Les Idées modernes sur les enfants/VI.5

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V

l’éducation de la mémoire


Est-il possible d’augmenter sa mémoire ? De la rendre à la fois plus étendue et plus fidèle ? De retenir plus longtemps les faits appris, ou d’apprendre plus vite des faits nouveaux ? D’assurer la mainmise de la volonté sur nos souvenirs, de manière à ce qu’ils se réveillent dès qu’on en a besoin ? À ces premières questions, nous devons répondre résolument par l’affirmative. Depuis une trentaine d’années, on a fait dans les laboratoires, et avec des adultes de bonne volonté, tant d’expériences de mémoire, que nous connaissons maintenant les principales conditions qu’il est possible de réunir pour assurer le bon fonctionnement de cette faculté[1].

Il n’existe pas, à proprement parler, un procédé spécial, un truc, un secret merveilleux, qui nous permettrait d’amplifier notre mémoire par miracle et de retenir tout ce que nous voulons. Les gens qui prétendent le contraire et se vantent de donner de la mémoire à ceux qui n’en ont pas sont des marchands d’orviétan. La vérité est que tous les conseils qu’on peut donner résultent d’une exacte observation des erreurs habituelles de la mémoire, et des meilleures manières de les éviter. Les observations faites à ce sujet n’ont rien d’exceptionnel, rien de merveilleux ; on aurait presque pu les prévoir, si l’on avait beaucoup de bon sens. Mais, pour ne pas être transcendantes, elles n’en sont pas moins profitables ; en s’en pénétrant, on augmente beaucoup ses moyens ; d’autant plus que, comme nous le verrons plus loin, les règles à suivre pour mémoriser sont quelquefois directement contraires à l’inspiration de l’instinct ; si l’on prend machinalement, sans raisonner, la méthode qui paraît la plus naturelle pour apprendre, il se trouve souvent que c’est la plus mauvaise. Raison de plus, par conséquent, pour bien s’assimiler les principes scientifiques qui règlent l’éducation de la mémoire. Il faut, comme on l’a dit pittoresquement, apprendre à apprendre.

Si nous cherchons à déterminer, en consultant la littérature et nos recherches personnelles, quel est l’ensemble des conditions qui influencent dans le sens le meilleur la force de la mémoire, nous trouvons qu’il faut porter successivement son attention sur les points suivants : 1o l’heure de l’étude ; 2o la durée de la séance ; 3o l’action respective de l’intérêt et de la répétition ; 4o le mode de répétition ; 5o la marche du simple au compliqué, du facile au difficile, et les preuves de la progression ; 6o la multiplicité d’impression sur des sens différents ; 7o la recherche des associations d’idées ; 8o la substitution de la mémoire des idées à la mémoire des sensations.

Je vais essayer de montrer toutes ces conditions en jeu et, pour être clair, je prendrai un exemple simple : je suppose que je veuille apprendre une pièce de vingt vers ; je cherche à l’apprendre pour la posséder d’une manière durable dans ma mémoire, pour qu’elle fasse corps avec mon esprit, avec ma substance ; et en même temps je désire économiser mon travail, et dépenser le moins d’efforts possible pour le plus grand résultat. Voyons donc quelle méthode je vais avoir à suivre dans ce cas particulier, que nous choisissons parce qu’il ressemble à une leçon essentiellement scolaire. Tout en décrivant la méthode, nous chercherons à en découvrir la raison et le sens, afin d’arriver à une vue aussi profonde que possible de toute la question, de ses exceptions autant que de ses règles.


1o Le meilleur moment pour apprendre. Commençons par l’heure de l’étude. À quel moment de la journée vais-je me mettre à apprendre le morceau ? Ce moment n’est point indifférent, car un acte de mémoire n’est pas un acte qui se termine et se consomme sur l’heure ; il doit avoir un lendemain ; le souvenir une fois fixé, rien n’est fait si ce souvenir ne se conserve pas. Or, cette conservation, qui suppose la création d’une certaine structure nerveuse, exige des circonstances physiologiques favorables, une bonne circulation et une bonne nutrition. Si je suis fatigué, énervé, troublé ou préoccupé, je pourrai bien écrire une lettre, faire une addition, régler un compte, ou m’occuper à quelque travail machinal, mais je me garderai de chercher à apprendre ; car à ce moment-là je me fatiguerais et j’apprendrais mal. Quand on est fatigué, on peut chercher à se distraire par une lecture amusante ; mais on ne lira pas un livre sérieux, on ne profiterait pas de la lecture. Aussi les candidats qui préparent un examen dans un état de surmenage gardent peu de souvenirs de ce qu’ils ont appris dans cette période. Le surmenage n’est pas la seule raison de leurs oublis, mais elle est une des raisons principales ; une autre raison, c’est, comme nous l’expliquerons un peu plus loin, qu’ils apprennent trop vite et trop superficiellement. On cite à ce propos une preuve amusante : une personne qui est dans un état d’ébriété même légère ne garde pas nettement le souvenir de ce qu’elle a vu et entendu pendant l’ivresse ; peut-être dira-t-on que c’est parce qu’elle n’y a pas fait suffisamment attention ; mais sa mémoire elle-même est affaiblie, et si on lui dit un chiffre en la mettant au défi de s’en souvenir le lendemain, quand son ivresse sera passée, il arrive bien souvent qu’on gagne son pari. Tous les excès produisent le même effet désastreux sur la fixation et la conservation des souvenirs ; une grande fatigue physique, un début de maladie grave, l’anémie, la chlorose ont des conséquences analogues.

