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Les Idées modernes sur les enfants/VII.3

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III

remarques sur quelques types d’intelligence

Des recherches faites un peu partout, soit dans les écoles, soit dans les familles, soit parmi des personnalités célèbres, nous ont conduit à admettre, tout provisoirement et jusqu’à plus ample informé, trois types spéciaux de caractères intellectuels, avec trois types de sens contraire qui répondent à chacun des premiers. Donnons-leur des étiquettes qui, malheureusement, ne sont pas très justes, mais qui serviront à les reconnaître. Nous allons donc décrire :

1o Le conscient, opposé à l’inconscient ;

2o L’objectif, opposé au subjectif ;

3o Le praticien, opposé au littéraire.

Il doit être entendu d’abord que ce sont là des types extrêmes, et par conséquent exceptionnels ; que ces différents types ne sont pas en opposition les uns avec les autres, mais plutôt en indépendance ; car il n’est pas rare de rencontrer des êtres complets qui combinent le conscient avec l’inconscient, le subjectif avec l’objectif, et le praticien avec le littéraire.

Le Conscient et l’Inconscient.

Nous allons exposer quelques remarques sur les méthodes de travail intellectuel : c’est une question importante pour la pédagogie, mais la pédagogie classique y est restée étrangère. Elle continue à vivre sur une description du travail intellectuel, qui est traditionnelle, qui certes n’est point fausse, mais qui n’est pas vraie pour tous les individus. On présente le travail intellectuel comme une manifestation d’activité intellectuelle qui serait à la fois consciente, volontaire, raisonnée et personnelle. C’est une erreur. Il y a d’autres méthodes de travail qui sont tout aussi efficaces. À la méthode de la réflexion, il faut ajouter et même opposer la méthode de l’inspiration[1]. Suivant les tempéraments, c’est l’une des méthodes ou l’autre qui a le plus efficacité. Il faut se connaître, essayer des deux méthodes, les comparer, voir celle qui réussit le mieux, chercher notamment les conditions particulières où l’une doit être préférée, car c’est surtout une question d’opportunité.

La méthode de réflexion consiste à prendre comme point de départ une idée précise, une idée qu’on peut formuler, une idée qu’on a trouvée par la réflexion, et dont on pourrait expliquer toute la genèse, tous les antécédents, toute la continuité ; l’idée est donc pleinement consciente. Sur elle, on exécute un travail qu’on a entrepris parce qu’on le veut bien ; on le commence quand on le désire, on l’interrompt, on le reprend et on le termine de la manière qu’on juge convenable ; le travail est donc complètement à nos ordres. Pendant qu’il se poursuit, on exerce son attention, sa mémoire, son sens critique ; on examine une idée, on l’accepte ou bien on la rejette ; et toutes les fois on sait pour quelle raison on a fait ceci plutôt que cela ; le travail est donc entièrement raisonné. Ce qu’il a souvent de pénible et même de douloureux tient à la nécessité de ne penser qu’à son sujet, et de s’y cantonner, de s’y concentrer, en ne se permettant aucune digression. L’effort nécessaire pour développer l’idée qu’on tient nous rend conscient de notre rôle de créateur ; nous avons le sentiment très net d’être l’auteur de l’œuvre, et nous en assumons toute la responsabilité ; j’entends parler ici de responsabilité non pas au sens juridique ou moral, mais bien au sens intellectuel. Enfin, traitée de cette manière savante, l’idée parcourt une phase complète d’évolution mentale ; elle est d’abord un germe abstrait, une idée vague, un schème, elle se développe lentement, elle grossit, elle s’amplifie, elle se détaille surtout, c’est-à-dire qu’elle s’enrichit d’éléments concrets, précis, sensoriels, vivants ; et nous avons une exacte connaissance de cette évolution, à mesure qu’elle se déroule, puisque c’est nous qui, par notre intervention, la faisons dérouler ; puisqu’elle évolue même, souvent, d’après un scénario que nous avons choisi.

Si le travail intellectuel était toujours de la nature que nous venons de décrire, la morale de l’histoire serait bien simple ; toutes les fois qu’il faut travailler, il n’y a qu’à le vouloir ; plus on travaille, mieux cela vaut ; et pour tout dire, on n’a qu’à rappeler aux élèves cette fameuse recommandation de Newton que depuis notre enfance nous avons appris à admirer « Le génie est une longue patience », et on trouve la solution des problèmes en « y pensant toujours ». C’est une conception qui ne manque pas de grandeur ; elle exalte le libre arbitre et la personnalité. Elle est bien d’une époque où une psychologie simpliste réduisait chacun de nous à n’être qu’un assemblage de facultés passives mises au service d’une volonté toujours libre.

Mais les observations qu’on a faites un peu partout, et dans les circonstances les plus diverses, sur les poètes, les philosophes, les scientifiques, et même sur des êtres très spéciaux, des spirites, des médiums, des hystériques et autres malades, ont prouvé que le travail intellectuel de nature raisonnée et réfléchie que nous venons de décrire ne constitue pas une règle générale. De temps en temps, on travaille tout autrement. C’est affaire de circonstances d’objet d’études, et de tempérament. C’est surtout lorsqu’on fait agir son imagination qu’on a une manière toute particulière de travailler ; l’illustre mathématicien H. Poincaré[2] vient de donner un remarquable exposé de la question, en décrivant comment il a fait la plupart de ses inventions. Le récit en est saisissant, presque dramatique.

Voici à peu près quelle est la suite la plus ordinaire des opérations. Il commence par une période de travail volontaire ; il s’est assis à sa table de travail, il examine la question, il raisonne, il calcule, il tend tous les ressorts de son attention, il fait, en un mot, du travail conscient. Souvent, il se rend compte de la difficulté qui l’arrête, mais elle ne continue pas moins à l’arrêter ; et fatigué, ou découragé, il abandonne.

Second temps ; quelques jours, quelques mois se sont écoulés. Il n’est plus devant sa table de travail ; il ne pense plus même à travailler ; il se promène ; il est sur une falaise, il traverse un boulevard, ou il monte en omnibus ; peu importent ces circonstances banales sinon qu’elles indiquent qu’il n’est pas préparé à faire un effort. Tout à coup il se produit en lui une illumination ; une idée lui apparaît ; c’est mieux qu’une idée, c’est une vérité ; il s’aperçoit que telle fonction mathématique a telles propriétés, ou qu’elle doit être rapprochée de telle autre. La solution cherchée autrefois se présente donc au moment où on n’y songe pas. Et quand elle se présente, elle est accompagnée d’une conviction profonde qu’on est dans le vrai. On ne sent pas le besoin de faire des vérifications ultérieures ; on les fera sans doute, mais pour le moment, c’est la certitude.

