Les Hypothèses cosmogoniques/Préface

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Gauthier-Villars (p. v-x).

PRÉFACE.


J’ai réuni dans ce Volume la série des articles que j’avais publiés sur les hypothèses cosmogoniques, dans les tomes I et II du Bulletin astronomique de M. Tisserand, du mois de juillet 1884 au même mois de 1885. J’y ai ajouté deux chapitres relatifs, l’un aux travaux de M. G.-H. Darwin sur la naissance des satellites et en particulier de la Lune, l’autre aux diverses opinions que l’on peut se faire aujourd’hui touchant la fin des mondes.

Mon principal but, en écrivant ces articles, était de montrer que la théorie de Laplace répond encore aujourd’hui le mieux possible aux conditions que l’on est en droit d’exiger d’une hypothèse cosmogonique. Complétée par les beaux travaux de M. Roche, mise en harmonie avec les idées nouvelles introduites par la Théorie mécanique de la chaleur, l’hypothèse de la formation des planètes aux dépens d’anneaux détachés de la nébuleuse solaire sur son contour équatorial par la force centrifuge, et de la formation des satellites par la dislocation soit de semblables anneaux autour des nébuleuses planétaires, soit d’anneaux intérieurs qui sont la conséquence inévitable du mode de production des premiers, me paraît être, des diverses théories mises en avant, celle qui explique le plus simplement l’état actuel du système planétaire et qui respecte le mieux la classification naturelle des planètes. Les difficultés qui lui ont été opposées, et particulièrement celle qui a conduit M. Faye à la rejeter entièrement, savoir la prétendue nécessité d’une rotation rétrograde des planètes, sont toutes aisément levées. Je montre en effet comment une nébuleuse planétaire, quel que soit à l’origine le sens de son mouvement de rotation, est nécessairement amenée, par l’action des marées solaires, à tourner dans le sens direct, avant sa formation définitive et complète ; théorème qui était en germe, on doit le reconnaître, dans l’exposé très succinct que Laplace a fait de son hypothèse, puisque c’est par l’action des marées qu’il a expliqué le mode de rotation de la Lune.

Il ne reste debout, contre l’hypothèse de notre grand géomètre, que les objections qui s’élèvent, il faut le dire, contre toute théorie qui considère l’état nébuleux comme l’état primitif de la matière. Sans doute, ainsi que le dit Kant, à qui revient d’avoir, le premier, considéré le chaos sorti des mains du Créateur comme comprenant à l’état de dissociation et de diffusion extrêmes tous les éléments des mondes futurs, cet état est le plus simple et le plus rationnel sous lequel on puisse se figurer la matière primitive. Mais il n’en est pas moins vrai qu’il en résulte des difficultés que la Science n’a pu encore toutes écarter, de quelque manière que l’on conçoive l’action des forces mécaniques pour faire sortir de là le monde actuel.

Une de ces difficultés a été introduite par W. Herschel, lorsqu’il a voulu voir dans les nébuleuses planétaires, dont le télescope lui avait révélé l’existence, la représentation actuelle et effective de l’état primitif d’un monde. À sa suite, Laplace et tous les astronomes ont adopté cette idée grandiose que nous avons encore là, sous nos yeux, des mondes en voie de formation ; et que, par conséquent, l’état originel du système solaire devait être assimilé à celui de ces nébuleuses. « Dans l’état primitif où nous supposons le Soleil, a dit Laplace, il ressemblait aux nébuleuses que le télescope nous montre composées d’un noyau plus ou moins brillant, entouré d’une nébulosité qui, en se condensant à la surface du noyau, le transforme en étoile. » M. Faye, dans la première édition de son beau Livre Sur l’origine du monde, adoptait la même idée. J’ai montré que les nébuleuses planétaires ne peuvent être considérées, dans l’état actuel de la Science, comme représentant des lambeaux du chaos primitif. Si l’on admet les données de l’analyse spectrale sur l’état gazeux de ces corps singuliers et la simplicité de leur composition, on est amené à n’y voir que le résidu de la matière primitive après que la condensation en soleils et en planètes en a extrait la majeure partie des éléments simples que nous trouvons si nombreux dans la composition chimique de ces derniers astres. J’ai eu le plaisir de voir cette opinion, que j’émettais en juillet 1884 dans le premier article paru dans le Bulletin astronomique, adoptée par M. Faye dans la deuxième édition de son Livre.

Cette distinction établie et la nature complexe du chaos bien admise, la théorie thermodynamique nous enseigne comment d’une matière primitivement froide ont pu naître les soleils embrasés. Mais en même temps apparaît la plus sérieuse de toutes les difficultés que l’on puisse opposer à l’hypothèse nébulaire. Les calculs de M. Helmholtz et de Sir W. Thomson limitent à dix-huit millions d’années, trente millions tout au plus, la provision de chaleur que la condensation de la matière primitive dans le Soleil a pu y accumuler. La Terre ne peut donc exister que depuis un nombre d’années moindre. Or les géologues exigent des centaines de millions d’années pour la formation des couches qui composent notre globe. Il y a donc contradiction entre le chronomètre des astronomes et celui des géologues, et cette contradiction, il faut l’avouer, est impossible à écarter aujourd’hui. On aura beau, avec M. Faye, faire naître la Terre avant le Soleil : les quelques millions d’années que l’on gagnera ainsi ne satisferont pas l’avidité du géologue, puisqu’on ne pourra lui en donner plus de trente, quand il en veut des centaines. Nous nous trouvons là en face d’une de ces difficultés comme il s’en est plusieurs fois rencontré dans l’histoire des Sciences, et dont la solution ne peut être espérée que du progrès futur de nos connaissances.