Ce dont nous avons à nous préoccuper ici, c’est de choisir l’heure de la journée qui est la plus favorable à la mémorisation : cette heure n’est pas indifférente, car l’état de nos forces n’est point un état stable ; il varie d’une heure à l’autre, sans que nous nous en doutions. Toute une journée suppose une continuité de travail intellectuel, tantôt fort, tantôt faible, mais aussi constant que l’état de veille, et par conséquent la fatigue qui en résulte augmente régulièrement à mesure que la journée avance, et atteint son maximum à l’heure du coucher ; le sommeil, qui est un repos non seulement pour l’activité musculaire, mais encore et surtout pour l’activité consciente, répare la fatigue de la journée ; il suffit même à la réparer complètement quand la fatigue n’a pas été poussée jusqu’au surmenage ; et c’est dans les premières heures qui suivent le réveil que l’énergie de l’esprit est la plus grande. Ces vues théoriques sont confirmées par des observations et des expériences. Des observations, d’abord ; elles ont été faites surtout en interrogeant des littérateurs, et ceux-ci ont remarqué que c’est le matin qu’ils ont le plus de facilité pour écrire ; l’après-midi, ou le soir, on prend des notes, on observe, on fait des projets, mais le travail du style, qui représente souvent un effort considérable, ne se fait que dans la fraîcheur mentale du matin. Les expériences ont été poursuivies sur les écoliers ; ce sont des expériences qui ont trait à la fatigue intellectuelle ; celle-ci a été étudiée par beaucoup de petits moyens, qui sont très ingénieux, très précis, et qui montrent avec beaucoup d’éloquence, non pas si un sujet quelconque, pris à part, est fatigué, — la méthode à ce point de vue ne vaut rien, — mais si toute une classe d’écoliers est fatiguée. On a employé par exemple la méthode de la dictée, celle des exercices de calcul, celle aussi de la mesure de la sensibilité cutanée ; et on a vu que c’est surtout pendant la classe du matin que les élèves, pris en bloc, font le moins de fautes d’orthographe, calculent le plus vite, ont la sensibilité tactile la plus fine, et sont par conséquent en possession de tous leurs moyens. Pour ne citer qu’un seul exemple, donnons celui-ci : un groupe d’élèves qui le matin, avant la classe, ne fait que 40 fautes dans une dictée, en a fait 70 après une heure de classe, 160 après deux heures, 190 après trois heures (Friedrich)[2].

Tirant parti de ces remarques, nous choisirons les premières heures du matin pour l’étude d’un morceau à apprendre par cœur.

Mais cette règle n’est pas sans exception. Beaucoup de personnes prennent l’habitude de travailler le soir et fort avant dans la nuit ; elles se lèvent tard, et dans la matinée elles sont encore fatiguées, somnolentes, mal disposées à l’effort. Et d’autre part, en ce qui concerne particulièrement la mémoire, quelques personnes ont remarqué que si on lit la leçon le soir, on la trouve sue au réveil, comme si pendant la nuit l’inconscient s’était réveillé pour répéter la leçon et l’apprendre. Nous reviendrons dans un instant sur le rôle de cet inconscient, pour l’expliquer autrement. En tout cas, il est essentiel de ne pas choisir de ligne de conduite, avant d’avoir examiné ses habitudes, sa manière de vivre et sa psychologie.


2o Durée d’une étude de mémoire. Passons à la durée d’une séance d’études. Pour apprendre un morceau de vingt vers, il faut environ vingt minutes. On peut soit apprendre le tout en une seule séance, soit couper l’étude en plusieurs séances ; de même on peut intercaler entre les séances des repos très courts, de quelques minutes, ou plus longs, prendre un repos de quelques heures, ou même d’une journée. L’expérience du laboratoire a prouvé[3] qu’on gagne beaucoup à faire ces divisions, mais il faut les faire sagement et ne pas les multiplier ; car ce serait oublier leur raison d’être. D’ordinaire deux petites séances sont préférables à une grande parce que l’attention est meilleure. Notre force d’attention est comme le fil d’une lame qui s’émousse vite ; au bout de peu de temps, on travaille machinalement, sans intérêt, on ne fait plus rien de bon. Mais si la séance est trop courte, si par exemple, pour prendre un cas extrême, nous cherchons à apprendre notre morceau en quatre séances de cinq minutes chacune, nous tomberons d’un excès dans l’autre, L’attention n’aura pas le temps de se lasser, c’est vrai, mais elle n’aura pas non plus le temps de se mettre en activité, ce qui est un autre inconvénient. Tout travail intellectuel qu’on commence est comme une lourde machine qui a besoin de temps pour s’ébranler ; ce phénomène initial de mise en train, le « warm up » des Anglais, l’ « erregung » des Allemands, n’aurait pas le temps de se produire dans une étude de cinq minutes. Une séance d’un quart d’heure est donc préférable.