Troisième temps : une période de travail conscient, qui se passe devant la table de travail. On examine de nouveau l’idée qui a apparu subitement, on analyse son contenu, on fait les calculs nécessaires et on écrit le mémoire qui donne l’exposé de la question. Poincaré a insisté longuement sur la nature, l’éclosion de cette idée, et sur les antécédents qui l’ont préparée. Elle suit une période de travail conscient, et probablement elle ne se serait jamais produite si on n’avait pas commencé par méditer volontairement sur le problème. C’est une idée qui a un contenu à la fois vague et plein ; elle est précise, car elle indique la voie à suivre, les calculs à faire, et le but auquel on va arriver ; c’est une véritable idée-mère, comme l’a appelée Beaunis ; mais elle reste vague en ce sens qu’elle ne réalise, par elle-même, aucun calcul ; et Poincaré a bien raison de faire cette remarque si judicieuse et si importante que jamais on ne trouve par l’inconscient le produit d’une multiplication, après que dans une autre période on aura pensé aux deux facteurs.

Ce mode de travail est donc un mode inconscient ; et en effet, il serait facile de l’opposer à la méthode de réflexion ; le travail n’est pas à nos ordres, l’idée n’est pas déterminée par un effort conscient et pénible de recherche ; on ignore l’idée ; quand elle arrive, elle surprend par sa brusquerie, son manque de causalité psychique ; elle paraît l’œuvre d’une activité qui nous est étrangère, qui se développe hors de nous ; nous sommes quant à nous, passifs ; nous laissons faire ; et cette absence d’effort nous est d’autant plus agréable que nous sommes convaincus que cette idée qui ne nous coûte rien va être féconde en résultats.

Mais la description de Poincaré ne s’applique guère qu’à l’éclosion de l’idée ; elle se réfère donc à un cas où l’inconscient joue un rôle limité, qui est vite fini. Pour compléter cette description, je veux en rapprocher un autre cas, qui n’est différent qu’en apparence.

Je veux parler de l’auteur dramatique François de Curel, et de la manière dont il compose ses pièces. Il a décrit lui-même avec une admirable finesse de psychologue toutes les étapes de son travail de création[3] Comme Poincaré, il commence par une période de travail volontaire. Il a en tête son idée de pièce, il a construit son scénario, il fait parler ses personnages en se mettant à leur place, dans leur peau, comme cela s’enseigne dans les cours de rhétorique, et en leur faisant dire ce qu’il sentirait lui-même dans des circonstances analogues. C’est la méthode de réflexion ; elle est fort pénible pour lui ; plus il s’enfonce dans son travail, plus il trouve que c’est mauvais. À un certain moment, il se rend compte qu’il ferait bien de reprendre toute la pièce depuis le commencement. Et alors, sur son second manuscrit, commence son travail inconscient, qui ressemble un peu à l’invention mathématique de Poincaré. Seulement Curel n’a point la visite soudaine d’une nouvelle idée directrice, d’une idée-mère qui renfermerait sa pièce entière. Mais c’est pendant l’exécution que se manifeste le caractère inconscient du travail. L’auteur cesse de se sentir le créateur de la pièce, de ses personnages, et surtout du dialogue ; il ne crée plus, mais il assiste au jeu de la pièce. Les personnages en scène parlent d’eux-mêmes, lui semble-t-il, spontanément, pour leur propre compte ; il n’a pas à faire d’effort pour trouver ce qu’ils doivent dire. Leurs idées, comme les mots dont ils se servent, il les apprend en quelque sorte, en les écoutant. Il est presque passif, dans une attitude de sténographe, qui prendrait des notes à une séance de discussion. La division de conscience est donc poussée très loin ; mais pas assez loin, bien entendu, pour amener de l’incohérence. L’auteur reste très attentif, et capable d’intervenir utilement, d’abord pour exiger que ses personnages obéissent au scénario, ensuite pour les diriger, leur souffler certaines répliques, ou même de temps en temps, pour prendre leur place, et intercaler dans le dialogue des mots qui viennent de lui, qui sont de véritables mots d’auteur. Le sentiment de cette division de conscience est chez Curel tellement net qu’il peut facilement, en relisant une de ses pièces, distinguer entre les répliques qui lui appartiennent et celles qui appartiennent à ses bonshommes.

Cette observation a l’avantage de préciser, et sur des points importants, de compléter, m’a-t-il semblé, celle de Poincaré ; elle montre sous un autre jour comment l’inconscient travaille. Chez le mathématicien, cet inconscient ne fait qu’une brusque apparition dans la vie consciente ; il apporte une idée, comme un diable qui sort d’une trappe, puis disparaît. Chez Curel, il se produit un développement plus lent, plus systématique de l’inconscient ; celui-ci reste en pleine lumière, vit côte à côte avec le conscient, et devient pour lui un collaborateur véritable, comme un second auteur qui aurait des titres à signer la pièce et à toucher des droits. Mais il est évident que malgré les différences, les caractères psychologiques fondamentaux se retrouvent dans les deux cas ; sous une forme ou une autre, c’est bien là un envahissement du moi conscient par un quelque chose qui lui est étranger ; on avait appelé cela autrefois un état d’inspiration ; et sur cette mise hors de soi, les poètes avaient bâti une charmante mythologie : une femme jeune et belle, la muse, était censée rendre visite à l’inspiré ; cette muse n’est que la personnification de l’inconscient.

Il ne faudrait pas se contenter de deux observations, qui, à tout prendre, sont un peu exceptionnelles, pour faire une théorie générale de la méthode d’inspiration. Je crois que tous, ou presque tous, nous avons des inspirations ; mais elles sont moins dramatiques que celles de Poincaré, moins envahissantes que celles de Curel. Nous avons surtout le sentiment que certaines idées se forment en nous d’elles-mêmes, qu’elles s’organisent sans nous, et que nous les laissons faire. Souvent, rapporte Souriau, c’est dans un état de rêverie que ces idées se forment ; nous sommes alors dans un relâchement de l’attention qui est favorable à l’inconscience. Parfois, le seul caractère propre à l’inspiration, c’est le caractère involontaire de l’idéation. Quant à la qualité du travail produit avec cette méthode, nous ne pensons pas qu’elle soit inférieure ou supérieure à celle du travail de réflexion ; nous supposons même qu’il serait impossible de déterminer, en présence d’une œuvre, comment elle a été travaillée. Si jamais un auteur a fait une œuvre dont la systématisation est poussée jusqu’à la raideur, c’est bien Spencer ; on n’aurait jamais pensé qu’il avait employé constamment la méthode d’inspiration, si lui-même ne l’avait pas confessé.

Nous voilà bien loin des questions d’éducation ; du moins, on pourrait le croire. L’école n’est pas le milieu où l’on rencontre et où l’on peut étudier ces phénomènes si subtils de division de conscience ; ou plutôt, nous ne les connaissons pas encore suffisamment, ces phénomènes, pour pouvoir les reconnaître chez de jeunes enfants. Nous n’aurions donc pas songé à en parler ici, dans ce livre à caractère essentiellement scolaire, si les pédagogues n’avaient pas tiré de ces faits quelques conclusions intéressantes pour l’hygiène du travail intellectuel ; et il faut absolument dire un mot de ces conclusions, qui sont très justes, très utiles, à la condition toutefois qu’on n’en exagère pas la portée.

