Les Hypothèses cosmogoniques/Chapitre II

La bibliothèque libre.
Gauthier-Villars (p. 20-27).

CHAPITRE II.

HYPOTHÈSE DE LAPLACE.


Les premiers linéaments de l’hypothèse de Laplace se trouvent dans la première édition, parue en l’an IV(1796), de son Exposition du Système du Monde, p. 301 et suivantes. Elle se complète dans la troisième édition (1808) par l’addition d’un paragraphe (p. 392) sur la formation des planètes par la rupture des anneaux. Mais c’est seulement dans les éditions suivantes que l’exposé complet de la théorie de Laplace devient le sujet de la note VII qui termine l’ouvrage. Cette hypothèse n’est donc pas l’œuvre d’un instant, c’est le fruit de longues et patientes méditations ; et, bien que lui-même « la présente avec la défiance que doit inspirer tout ce qui n’est point un résultat de l’observation ou du calcul » (p. 510), nous devons examiner la conception de Laplace avec tout le respect que mérite la pensée longuement réfléchie d’un si grand géomètre. Si des objections se présentent, nous devrons penser qu’elles n’avaient pas échappé à sa critique, et, en effet, j’aurai occasion de montrer qu’il a par avance répondu à presque toutes celles qui ont été formulées. En même temps, il faut s’attacher à ne pas prêter à Laplace, comme l’ont fait trop souvent les auteurs des Traités d’Astronomie, des idées qu’il n’a point émises. Je suivrai dans mon analyse le texte de la sixième édition de l’Exposition du Système du Monde, publiée en 1836 (in-8o, chez Bachelier), neuf ans après la mort de Laplace.

L’idée mère du système de Laplace, c’est que « l’atmosphère du Soleil s’est primitivement étendue au delà des orbes de toutes les planètes, et qu’elle s’est resserrée successivement jusqu’à ses limites actuelles » (p. 550), en abandonnant la matière qui a formé les planètes. Quel était alors l’état du Soleil ? C’est un point qu’il importe de fixer. À l’origine, il est parfaitement exact de dire avec M. Faye (Comptes rendus, t. XC, p. 569) que, dans l’idée de Laplace, le Soleil est, sauf l’incandescence, un globe comme le nôtre, solide ou liquide, entouré d’une atmosphère.

Mais, si telle était la conception de Laplace en 1796, certainement elle s’était bien modifiée à la fin de sa vie : « Dans l’état primitif où nous supposons le Soleil, il ressemblait aux nébuleuses que le télescope nous montre composées d’un noyau plus ou moins brillant, entouré d’une nébulosité qui, en se condensant à la surface du noyau, le transforme en étoile. Si l’on conçoit, par analogie, toutes les étoiles formées de cette manière, on peut imaginer leur état antérieur de nébulosité, précédé lui-même par d’autres états dans lesquels la matière nébuleuse était de plus en plus diffuse, le noyau étant de moins en moins lumineux. On arrive ainsi, en remontant aussi loin qu’il est possible, à une nébulosité tellement diffuse, que l’on pourrait à peine en soupçonner l’existence. » (p. 550.)

Laplace a donc franchement adopté l’idée herschélienne de la condensation des nébuleuses planétaires. Pour lui, le Soleil primitif n’est pas simplement une étoile nébuleuse ; c’est une nébuleuse à condensation centrale. Mais le système planétaire ne commence à se former, nous le verrons, que lorsque cette condensation est déjà très prononcée et forme un véritable noyau.

Cette nébuleuse diffère d’ailleurs essentiellement de celle que Kant a aussi placée à la base de son système. La nébuleuse de Kant est formée de particules indépendantes, qui, primitivement en repos, se mettent à circuler autour du centre, chacune avec sa vitesse propre déterminée par la loi des aires. La nébuleuse de Laplace est une atmosphère formée d’un gaz élastique, dont toutes les couches sont animées d’une même vitesse angulaire de rotation, et qui est soumise à toutes les lois posées par Laplace dans son étude des atmosphères : elle a une limite, qui est le point où la force centrifuge due à son mouvement de rotation balance la pesanteur ; elle a la forme d’un ellipsoïde dont l’aplatissement ne peut dépasser 1/3.