3o Le repos après la séance. La séance d’étude est terminée, que faut-il faire ? À la suite de tout effort de concentration, il est bon de se reposer, ou de faire un travail machinal ; car cette phase qui suit un travail actif n’est du repos que par l’apparence ; en réalité, à ce moment-là les souvenirs qu’on vient de fixer s’organisent, ils deviennent plus stables, ils entrent définitivement dans la mémoire, comme un liquide troublé qui dépose. On ne s’en doute pas, car ce travail se fait dans l’inconscient. Si pendant qu’il a lieu se produisait une vive émotion ou un choc, une grosse fatigue, l’organisation des souvenirs serait compromise. C’est ce qui explique, — comme un auteur américain, Burnham[4], l’a suggéré le premier, — ces phénomènes si curieux d’amnésie rétroactive qui se produisent à la suite d’une chute sur la tête, ou d’un traumatisme analogue. La victime, en reprenant ses sens, se rappelle ce qui s’est passé les jours précédents ; mais elle a oublié comment l’accident s’est produit, et même ce qui s’est passé quelques heures avant. Un officier qui vient de tomber de cheval ne se rappelle plus la visite qu’il a faite une heure avant sa chute. Nous expliquons cela en supposant que les souvenirs correspondant aux faits récents n’étaient pas encore organisés, quand le choc traumatique est venu les détruire. Il est donc essentiel, nous le répétons, de veiller à ce que la fixation des souvenirs soit suivie d’une période de repos. C’est par suite d’un manquement à cette règle que le bourrage auquel trop d’élèves se livrent avant certains examens généraux produit des effets si pernicieux sur la mémoire.

Allons plus loin ; si, après avoir exercé sa mémoire on ne peut pas trouver le repos qui est nécessaire à l’organisation des souvenirs qu’on vient de fixer, il faut tout au moins prendre une précaution, ne pas se livrer à un travail analogue à celui qui vient de nous occuper ; quand on veut apprendre par cœur un morceau de musique, on compromettrait l’œuvre de la mémoire si aussitôt après on se mettait à lire ou à chanter d’autres airs de musique. Des expériences nombreuses de Cohn, Bourdon, Münsterberg, Bigham, mettent ces effets hors de doute, et V. Henri, qui rapporte en détail ces recherches de laboratoire[5], y ajoute une remarque bien intéressante. Si nous nous rappelons mieux le matin une leçon apprise la veille au soir que si nous l’avions apprise le matin et cherchions à la réciter le soir, c’est parce que dans le premier cas nous nous sommes reposés pendant l’intervalle, tandis que dans le second cas l’intervalle a été rempli par un grand nombre d’impressions, qui ont nui au travail d’organisation des souvenirs.


4o Les deux procédés principaux de mémorisation : l’attention et répétition. Voilà pour les conditions toutes extérieures de la mémorisation ; nous venons de voir quand il faut chercher à apprendre et pendant combien de temps. Mais nous n’avons pas encore étudié de près l’acte d’apprendre ; et il faut voir quelle est la meilleure méthode à suivre pour l’exécution de cet acte. Nous pouvons utiliser deux procédés, l’attention et la répétition. Je puis concentrer ma pensée sur le livre, boucher mes oreilles aux bruits extérieurs, en prenant l’attitude bien connue de l’écolier qui apprend sa leçon ; je puis aussi user de la répétition, en me récitant les vers plusieurs fois tout bas, parce que je sais d’instinct que c’est à coups de répétition que le souvenir pénètre dans l’esprit.

De ces deux moyens, lequel est le plus facile, le moins douloureux ? La répétition. Lequel est le plus efficace ? L’attention. De délicates mesures[6] ont été prises sur des sujets entraînés, à qui on faisait apprendre une centaine de mots, puis ces sujets, des adultes, furent conviés à expliquer avec le plus grand soin leurs procédés, et on a vu que les uns ne répètent les mots qu’une fois, d’autres deux fois, d’autres trois, d’autres quatre ; or ce sont ceux qui les ont le moins répétés, mais y ont fait le plus attention qui se rappellent le mieux. Il faut donc, dans la mesure du possible, éviter les répétitions, que l’on fait souvent d’une manière machinale, mais concentrer tout ce qu’on a de force d’attention sur le fait ou l’idée qu’on veut absolument retenir. C’est quelquefois difficile, car on n’est pas toujours maître de son attention. Ce qui est encore plus efficace que l’attention volontaire, c’est l’intérêt présenté par une impression ou une idée à retenir[7].


5o La manière de répéter : méthode fragmentaire, méthode globale. Il y a mieux. Si nous serrons la question de plus près, nous voyons que la répétition peut se faire de diverses manières, dont la vertu est bien différente. Il y a d’abord la lecture à haute voix, distinguée de la répétition mentale ; et il est démontré que c’est cette dernière qui a le plus d’efficacité, sans doute parce qu’elle exige une attention plus forte[8]. Il y a en outre l’étendue de la répétition mentale ; parfois les lectures et répétitions que nous faisons du morceau à apprendre se font par très petits fragments ; ainsi, nous lirons les deux premiers vers seulement, nous les relirons, et ensuite nous nous efforcerons de les répéter sans regarder le livre, et sans cesse nous reviendrons à ces deux vers, jusqu’à ce que nous ayons la conviction qu’ils sont sus. C’est ce qu’on a appelé la méthode fragmentaire, pour bien exprimer que son esprit est de débiter le morceau en tous petits fragments. Ainsi, ayant à apprendre une fable de La Fontaine, nous ferons les répétitions suivantes :

Un mal qui répand la terreur
Un mal qui répand la terreur
Mal que le ciel en sa fureur
Inventa pour punir.....
Un mal qui répand la terreur
Mal que le ciel en sa fureur
Mal que le ciel en sa fureur
Inventa pour punir les crimes de la terre.