Avec un certain esprit de fronde, on a voulu prendre le contre-pied du conseil mémorable de Newton. « En y pensant toujours », disait le savant anglais. Non, réplique-t-on aujourd’hui, il n’y faut pas penser toujours ; c’est trop attendre du travail volontaire et réfléchi, c’est laisser trop peu de liberté à l’inconscient. Il faut au contraire arranger les conditions pour que l’inconscient collabore à notre effort. On conseille donc de pousser volontairement l’étude d’une question difficile, jusqu’à ce qu’on en ait vu, compris, mesuré toutes les difficultés ; à ce moment-là, il faut arrêter le travail, brusquement ; en pleine activité ; on prendra du repos, on pensera à autre chose, et on attendra. C’est maintenant le tour de l’inconscient ; on lui passe la main ; à lui de trouver la solution du problème.

Ce conseil est excellent, mais il a un petit défaut ; il suppose que tous les hommes sont construits sur le même type et cachent en eux un inconscient de grande intelligence. C’est là l’erreur. Il y a toute une famille d’individus qui ne doivent presque rien à leur inconscient ; leur inconscient est bête et borné ; le travail qu’ils fournissent n’est dû qu’à leurs efforts personnels et entièrement conscients ; et quand ils le reprennent après l’avoir abandonné, ils le retrouvent exactement au point où ils l’avaient laissé ; rien n’a progressé pendant la nuit, ni pendant la distraction du jour. Alors que les inspirés ont, peut-on dire, plus de talent que d’intelligence, les réfléchis ont plus d’intelligence que de talent. L’auteur dramatique Paul Hervieu m’a paru appartenir à ce type volontaire et réfléchi ; il en est même un modèle admirable. La pédagogie qui repose sur la virtuosité de l’inconscient ne peut donc pas s’appliquer à tous, mais à quelques-uns.

Seulement, il y a pour tous quelque chose à prendre dans les conseils des théoriciens de l’inconscient ; ces conseils seront efficaces pour des raisons un peu différentes de celles auxquelles on a pensé. Il est bon de ne pas pousser un travail volontaire au delà d’une certaine limite, et de savoir s’arrêter ; on évite ainsi la fatigue intellectuelle, qui produit la stérilité de l’effort. Quand une difficulté nous paraît insoluble, il est de mauvaise politique de s’y acharner ; notre attention et l’acuité de notre intelligence s’y émoussent, et nous accumulons une fatigue qui ne fera que retarder l’heure de la solution. Savoir s’imposer un bon repos au moment opportun vaut infiniment mieux. Quelque temps après, si on se remet à la besogne, on se sent les idées plus claires, l’esprit plus dispos ; et parfois on trouve très vite ce qu’on avait si vainement cherché auparavant. Est-ce parce que l’inconscient s’est mêlé de nos affaires ? N’est-ce pas plutôt, ou plus souvent, parce que nous sommes dans un état de fraîcheur mentale qui décuple nos forces ? Suivant les cas, c’est tantôt une des explications qui est juste, tantôt l’autre. Mais peu nous importe. L’essentiel est d’avoir employé une méthode qui nous a réussi.

Chacun peut tirer des observations qui précèdent de très utiles indications pour la meilleure manière de diriger le travail de son esprit. Et lorsqu’on fait travailler des enfants, surtout quand on leur donne à faire des rédactions qui exigent une part d’imagination, il est bon de se rappeler que quelques-uns d’entre eux ne trouvent pas les idées à volonté. M. Belot, à la suite de ses expériences sur la rédaction avec et sans délai, a donné un très utile conseil : celui de dicter le thème imaginatif quelque temps avant de faire commencer le travail de composition. De cette manière, les idées des enfants ont le temps de germer.


Quelques portraits intellectuels.

Nous avons montré, dans la section précédente, qu’il existe plusieurs méthodes de travail, qui sont très différentes. Ce n’est pas la seule manifestation dans laquelle les esprits expriment leurs différences ; les différences de mentalité se traduisent aussi par leur différence de contenu. On s’en aperçoit si l’on fait faire à des enfants ces sortes de devoirs où ils sont obligés de donner un peu d’eux-mêmes, au lieu de reproduire simplement, en échos fidèles, la substance de ce qu’on leur a appris. La rédaction est certainement un des meilleurs moyens de connaître un fond d’esprit, à la condition, bien entendu, qu’on sache comment il faut la donner et comment il faut l’interpréter.

Je propose aux maîtres qui se plaisent à ces études de donner des sujets de rédactions ayant pour but le récit d’un événement réel, par exemple le compte rendu d’une promenade, d’un dîner, d’un voyage, d’une fête de famille ; on donnera aussi des rédactions ayant pour but de décrire un objet présent, un corps matériel, par exemple, une fleur, un porte-plume, un sou, ou bien toute une scène, par exemple une gravure intéressante et sans légende. On donnera aussi des rédactions destinées à surprendre le travail d’invention ; on fera imaginer une histoire autour d’un thème dicté, par exemple la mort d’un chien, et enfin on pourra terminer toute cette série d’épreuves en faisant développer une pensée morale, une règle de conduite, par exemple cette vérité abstraite : Pourquoi on ne doit pas se mettre en colère, ou bien un problème moral mis sous une forme d’anecdote : Un enfant a commis tel acte répréhensible. Si vous étiez son père, que feriez-vous ?

Si on a la patience de dicter ces devoirs de rédaction à une trentaine d’enfants, et si on a surtout la patience d’analyser toutes les copies, on sera surpris de la variété qui s’y manifeste. Variété d’abord dans les écritures, puis dans la forme ; ici le développement a quatre lignes, là il couvre quatre pages. Le vocabulaire aussi est différent : ici ce sont surtout des substantifs ; ailleurs il y a plus d’adjectifs ou plus de verbes ; les mots d’une copie sont d’un style familier et grossier ; d’autres de race plus noble, de sens plus abstrait. Après le vocabulaire, la syntaxe ; certaines phrases sont courtes, réduites à des propositions simples, s’accrochant avec des conjonctions ou des locutions élémentaires, comme et, et puis, et après, et alors ; ailleurs apparaissent des car, des donc, des lorsque, des puisque qui montrent que les relations d’idées deviennent plus complexes. Et en même temps ce sont des propositions subordonnées qui s’ajoutent à la proposition principale, qui la compliquent. Toute cette différenciation de grammaire et de vocabulaire est en relation étroite avec l’évolution mentale des enfants et on pourrait deviner leur âge par la syntaxe qu’ils emploient. Mais, même entre des enfants d’âge égal, on trouve de ces différences, et elles sont dues aux causes les plus diverses : au degré d’intelligence de l’enfant, au milieu qu’il fréquente, et aussi au type mental qui est le sien.

