Les Idées modernes sur les enfants/IX

La bibliothèque libre.


CHAPITRE IX

Deux mots de conclusion.



J’ai annoncé en commençant ce livre, que je me proposais d’examiner si l’introduction en pédagogie de recherches qui sont non seulement expérimentales, mais rigoureusement scientifiques, serait un bienfait pour la pédagogie, si les méthodes d’enseignement en deviendront meilleures, si l’art de connaître les aptitudes des enfants sera perfectionné.

Nous ne sommes pas ici dans le domaine de la science pure, mais parmi les faits de la vie réelle ; les écoles existent, elles sont peuplées d’enfants, c’est tout un organisme qui fonctionne depuis des centaines d’années ; il y a tout autour des fonctionnaires, une hiérarchie, des positions prises, des traditions, des intérêts de personne, et comme des dogmes. Tout cet ensemble a des tendances à durer, à résister en luttant contre les changements, quand même ces changements seraient des progrès. Les recherches de pédagogie expérimentale qui se poursuivent actuellement doivent donc être considérées non seulement en elles-mêmes, mais relativement aux institutions qu’elles visent à modifier.

L’ancienne pédagogie, ou pour parler plus exactement, la pédagogie qui actuellement encore domine l’enseignement, a eu une origine surtout empirique. C’est en enseignant que les maîtres ont fait des observations utiles, dont ils ont tiré parti pour modifier leur enseignement ; puis ces observations ont été, la plupart du temps, oubliées, et il n’en est resté que certaines règles de conduite, des usages, des habitudes. C’est ainsi que sont nées les méthodes et qu’ont été composés les programmes, toujours avec un grand respect de la tradition. Ce qu’on peut dire de meilleur de ces pratiques, c’est qu’elles se sont formées pour résoudre des questions réelles, qu’elles sont toujours restées en contact avec l’existence réelle et qu’en somme elles ont rendu de grands services ; je les comparerais à une vieille carriole, qui grince, et qui avance bien lentement, mais enfin, elle marche.

De temps en temps, sous la poussée du besoin, ou sous l’inspiration d’un éducateur intelligent, il se produit des réformes, un léger changement de l’orientation, et même parfois il y a des innovations excellentes, comme celles dont l’Amérique nous donne le spectacle dans ses écoles professionnelles ; mais le défaut général de ces tentatives, c’est d’être empiriques, sans contrôle, car jamais on n’a songé à ces expériences de comparaisons avec témoin, qui sont indispensables pour administrer une preuve scientifique. C’est ce défaut constant de méthode qui a inspiré à un psychologue cette parole bien juste qu’en pédagogie tout a été dit, mais rien n’a été prouvé. Cet empirisme général n’empêche pas que la pédagogie dont nous parlons ne possède sa théorie, sa doctrine ; mais c’est une doctrine vague et purement littéraire, une réunion de phrases creuses, qu’il est impossible de critiquer, tant la pensée en est flottante ; ce n’est pas assez précis pour être faux.

Contre cette pédagogie, pour la détruire et la remplacer, se sont élevés, depuis une trentaine d’années, beaucoup de novateurs, qui sont ou se disent inspirés de l’esprit scientifique. Ces novateurs sont aujourd’hui partout, un peu en France, en Italie, en Angleterre, davantage en Allemagne, surtout en Amérique. Ils ont entrepris de refaire la pédagogie sur des bases nouvelles, des bases scientifiques. Ils font beaucoup de travaux, qui reposent toujours sur l’observation et l’expérience. Ces travaux s’exécutent soit dans des enquêtes par questionnaires, soit dans des laboratoires de Facultés, quelquefois aussi, mais plus rarement, dans les collèges, lycées et écoles. Le programme qu’on se propose de remplir est extrêmement vaste ; on veut d’une part réformer l’organisation de l’enseignement, et d’autre part mettre au premier plan la psychologie de l’enfant, et en déduire avec une rigueur mathématique tout l’enseignement qu’il doit recevoir.