Une autre méthode s’appelle la méthode globale[9]. Celle-ci consiste à lire le morceau en entier ; d’un bout à l’autre, et à chercher à le retenir comme un tout. Après une ou plusieurs lectures totales, on fait un essai de répétition, puis on revient à la lecture ; et sans se préoccuper de réparer l’oubli qu’on vient de constater en répétant de mémoire, on fait encore et toujours une lecture globale, c’est-à-dire entière, d’un bout à l’autre. Il n’est pas besoin de dire que cette méthode globale est contraire à notre instinct ; nous n’y recourons jamais ; nous y répugnons pour une raison bien simple, c’est qu’elle exige beaucoup plus d’attention que l’autre. Lorsqu’on répète par groupe de deux ou trois vers, on peut faire le travail machinalement, on cherche alors à retenir la sonorité de la phrase, comme une musique qui impressionne l’oreille intérieure ; mais si on s’astreint à tout lire, il est impossible de retenir le son, car cette musique dénuée de sens est très courte, elle s’éteint tout de suite comme un écho ; il faut alors fixer autrement son attention, la faire pénétrer plus avant, jusqu’au sens, aux idées du morceau. C’est ce petit effort supplémentaire qui nous déplaît, car nous sommes singulièrement ménagers de notre attention. Or, l’expérience a appris que la méthode globale, malgré son caractère rébarbatif est nettement supérieure à l’autre pour la conservation des souvenirs ; elle permet d’apprendre un peu plus vite, et surtout, ce qui est important, elle assure une conservation plus longue et plus fidèle. Ainsi un sujet, au bout de deux ans, pouvait encore réciter 23 % des morceaux appris par la méthode globale, et rien que 12 % des morceaux analogues appris par la méthode fragmentaire. Nous croyons que la supériorité de la méthode globale tient à beaucoup de petites causes ; mais la principale, à notre avis, c’est qu’elle utilise la mémoire des idées, tandis que par l’autre méthode, on ne fait intervenir que la mémoire sensorielle des mots.


Interprétés au point de vue de la distinction entre la mémoire sensorielle et la mémoire des idées, beaucoup d’observations et d’anecdotes deviennent très faciles à comprendre. Si tel acte de mémorisation ne laisse pas de traces, on devine pourquoi. Je me rappelle avoir causé de ce sujet avec des artistes de la Comédie-Française. Les acteurs sont des professionnels dont le sort n’est pas à envier, car ils payent leurs beaux succès par la peine qu’ils ont à apprendre leurs rôles, et ceux d’entre eux qui sont intelligents ont fait beaucoup de remarques sur les lois de la mémoire. On sait que souvent ils sont obligés d’apprendre au pied levé, par exemple la veille d’une représentation à bénéfice ou d’une tournée, ou enfin lorsqu’ils ont un engagement en province ou à l’étranger, sur un théâtre dont les pièces se renouvellent très souvent. Quand on apprend vite, on sait suffisamment son rôle pour le jouer sans accroc pendant la représentation du jour, mais ce rôle ne reste pas longtemps dans la mémoire, et deux ans après, si on le joue de nouveau, il faut l’apprendre de nouveau. Le fait est, paraît-il, tout à fait net et d’observation courante. Il n’est pas spécial aux acteurs ; beaucoup d’écoliers aussi apprennent vite et retiennent bien, mais pendant peu de temps. Comment cela s’explique-t-il ? J’imagine que c’est parce que l’attention s’est fixée de préférence sur l’extérieur, sur les qualités sensorielles de la phrase, et non sur l’intérieur, sur les idées. Bien entendu, je ne garantis pas cette explication, qui est un peu hypothétique. Ce qui est plus important, c’est d’empêcher l’enfant de cultiver uniquement cette mémoire temporaire. Mais comment peut-on s’y prendre ?

Que l’acquisition ait été superficielle ou profonde, l’élève n’en récitera pas moins sa leçon sans faute, et l’oreille qui l’écoute ne peut pas arriver à distinguer si demain cette leçon si bien récitée sera encore dans la mémoire ou sera oubliée. Le maître ne peut donc se rendre compte de rien au moment de la récitation. Mais il arrivera au même résultat que s’il se rendait compte de tout, s’il veut bien prendre une précaution très simple : ne jamais faire connaître d’avance l’heure de la récitation. L’élève qui sait que c’est mardi à huit heures et demie qu’il a des chances qu’on lui demande de réciter, se prépare tout juste pour mardi à huit heures et demie, en faisant une acquisition superficielle jusqu’au dernier moment. S’il a reconnu à ses dépens que l’heure fatale de la récitation ne peut pas être prévue, que ce sera peut-être mardi soir, ou jeudi, ou samedi, il comprend tout de suite l’inutilité d’apprendre pour un temps, et peu à peu, il sera amené à faire l’effort nécessaire pour apprendre pour toujours. Cela ne vaut-il pas mieux ? Je préfère savoir deux beaux vers pour toute ma vie que vingt-quatre vers qui ne resteront dans mon esprit que pendant une semaine et s’envoleront ensuite sans laisser de traces. La distinction que nous venons de faire entre la mémoire des sensations et celle des idées est extrêmement importante et dominera tout ce qui va suivre.


