans une prochaine étude.


Maxime Du Camp.


  1. J’ai raconté en son temps que Chamousset fut l’inventeur de la petite poste aux lettres de Paris. — Voyez la Revue du 1er janvier 1867.
  2. C’est aujourd’hui la maison de détention pour les femmes.
  3. Journal de Buvat, II, p. 240.
  4. La Mortalité des nouveau-nés, par Léon Le Fort. Voyez la Revue du 15 mars 1870.
  5. La principale cause d’abandon, celle qu’on invoque presque toujours, est l’indigence, ou du moins l’impossibilité de subvenir à l’entretien de l’enfant ; 3,321 fois, ce motif a été donné par les mères elles-mêmes ; 340 fois, on a constaté le décès de la mère ; 230 fois, elle a disparu, elle s’est sauvée devant la responsabilité qui lui incombait ; 115 fois, on s’est trouvé en présence d’infirmités si graves que la malheureuse était hors d’état de garder son enfant.
  6. La layette emportée par les nourrices est très complète ; elle se compose de 4 béguins, 2 bonnets d’indienne, 2 brassières de laine, 2 brassières d’indienne, 1 calotte de laine, 4 chemises à brassière, 12 couches, 1 couverture de berceau, 4 fichus simples, 3 langes piqués, 2 langes de laine. La valeur en est de 25 francs 82 centimes.
  7. « Lorsqu’un élève est l’objet de poursuites judiciaires, le sous-inspecteur doit faire toutes les démarches nécessaires afin de lui éviter, s’il est possible, les suites toujours fâcheuses d’une condamnation. » Instruction générale sur le service des enfans assistés du département de la Seine ; 1869, article 82.
  8. Voyez la Revue du 15 juin 1870 : L’indigence à Paris et l’assistance publique.