Les Idées modernes sur les enfants/II.2

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II

la mesure du degré d’instruction.


Pour le moment, nous sommes obligés de juger les élèves d’après les programmes de l’enseignement auquel ils ont été soumis. Nous acceptons donc cet enseignement et ces programmes comme une fin qui ne se discute pas et nous devons considérer comme le meilleur celui des élèves qui a pu s’assimiler le plus de connaissances scolaires.

Occupons-nous surtout de la forme de l’examen ; recherchons comment se fait le choix des questions et de quelle manière elles sont posées. Bien des réformes seraient à introduire ici, et tout le monde a pu vérifier les observations que je vais consigner.

Si on suit attentivement quelques examens de droit ou de médecine, on est surpris de la différence qui existe entre les exigences de professeurs faisant passer un examen identique. Certains sont très indulgents, peut-être par bonté, peut-être par indifférence et scepticisme, et ils ne semblent avoir d’autre idée que de tendre la perche au malheureux candidat qui se noie ; ils ne le refusent que s’ils y sont contraints et forcés. Il y en a d’autres qui semblent avoir pour objectif de coler le candidat ; l’examen est une vraie lutte à main plate, et ils ne s’arrêtent que lorsque leur adversaire a été tombé. D’autres encore se font sur un sujet une opinion personnelle et ils veulent que le candidat trouve leur idée ou même le mot qu’ils ont dans l’esprit, ce qui ne serait possible que par un miracle de télépathie. Il résulte de tout cela que les questions posées à un même examen sont d’une si grande différence de difficulté que le succès d’un candidat ressemble à une loterie. Je me rappelle avoir suivi avec grand intérêt plusieurs examens d’anatomie. Certains jurys prononçaient l’admission pour des élèves qui réellement étaient au-dessous du médiocre ; d’autres refusaient sans pitié des étudiants beaucoup plus instruits. Le caractère de l’examinateur, ses dispositions du moment, ses aigreurs d’estomac, la présence d’un confrère compétent qui l’écoute et le juge, toutes ces petites causes peuvent changer du tout au tout la manière d’interroger et de coter. Il est à observer qu’en général les spécialistes sont féroces dans leur partie ; un anatomiste et un chirurgien sont bien plus exigeants en anatomie qu’un chimiste ou un clinicien ; un romaniste est plus impitoyable en droit romain qu’un économiste. Et j’ajouterai encore que la « tête du candidat » peut lui profiter ou lui nuire, suivant la sympathie ou l’antipathie qu’il inspire. On m’a avoué un jour que, dans les examens oraux, un examinateur absolument impartial d’intention ne le sera pas en fait pour une candidate dont la figure ne lui déplaît pas. Nous avons essayé, à notre laboratoire de pédagogie, de montrer que toutes ces erreurs et défaillances ne sont pas inévitables et qu’il est possible d’organiser des examens qui soient des mesures du degré d’instruction. C’est mon collaborateur, M. Vaney, qui a été chargé de ce travail[1]. Il a arrêté tout un plan d’examens qui permet de mesurer l’instruction d’un élève, âge par âge, depuis sept ans jusqu’à douze ans. C’est une méthode qu’on a rendue applicable à l’instruction de l’école primaire seulement, parce que notre laboratoire est situé dans une école primaire et que, d’ailleurs, l’enseignement secondaire reste fermé jusqu’ici à la plupart de nos recherches de psychologie expérimentale. Mais il serait bien facile d’étendre la méthode à l’enseignement secondaire et à n’importe quelle espèce d’enseignement, car le principe de la méthode resterait le même.

Ce principe se résume dans les deux propositions suivantes 1o l’examen n’est pas livré au hasard, au caprice de l’inspiration, aux surprises des associations d’idées, il se compose d’un système de questions dont la teneur est invariable, et dont la difficulté est dosée ; 2o le degré d’instruction d’un enfant n’est point jugé, in abstracto, comme bon, médiocre, mauvais, suivant une échelle subjective de valeur ; il est comparé au degré d’instruction de la moyenne d’enfants de même âge et de même condition sociale qui fréquentent les mêmes écoles.

Le résultat obtenu peut être aussitôt transformé, sans commentaire d’aucune sorte, en une notation qui exprime qu’un enfant est, pour son instruction, un régulier, ou qu’il est en avance de six mois, d’un an, de deux ans, et ainsi de suite, ou, au contraire, en retard de six mois, un an ou deux ans, et davantage.

Ce système de notation est si commode qu’après l’avoir appliqué à l’instruction, nous l’avons étendu à l’intelligence, à la force musculaire, au développement physique ; en un mot, à tout ce qui se mesure chez un écolier.