Mais poussons plus loin notre analyse et, après avoir examiné ce qui constitue le contenant de la rédaction, voyons-en le contenu. Que de variétés encore ! Que de distinctions à faire ! C’est une occasion admirable pour acquérir le sentiment que chaque enfant possède déjà son individualité. En voici un qui, dans le récit d’une fête foraine, ne sait que faire l’énumération de tous les objets qu’il a vus ; il les note sans ordre, sans description aucune : « J’ai vu ceci, cela…, des chevaux, des voitures, des clowns, des animaux…, etc. Un autre enfant se place à un point de vue bien différent : il raconte ce qu’il a fait ; il donne une série d’actions personnelles, en suivant à peu près l’ordre chronologique ; c’est toujours de lui qu’il parle ; il dit « J’ai vu, je suis allé, j’ai mangé, j’ai bu, je suis monté sur les chevaux de bois ; après, j’ai fait ceci…, etc. » Il est comme le centre du monde. Un autre commence à décrire les objets extérieurs ; il est frappé de leurs couleurs et de leurs formes ; il les peint, il les compare à d’autres, il a des métaphores qui prouvent avec quel intérêt il les a regardés : « Les chiens étaient de telle façon ; les perroquets avaient telle couleur » ; les comparaisons et les qualifications abondent. Un autre fait de l’érudition ; il coud à sa description des notions apprises en classe, il explique, il fait la leçon. Un autre cherche un sens à la scène dont il a été le témoin, il fait effort pour deviner ce qui s’est passé dans l’âme des personnages, il dit pourquoi on est allé à tel endroit, ce qu’on y cherchait, ou bien il établit une relation, une logique entre les différents faits qu’il a perçus. Un autre encore prend une attitude toute spéciale, une attitude moins objective que les précédentes ; il juge, il apprécie, il donne son sentiment, il trouve la fête gaie, ou triste, ou bruyante ; il admire les chevaux et les voitures ; s’il s’agit d’une gravure, il déplore le malheur d’un personnage, il se montre pénétré d’émotion ; c’est charmant ; mais il faut un peu se méfier de la sincérité des rédactions ; ceux qui s’émeuvent le plus dans leurs rédactions ne sont pas toujours des enfants qui ont bon cœur ; déjà dès l’école on peut dire que « ce n’est là que de la littérature ».

Je ne puis actuellement traiter dans son ensemble ce vaste sujet de la classification des types mentaux. La question est encore trop neuve, trop peu étudiée ; mais je vais attacher un moment l’attention du lecteur sur deux types différents d’idéation qu’on rencontre constamment, si on prend la peine de les chercher, dans une classe d’enfants. Je parlerai de ces deux types particuliers, parce que je crois les bien connaître ; mais il doit être bien entendu que ce ne sont point les seuls qui existent et qu’ils ne peuvent pas servir de base à une classification générale. Ces deux types peuvent être désignés de noms divers, qui ne sont jamais complètement exacts ; on peut appeler l’un l’objectif, et l’autre le subjectif, mais ces expressions sont un peu vagues. Le premier mérite aussi le nom d’observateur, et le second celui d’interprétateur ou d’imaginatif. On peut dire aussi du premier qu’il est réaliste, positif, et du second qu’il est rêveur, contemplatif. Toutes ces différences se ramènent à une distinction fondamentale dont il faut bien prendre conscience.


Nous nous trouvons, par notre nature même, en quelque sorte à califourchon entre deux mondes : le monde extérieur, composé d’objets matériels et d’événements physiques, et le monde intérieur, composé de pensées et de sentiments. Suivant les moments et les besoins, nous faisons d’une manière plus exclusive de l’introspection ou de l’extrospection. Tantôt nous avons besoin de savoir ce qui se produit autour de nous, tantôt nous cherchons à nous replier sur nous-mêmes pour réfléchir. Regardez attentivement comment vit un individu, vous le verrez passer de temps en temps de l’attitude d’observateur extérieur à celle de songeur. Mais nous n’avons pas tous les mêmes habitudes, les mêmes goûts, ni surtout le même tempérament. Certains d’entre nous sont plutôt portés vers le monde extérieur, d’autres vers le monde interne. C’est ce qui constitue, dans les sciences par exemple, les deux grandes familles d’observateurs et de théoriciens ; ce sont deux grandes familles ennemies, qui ne savent jamais se rendre justice l’une à l’autre ; pour les théoriciens, l’observateur exclusif se dépense à recueillir des faits exacts, mais sans intérêt, ce qui est en partie vrai ; pour les observateurs, les théoriciens perdent leur temps à inventer des interprétations intéressantes, mais inexactes, et cela aussi est en partie vrai. Il est évident que ces deux tendances d’esprit sont incomplètes, fragmentaires ; il faudrait, non pas seulement les faire coexister et être à la fois observateur et interprétateur, mais encore les souder, être interprétateur de ce qu’on a observé, ou observateur dans le sens de ce qu’on interprète. Pour prendre une image matérielle, l’idéal d’un savant complet n’est point d’avoir à la fois une vis et un écrou, mais un écrou adapté à la vis.

Il n’est pas difficile de démêler chez de jeunes enfants des dispositions naissantes vers l’observation externe ou vers l’introspection ; mais ce ne sont point là des analyses qu’on fait commodément dans les écoles ; les écoliers nous y sont trop peu, trop mal connus individuellement ; on ne fait sur eux que des constatations bien superficielles. Il faut avoir fait ailleurs la psychologie des types intellectuels pour être en mesure de la retrouver chez des écoliers. Le hasard a voulu que dans ma propre famille, il y a quelques années, j’ai trouvé deux fillettes qui présentaient, dans une opposition intéressante, le type de l’observation et celui de l’interprétation. Ces deux fillettes étaient presque du même âge, elles avaient onze ans et douze ans et demi à cette époque, elles recevaient intégralement l’instruction dans leur famille, et elles étaient ainsi soumises à des influences extérieures qui étaient aussi pareilles qu’on puisse le souhaiter ; par conséquent, les différences mentales qui les séparaient étaient bien dues à leur nature propre. J’ajouterai que j’ai pu les étudier pendant plusieurs années, tous les jours, faire avec elles un nombre immense d’expériences, qui étaient contrôlées par des observations directes de leurs parents et de moi-même ; et c’est là que pour la première fois je me suis convaincu que la méthode des tests, pour analyser les esprits, est une méthode remarquable ; il est vrai que j’ai pu l’employer à fond et que je ne me suis jamais contenté d’une réponse douteuse ou d’un résultat équivoque.