6o Culture de la mémoire des sensations. Le procédé à employer pour développer la mémoire des sensations a pour but d’augmenter la persistance des sensations dans la mémoire. Cette persistance n’est pas augmentée par la force ou la netteté de la sensation : nous ne nous rappellerons pas mieux une leçon imprimée en grosses lettres que si c’est en caractères plus fins. Mais ce qui donnera plus de force à notre mémoire, c’est une multiplicité, un concert de sensations nombreuses ; si pour se rappeler un élément a, on a reçu trois ou quatre sensations différentes, on a plus de chance de le conserver qu’avec une sensation unique. Des expériences judicieuses, faites surtout sur des écoliers, l’ont bien montré. Revenons à notre exemple d’un morceau de poésie à apprendre. Que se passe-t-il lorsque nous étudions notre livre ? Si nous nous contentons de le regarder, nous n’avons qu’une impression visuelle ; elle est déjà assez compliquée, il est vrai, et d’autant plus compliquée que nous aurons regardé le livre avec plus d’esprit d’analyse. Si nous prononçons à haute voix les mots, à mesure que nos yeux les parcourent, il s’ajoute à l’impression visuelle deux autres impressions sensorielles : une impression auditive, puisque nous entendons notre voix, et une impression motrice, puisque nous nous sentons parler. L’expérience a appris qu’une multiplicité de sensations, à la condition bien entendu que toutes se réfèrent au même objet, favorise la mémoire ; nous aurons d’autant plus de chances de retenir le morceau qu’il nous aura impressionné par plus de voies différentes[10]. Par conséquent, nous nous garderons de l’étudier seulement des yeux ; nous le parlerons, en nous plaçant dans un milieu silencieux pour que nous soyons impressionnés seulement par le bruit de notre propre voix et que nous n’ayons pas la crainte ou la fausse pudeur de la lancer. Et même, afin d’augmenter le nombre des impressions, nous écrirons le morceau de mémoire ou bien nous le copierons ; de cette manière, il nous pénétrera à la fois par quatre chemins différents, la vue, l’ouïe, la voix, la main. C’est avec ce cumul qu’on apprend à lire aux enfants, en impressionnant tous leurs sens, et la méthode est excellente. Nous irons même plus loin. Puisque c’est la multiplicité des sensations qui facilite le travail de la mémoire, nous nous efforcerons d’en augmenter le nombre ; nous chercherons par exemple les intonations les meilleures, les plus variées, les plus justes, afin d’impressionner par une grande diversité notre ouïe et nos organes vocaux ; si nous copions, nous ferons des accolades, des coupures, des changements d’écriture et d’encre, en rapport avec le sens du morceau et pour illustrer ce sens. Et dans tous les cas, si on se connaît et si on connaît son type personnel de mémoire, on insistera sur la sensation qu’on retient le mieux ; c’est à elle qu’on reviendra de préférence ; les autres n’en seront qu’un appui et un complément. Si je suis moteur, comme c’est le cas le plus fréquent pour les souvenirs verbaux, je ne chercherai pas à me pénétrer de l’aspect visuel de la page que j’étudie, mais je fixerai de préférence ma pensée sur la récitation de la poésie ; quant à l’image visuelle de la page, quant au souvenir de mon travail d’écriture et de calligraphie, quant au souvenir auditif de ma voix, ce sont simplement des adjuvants qui serviront à aider ma récitation intérieure. En fait, c’est ainsi que les choses se passent habituellement. Quand on apprend un morceau, on crée en soi une aptitude motrice à le réciter. L’image visuelle de l’imprimé intervient surtout au moment où on cherche le début du morceau, ou bien lorsque la mémoire nous trahit ; elle fournit une suggestion, une amorce, un cadre ; l’image auditive n’est presque jamais évoquée. C’est la mémoire d’articulation qui constitue le fond de la mémoire verbale.


7o Culture de la mémoire des idées. Il est à remarquer que lorsqu’on cherche à multiplier les ressources d’une mémoire sensorielle, on en change la nature et on aboutit à en faire une mémoire intellectuelle. Chercher l’intonation juste d’un vers ou le calligraphier d’une façon expressive, c’est fixer son attention sur l’idée, profiter de l’intérêt que cette idée inspire et par conséquent dépasser la sensation brute. Parlons maintenant de la mémoire des idées.


Pour bien saisir la différence qu’il y a entre la mémoire des sensations et la mémoire des idées, supposons que nous voulons retenir un nombre qui n’a aucun sens, comme 2385, ensuite un nombre qui a un sens, comme 1830. Le premier n’éveille aucune idée ou presque aucune ; nous disons presque, car il est rare qu’un chiffre, une sensation quelconque ne fasse aucune sorte de suggestion d’idées et reste à l’état sec. Le deuxième nombre frappe immédiatement l’attention, car il est une date historique, il fait penser à une révolution, à un changement de régime, on voit passer la tête en poire de Louis-Philippe, on a un vrai grouillement de souvenirs. Il est évident que si, quelque temps après, on me redemande ces deux nombres, je n’aurai aucune peine à répéter 1830, tandis que j’aurai peut-être complètement perdu le premier nombre. Considérons encore la différence qui existe, suivant qu’on veut retenir des mots isolés et dénués de sens par leur groupement, ou au contraire des mots réunis en une phrase qui a un sens. Des recherches anciennes, que j’avais faites avec V. Henri dans les écoles, nous avaient montré combien est faible la mémoire des mots isolés, qu’on cherche à écrire ou à répéter aussitôt après les avoir entendus. Si nous proposons à une classe d’élèves d’écrire de mémoire, après les avoir entendus une seule fois, les sept mots suivants :

Jaquette, argent, wagon, pupitre, oiseau, maison, table,


on trouve que des enfants de huit à treize ans n’en retiennent pas tout à fait cinq mots. C’est qu’il faut faire un grand effort pour fixer le souvenir de ces mots-là par le son ; au contraire, sentons avec quelle aisance on retient une phrase comme celle-ci

Le cheval du trompette a mangé une botte de foin.

Nous n’avons plus à retenir le son des mots, mais leur sens ; la phrase tout entière a de l’unité, et il n’est pas difficile de la retenir. Des calculs, un peu théoriques, je le reconnais, nous ont fait dire autrefois que la mémoire des idées est vingt-cinq fois plus puissante que la mémoire des sensations ; mais je ne tiens nullement à la précision de ce chiffre, et il suffira de se rappeler l’incomparable supériorité que présente la mémoire des idées, et par conséquent les avantages qu’on trouve toujours à y avoir recours.