Nous n’avons pas l’intention de donner ici les détails si nombreux qui sont nécessaires pour exécuter en pratique une de ces mesures d’instruction dont nous venons de parler. Il suffira d’en montrer la possibilité en reproduisant le tableau très simple, qui sert de base à ce procédé ; ce tableau porte le nom de barème d’instruction. Il indique quelles sont les connaissances scolaires qu’on peut raisonnablement demander à un écolier, car elles sont possédées, ces connaissances, par la moyenne des écoliers de même âge.

On interroge les enfants sur trois matières principales d’enseignement : la lecture, l’orthographe et le calcul. Il serait possible, et même facile, croyons-nous, d’ajouter des interrogations typiques sur l’histoire, la géographie, les sciences, et de graduer des exercices de rédaction.


BARÈME D’INSTRUCTION
Organisé par M. Vaney pour les écoles primaires de Paris.


ÂGE
des enfants.
DEGRÉS
de lecture
problèmes types de calculs ORTHOGRAPHE
Phrase type. Nombre
de fautes.
6 à 7 ans. Sous-syllabique
ou syllabique
De 19 pommes, retrancher (ou ôter ou retirer) 6 pommes.
Combien en reste-t-il ?
Les jolies
petites filles
étudient
les plantes
qu’elles ont
ramassées
hier.
16
7 à 8 ans. Hésitant. Soustraire 8 sous de 39 sous.
Combien en reste-t-il ?
11
8 à 9 ans. Hésitant
ou courant.
Une caisse contient 604 oranges.
On en vend 38.
Combien en reste-t-il ?
8
9 à 10 ans. Courant. Pour faire une robe, il faut 7 mètres d’étoffe. Combien fera-t-on de robes avec 89 mètres, et quelle sera la longueur de ce qui restera d’étoffe ? 6
10 à 11 ans Courant
ou expressif.
Un ouvrier gagne 250 francs dans le mois de février, qui a 28 jours. Il dépense 195 francs. Combien a-t-il économisé par jour ? 4


1o Lecture. — Pour caractériser la lecture, on a senti le besoin d’établir des degrés plus variés, et surtout plus sûrs, que ceux qui consisteraient à juger qu’un élève lit bien, passablement ou mal. Ces degrés, imaginés pour la première fois par notre collaborateur M. Vaney, sont assez nets pour que deux observateurs, après un peu d’exercice, arrivent à les juger identiquement ; ils offrent, en outre, l’intérêt de nous faire connaître quel est le développement exact, la psychogénie d’un acte appris, c’est ce que nous expliquerons plus loin. On a donc distingué trois degrés principaux, et les voici : la lecture syllabique, qui consiste à faire des pauses entre chaque syllabe ; la lecture hésitante, qui présente des arrêts après chaque mot ou après un groupe de mots, arrêts qui ne sont point nécessités, bien entendu, par le sens ou par la ponctuation ; la lecture courante, enfin, qui ne comporte pas d’autre arrêt que celui des signes de ponctuation, et qui constitue une lecture tout à fait correcte. On comprend, en analysant ces expressions, et en y réfléchissant un peu, qu’elles visent le mécanisme intime de la lecture. La lecture ne consiste pas simplement à percevoir des signes écrits et à faire certaines articulations appropriées à mesure qu’on perçoit les signes ; l’opération est plus compliquée, et exige un automatisme plus grand. On ne lit pas à haute voix ce qu’on perçoit, mais on articule ce qu’on vient de percevoir, et, pendant qu’on l’articule, on prépare déjà l’articulation suivante en faisant une perception en avant-coureur. C’est ce qui permet de lire sans interruption. Pour que les deux actes de perception d’un mot et d’articulation d’un autre mot puissent ainsi se faire simultanément, il faut que l’habitude les ait rendus faciles, et qu’on puisse les exécuter avec un minimum d’attention. C’est précisément cette habitude qui manque aux commençants ; plus ou moins, ils sont obligés de percevoir un premier mot, puis de l’articuler, et ce n’est que lorsque l’articulation du premier mot est finie qu’ils perçoivent le second mot, puis l’articulent et ainsi de suite. En appelant syllabique, hésitant ou courant, ces degrés différents de lecture, on met donc très justement en lumière les étapes nécessaires de l’apprentissage, et l’étape où l’écolier se trouve précisément arrêté.