C’est d’abord dans les descriptions d’objets que Marguerite, l’aînée des deux fillettes, atteste sa tournure observatrice. On prie les deux sœurs de décrire — on n’emploie pas d’autre expression — un petit objet qu’on leur montre ; on ajoute que la description doit être faite par écrit, et constamment on obtient de Marguerite une description du genre suivant :


Description d’une feuille de marronnier par Marguerite.
(Durée : 11 minutes 15 secondes.)


« La feuille que j’ai sous les yeux est une feuille de marronnier cueillie en automne, car les folioles sont presque toutes jaunes, à l’exception de deux, et une est à moitié vert et jaune.

« Cette feuille est une feuille composée de sept folioles se rattachant à un centre qui se termine par la tige nommée pétiole, qui supporte la feuille sur l’arbre.

« Les folioles ne sont pas toutes de la même grandeur ; sur sept, quatre sont beaucoup plus petites que les trois autres.

« Le marronnier est un dicotylédone, l’on peut s’en apercevoir en regardant la feuille, elle a des nervures ramifiées.

« En plusieurs endroits, la feuille est tachée de points couleur de rouille, une de ses folioles a un trou.

« Je ne sais plus que dire de cette feuille de marronnier. »


Description exacte, méticuleuse, sèche, abondante, avec des traces d’érudition.

Voici la description d’Armande, la cadette, faite le même jour et avec la même feuille :


Description d’une feuille de marronnier par Armande.
(Durée : 8 minutes.)


« C’est une feuille de marronnier qui vient de tomber languissamment sous le vent de l’automne.

« La feuille est jaune, mais encore raide et droite, peut-être reste-t-il un peu de vigueur dans cette pauvre mourante !

« Quelques traces de sa couleur verte d’autrefois sont encore empreintes sur les feuilles, mais le jaune domine : une bordure brune et rougeâtre en orne le contour.

« Les sept feuilles sont toutes fort belles encore, la tige verdâtre ne s’en est point détachée.

« Pauvre feuille, maintenant destinée à voler sur les chemins puis à pourrir, entassée sur bien d’autres. Elle est morte aujourd’hui… et elle vivait hier ! Hier, suspendue à la branche, elle attendait le coup fatal qui devait l’enlever ; comme une personne mourante qui attend son dernier supplice.

« Mais la feuille ne sentait pas son danger, et elle est tombée doucement sur le sol. »


Armande, la sœur cadette, a écrit plus rapidement que sa sœur, elle a été moins inspirée par l’objet ; elle donne moins de détails matériels que Marguerite, et les détails qu’elle note sont subordonnés à une impression générale d’émotion, produite par l’idée que la feuille d’automne va mourir.

Des dizaines de descriptions d’objets, faites par les deux sœurs, ont toujours montré la même différence : du détail, de la précision, de l’observation chez Marguerite ; vague et poésie chez Armande. Inutile d’ajouter — et nous le disons une fois pour toutes — que chacune des fillettes ignorait la rédaction de sa sœur ; elles avaient promis de n’en pas parler entre elles, et je sais qu’on peut se fier complètement à leur parole.

La description d’un objet absent donne lieu aux mêmes différences de description. À cette époque, nous habitions Meudon ; et, près de chez nous, il existait une belle maison, toujours inhabitée, et que nous avions souvent visitée. Je demande aux deux enfants de la décrire.

La narration de Marguerite commence ainsi :


« La maison Lar…


« L’autre jour, je me promenais dans la rue du Départ, lorsqu’une grande affiche accrochée à la grille d’un jardin attira mon attention. Il y avait peu de temps que je connaissais Meudon, et c’était la première fois que je remarquais cet écriteau ; je m’approchai donc, et je vis écrit : Grande Maison à vendre ou à louer ; s’adresser : 1o à M. P…, notaire à Meudon ; 2o à M. M…, 23, rue de Rennes, Paris. — C’était un peu loin, et, comme je suis curieuse, je me dis : si je sonne ici on sera bien forcé d’ouvrir, et si le concierge est accommodant, j’entrerai !

« Je sonne donc, et, au bout d’un petit instant, la porte s’ouvre, quoiqu’il n’y eût personne, on l’ouvrait de la cuisine (ainsi que je le sus plus tard). J’entrai dans une belle allée, pleine de gravier, bordée d’arbres assez touffus, et de petites roches où croissent des genêts. De chaque côté de la porte, sur une petite hauteur, se trouvaient deux terrasses, la belle allée était au milieu dans une sorte de bas-fond, elle était très droite ; au bout, on voyait un grand et large escalier, et au-dessus une marquise, là encore une sorte de terrasse où donnaient des fenêtres ; c’était la maison… À peine étais-je entrée qu’un petit chien noir arriva en aboyant, d’une voix d’un timbre très clair ; au même instant, un jardinier aux cheveux gris vint auprès de moi, je lui exposai le but de ma visite, il consentit à me faire visiter sa maison. Nous commençâmes par le jardin, il était très beau, deux belles pelouses… etc. »

La rédaction se poursuit longuement, avec une exactitude surprenante de description ; elle ne contient que la très légère fiction d’une visite. Aucun détail n’est inventé.

Voici la rédaction d’Armande :


« Maison déserte.


« Imaginez-vous une grande et superbe maison inhabitée que le passant admire lorsqu’il l’aperçoit au fond d’une allée de massifs embaumés. Le jardin est grand et désert ; lorsque le vieux Janvier vient y faire son tour, il n’y trouve jamais que les arbres couverts d’une neige éblouissante, que les chemins couverts d’hermine blanche ; c’est triste, c’est lugubre ; tout au fond de ce jardin solitaire tremblent les restes d’un vieux portique, sur lequel les corbeaux viennent sinistrement croasser lorsqu’ils n’ont plus rien à faire. C’est mortel de vivre dans cette maison aux fenêtres closes, aux rideaux tirés ; les vieux pianos dorment dans les salons, reposant leurs cordes anciennes, les fenêtres ne s’ouvrent plus, tout est usé, rouillé par le temps et surtout l’inaction ; tout respire une odeur âcre de la pièce qu’on n’aère pas. Les vieux fauteuils se regardent tristement comme de vieux camarades habitués à vivre ensemble, ils se regardent de leurs dorures éteintes, et les grandes statues se plaignent amèrement de leur solitude ; il fait froid au dehors, et on ne chauffe pas la maison, qui tremble de douleur ; les chaises s’approchent inutilement de la cheminée jadis flamboyante !

« Mais lorsque le printemps vient rayonner, et rendre la vie aux arbres, les lilas fleurissent comme l’aubépine, le soleil mûrit les fruits, les oiseaux gazouillent, la vie renaît au sein du jardin qui soupire, avec le zéphir qui caresse les têtes embaumées des lilas ».


C’est toujours la même différence. Ici, plus de concision, plus de vague, plus d’émotion, plus de poésie. Si on fait faire aux deux sœurs par écrit le récit d’une promenade, Marguerite donne un récit copieux, bourré de détails exacts, bien observés, et sans grand commentaire. Au contraire, le compte rendu d’Armande reste bien plus incomplet, plus flou, plus émotif et plus interprété. Il nous paraît évident qu’Armande attache moins d’importance au monde extérieur qu’aux émotions qu’elle en tire.

