Les Hypothèses cosmogoniques/Chapitre V

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Gauthier-Villars (p. 62-74).

CHAPITRE V.

HYPOTHÈSE DE M. FAYE.


J’emprunte l’exposition du système cosmogonique de M. Faye aux deux Notes qu’il a publiées dans les Comptes rendus de l’Académie des Sciences (t. XC, p. 566 et 637), à la Conférence qu’il a faite à l’Association scientifique de France, le 15 mars 1884 (Bulletin de l’Association scientifique de France, 2e  série, t. VIII, p. 376) et à l’Ouvrage qu’il vient de publier sur l’origine du Monde[1], dans lequel il a reproduit cette Conférence, en y ajoutant quelques développements sur l’âge de la Terre, les comètes et le système d’Uranus. Les citations que j’aurai à faire sont tirées des Chapitres XII et XIII de cet ouvrage.

Le Soleil, les planètes avec leurs satellites et les comètes ont été formés aux dépens d’une masse nébuleuse, qui occupait à l’origine une sphère de rayon au moins dix fois plus considérable que celui de l’orbite de Neptune. La densité de ce chaos homogène était donc 250 millions de fois moindre que celle de l’air qui reste dans le vide de la machine pneumatique. Ce chaos a dû être à l’origine froid et obscur ; mais, à mesure qu’il s’est condensé sous l’influence de l’attraction mutuelle de ses moindres particules, sa température a dû s’élever peu à peu, et cette chaleur a été accompagnée d’une faible lumière. À cet état, il était absolument semblable aux nébuleuses que nous voyons dans le ciel, et animé de mouvements tourbillonnaires tels que ceux dont les nébuleuses spirales donnent l’idée. L’origine de ces mouvements est celle-ci : « le chaos général (immense nébuleuse unique ?) au sein duquel est né l’Univers actuel était, dès l’origine, sillonné de vastes mouvements qui l’ont subdivisé, éparpillé en de nombreuses parties. Au sein de ces vastes courants, de ces fleuves immenses du chaos, de simples différences de vitesse entre les filets contigus ont dû faire naître çà et là des mouvements tourbillonnaires, tout comme dans les courants de notre atmosphère ou de nos fleuves[2] ». De ces mouvements tourbillonnaires sont nées les étoiles doubles, qui ne décrivent pas des cercles parfaits, mais des orbites très allongées, des ellipses à grande excentricité. « C’est que le tourbillonnement de leurs nébuleuses n’a jamais pu se régulariser au point d’aboutir aux mouvements presque exactement circulaires, que l’on ne peut assez admirer dans notre petit monde solaire. Celui-ci n’appartient pas, comme les formations précédentes, à un type fréquemment réalisé dans l’Univers : c’est au contraire un cas très particulier (p. 182). » M. Faye paraît donc admettre qu’en général les étoiles n’ont pas de système planétaire ; c’est un des traits originaux de son système cosmogonique[3].

Comment le mouvement tourbillonnaire de la nébuleuse solaire s’est-il régularisé, de manière à produire les anneaux circulaires qui ont donné naissance aux planètes ? « Il faut et il suffit pour cela que la nébuleuse solaire ait été primitivement homogène et sphérique. Dans un pareil amas de matière la pesanteur interne, résultant des forces attractives de toutes les molécules, varie en raison directe de la distance au centre. Les particules ou les petits corps qui se meuvent dans un tel milieu, dont la rareté est inimaginable, décrivent nécessairement des ellipses ou des cercles autour du centre, dans le même temps, quelle que soit leur distance à ce centre. Dès lors, l’existence d’anneaux tournant tout d’une pièce, d’un même mouvement de rotation, est parfaitement compatible avec ce genre de pesanteur, et si un mouvement tourbillonnaire a préexisté, quelques-unes de ces spires, assez peu différentes de cercles, auront dû peu à peu, par la faible résistance du milieu, se convertir spontanément dans l’ensemble d’anneaux précédemment décrits » (p. 187).