Les besoins du diagnostic ont obligé à faire d’autres distinctions, car les précédentes ne sont pas suffisantes pour rendre compte de tous les cas qui se présentent et qu’il est nécessaire de noter. Aujourd’hui, avec les méthodes dont on se sert, il faut environ un an pour amener un enfant de six ans à syllaber correctement. Avant cette période de temps, l’enfant sait ses lettres, il sait même épeler, mais il ne syllabe pas ; ou bien, s’il syllabe, c’est en commettant beaucoup de fautes. On rencontre, du reste, des enfants qui commettent continuellement des fautes de lecture, quand ils ont une lecture hésitante, et même courante ; ce sont des élèves qui manquent d’attention ou qui, dès le début, ont été mal enseignés ; on en rencontre beaucoup dans ce cas ; il est presque impossible de comprendre ce qu’ils lisent à haute voix. Pour exprimer qu’un sujet quelconque ne fait pas encore une lecture syllabique correcte, il fallait un terme spécial ; nous avons proposé celui de lecture sous-syllabique, terme très général qui englobe, par conséquent, beaucoup de cas divers et disparates, où la syllabation n’est pas satisfaisante.

De même, la lecture courante n’est pas la forme la plus parfaite qu’on puisse atteindre. Lire à haute voix est tout un art, dont des maîtres, comme Legouvé, ont montré les nuances infinies ; on ne lit pas seulement, on dit, et, quand on sait dire, on ne se contente pas de faire des pauses aux bons endroits de la ponctuation et du sens, mais on change sa voix, on prend des intonations qui sont en rapport avec l’idée et avec le sentiment de la lecture. C’est ce qu’on appelle la lecture expressive. Elle est bien supérieure à la lecture courante, qui, par définition, reste monotone et indifférente au sens des phrases. Nous avons marqué sur notre tableau qu’à partir de dix ans, les enfants doivent savoir mettre de l’expression dans leur lecture ; mais c’est une règle qui souffre de très nombreuses exceptions. Bien que l’expression soit un art qui s’enseigne, comme la lecture courante, beaucoup d’enfants l’apprennent plus facilement que d’autres. On en rencontre qui mettent de l’expression même dans une lecture hésitante ; certains, au contraire, n’en donneront jamais. C’est pour la même raison qu’on rencontre dans la vie des gens qui ont en parlant des intonations justes, personnelles et fines, tandis que d’autres parlent sans intonation ou avec des intonations lourdes, ou même fausses.

D’ordinaire, lorsqu’on entend un enfant lire avec expression, on est tout disposé à le croire intelligent, on s’aperçoit qu’il comprend et sent ce qu’il lit ; mais on peut s’y tromper. L’expression est plutôt un don artistique et il est inné, quoiqu’on puisse l’acquérir ; c’est un don qui prouve plutôt un talent d’expression qu’une faculté d’intelligence, bien qu’on le rencontre chez les intelligents plus souvent que chez les sots.


2o Calcul. — Les connaissances en calcul s’apprécient au moyen de problèmes courts, dont notre tableau ne contient qu’un seul échantillon par âge. Si on examine ces problèmes, on va objecter sans doute qu’ils sont trop succincts, trop fragmentaires pour être représentatifs de l’ensemble de nos connaissances en calcul. D’abord, nous dira-t-on, pourquoi demander toujours des problèmes, et jamais des opérations ? Ensuite pourquoi s’être réduit à faire des problèmes de soustraction pour les deux premières années scolaires ? Est-ce que pendant ces années-là les élèves n’apprennent pas l’addition et la multiplication ? Plus tard, ne leur enseigne-t-on pas le système métrique, les fractions ? D’où vient que le tableau ne donne aucun échantillon de tout cela ?

Une sélection aussi sévère n’a été faite qu’après une longue étude, et je me rappelle que, tout au début, M. Vaney avait imaginé pour chaque âge scolaire une très longue série de problèmes et d’opérations. Puis, on a sacrifié les opérations, pour deux raisons : d’abord, parce qu’elles sont impliquées dans les problèmes et feraient, par conséquent, double emploi ; ensuite, parce que les opérations peuvent être apprises et exécutées automatiquement par des élèves incapables d’en comprendre le sens et de les utiliser. J’ai vu des enfants qui font correctement une multiplication énorme, de quatre chiffres par quatre chiffres, et qui ratent un problème aussi simple que celui dit de « la caisse d’oranges ». C’est de l’instruction sans intelligence, c’est-à-dire une instruction conçue d’après un idéal déplorable, et nous devons chercher à dépister et à éliminer cette instruction de pur automatisme toutes les fois que nous la rencontrons.