J’ai cherché à multiplier les épreuves pour voir sous toutes leurs faces ces deux attitudes mentales si curieusement opposées. Je fais écrire à mes deux sujets des mots détachés, et ensuite je leur demande quelle est la signification de ces mots ; l’expérience a été faite, refaite, continuée pendant plusieurs années, sur des centaines de mots ; on note dans la liste de Marguerite une grande abondance de noms d’objets présents, ou de mots désignant sa personne, un grand nombre aussi de mots relatifs à des souvenirs de faits, très peu de mots à sens abstrait, très peu de mots écrits sans penser au sens, et enfin, aucun mot notant une image d’invention. Chez Armande, c’est la proportion inverse ; les mots notant des objets présents et traduisant des observations sont moins nombreux ; les souvenirs sont moins nombreux aussi ; en revanche, les mots abstraits, les mots d’imagination, les mots à demi inconscients abondent. Tout ceci nous prouve que Marguerite, très consciente, avec peu d’abstraction et de rêve, ne perd point le contact avec le monde extérieur, tandis qu’Armande préfère les mots abstraits, les mots à idées vagues, et, du reste, elle possède un vocabulaire plus fin, ce qui atteste déjà que son type subjectif comporte un plus grand développement du langage.

Donnons-leur l’ordre de nous écrire des phrases quelconques ; et on verra encore mieux leur mentalité apparaître. Ceci aussi a été répété des centaines de fois. Les phrases de Marguerite sont des affirmations de faits réels, empruntés à sa vie privée, et, par conséquent, difficiles à comprendre sans long commentaire explicatif. Elle écrira, par exemple « L’autre jour, nous sommes allés avec Marguerite chercher des rouleaux neufs chez Pathé. — Gyp a très bien aboyé hier au soir, lorsque A… frappait aux volets, nous sommes dans l’espérance qu’il deviendra un bon chien de garde. — Comme cette pauvre Armande doit s’ennuyer, en m’attendant pour aller à bécane ! »

Au contraire, Armande, par un contraste amusant, ne fait aucune allusion à sa vie réelle ; elle peint un tableau poétique, elle imagine un fait absolument faux : « Une voiture s’arrête brusquement devant l’église. — En passant dans les bois, j’ai vu un oiseau tombé de son nid. — Il est nuit, quelques étoiles brillent discrètement dans la nue, la lune tremblante se cache sous un nuage. — L’enterrement défile en silence, et glisse le long des rues détrempées par la pluie. »

Sur une suggestion de changer leur genre de phrases, Marguerite fait des phrases d’imagination ; son imagination enfante surtout de petits événements précis et vraisemblables :

« Un petit garçon qui se promenait avec son chien eut la douleur de le voir écrasé par une lourde charrette. — Rue du Bac, deux fiacres s’accrochèrent très brusquement, et une femme qui se trouvait dans l’un d’eux eut la tête broyée contre le trottoir. »

Armande se tourne vers un domaine tout différent, celui des pensées abstraites, elle revient à son genre favori.

« La colère est un défaut qui nous occupe souvent. — Les murs d’une vieille maison suintent quand il pleut. »


Arrivera-t-on à les faire se ressembler en les priant de compléter une phrase dont on leur donne le commencement ? Pas davantage. Marguerite complète avec la précision de petits faits, Armande avec une idée vague et poétique. On donne Je suis entré dans… Armande écrit :… la campagne par un sentier couvert. Marguerite écrit :… une épicerie, et j’ai acheté pour deux sous de chocolat. Cet exercice a été fait sur des centaines de phrases, et avec des résultats si nets qu’on pouvait presque toutes les fois reconnaître quel en était l’auteur. Les rédactions de pure imagination nous montrent toujours les mêmes faits, et je pense que dès lors il est inutile d’insister sur les manifestations de ces deux mentalités. Ce qui est plus intéressant, c’est de voir en quoi surtout elles diffèrent. Il est évident pour nous que Marguerite a une imagerie plus abondante, plus intense, plus précise que celle de sa sœur ; elle se représente mieux ce qu’on lui suggère et elle affirme en effet que lorsqu’elle se représente quelqu’un de connu, c’est aussi fort, aussi net que si elle le voyait. En cela, elle est bien supérieure à Armande qui explique que toutes ses images sont vagues, brouillées et surtout inadéquates à sa pensée. En revanche, Armande montre un plus grand développement du langage ; elle écrit des mots plus compliqués, plus choisis ; dans des recherches sur les associations d’idées, on voit qu’elle est plus influencée par le son du mot, elle fait un plus grand nombre d’associations verbales. Depuis l’époque où j’écris, elle a bien montré son développement verbal ; elle a de l’esprit de mot, elle a écrit des vers, et dans la conversation elle cultive avec succès le calembour. Or, le développement du langage, je l’ai déjà dit, marque chez elle un esprit tourné vers la vie intérieure ; et en effet, j’ai constaté bien souvent que si Marguerite, qui est intelligente, peut faire utilement de l’introspection, elle y réussit moins bien qu’Armande ; celle-ci s’analyse avec prédilection ; on sent qu’elle est là dans son domaine. Un dernier trait qui met comme le sceau au parallèle que nous venons d’esquisser : le monde extérieur exprime surtout l’espace, les rapports de position entre les objets, tandis que le monde intérieur ne contient aucun espace, aucune distance, ni aucune forme ; il est asservi seulement à la loi du temps. Or, fait bien surprenant, j’ai vu maintes fois que Marguerite, qui est l’observatrice, le type objectif, sait toujours bien s’orienter dans les promenades et les courses au milieu d’un endroit inconnu ; elle connaît la direction du nord ou de son point d’origine. Au contraire, Armande ne se préoccupe pas de l’orientation, elle perd très vite la notion des directions principales, et elle retrouve difficilement son chemin. En revanche, Marguerite ne se soucie pas de l’heure, du temps qui s’écoule, tandis qu’Armande attache à l’heure la plus grande importance ; l’heure est comme une de ses préoccupations principales. Elle sait toujours l’heure qu’il est ; et si elle ne peut pas consulter une montre, elle arrive à conjecturer très exactement l’heure réelle.