Voici encore ce que disait M. Faye sur ce sujet en 1880 :

« Cette nébuleuse se meut. Nous retrouvons, dans la translation du Soleil vers la constellation d’Hercule, le mouvement de son centre de gravité. Le mouvement total devait être plus complexe et comprendre une lente rotation ou plutôt une sorte de tourbillonnement de la masse entière autour d’un certain axe, comme dans les nébuleuses de lord Rosse. Mais ce n’est que dans le plan centralement perpendiculaire à cet axe que ces rotations (celles des particules internes) ont pu se régulariser et se dessiner d’une manière persistante, parce que là elles s’effectuaient juste suivant les mêmes lois qu’une circulation réglée par la pesanteur propre au système, c’est-à-dire de toutes pièces. Si alors des traînées de matière à peu près circulaires, en un mot des anneaux comme ceux de Saturne ou ceux de quelques nébuleuses, telle que la 51e du Catalogue de Messier, ont fini par s’établir au sein de la nôtre près de l’équateur primordial, la vitesse a dû y aller en croissant du bord interne de chaque anneau à son bord extérieur, proportionnellement à la distance au centre, comme s’il s’agissait de la rotation d’un anneau solide. » (Comptes rendus, t. XC, p. 639.)

Nous sommes ainsi en présence d’une nébuleuse assez analogue à celle de Kant, née, comme cette dernière, d’un chaos universel et dans l’intérieur de laquelle vont se former les planètes. Mais tandis que le mouvement de la nébuleuse de Kant résulte d’actions intérieures et se trouve en opposition avec les principes de la Mécanique, ici nous assistons à un développement rationnel et parfaitement logique des lois de cette science. La nébuleuse tourne lentement sur elle-même par le mouvement qu’elle a reçu au moment de sa séparation du chaos primitif. Dans son intérieur, des mouvements elliptiques de chaque particule autour du centre sont possibles dans tous les plans passant par ce centre ; mais ceux-là seuls peuvent persister qui sont d’accord avec le mouvement de rotation générale ; et la nébuleuse tourne tout d’une pièce autour d’un axe unique, avec une lenteur extrême.

La rupture des anneaux intérieurs donne ensuite naissance à des planètes qui continuent à circuler dans le sens direct, comme celles qui naissent des anneaux de Laplace. Et leur mouvement de rotation est aussi direct, sans qu’il y ait place ici à l’ambiguïté que M. Faye a reprochée au système de son illustre devancier.

Seulement les rotations seraient toutes directes, si les choses restaient dans cet état ; or nous savons que la révolution du satellite de Neptune est rétrograde, donc aussi probablement la rotation de la planète, et M. Faye considère aussi comme rétrograde le mouvement de rotation d’Uranus[4]. C’est même la considération de ces mouvements qui a conduit M. Faye à rejeter l’hypothèse de Laplace et à y substituer celle qui nous occupe.

Voici comment, dans ses Notes de 1880, M. Faye rendait compte des mouvements de rotation rétrogrades de Neptune et d’Uranus : « Dès le commencement, je veux dire dès que la nébuleuse s’est trouvée pleinement isolée, il s’est produit un phénomène qui a modifié ces premières conditions. De toutes les régions qui ne participent pas à ces circulations régulières, les matériaux de la nébuleuse tombent vers le centre, en décrivant des ellipses très allongées et non des cercles ; elles y opèrent une condensation progressive, en sorte que, abstraction faite d’une foule de mouvements partiels, la densité de la nébuleuse cesse d’être uniforme, et finit par aller en croissant régulièrement de la surface au centre. » (Comptes rendus, p. 640.)

La loi de la pesanteur interne varie évidemment en même temps que celle de la densité. M. Faye a calculé la force centrifuge à la surface et la variation de la pesanteur interne, en supposant que la densité D′ à la distance r du centre, moindre que le rayon équatorial R de la nébuleuse, est liée à la densité centrale D par la relation

D′ = D (1 − (1 − α) (r/R)1/n),

n est un nombre positif arbitraire et α une fraction très petite. On peut ainsi représenter une densité finale très faible et un décroissement des densités aussi rapide que l’on voudra du centre à la surface[5].