Les éducateurs ont eu la curiosité éveillée par toutes ces promesses ; mais ceux qui ont voulu connaître, analyser, comprendre les travaux de la nouvelle science ont été toujours un peu déçus ; car ils n’y trouvent que des travaux très techniques, à aspect barbare, dont les conclusions sont très partielles, et souvent d’un intérêt bien médiocre, d’une portée bien contestable ; ce ne sont que des fragments épars, isolés, démembrés. Et les maîtres ont été surtout surpris de voir que même s’ils se pénétraient de toutes ces expériences, ils n’en tireraient presque aucun profit, aucune application pratique dans la manière dont ils font la classe. Les pédologistes, ceux du moins qui se sont aperçus de l’attitude déçue des éducateurs, ont eu beau leur crier : « attendez ! faites-nous crédit !… nous ne sommes qu’au commencement ! » Il a semblé que ce commencement même n’était pas bien engagé. Je parlais de l’ancienne pédagogie comme d’une carriole démodée, mais pouvant encore rendre service. La pédologie a l’aspect d’une machine de précision, une locomotive mystérieuse, brillante, compliquée, et qui au premier aspect frappe d’admiration ; mais les pièces semblent ne pas tenir les unes aux autres, et la machine a un défaut, elle ne marche pas.

J’ai cherché dans ce livre, non pas à concilier ces deux systèmes opposés, mais à trouver mon chemin entre les deux. Il m’a semblé qu’aux uns et aux autres on peut faire un reproche et reconnaître un avantage. L’ancienne pédagogie est trop généralisatrice, trop vague, trop littéraire, trop moralisatrice, trop verbale, trop prédicatrice. Je déteste l’homélie et le prêche ; je les trouve inefficaces, ennuyeux, exaspérants. Mais enfin, si critiquables que soient ses procédés, tout au moins cette ancienne pédagogie a rendu des services ; elle a eu la vision directe des problèmes à résoudre, elle a été mêlée à la vie des écoles, et elle ne s’est pas trompée en insistant sur tout ce qui nous intéresse le plus dans l’éducation. Gardons d’elle au moins son orientation, son goût des problèmes réels. D’autre part, les méthodes modernes de la pédagogie sont des tests, des expériences sèches, étroites, partielles, bien souvent inutiles, imaginées par des gens de laboratoire qui n’ont pas le sens de l’école et de la vie, et qui semblent ne jamais mettre le nez à la fenêtre de leur laboratoire. Mais elles sont l’expérience, le contrôle, la précision, la vérité.

Il nous paraît facile de concilier ces deux tendances en demandant à l’ancienne pédagogie et à la nouvelle des services différents. L’ancienne pédagogie doit nous donner les problèmes à étudier ; la pédagogie nouvelle doit nous donner les procédés d’étude.

Conformément à ce point de vue, je crois qu’on peut introduire en pédagogie, dès à présent, un certain nombre de réformes utiles.

Veut-on savoir quelle est la somme de connaissances d’un enfant, veut-on mesurer son degré d’instruction ? Veut-on savoir si l’enseignement qu’un maître donne est aussi efficace que celui d’autres maîtres ? Veut-on connaître la valeur de quelque procédé nouveau et ses effets utiles ? Veut-on concilier les opinions contraires d’un maître et de son inspecteur ? On aura recours à la méthode de mesures que M. Vaney a organisée.

Veut-on connaître la valeur physique d’un enfant ? Le soupçonne-t-on d’avoir un développement corporel inférieur à celui de son âge ; une santé plus chétive ? Est-il nécessaire de tenir compte de cette donnée pour les leçons de gymnastique, pour les exercices de sport, pour les jeux, pour l’assistance scolaire, pour l’excuse d’une diminution de travail en classe, et enfin pour demander une intervention médicale ? Nous avons vu comment il faut s’y prendre, quelle est la marche à suivre, quelles sont les mensurations qui sont les plus significatives.

S’agit-il des examens à pratiquer sur les organes des sens ? Affaire importante, car les enfants, dont les défectuosités visuelles et auditives n’ont pas été reconnues, présentent un retard très préjudiciable dans leurs études. Nous avons rassuré le maître, trop prompt à s’alarmer de son incompétence, et nous lui avons montré qu’il est possible de diviser ces examens sensoriels en deux parties, dont l’une, de nature pédagogique, doit lui être confiée.