Il est évident, par exemple, que si nous cherchons à apprendre un morceau par cœur, il est essentiel de le comprendre, afin que ce soit surtout la mémoire des idées qui intervienne. Du reste, c’est toujours ainsi que les choses se passent quand celui qui étudie le morceau est assez intelligent pour en comprendre le sens. S’il s’examine au moment de l’évocation des souvenirs, il verra que c’est le mouvement des idées qui dicte le plus souvent cette évocation. Lorsque nous cherchons à nous rappeler un fait qui malheureusement est dénué de sens, nous faisons un effort afin de l’intellectualiser en quelque sorte ; s’agit-il de distinguer deux adresses qu’on pourrait confondre, de nous rappeler un jour de réception, un anniversaire, une équation, chacun s’ingénie à y fixer une idée, plus ou moins artificielle, qui aidera la mémoire. Tous ceux qui ont eu des examens à passer ont employé de ces trucs ; en chimie, pour apprendre les propriétés des corps ; en physique, pour les poids spécifiques ; en géologie, pour la succession des couches et les fossiles caractéristiques qu’elles renferment ; en anatomie, pour la série des nerfs crâniens ; on a inventé des formules, des histoires, des plaisanteries, des chansons, qui sont autant d’hommages rendus à la mémoire des idées. Il est de bon goût de dédaigner ces procédés, et, sans doute, on a tort d’en abuser ; mais pourquoi ne pas les employer dans quelques cas extrêmes, s’ils ont pour effet de soulager la mémoire et surtout de la préciser ?

Ces essais empiriques ont été mûris et érigés en système par des personnes ingénieuses, et ont donné lieu à en art particulier, qui constitue la mnémotechnie. Elle consiste à intellectualiser des souvenirs de sensations, en leur accrochant des idées. C’est tout spécialement sur la mémoire des chiffres que la mnémotechnie s’exerce. Ainsi que je l’ai expliqué ailleurs, la règle qu’elle suit est de remplacer chaque chiffre par une consonne ; on ajoute à ces consonnes, selon sa fantaisie, des voyelles ; et, de la sorte, on remplace des nombres dénués de sens par des phrases ayant un sens, et se retenant d’autant mieux que leur sens est plus bizarre.

Cela est tellement ingénieux qu’il faudrait prendre le parti de recourir à la mnémotechnie toutes les fois qu’on doit retenir des chiffres et des dates, si les procédés auxquels elle nous oblige n’étaient pas un peu ridicules, et surtout si cette manière de mémoriser ne rendait pas l’évocation un peu lente ; en effet, pour évoquer le chiffre, il faut d’abord évoquer la phrase et opérer la traduction qui nous fait passer de la phrase au chiffre. C’est même ce retard qui permet de dépister celui qui se sert de la mnémotechnie et qui simule la mémoire[11]. Personne ne s’avisera donc d’apprendre par cette manière les chiffres dont on fait un usage constant, et dont la suggestion doit être rapide ; pas de mnémotechnie par exemple pour retenir la table de multiplication.

Ce qui constitue à proprement parler la mémoire des idées est assez difficile à définir, car les différences sont nombreuses qui séparent l’acte par lequel on retient une certaine nuance de sensation, et l’acte par lequel on retient tout un ensemble de choses ; suivant l’un ou l’autre cas, on se place dans une sphère différente. Quand on s’efforce de se rappeler une sensation, c’est la nuance même de la sensation qu’on cherche à fixer dans son souvenir, et pour garder cette nuance aucune phrase ne donne un vrai secours. Au contraire, lorsqu’on exerce sa mémoire d’idées, ce ne sont point des nuances de sensations qui intéressent, c’est plutôt la signification des choses et les idées qu’on leur associe. La mémoire des idées est une vraie mémoire d’associations ; elle s’accompagne de langage, car notre parole, qui exprime si mal les nuances de nos sensations, est admirable au contraire pour exprimer les rapports entre les idées, et surtout pour en dégager la logique et nous rendre conscients de cette logique. Cette remarque nous permet d’entrevoir d’où vient la puissance de la mémoire des idées. Elle est formée d’un véritable tissu ; il suffit que nous tenions une des mailles pour que tout le tissu reparaisse ; en effet, plus nous avons d’associations au service d’un souvenir, plus celui-ci a chance de revivre ; or, comme dans le cas d’une mémoire d’idées, le nombre de ces moyens de réveil est immense, leur conservation se trouve assurée d’une manière presque infaillible. Pour bien saisir le contraste, comparons deux expériences : dans l’une nous cherchons à retenir un certain rouge, de telle valeur, de telle nuance ; quoi que nous fassions, au bout de quelques minutes, nous perdons l’exactitude de ce souvenir, nous ne reconnaîtrons plus l’échantillon montré, si on nous le présente confondu avec des couleurs voisines. Voilà la mémoire des sensations ; elle est très influencée par le temps. Maintenant, comparons-la à une autre expérience : on nous dit d’un certain rouge : il a la couleur pourpre d’une robe de cardinal. Ici, nous nous rappelons une nuance un peu vague, mais nous nous rappelons en même temps le mot qui la désigne, la comparaison qui l’illustre ; car tout cela est associé, cimenté, c’est de la mémoire d’idées et il y a des chances pour que notre souvenir de demain, de huit jours, d’une année, ne soit pas moins bon que notre souvenir actuel.