Dans cette hvpothèse, la vitesse linéaire du mouvement circulaire suit une loi assez singulière ; elle va en croissant à partir du centre jusqu’à la distance :

r = R (2/3(1 − α) 1 + 3n/1 + 2n)n

où elle atteint son maximum pour décroître ensuite. « Ainsi la nébuleuse, pendant sa période de concentration, est divisée en deux régions bien différentes : 1o  l’extérieure, où les anneaux, en donnant naissance à des planètes, imprimeront à celles-ci une rotation rétrograde, comme celle d’Uranus ou de Neptune ; 2o  l’intérieure, où les planètes auront toutes une rotation directe, comme Saturne, Jupiter, etc. »

Dans cette première conception, la formation des diverses planètes est à peu près simultanée ; c’est dès le commencement que la densité a varié du centre à la surface, et par suite aussi la loi de la pesanteur et la vitesse linéaire du mouvement circulaire. Plus tard, M. Faye a modifié cette partie de son hypothèse ; bien qu’il n’indique pas les motifs de ce changement, je crois pouvoir l’attribuer aux deux causes que voici. En premier lieu, l’auteur a voulu faire naître la Terre antérieurement à la première existence de la condensation solaire : nous verrons tout à l’heure pourquoi. En second lieu, il a mis de côté, avec raison, toute hypothèse particulière sur la loi de densité de la nébuleuse, afin de rendre à sa conception de la formation des planètes l’indépendance et la généralité qu’aurait pu lui enlever cette hypothèse.

Dans la nouvelle conception, les planètes Uranus et Neptune se sont formées les dernières, à une époque où la nébuleuse primitive s’était déjà considérablement modifiée. « Dans la nébuleuse primitive, homogène et sphérique, où la présence d’anneaux circulant autour du centre ne devait rien changer à la loi de la pesanteur interne, nous avons vu que cette pesanteur variait en raison directe de la distance au centre. Mais, plus tard, le Soleil s’est formé par la réunion de tous les matériaux non engagés dans ces anneaux ; il a fait le vide autour de lui. Alors la loi de la pesanteur à l’intérieur du système ainsi modifié a été toute différente. Sous l’action de la masse prépondérante du Soleil (celle des anneaux n’en était pas la sept-centième partie), la pesanteur interne a varié, non en raison directe de la distance, mais en raison inverse du carré de la distance au centre, et tel est aujourd’hui l’état des choses ».

« Dans ce dernier cas, le mode de rotation d’un anneau de matière diffuse change du tout au tout… Tandis que, sous l’empire de la première loi de la pesanteur, les vitesses linéaires de circulation dans ces anneaux croissaient en raison de la distance, sous l’empire de la deuxième, ces vitesses décroissaient au contraire en raison de la racine carrée de cette même distance… Pour le premier de ces deux modes (de circulation), lorsque l’anneau dégénérera en un système secondaire, c’est-à-dire en une nébuleuse avec ses anneaux intérieurs, et finalement en une planète avec ses satellites, la rotation de la planète et la circulation des satellites seront de même sens que le mouvement de l’anneau générateur, c’est-à-dire de sens direct. Pour le deuxième mode, le système secondaire ainsi formé sera rétrograde ».

« Que conclure de là ? C’est évidemment que les planètes comprises dans la région centrale, depuis Mercure jusqu’à Saturne, se sont formées sous l’empire de la première loi, lorsque le Soleil n’existait pas encore ou n’avait pas acquis une masse prépondérante ; et que les planètes comprises dans la région extérieure, de beaucoup la plus large, se sont formées lorsque le Soleil existait déjà ». (P. 190 et suivantes.)

La formation des satellites est due à une cause semblable à celle qui a engendré les planètes. La rupture de chaque anneau produit une nébuleuse en rotation, dans l’intérieur de laquelle naissent des anneaux. Les uns subsistent, c’est le cas le plus rare, dont Saturne seul offre un exemple ; les autres se résolvent en satellites. Les distances de ces anneaux et de ces satellites à la planète centrale sont d’ailleurs quelconques : l’hypothèse de M. Faye, comme celle de Kant, échappe à l’une des objections capitales que l’on a faites à celle de Laplace. Les inclinaisons des orbites peuvent également avoir, dès l’origine, des valeurs plus considérables que ne le permet le système des anneaux extérieurs.