La cause de la rotation de la nébuleuse n’est pas indiquée par Laplace : pour lui, cette rotation paraît être une propriété originelle comme l’attraction et antérieure à la condensation centrale. En un seul endroit, à ma connaissance, il rattache la rotation à l’attraction elle-même (p. 504), mais sans aucune explication qui permette de comprendre son idée.

Le mode de génération des planètes aux dépens de cette atmosphère constitue la partie originale et caractéristique de la conception de Laplace. Il importe de connaître exactement les termes mêmes, très concis, dans lesquels il a été exposé, afin de pouvoir apprécier la valeur des objections qui y ont été faites. Pour éviter au lecteur des renvois trop fréquents au texte de Laplace, je reproduis ici les alinéas les plus importants de son exposition.

« L’atmosphère du Soleil ne peut pas s’étendre indéfiniment : sa limite est le point où la force centrifuge due à son mouvement de rotation balance la pesanteur ; or, à mesure que le refroidissement resserre l’atmosphère et condense à la surface de l’astre les molécules qui en sont voisines, le mouvement de rotation augmente ; car, en vertu du principe des aires, la somme des aires décrites par le rayon vecteur de chaque molécule du Soleil et de son atmosphère, et projetées sur le plan de son équateur, étant toujours la même ; la rotation doit être plus prompte, quand ces molécules se rapprochent du centre du Soleil. La force centrifuge due à ce mouvement, devenant ainsi plus grande, le point où la pesanteur lui est égale est plus près de ce centre. En supposant donc, ce qu’il est naturel d’admettre, que l’atmosphère s’est étendue à une époque quelconque, jusqu’à sa limite, elle a dû, en se refroidissant, abandonner les molécules situées à cette limite et aux limites successives produites par l’accroissement de la rotation du Soleil. Ces molécules abandonnées ont continué de circuler autour de cet astre, puisque leur force centrifuge était balancée par leur pesanteur. Mais cette égalité n’ayant pas lieu par rapport aux molécules atmosphériques placées sur les parallèles à l’équateur solaire, celles-ci se sont rapprochées par leur pesanteur de l’atmosphère, à mesure qu’elle se condensait, et elles n’ont cessé de lui appartenir, qu’autant que par ce mouvement elles se sont rapprochées de cet équateur.

» Considérons maintenant les zones de vapeurs, successivement abandonnées. Ces zones ont dû, selon toute vraisemblance, former, par leur condensation et l’attraction mutuelle de leurs molécules, divers anneaux concentriques de vapeurs, circulant autour du Soleil. Le frottement mutuel des molécules de chaque anneau a dû accélérer les unes et retarder les autres, jusqu’à ce qu’elles aient acquis la même vitesse angulaire. Ainsi les vitesses réelles des molécules plus éloignées du centre de l’astre ont été plus grandes…

» Si toutes les molécules d’un anneau de vapeurs continuaient de se condenser sans se désunir, elles formeraient, à la longue, un anneau liquide ou solide. Mais la régularité, que cette formation exige dans toutes les parties de l’anneau et dans leur refroidissement, a dû rendre ce phénomène extrêmement rare. Aussi le système solaire n’en offre-t-il qu’un seul exemple, celui des anneaux de Saturne. Presque toujours, chaque anneau de vapeur a dû se rompre en plusieurs masses qui, mues avec des vitesses très peu différentes, ont continué de circuler à la même distance autour du Soleil. Ces masses ont dû prendre une forme sphéroïdique, avec un mouvement de rotation dirigé dans le sens de leur révolution, puisque leurs molécules inférieures avaient moins de vitesse réelle que les supérieures ; elles ont donc formé autant de planètes à l’état de vapeurs. Mais, si l’une d’elles a été assez puissante, pour réunir successivement, par son attraction, toutes les autres autour de son centre, l’anneau de vapeur aura ainsi été transformé dans une seule masse sphéroïdique de vapeurs, circulante autour du Soleil, avec une rotation dirigée dans le sens de sa révolution. Ce dernier cas a été le plus commun : cependant le système solaire nous offre le premier cas, dans les quatre petites planètes qui se meuvent entre Jupiter et Mars, à moins qu’on ne suppose, avec M. Olbers, qu’elles formaient primitivement une seule planète qu’une forte explosion a divisée en plusieurs parties animées de vitesses différentes. »