Pour l’appréciation de l’intelligence de l’écolier, nous avons dit au milieu de combien de circonstances compliquées et trompeuses on est appelé à se faire une opinion et de quelle nécessité est une méthode de mesure. Nous avons exposé cette méthode, qui est un instrument précieux, à la condition qu’il soit manié avec beaucoup de tact et d’intelligence. Et à ce propos nous avons affirmé qu’il existe une éducation de l’intelligence, c’est-à-dire un moyen de la développer, et que ce moyen ne consiste pas en leçons orales, mais en exercices d’entraînement, constituant ce que nous avons appelé une orthopédie mentale.

La mémoire a ensuite attiré notre attention, car elle est une des bases de l’instruction et elle atteint chez l’enfant un maximum de développement. Le maître doit s’occuper de mesurer la mémoire de chaque écolier, pour ne pas la surcharger, et surtout pour ne pas donner à tort et à travers des récompenses et des punitions qui ne seraient pas méritées. Nous avons montré que la mémoire se mesure, dans une expérience collective, aussi facilement que l’acuité visuelle. Après un mot sur l’étude et la cure des illusions de mémoire, qui sont en grande partie des erreurs de jugement, nous avons dit que la distinction des écoliers en visuels, auditifs et moteurs ne présente, dans l’état actuel de nos connaissances, aucune garantie d’exactitude et par conséquent aucun intérêt. Nous avons terminé en traçant un programme de l’éducation de la mémoire, qui peut, tout comme l’intelligence, être entraînée par des exercices méthodiques. Nous avons surtout insisté sur la nécessité d’exercices gradués et nous avons prouvé par quelques observations quelles erreurs on commet en abandonnant cette méthode.

Le chapitre des aptitudes des enfants est à peine ébauché ; la question des corrélations est encore mal connue ; nous sommes ici dans la science de demain. Nous nous sommes bornés à réclamer, pour les enfants qui ne réussissent pas dans les travaux littéraires l’accession aux travaux manuels, auxquels on attache avec tant de raison aujourd’hui une grande valeur éducative. Toutes les fois qu’un enfant est dans les derniers de sa classe, on devrait examiner ce dont il serait capable dans un atelier de bois et de fer.

Un dernier chapitre sur l’éducation morale et sur la paresse nous a permis de démontrer dans un tableau d’ensemble la variété des procédés dont dispose un éducateur pour agir sur un enfant ; l’œuvre de demain consistera à établir des relations entre les différents caractères des enfants et les moyens les plus appropriés à chacun des caractères types.

Grâce à tous ces essais, nous arrivons à rendre plus précise, plus pratique, plus utile la connaissance des enfants. Ceux qui se pénètrent de ces méthodes y gagnent l’avantage de s’épargner quelque erreur, de corriger quelque préjugé, de fixer leur attention sur un signe décisif, ou de savoir ce que précisément il faut faire pour arriver à un jugement exact. Considérée à ce point de vue, la pédagogie cesse d’être un art suranné et profondément ennuyeux. Elle nous permet de nous pencher de plus près sur l’âme de nos enfants, et elle commence déjà à nous enseigner comment il faut s’y prendre pour leur assurer l’éducation de la mémoire, du jugement et de la volonté. Elle n’est pas seulement utile aux enfants, mais à nous-mêmes, et, faisant un retour sur nous, sur nos infirmités et nos faiblesses, nous voyons combien nous gagnerions à nous appliquer ces méthodes. Cela devrait être le souci de tous ceux qui cherchent à introduire un peu d’intelligence et d’art dans l’administration de leur existence. Cela devrait être surtout le souci de tous ceux qui détiennent les pouvoirs publics et qui, au lieu de tant se préoccuper de la science matérielle, du bien-être matériel, de l’industrie matérielle, devraient aussi songer qu’il est tout aussi important, plus important peut-être, de veiller à une bonne direction et organisation de la force morale, car c’est la force morale qui mène le monde.

 
FIN.