D’ailleurs, ni les distances des satellites à leur planète, ni celles des planètes au Soleil, ne sont aujourd’hui ce qu’elles étaient à l’origine. « Le système ainsi formé occupe d’abord un espace beaucoup plus grand que notre monde actuel ; mais, dans la suite des temps, la condensation centrale progresse toujours, non par refroidissement bien entendu, mais par l’appel continu de la gravité. Les orbites planétaires étaient d’abord plongées dans la masse diffuse et rare de la nébuleuse. Peu à peu cette masse quitte les régions extérieures aux orbites et va se concentrer à l’intérieur, vers le centre de ces mêmes orbites. Les aires décrites en un temps donné dans ces circulations ne changeront pas pour cela, mais les anneaux ou les planètes se rapprocheront peu à peu du centre, et leur vitesse ira en s’accélérant, conformément à la théorie que Laplace a donnée au 4e  volume de la Mécanique céleste, pour le cas inverse où la masse centrale irait en diminuant. À cela s’ajoute une autre cause qui agit exactement de la même manière, à savoir la résistance des matériaux qui traversent incessamment l’espace en tombant à peu près directement vers le Soleil et de presque tous les côtés. » (Comptes rendus, p. 641.)

Enfin le système cosmogonique de M. Faye se sépare complètement de celui de Laplace par l’origine qu’il assigne aux comètes. « Nous avons supposé que le Soleil absorbait tout ce qui n’était pas engagé dans la circulation des anneaux voisins de l’équateur primitif. Il n’en saurait être tout à fait ainsi. Une partie des nébulosités superficielles, surtout vers les pôles, animées d’impulsions latérales très faibles par diverses causes et décrivant autour du centre des ellipses très allongées, auront pu traverser les régions centrales sans s’y arrêter. Echappées à l’agglomération où s’est formé plus tard le Soleil, elles ont pourtant subi son action à plusieurs reprises et auront continué à décrire des trajectoires très allongées, variables de forme et de position, dont le terme final sera une ellipse ayant son foyer là où l’ellipse primitive avait son centre. Sans doute ici se présente la difficulté du rétrécissement si rapide qu’ont subi les orbites circulaires ; mais, comme ces parcelles se meuvent dans des ellipses allongées, atteignant ou même dépassant les limites de la nébuleuse, elles ont dû échapper presque complètement à cet effet, puisque une partie de leurs orbites se trouvaient, dès l’origine, en dehors de la région où la masse se déplace. La durée de la révolution a dû rester très considérable et se compter par milliers d’années, comme dans les premiers temps. Quant au sens du mouvement, il sera indifféremment direct ou rétrograde ; l’inclinaison des plans des orbites sur l’équateur primitif sera quelconque ; en un mot, ce sera le monde des comètes, qui appartient si visiblement au système solaire, bien que l’hypothèse de Laplace soit forcée de les en exclure. » (Comptes fendus, p. 641.)

Tels sont les traits principaux de l’hypothèse de M. Faye, dont les caractères peuvent se résumer comme il suit :

1o  Création, à l’origine des choses, d’un chaos renfermant toute la matière de l’univers, et possédant à l’état d’énergie de position toutes les énergies passées et présentes de cet univers.

2o  Séparation de ce chaos en une multitude de nébuleuses, dont la condensation progressive a produit les systèmes stellaires et les systèmes planétaires.

3o  Formation, au sein de la nébuleuse, d’anneaux participant à la rotation générale, le plus souvent irréguliers et donnant naissance aux nébuleuses en spirale ou aux nébuleuses annulaires.

4o  Dans le cas particulier où la nébuleuse est sphérique et homogène, formation d’anneaux réguliers, situés à fort peu près dans le plan de l’équateur et donnant naissance à des nébuleuses planétaires, circulant toutes dans le même sens, et animées en plus d’un mouvement de rotation.

5o  Formation au sein de ces nébuleuses planétaires de systèmes secondaires d’anneaux et de satellites. Si les anneaux de premier ordre se sont formés avant l’existence de la condensation centrale, soleil futur du système, la rotation des planètes est directe, comme la circulation des satellites. Elles sont rétrogrades quand les anneaux se sont formés à l’époque où la condensation centrale était déjà prépondérante.