L’hypothèse de Laplace ainsi formulée rend compte : 1o  de la coïncidence des plans des orbites planétaires avec celui de l’équateur solaire ; 2o  de la faible excentricité des orbites, qui a l’origine devaient être circulaires ; 3o  du sens des mouvements de révolution et de rotation. Les distances auxquelles se sont formées les planètes satisfont d’ailleurs nécessairement à la troisième loi de Kepler. En effet, à un instant quelconque, la limite équatoriale de l’atmosphère est la distance L où la force centrifuge balance la pesanteur ; en appelant ω la vitesse angulaire du système, M sa masse, on a donc la relation

ω²L = M/.

Par la condensation, ω augmente, L diminue par conséquent. Si L diminue plus rapidement que les dimensions effectives de l’atmosphère ou que son rayon équatorial a, la limite L pénètre dans l’intérieur, et l’atmosphère abandonne un anneau de matière du rayon a pour lequel la durée de révolution est déterminée par la relation

4π²a/ = M/a²ou4π²a³/ = M,

ce qui est l’expression de la troisième loi de Kepler. Il ne faudrait d’ailleurs pas voir dans ce résultat une démonstration de l’exactitude de l’hypothèse ; la loi de Kepler impose une condition à laquelle toute hypothèse doit satisfaire, sous peine de ne pas exister.

Mais, en réalité, les orbites planétaires sont des ellipses et sont situées dans des plans différents ; les axes de rotation des planètes sont parfois fortement inclinés sur le plan de l’orbite, au lieu de lui être perpendiculaires. Laplace indique seulement quelques-unes des causes qui ont pu altérer l’harmonie primitive absolue du système :

« Si le système solaire s’était formé avec une parfaite régularité, les orbites des corps qui le composent seraient des cercles dont les plans ainsi que ceux des divers équateurs et des anneaux coïncideraient avec le plan de l’équateur solaire. Mais on conçoit que les variétés sans nombre qui ont dû exister dans la température et la densité des diverses parties de ces grandes masses ont produit les excentricités de leurs orbites, et les déviations de leurs mouvements, du plan de cet équateur. (p. 558.)

» Si quelques comètes ont pénétré dans les atmosphères du Soleil et des planètes au temps de leur formation, elles ont dû, en décrivant des spirales, tomber sur ces corps, et par leur chute écarter les plans des orbes et des équateurs des planètes, du plan de l’équateur solaire. » (p. 562.)

Ces indications de Laplace, évidemment insuffisantes, demandent un complément qui nous sera fourni plus tard. La formation des satellites est expliquée dans les paragraphes suivants :

« Si nous suivons les changements qu’un refroidissement ultérieur a dû produire dans les planètes en vapeurs,… nous verrons naître, au centre de chacune d’elles, un noyau s’accroissant sans cesse, par la condensation de l’atmosphère qui l’environne. Dans cet état, la planète ressemblait parfaitement au Soleil à l’état de nébuleuse, où nous venons de le considérer ; le refroidissement a donc dû produire, aux diverses limites de son atmosphère, des phénomènes semblables à ceux que nous avons décrits, c’est-à-dire des anneaux et des satellites circulant autour de son centre, dans le sens de son mouvement de rotation, et tournant dans le même sens sur eux-mêmes. (p. 556.)