Résultant d’un système d’associations, la mémoire des idées doit surtout être développée conformément à sa nature, c’est-à-dire par une augmentation du nombre des associations. C’est une sorte de paradoxe : on retient d’autant mieux les souvenirs qu’ils sont plus nombreux ; mais ajoutons aussitôt une réserve : il faut que ces souvenirs soient associés correctement. Il y a un sens dans lequel l’association doit être poursuivie, et un autre sens dans lequel il faut bien se garder de s’engager. Nous allons développer un peu ce conseil de tactique.

En premier lieu, on cherchera, toutes les fois qu’on veut acquérir un souvenir important, à effectuer des rapprochements entre ce qu’on apprend et ce qu’on sait déjà, afin que l’acquisition fasse corps avec le stock des connaissances. C’est là une prescription très utile pour conserver le souvenir, utile surtout pour mieux le comprendre, et pour introduire de la méthode dans l’esprit. On voit nettement ce phénomène d’assimilation se produire quand un enfant raconte ce qu’il a appris. Il le raconte à sa manière, avec ses mots, ses phrases, ses idées, sa tournure enfantine.

En second lieu, on cherchera à créer des associations entre le souvenir et des points de repère qui serviront à l’évoquer ; précaution bien nécessaire, car beaucoup de nos souvenirs sont perdus parce qu’on ne sait pas comment les éveiller. Le nœud qu’on fait à son mouchoir est une forme naïve de ces rappels artificiels ; la note qu’on prend sur son calepin est un moyen de s’épargner la fatigue d’une recherche ; un moyen aussi de ne pas entraîner la mémoire et de la rendre paresseuse. Il faut prêter une attention scrupuleuse aux modes de rappel, et les étudier pour chaque circonstance importante. Je citerai à ce propos un exemple bien banal. Une jeune fille, après avoir joué du piano, ne pouvait pas se souvenir qu’elle devait fermer son instrument, et le piano restait toujours ouvert. Je lui donnai le conseil suivant : s’exercer à se lever un grand nombre de fois de son tabouret, en associant à ce mouvement celui qui consiste à fermer le piano ; par la répétition, ces deux actes arrivent à n’en faire qu’un.

En troisième lieu, ce qu’il faut éviter, ce sont les associations dangereuses, qui rapprochent ce qu’on doit tenir séparé. Une règle de pédagogie, malheureusement peu connue, servirait à éviter cette erreur ; c’est que c’est au moment de la formation d’un souvenir qu’il faut intervenir de la manière la plus active pour éviter les mauvais nœuds d’association. C’est à ce moment-là qu’ils se produisent presque toujours.

Si vous devez apprendre à quelqu’un votre adresse, ne lui dites pas : « devinez si je demeure au 203 de l’avenue ou bien au 204 » ; car ce quelqu’un, même si vous rectifiez après, aura tendance à prendre un des numéros pour l’autre, du moment qu’il les aura rapprochés. Je me rappelle qu’Inaudi, le calculateur prodige, demandait que le spectateur qui était chargé de lui donner les chiffres de ses problèmes articulât ces chiffres sans hésiter, sans se tromper, car les erreurs, même corrigées aussitôt, l’embrouillaient. Pour la même raison, si vous enseignez l’orthographe, ne mettez pas en discussion l’orthographe de mots inconnus, ou ne relevez pas tout haut des erreurs commises, ou enfin ne donnez pas à vos élèves l’occasion de commettre des erreurs dans des dictées mal préparées. Ne demandez pas : « apercevoir prend-il un p ou deux p ? » Ne vous écriez pas : « cet élève a mis deux p à apercevoir. Quelle erreur ! » Mais enseignez hardiment que dans apercevoir il n’y a qu’un seul p. Et si vous faites une dictée, enseignez d’abord l’orthographe des mots inconnus, avant de les dicter. Ces règles de la dictée commencent à devenir familières à tous. Mais voici quelques observations qui paraîtront plus nouvelles. À l’époque où je faisais mon droit, j’avais un professeur de droit romain qui avait la fâcheuse méthode de nous exposer les institutions de droit civil en les comparant, caractère par caractère, aux institutions du droit prétorien. Ces parallèles auraient été très utiles deux leçons plus tard, quand nous connaissions déjà les institutions, et qu’elles formaient un noyau solide dans notre mémoire. L’erreur consistait à débuter par le parallèle, de sorte que les élèves étaient incapables de se rappeler ce qui appartenait à l’un ou à l’autre droit ; tout se trouvait associé de la manière la plus désordonnée. Plus tard, quand je fis ma licence naturelle, j’écoutai un professeur de zoologie qui nous décrivait les singes en passant d’un type à l’autre pour chaque organe ; il devenait impossible de se rappeler quels étaient les caractères de chaque type d’animal, parce qu’on ne s’en faisait pas une idée d’ensemble, et qu’encore une fois l’association des idées avait opéré au rebours du bon sens. On évitera bien des erreurs, bien des confusions d’esprit, et bien du travail inutile, en se rappelant que la mémoire consiste à conférer d’abord à ce qu’on apprend une individualité ; c’est seulement lorsque le souvenir est bien individualisé qu’on peut risquer des comparaisons entre objets analogues ou un peu différents.