Voilà donc pour la première objection. Arrivons à la seconde. Pourquoi ne cherche-t-on pas à constater pour chaque élève ses connaissances dans tout le domaine du calcul ? Pourquoi n’explore-t-on pas son degré d’habileté pour les additions, les multiplications, les divisions, le système métrique, les fractions ? C’est qu’un examen doit être court ; il se borne à un petit nombre d’épreuves, choisies de telle sorte qu’elles soient représentatives de l’ensemble. Or, il a paru, après recherche attentive, que les opérations qui consistent à augmenter, comme l’addition, la multiplication, s’apprennent plus facilement et sont mieux sues que les opérations qui consistent à diminuer, comme le sont la soustraction, la division ; c’est dans ces dernières surtout que le jeune écolier donne des signes de lenteur, d’embarras et de faiblesse. Dès qu’un élève fait correctement une division, il est inutile d’explorer sa manière de multiplier, elle doit être bonne ; elle est impliquée, du reste, dans la division.

Pendant que l’enfant fait ses opérations de calcul, la surveillance discrète qu’on exerce sur lui ne manque pas de révéler d’intéressants petits faits. On voit à la manière dont l’énoncé est écrit si l’élève a reçu de bonnes habitudes. L’étourderie, le manque d’attention ont souvent l’occasion de se manifester dans les calculs ; non seulement ils se trahissent dans l’oubli des retenues, mais parfois dans les incorrections commises en écrivant l’énoncée ; tel élève à qui l’on dicte 604 écrira 608. Dans les problèmes, on peut souvent faire très nettement la part de l’intelligence et de l’instruction. Il y a des enfants qui comprennent le sens du problème mais ignorent la manière de faire les opérations. Pour le problème de « la robe », par exemple, qui exige une division, comme ils ne savent pas faire cette division, ils s’avisent d’ajouter 7 à lui-même autant de fois que c’est nécessaire pour arriver à 89, et ils comptent le nombre de fois qu’ils ont fait ces additions ; ils additionnent au lieu de diviser, et cela revient au même. D’autres élèves au contraire, qui savent bien faire les opérations, manquent du sens des problèmes ; ne pouvant se rendre compte s’il faut multiplier ou diviser, ils font à tout hasard une multiplication ; pour le problème de « la robe », ils multiplieront 7 par 89, ce qui leur donne un résultat fantastique qui ne les étonnera pas. L’épreuve de calcul permet donc, quelquefois, d’entrevoir l’intelligence du candidat, en même temps que son pouvoir d’attention et son esprit de méthode.

3o Orthographe — Notre examen se termine par une épreuve d’orthographe, une dictée. On sait qu’il est aujourd’hui démontré que la dictée ne vaut rien pour apprendre l’orthographe, mais elle est excellente comme moyen de contrôle. On dicte de petites phrases, aussi courtes que possible, dans lesquelles on a d’avance entassé avec art un grand nombre de difficultés grammaticales ; la règle fondamentale de l’accord du participe, — si difficile à comprendre pour les enfants, — n’y est jamais oubliée. Par des épreuves préalables, faites sur des milliers d’écoliers, on a appris combien de fautes l’enfant de chaque âge commet pour chacune de ces phrases. On a laborieusement calculé les moyennes de fautes. Les chiffres de notre tableau expriment le résultat obtenu par le procédé de calcul le plus simple : toute erreur de règle compte pour un point, toute faute d’usage pour un point aussi, et on ne marque jamais plus de deux points pour un seul mot. Nous donnons un échantillon de nos dictées ; il est entendu que ce n’est qu’un échantillon ; celui-ci est un peu court. Si on veut arriver à une véritable mesure du savoir en orthographe, il est prudent de faire au moins trois dictées. On peut du reste en dire autant pour les problèmes.

L’examen terminé, on comprend, sans qu’il soit besoin pour nous d’insister beaucoup, qu’en utilisant les résultats, on arrive à fixer le degré d’instruction du candidat ; ce degré est exprimé soit en retard, soit en avance, d’une ou plusieurs années ; un enfant de neuf ans par exemple est jugé comme possédant l’instruction d’un enfant de huit ans, ou de dix ans ; dans le premier cas, il est en retard d’un an, dans le second cas, il est en avance d’un an. Tout cela est simple, clair, logique ; et, remarquons-le expressément la conclusion s’obtient au moyen d’épreuves qui ne sont point longues. L’examen ne prend pas plus de dix minutes par enfant. C’est un peu plus long que les examens ordinaires du baccalauréat, qui sont expédiés en cinq minutes, quand la session est chargée ; mais vraiment la constatation du degré d’instruction me paraît plus sérieuse avec notre procédé.

  1. Voir à ce propos Année psychologique, XI, p. 146.