Ce qu’il importe surtout de montrer en terminant, ce sont les conclusions pédagogiques à tirer de ces analyses. Depuis que j’ai fait ces études, plusieurs années se sont passées, les petites fillettes sont devenues grandes, et j’ai pu suivre attentivement tout leur développement ultérieur, jour par jour. Jamais aucun fait nouveau n’est venu démentir la justesse de mes analyses précédentes et toute la psychologie individuelle que j’en avais tirée. Cependant, il s’est produit un petit événement, qui d’abord m’a singulièrement étonné, et que je n’ai pu comprendre que lentement. Armande, la cadette, s’est éprise de peinture vers l’âge de quatorze ans, et depuis cette époque elle n’a cessé de prendre la peinture pour centre de ses préoccupations. J’ai cru d’abord qu’il y avait là comme un démenti à tout ce que j’avais observé, car elle n’a point une aptitude marquée à l’observation et il me semblait que la peinture est bien un art des yeux, un art extérieur. Comment cette subjective pouvait-elle s’attacher à ce qu’il y a de plus objectif ? Ne devait-elle pas plutôt être portée à écrire, à faire de la poésie ou des analyses intimes ? Elle en a fait, il est vrai ; mais son goût dominant reste pour la peinture, et puisque depuis bien des années elle s’y montre ardemment fidèle, c’est certainement la preuve qu’elle a trouvé sa voie. Il y a donc là pour nous un problème à résoudre. On parvient à le comprendre un peu, en interrogeant Armande longuement, patiemment, et surtout en l’observant. Ce qui lui a donné le plus de mal en peinture, c’est le dessin, c’est aussi cette reproduction saisissante, réaliste, du type du modèle, qui réclame non seulement de l’observation, mais l’esprit aigu de l’observateur ; si elle se laissait aller à ses goûts, elle irait vers une peinture d’imagination, représentant ce qu’elle aime et ce qu’elle rêve plutôt que ce qu’elle voit, et, comme elle ne veut pas trop céder à cette tendance subjective, elle s’oblige à faire des efforts sur elle-même et à se combattre. Et d’autre part, si elle s’astreint volontairement à ne faire que de l’observation et à reproduire la nature sans y rien modifier, elle fait un travail pénible où sa verve se fige et où sa pensée se décourage. Il y a donc en elle une lutte perpétuelle, et bien intéressante, entre des tendances opposées. Mais ce qu’elle tient de son type mental, ce sont deux qualités précieuses, d’abord une très grande lucidité d’analyse et de critique qui provient en partie de son langage intérieur très développé, et en second lieu une prédominance des états d’âme qui la dirigera peut-être un jour vers une sorte de peinture psychique ; j’entends par là une peinture de ce qu’on éprouve, plutôt qu’une représentation de ce que l’on voit.

À la réflexion, je suis extrêmement heureux que la destinée ultérieure d’un de mes sujets ait semblé donner un démenti à mes analyses. C’est pour moi une leçon. Mes analyses restent intactes, j’en suis pleinement convaincu ; mais la conclusion pédagogique à en tirer est mise en question. D’une manière générale, lorsqu’un enfant a du goût pour l’observation, c’est vers les professions en contact avec la nature qu’il faut le diriger ; en lui donnant ces conseils et directions, on lui rend le plus grand service. Mais à ces règles, il y a des exceptions qui montrent que les règles pédagogiques ne sont pas inflexibles et fatales. Il y a dans l’esprit humain une fécondité et une souplesse toujours supérieures à ce qu’on a supposé. Nous ne devons donner par conséquent que des conseils toujours sujets à révision et ne rien imposer de vive force.



Le praticien et le littéraire.


Nous abordons une dernière division des esprits ; celle-ci est déjà très connue en Amérique, où le développement des écoles professionnelles et techniques est si florissant, et où même dès l’école primaire on a su faire une si large place aux travaux manuels ; mais en France, nous sommes encore bien en retard ; et les idées si connues, devenues classiques de l’autre côté de l’Atlantique, sont encore neuves chez nous ; l’importance des arts manuels n’est point appréciée à sa valeur vraie ; elle a encore contre elle bien des préjugés.

Qui est-ce qui n’a pas observé dans la vie des hommes qui sont fort intelligents, qui ont des idées générales sur toute chose, qui les expriment bien, avec clarté, avec bon sens, et même avec profondeur, qui se montrent à l’occasion des orateurs éloquents, et qui, cependant, par un contraste piquant, sont extrêmement maladroits de leurs mains, si maladroits que le moindre des ouvriers se moquerait d’eux ? On me citait dernièrement un exemple très net de ces aptitudes partielles : c’est un chef de Direction dans une des Administrations de l’État, qui a dû une grande autorité à son don de parole et à son esprit clair, ordonné, méthodique ; il pouvait improviser, sur n’importe quelle question, un rapport plein de bon sens ; mais il était incapable de planter un clou ; il ne pouvait pas se rendre compte si un tableau pendu au mur de sa chambre était droit ou de travers ; cycliste, il était de ceux qui ne comprennent rien à leur machine, qui sont incapables de réparer en route le pneu qui crève ; il n’aurait même pas su serrer un écrou. J’ai connu personnellement un ancien élève de l’École normale, qui présentait les mêmes qualités et les mêmes défauts. Je n’ai jamais rencontré un aussi bel orateur ; il était impossible de le prendre au dépourvu. Président d’une petite société scientifique, il savait parler avec un goût et une correction toute présidentielle des questions qu’il connaissait le moins ; pour peu que quelqu’un lui donnât le la, aussitôt il apprêtait son archet ; sa parole était une vraie musique. Il avait du bon sens, de la riposte, et de l’esprit d’à-propos dans les discussions ; il avait, en outre un talent réel d’organisation. Peut-être l’originalité lui faisait-elle défaut ; ceux qui ne le connaissaient pas beaucoup surestimaient son mérite, à cause de sa facilité de parole ; quand, au contraire, on le fréquentait depuis longtemps, on s’apercevait que, malgré une intelligence réelle, et une aptitude très grande à manier les idées générales, sa pensée était inférieure à sa parole ; et il donnait incontestablement, comme tous ceux qui sont essentiellement verbaux, une impression de vide. Ce littéraire était lourd, de tournure empotée, et très maladroit de ses mains ; il aurait fait un mauvais ouvrier ; il répugnait à tous les sports, et prenait sur eux sa revanche en les méprisant cordialement. Ce sont là deux exemples très nets d’esprits littéraires, ou pour mieux dire esprits verbaux, auxquels les aptitudes manuelles font complètement défaut.