La préoccupation de M. Faye, en établissant cette hypothèse cosmogonique, où toutes les particularités des systèmes nébuleux, stellaires et planétaires se présentent comme les conséquences naturelles des données premières et des lois de la Mécanique, a été d’éviter trois objections faites à l’hypothèse de Laplace : 1o  certains satellites et une portion des anneaux de Saturne sont à des distances de leur planète incompatibles avec la loi de formation des anneaux de Laplace ; 2o  les planètes, nées des anneaux extérieurs à la nébuleuse, devraient toutes avoir un mouvement de rotation rétrograde : 3o  le Soleil, ou tout au moins la condensation centrale, étant déjà très avancée lors de la formation de la Terre, on ne peut trouver dans les 20 millions d’années de chaleur engendrées par la condensation de la nébuleuse l’espace de temps nécessaire à la succession des périodes géologiques. De là les deux caractères fondamentaux de la nouvelle hypothèse : les anneaux se forment à l’intérieur de la nébuleuse ; la Terre et toutes les planètes à rotation directe sont nées avant le Soleil.

La théorie de M. Faye n’a encore été exposée que dans ses grands traits ; il serait injuste de lui demander l’explication des détails et d’exiger d’elle la précision que les travaux de M. Roche, de M. Hinrichs et d’autres ont donnée à l’hypothèse de Laplace. Cependant il est possible d’examiner, dès maintenant, quels en sont les avantages et les points faibles ; les discussions précédentes me permettront de le faire très brièvement.

Je laisse entièrement de côté la partie de cette hypothèse qui concerne le chaos primitif et la formation des nébuleuses stellaires. J’ai exposé en détail dans l’introduction de ce travail les raisons qui me font croire que l’état actuel de l’Astronomie ne permet pas de fonder une telle cosmogonie générale sur des faits d’ordre purement scientifique. Je me borne donc à l’examen du mode de formation du système solaire, en suivant le même ordre que j’ai suivi dans la discussion de l’hypothèse de Laplace.


1o  Formation des anneaux. — Je rappellerai d’abord que, dans le système de Laplace, il peut se former des anneaux intérieurs à la nébuleuse, comme l’a montré M. Roche ; et que par conséquent la distance à laquelle peut subsister un satellite ou un anneau n’est pas limitée en réalité par la loi qui limite l’atmosphère elle-même. À ce point de vue, la nouvelle hypothèse n’introduit donc aucun avantage réel sur l’ancienne.

Mais elle est évidemment soumise, comme l’ancienne, à l’objection de l’impossibilité de la formation d’anneaux séparés. Ici, plus encore peut-être que dans le cas des anneaux extérieurs, il semble que le mode de génération des circulations intérieures a dû produire une série continue de condensations circulaires dans le plan de l’équateur primitif. Aucune cause n’apparaît qui ait pu produire les hiatus nécessaires à la formation de planètes séparées. Une multitude de corpuscules planétaires circulant à toutes distances du Soleil, tel semble devoir être le résultat final de la condensation des anneaux intérieurs.


2o  Formation des planètes. — La difficulté de concevoir la réunion en une masse considérable de la presque totalité de la matière disséminée primitivement sur le pourtour d’un anneau est ici la même que dans la théorie de Laplace. M. Faye dit quelque part que la différence des vitesses linéaires des diverses tranches d’un anneau a dû donner naissance à des tourbillons élémentaires qui, forcés de suivre à peu près la même route avec des vitesses un peu différentes, se rejoindront et se confondront en une masse nébuleuse unique où s’absorbera peu à peu toute la matière de l’anneau (p. 185). Mais je ferai remarquer que, au moins pour les planètes formées sous l’empire de la première loi de pesanteur interne, les vitesses linéaires sont proportionnelles à la distance au centre et que la masse entière, y compris les anneaux, tourne tout d’une pièce ; il n’y a donc aucune cause de formation de tourbillons élémentaires, avant la rupture de l’anneau.