8o L’entraînement de la mémoire. À l’énumération des moyens, que nous venons de terminer, pour éviter les erreurs de mémoire ou pour renforcer les souvenirs, il convient d’ajouter que, comme toutes les autres fonctions, la mémoire gagne à l’exercice. On peut, à la lettre, augmenter sa mémoire ; tout le monde le sait. Un seul auteur avait émis un doute à ce sujet : le grand psychologue William James. Il s’était exercé à apprendre par cœur de la poésie et il avait constaté sur lui-même qu’au bout d’un mois d’exercice il n’apprenait ni mieux ni plus vite qu’au début. Des amis, conviés à faire des essais analogues, lui donnèrent raison. Mais un grand nombre d’expérimentateurs ont cherché à vérifier cette opinion si inattendue de James, qui contredit tout ce qui a été observé sur la loi du progrès mental par l’exercice[12] et ils ont constaté que la mémoire est soumise, comme nos autres facultés, à cette loi. Cela a été observé chez des adultes, et aussi chez des enfants d’école ; les différences dues à l’entraînement sont même considérables.

Pour concilier les opinions opposées de James et des autres expérimentateurs, on peut supposer que l’exercice n’augmente pas, à proprement parler, la capacité de notre mémoire, mais il affine l’art avec lequel nous nous en servons. Pour apprendre un morceau de poésie, on ne met pas seulement en jeu la force plastique de l’esprit, c’est-à-dire cette qualité physiologique inconnue qui fait qu’une impression reçue est conservée et dort, attendant son réveil ; une mémorisation suppose en outre qu’au moment de la fixation on dirige son attention d’une certaine manière, qu’on prend des repos utiles, qu’on fait les répétitions convenables, qu’on fixe heureusement son esprit sur les idées du morceau, bref, qu’on utilise avec une certaine habileté ce qu’on a de mémoire. C’est de la même manière que l’éducation physique décuple nos forces, moins en augmentant matériellement la puissance des muscles qu’en nous apprenant l’art de retenir notre souffle et de ménager notre effort.

Le gain par l’exercice est encore plus étendu qu’on ne pense ; en creusant la question, on s’est aperçu que lorsqu’une personne fait un gain en s’exerçant à un travail quelconque, elle obtient un perfectionnement qui se transfère à d’autres travaux soit du même genre, soit de genres assez différents. C’est un fait curieux, presque incroyable. Apprendre à distinguer des sons de hauteur différente peut servir même à mieux distinguer des tons de valeur différente[13]. Comment se produit cet effet général de perfectionnement ? Est-ce parce que, dans des travaux qui nous semblent totalement différents, il y a des processus élémentaires qui sont identiques ? Est-ce parce que tout travail implique une manière générale de penser qui, dans ses grandes lignes, reste invariable ? On ne sait et là-dessus on discute encore. Mais l’essentiel, au point de vue pratique, est de retenir cet enseignement important que chacune de nos puissances augmente par l’exercice et peut même augmenter quelques autres de nos puissances. Développons donc notre mémoire ; développons surtout celle des enfants, afin que, devenus adultes, ils en aient une qui soit habile, souple et forte.


  1. Voir notamment : V. Henri, Éducation de la Mémoire, Année Psychologique, VIII, 1902, p. 1 ; Biervliet, Esquisse d’une éducation de la Mémoire, Gand, 1903 ; Claparède, Psychologie de l’Enfant et pédagogie expérimentale, Genève, 1908, p. 47 ; plus un nombre immense d’articles de Revues, parus surtout en Allemagne et en Amérique.
  2. Pour l’ensemble des méthodes servant à la mesure de la fatigue scolaire, voir Binet et Henri, La Fatigue intellectuelle, Paris, Schleicher, 1898 ; et voir aussi Binet, la Mesure de la fatigue intellectuelle, Année Psychologique, 1903, p. 1.
  3. Expériences d’Ebbinghaus et de Jost. Voir Claparède, l’Association des idées, Paris 1903, p. 95.
  4. Burnham. Retroactive Amnesia, American Journal of Psychology, juillet-octobre 1903, p. 118. Sur cette période d’organisation, bien d’autres auteurs ont insisté. Citons Lewy, Müller et Pilzecker ; voir aussi Ebbinghaus, Grundzüge der Psychologie, vol. I, 1902, p. 651.
  5. V. Henri. Éducation de la mémoire, Année Psychologique, 1902, VIII, p. 40.
  6. Smith. American Journal of Psychology, juillet 1896.
  7. Sur les effets comparatifs de l’intérêt, de la répétition et d’autres causes secondaires, voir le travail de Miss Calkins : Association. Psychological Review, I, no 5, p. 476. Analysé dans Année Psychologique, I, p. 392.
  8. Katzaroff. Le rôle de la récitation comme facteur de la mémorisation. Arch. de Psychologie, 1908, no 7.
  9. Expériences de Miss Stefens, de Larguier des Bancels, de Lobsien. Voir Lottie Stefens, Experimentelle Beiträge zur Lehre von ökonomischen Lernen. Zeitschrift für Psychologie und Physiologie des Sinnesorgane, 1900, vol. XXII, p. 321.
  10. Expériences de Baudrillart et Roussel. Bulletin de la Société libre pour l’étude psychologique de l’Enfant, 1902, no 6. Voir aussi les expériences de Munsterberg et Bigham, Psychological Review, janvier 1894.
  11. Voir A. Binet, La Psychologie des grands calculateurs, Paris. Hachette, 1894, 155.
  12. Voir p. 141, quelques exemples de cette loi.
  13. J. E. Coover et F. Angell. General Practice Effect of Special Exercise. American Journal of Psychology, XVIII, p. 329. Pour un exposé complet de la question, présenté avec une nuance de scepticisme un peu exagérée, voir Thorndike, Educational psychology, p. 80.