» Tous les corps qui circulent autour d’une planète, ayant été formés par les zones que son atmosphère a successivement abandonnées, et son mouvement de rotation étant devenu de plus en plus rapide ; la durée de ce mouvement doit être moindre que celles de la révolution de ces différents corps. » (p. 557.)

Le mode de formation des planètes et des satellites impose donc à la durée de leur révolution, et par suite à leur distance au corps central, une valeur au-dessous de laquelle cette durée et cette distance ne peuvent descendre. La limite inférieure de la durée de révolution est la durée de la rotation du corps central ; celle de la distance s’en déduit par la troisième loi de Kepler. Soient R la distance, T la durée de révolution d’un satellite réel, r la distance du satellite fictif qui ferait sa révolution dans le temps t d’une rotation de l’astre central :

/ = r³/t².

On déduit de là les valeurs suivantes de r exprimées en rayon de l’astre central :

Pour le Soleil ......... 36,88
Pour Mars ......... 6,03
Pour Jupiter ......... 2,25
Pour Saturne ......... 1,83

Les grandes planètes par rapport au Soleil et les satellites de Jupiter sont bien au delà de la limite voulue ; mais le premier satellite de Mars n’est qu’à 2,77 de sa planète, l’anneau intérieur de Saturne à 1,48. Cet anneau, où Laplace voulait voir une preuve toujours subsistante de l’extension primitive de l’atmosphère de Saturne et de l’exactitude de son hypothèse, semble donc au contraire la renverser ; de même la découverte de Phobos a fourni contre elle un argument dont on a fait grand bruit, Laplace semble avoir prévu cette objection à la page 567 de son exposé : « Dans notre hypothèse, les satellites de Jupiter, immédiatement après leur formation, ne se sont point mus dans un vide parfait ; les molécules les moins condensables des atmosphères primitives du Soleil et de la planète formaient alors un milieu rare dont la résistance, différente pour chacun de ces astres, a pu approcher peu à peu leurs moyens mouvements du rapport dont il s’agit. » L’existence très rationnelle de ce milieu résistant, que Laplace invoque ici pour expliquer la relation qui existe entre les moyens mouvements des satellites de Jupiter, ne peut-elle pas expliquer aussi le rapprochement du premier satellite de Mars et de l’anneau intérieur de Saturne, à une distance à laquelle ils n’ont pu se former ?

Il ne faut pas oublier un dernier trait de l’hypothèse de Laplace, qui montre avec quel soin ce grand géomètre avait étudié les conséquences de son ingénieuse conception. C’est l’explication qu’il donne de l’égalité de durée des moyens mouvements de révolution et de rotation des satellites, et de la non-existence de satellites secondaires autour des satellites des planètes. La notion des marées produites par la planète dans la masse nébuleuse du satellite est un point capital, qui sera développé plus tard par les travaux de M. Roche.

Enfin, les comètes sont considérées par Laplace comme originairement étrangères au système solaire. C’est encore aujourd’hui l’opinion la plus accréditée et la mieux en rapport avec les travaux de Le Verrier et de Schiaparelli.

L’existence de la lumière zodiacale est rattachée par Laplace à son système cosmogonique et lui paraît être le dernier résidu de la nébuleuse primitive : « Si dans les zones abandonnées par l’atmosphère du Soleil il s’est trouvé des molécules trop volatiles pour s’unir entre elles ou aux planètes, elles doivent, en continuant de circuler autour de cet astre, offrir toutes les apparences de la lumière zodiacale, sans opposer de résistance sensible aux divers corps du système planétaire, soit à cause de leur extrême rareté, soit parce que leur mouvement est à fort peu près le même que celui des planètes qu’elles rencontrent. » (p. 562.)

L’exposé fait par Laplace contient donc, au moins en germe, tout ce qui est nécessaire pour expliquer les grands traits et même les particularités du système solaire. Cependant il est des points sur lesquels l’hypothèse de Laplace reste muette, d’autres où elle paraît au moins incomplète. Nous allons voir comment elle a été complétée, quelles objections elle a suscitées et comment quelques auteurs ont cru devoir la modifier.