3o  Rotation des planètes. — L’hypothèse nouvelle offre l’avantage de ne pas laisser subsister d’ambiguïté sur le sens possible de la rotation des planètes : toutes sont directes jusqu’à Saturne ; Uranus et Neptune, formés sous l’empire de la seconde loi de pesanteur, ont des rotations rétrogrades. Mais j’ai fait remarquer que, dans l’hypothèse de Laplace, la rotation d’une planète, la supposât-on primitivement rétrograde, devient nécessairement directe par suite de la marée énergique que la condensation solaire engendre dans la nébuleuse planétaire. Les planètes les plus voisines du Soleil ont donc forcément cette rotation ; les plus éloignées seules auraient pu échapper à cette loi, de sorte que, dans l’hypothèse même de Laplace, il est permis de concevoir Neptune tournant sur lui-même en sens contraire du sens général des autres mouvements. Or cette planète seule paraît avoir une rotation rétrograde. Uranus tient le plan de son équateur ou perpendiculaire ou incliné à sur le plan de son orbite : inclinaison dont aucune hyppthèse ne peut rendre compte aujourd’hui[6].

Mais, à un autre point de vue, le mode de formation des planètes adopté par M. Faye, qui les divise en deux groupes, l’un à rotation directe, l’autre à rotation rétrograde, me semble être en contradiction avec la classification naturelle de ces astres. La considération des volumes, des masses et des densités, comme celle des durées de rotation, les partage nettement en deux groupes de quatre planètes chacun, séparés par l’anneau des astéroïdes. Comme l’a montré M. Roche, la nébuleuse de Laplace, après avoir conservé une constitution à peu près uniforme dans sa zone extérieure la plus étendue, a dû subir, au moment de la formation des planètes télescopiques ou immédiatement après, un changement brusque en vertu duquel elle a formé ensuite des planètes plus petites, plus denses et tournant plus lentement sur elles-mêmes que les quatre premières. Tous les auteurs qui se sont occupés du système planétaire ont été frappés de ce caractère et ont cherché à plier leurs hypothèses à une explication plausible d’un fait aussi évident. M. Faye paraît n’en pas tenir compte pour ne s’attacher qu’à un caractère unique et même douteux, le sens de la rotation. D’après lui, Saturne et Jupiter ont été formés en même temps et sous l’empire des mêmes lois que les quatre planètes voisines du Soleil. Pourquoi ne leur ressemblent-ils en aucun point ? Uranus et Neptune n’ont apparu que beaucoup plus tard. Pourquoi ressemblent-ils à Saturne et à Jupiter par tout l’ensemble de leurs caractères, masse, volume, densité, spectre, durée de rotation et aplatissement[7] ? Cet écart entre la classification naturelle des planètes et celle qui résulterait de l’hypothèse de M. Faye me paraît de nature à infirmer beaucoup la valeur de cette hypothèse par le caractère de système artificiel qu’elle lui impose.


4o  Origine des comètes. — Les comètes, d’après M. Faye, appartiennent originellement au système solaire, tandis que Laplace en fait des corps étrangers appelés dans ce système par l’attraction du Soleil. Sans prétendre décider entre les deux théories, je ferai remarquer que le petit nombre des comètes reconnues périodiques semble un argument puissant en faveur de l’idée de Laplace, telle qu’elle a été complétée par les travaux de Schiaparelli, de Le Verrier et de tant d’autres.


On voit, en résumé, que les objections qui, après discussion, sont restées debout contre la théorie de Laplace, se représentent avec la même force contre l’hypothèse de M. Faye : difficulté de comprendre comment la matière d’un anneau a pu se rassembler en une planète unique, explication encore à chercher de l’obliquité des axes de rotation des planètes. En plus, il paraît difficile d’admettre la formation d’anneaux séparés ; les distances des planètes ne sont soumises à aucune loi, contrairement à l’opinion générale des astronomes ; et, reproche le plus grave à mon sens, la nouvelle théorie ne respecte pas la classification naturelle des planètes. En revanche, elle explique mieux que celle de Laplace comment la Terre a eu le temps de parcourir ses longues périodes géologiques ; formée au sein de la nébuleuse encore homogène et très rare, elle devait être arrivée déjà à un état de condensation fort avancée lorsque les matériaux du Soleil futur ont commencé à se réunir. Cependant il ne faut pas oublier qu’elle ne peut pas fournir aux périodes géologiques plus de 20 à 30 millions d’années, tandis qu’au dire de M. Faye lui-même, les géologues demandent au moins 100 millions d’années.