Nous sommes donc obligés de la laisser actuellement de côté, et, poursuivant l’examen de l’hypothèse nébulaire, nous venons nous heurter à d’autres objections. Kant a fait naître les planètes dans le sein de la nébuleuse solaire par la condensation fortuite de la matière en un point sous l’action combinée de l’affinité chimique et de la gravitation. Mais, depuis Laplace, ce sont des anneaux de matière nébuleuse qui, par leur dislocation, ont formé les planètes. Que ces anneaux soient extérieurs ou intérieurs, peu importe : nous sommes aujourd’hui absolument impuissants à expliquer comment, dans un temps moindre que la durée totale du système solaire, la majeure partie de la matière d’un de ces anneaux a pu se concentrer en un globe unique.

Enfin, nous ne faisons qu’entrevoir les causes qui ont modifié pendant la formation des planètes l’unité primitive de leurs plans de révolution et des directions de leurs axes de rotation.

L’hypothèse cosmogonique nébulaire, que les Ouvrages de vulgarisation scientifique ont le tort de présenter trop souvent comme une donnée acquise et fondamentale de l’Astronomie, se réduit en définitive à des conjectures auxquelles nous ne pouvons donner aujourd’hui aucune base absolument sérieuse. Mais l’esprit humain est ainsi fait qu’il a besoin d’une solution, quelle qu’elle soit, de ces grands problèmes qui intéressent le passé et l’avenir du monde ; et c’est ce qui explique l’engouement du public pour les hypothèses cosmogoniques, bien qu’il n’en puisse pas saisir le fort et le faible.

Tel est l’attrait de ces spéculations sur l’origine des mondes, que les plus grands esprits de tous les temps n’ont pas dédaigné d’y arrêter leurs méditations et d’en chercher une solution d’après les idées scientifiques de leur époque. M. Faye a donné, dans son Livre Sur l’origine du monde, les résumés des hypothèses cosmogoniques des anciens philosophes. Celle de Kant est la première en date qui rentrait dans le cadre que je me suis tracé. À lui revient l’honneur d’avoir introduit l’idée d’un chaos nébuleux, d’où un développement purement mécanique fait sortir l’univers avec sa magnifique ordonnance et son admirable régularité, en vertu de lois préétablies par la souveraine sagesse du Créateur. J’ai montré en quoi l’idée de Kant diffère essentiellement de celle de Laplace, qui, d’ailleurs, ne paraît pas avoir eu connaissance du Mémoire du philosophe allemand. Mais la querelle, souvent réveillée en Allemagne, des droits respectifs de ces deux grands esprits, ne peut être décidée que par la lecture complète de leurs exposés ; et celui de Kant, il faut l’avouer, n’est connu en France que d’un très petit nombre de personnes. J’ai cru faire œuvre utile en publiant ici la traduction complète de la Théorie du ciel.

J’ai pris à tâche de suivre dans cette traduction le texte même de Kant, mot pour mot autant que possible, sans essayer de substituer à l’expression parfois vague et mal définie de sa pensée une paraphrase ou j’aurais risqué de la trahir. Je prie donc le lecteur de ne pas m’imputer les obscurités qu’il rencontrera parfois ; elles existent réellement, je crois, dans l’Œuvre de Kant. Mais s’il a la patience de suivre jusqu’au bout les développements parfois longs et embarrassés de l’auteur, s’il laisse de côté les difficultés que fait naître la conception mécanique de Kant, il sera, je n’en doute pas, récompensé de sa persévérance par le véritable plaisir que lui causera, comme je l’ai moi-même éprouvé, la lecture de certaines pages réellement éloquentes et pleines d’un sens philosophique profond. Telles sont celles où Kant expose ses idées sur la formation successive des mondes dans l’étendue indéfinie du chaos, leur dépérissement et leur résurrection.

Je recommande aussi la lecture de la Préface de Kant. En fait de Cosmogonie, dit M. Faye, il est difficile de ne pas heurter des sentiments respectables. Il appartient au philosophe de montrer comment la tendance de l’esprit scientifique à faire reculer l’intervention divine jusqu’aux dernières limites, jusqu’au chaos, se concilie avec la notion supérieure de la Providence. Il importe surtout de montrer que nos tentatives cosmogoniques n’ébranlent en rien la démonstration de l’existence de Dieu tirée des merveilles du ciel. La Préface de Kant a fait justice, depuis un siècle et demi, des objections qu’une fausse philosophie peut élever contre les efforts par lesquels la Science cherche à expliquer l’œuvre que Dieu a livrée à nos discussions ; et à ce titre, cette Préface devrait être celle de tous les Traités de Cosmogonie.

La troisième Partie de l’Œuvre de Kant, qui traite des habitants des astres, fait un contraste malheureux avec le reste du Mémoire, et l’auteur y montre une absence de logique vraiment surprenante. J’avais hésité d’abord à en publier la traduction ; je l’ai donnée cependant, pour que le lecteur puisse, en toute connaissance de cause, comparer l’Œuvre du philosophe allemand à l’exposé si sobre et si purement scientifique que Laplace a fait de sa célèbre et immortelle hypothèse.