Il paraît donc bien difficile de se prononcer dès à présent en faveur de l’une ou l’autre de ces deux théories. Toutes deux sont sujettes à des difficultés inhérentes à l’hypothèse nébulaire elle-même et à la conception de l’état primitif des planètes sous forme d’anneaux.

L’examen mathématique des conditions de formation et de durée de ces anneaux, aussi bien que de celles de leur dislocation, pourrait nous éclairer sur la possibilité mécanique de l’existence de pareils systèmes, soit à l’intérieur, soit à l’extérieur de la nébuleuse. Les essais tentés dans cette voie ont conduit, il est vrai, à des résultats assez contradictoires ; mais ces contradictions semblent tenir aux divergences mêmes des données du problème que les divers auteurs se sont proposé de résoudre. Une étude mécanique absolument générale des conditions d’existence de la nébuleuse et des transformations qu’elle peut subir serait indispensable pour donner à l’hypothèse nébulaire une base plus solide que les raisonnements assez vagues sur lesquels elle repose aujourd’hui. Mais une pareille analyse semble dépasser encore de beaucoup les forces de la Science ; et nous serons réduits encore longtemps à présenter les hypothèses cosmogoniques, comme l’ont fait leurs illustres auteurs, « avec la défiance que doit inspirer tout ce qui n’est pas un résultat de l’observation ou du calcul. »

  1. Sur l’origine du Monde, théories cosmogoniques des Anciens et des Modernes, par M. Faye, de l’Institut. Paris, in-8o, chez Gauthier-Villars, 1884.
  2. Cette segmentation de la nébuleuse primitive en nébuleuses destinées à produire les divers systèmes stellaires, et la génération du mouvement de rotation par la différence des vitesses de translation sont aussi la base du système cosmogonique de M. Ennis [Jacob Ennis, Physical and Mathematical Principles of the nebular Theory (Phil. Magazine, 5e  série, t. III, p. 262, 1877].
  3. Je ne dois pas oublier de recommander ici la lecture du Chapitre XV de l’ouvrage de M. Faye, sur la pluralité des Mondes, où l’auteur fait très spirituellement justice, au nom des principes de la science vraie, des fantaisies qu’une fausse philosophie présente trop souvent sur ce sujet à la crédulité du public.
  4. Les récentes observations de MM. Henry à l’Observatoire de Paris tendent à démontrer que l’équateur de cette planète fait un angle de 40° environ avec le plan des orbites des satellites ; cet équateur ne serait donc incliné que de 58° sur le plan de l’orbite de la planète, et le mouvement de rotation d’Uranus serait direct.
  5. C’est dans cette hypothèse que M. Faye démontre l’impossibilité de la formation des anneaux de Laplace, démonstration déjà signalée page 37.
  6. Dans l’exposition la plus récente de son hypothèse, M. Faye assigne à Uranus une place intermédiaire entre les planètes à rotation directe et Neptune dont la rotation serait franchement rétrograde. « Uranus a dû se former avant Neptune, à une époque de transition où le dernier régime de circulation tendait à remplacer le premier. Il se pourrait donc qu’une rotation, d’abord directe, ait dû devenir ensuite rétrograde pendant la formation de la planète aux dépens de l’anneau. Alors la deuxième tendance, s’exerçant dans des plans un peu différents, par des additions continuelles non symétriques de matériaux, ait forcé l’équateur de la planète naissante à s’incliner peu à peu sur le plan de l’anneau, de manière à lui devenir perpendiculaire et finalement à dépasser cette position vers le sens rétrograde. C’est effectivement le cas des satellites d’Uranus. La planète, à ce compte, pourrait, et même devrait avoir une rotation rétrograde très lente » (p. 203). Cette dernière assertion semble en contradiction avec les résultats de certaines observations récentes de taches, qui assigneraient à Uranus une durée de rotation de 10 à 12 heures.
  7. D’après M. Schiaparelli, l’aplatissement d’Uranus est 1/10,94 ± 0,67.