Comme contraste avec les précédents, je signalerai deux types de praticiens. L’un d’eux est né, par une véritable singularité, dans une famille très littéraire ; son père, ancien député, est aujourd’hui un de nos orateurs les plus écoutés ; ses frères se sont distingués dans les sciences et dans les lettres ; quant à lui, il a longtemps passé, même dans sa famille, pour un retardé de l’intelligence, surtout à cause de son infériorité verbale, qui est évidente ; du reste, en France, il est de règle que ceux qui ne savent pas parler passent pour peu intelligents. Ce jeune homme, quand je l’ai connu, parlait peu et mal ; je l’ai vu s’essayer à faire des récits et des descriptions, c’était pitoyable ; les phrases étaient incorrectes, et si maladroites qu’on ne comprenait pas sa pensée ; le plus souvent, comme s’il avait eu conscience de son défaut de langage, il restait silencieux, ou ne parlait que par monosyllabes. Ses lettres, d’une écriture enfantine, étaient aussi laconiques que sa parole ; et quelle grammaire ! quelle orthographe ! À vingt ans, après avoir reçu les leçons littéraires des meilleurs maîtres, il faisait des rédactions dignes d’un enfant de huit à neuf ans. En revanche, c’était un jeune homme habile et adroit ; d’une mise recherchée, très souple de corps, il excellait aux exercices physiques ; il avait du talent pour réparer les pendules détraquées, et exécutait avec soin et avec goût de petits travaux manuels. J’ai été souvent frappé de son esprit d’observation ; il aimait la campagne, et avait fait des remarques très justes sur les mœurs des animaux et des plantes : sur ce point, il en remontrait à ses frères. Ses parents ne se trompèrent pas sur ses aptitudes ; on fit de lui un agronome. Il fut reçu à une école d’agriculture dans un bon rang ; il aurait peut-être même été reçu le premier, s’il n’y avait pas eu une épreuve littéraire qui le fit noter assez mal.

Autre exemple. J’ai eu à mon laboratoire de psychologie un élève, qui, dès le premier jour, m’étonna. Il était jeune et ne savait presque rien, mais il était avide d’apprendre. Sur sa demande, je lui montrai le fonctionnement de quelques appareils délicats, des chronomètres, des cylindres enregistreurs ; il m’écoutait avec une extrême attention, touchait discrètement, d’un mouvement lent, les organes que je mettais en activité devant lui. Quelques jours après, j’avais une démonstration à faire devant plusieurs élèves ; je trouvai les appareils tout préparés, les piles avec les fils correctement attachés, les cylindres admirablement noircis, les tambours en bon état, et tout cela ajusté de la manière la plus intelligente comme si un vieux préparateur avait passé par là. Mon nouvel élève avait tout fait. Pendant ma démonstration, il s’occupa de faire fonctionner les appareils, il prenait les tracés les plus difficiles ; et toujours cela s’encadrait dans ma conférence, la démonstration se faisait au moment juste, ni trop tôt ni trop tard. Quand mon auditoire partit, je me tournai vers lui, et je lui demandai avec surprise qui lui avait appris la méthode graphique ; et il me répondit avec un ton surpris de ma propre surprise « Mais, Monsieur, c’est vous. » Cela veut dire qu’en un quart d’heure, il en avait appris plus qu’un élevé ordinaire en dix séances de manipulations. Cet élevé étonnant d’habileté manuelle est devenu plus tard un de mes meilleurs collaborateurs ; je ne dirai pas son nom, pour ne pas offusquer sa modestie ; car je suis obligé de constater encore son ingéniosité à trouver des dispositifs d’expérience, son aptitude à préciser, corriger la méthode expérimentale, et ses qualités hors ligne de critique ; c’est l’esprit le plus pondéré, le plus fin, le plus pénétrant que j’aie connu ; ajoutons à cela une grande vivacité d’esprit, qui lui donnait la qualité, que je n’ai jamais rencontrée à ce degré, de deviner la pensée de quelqu’un au premier mot d’une phrase. Après tous ces compliments, je suis obligé d’ajouter que ce n’est pas un esprit complet. Lui-même est trop bon psychologue pour ne pas s’en être aperçu. Ce qui est un peu faible chez lui, c’est le verbe. Il n’écrit pas avec la même profondeur qu’il pense ; dans sa correspondance, les phrases se suivent, trop simples, accrochées par l’élémentaire conjonction et ; il y a peu de phrases subordonnées, peu de nuances. Ses articles sont aussi d’une langue élémentaire, et c’est fort regrettable. Sa parole est sans recherche, sans brillant, mais elle est si nette, si précise qu’on s’attache au fond plus qu’à la forme. Je lui ai entendu faire des cours ; certes ce n’est pas un orateur, il n’a pas de mouvements d’éloquence, des changements adroits de ton, ni des phrases piquantes, ni rien de ce qui donne une auréole à la pensée ; il parle sobrement, avec la densité d’un avocat d’affaires, et c’est à force de méthode, d’ordre dans l’exposition, d’ingéniosité dans les aperçus, et même de profondeur dans la pensée, qu’il gagne son auditoire ; il ne doit rien au verbe.

Que d’exemples on pourrait encore citer de ces deux types d’esprit, qui sont si différents ! J’ai vu des philosophes éminents qui étaient incapables de se servir de leurs yeux et de leurs mains pour le moindre exercice d’observation ; et c’était sans doute à cause de leur infirmité qu’ils répugnaient tant à l’expérimentation, et en disaient tant de mal. J’ai vu un professeur de sciences à la Sorbonne qui était si peu littéraire qu’il n’a jamais pu apprendre l’orthographe ; son cours, extrêmement savant, mais obscur et désordonné, était du temps perdu pour la jeunesse qui l’écoutait. Chacun en recueillant ses souvenirs trouvera à faire rétrospectivement des observations analogues. La distinction que nous venons de proposer se vérifie facilement ; elle paraît pleine de justesse, évidente par elle-même ; mais elle ne paraît telle que lorsqu’on la connaît déjà. Pour ma part, il y a longtemps que j’ai remarqué ces faits ; mais c’est seulement d’hier que j’en comprends l’importance et voici à quelle occasion mes yeux se sont ouverts.

C’était au cours de recherches sur la mesure de l’intelligence. Ces recherches, on s’en souvient, se font au moyen de nombreux tests ; il y en a une soixantaine. Parmi ces tests, les uns portent sur la comparaison de sensations, le jugement de sensations, la mémoire de sensations, la classification de sensations, ou l’exécution rapide et soignée de mouvements et d’actes compliqués.

D’autres tests consistent à définir des mots, à retenir des chiffres, à mettre des mots en ordre, à comprendre des passages abstraits, à critiquer des pensées absurdes. Le contraste entre ces deux groupes d’épreuves est évident ; on peut appeler les premières des épreuves d’intelligence sensorielle, et les secondes des épreuves d’intelligence verbale. J’ignorais que la différence de ces deux groupes fût très importante, et je dois même avouer qu’en préparant tous ces tests avec le Dr Simon, nous n’avions pas procédé avec l’idée directrice de séparer l’intelligence sensorielle de l’intelligence verbale. Ce furent les faits, les résultats d’expérience qui nous obligèrent à cette séparation.

En effet, tout au début des expériences, nous fûmes étonnés de voir que pour tout ce qui concernait l’intelligence sensorielle un enfant est aussi habile qu’un adulte. Montrez à un enfant de sept ans par exemple deux boîtes dont les poids diffèrent à peine, dont l’une pèse 14 grammes et l’autre 15 grammes ; ou bien, montrez-lui deux lignes dont l’une a 10 centimètres et l’autre 5 millimètres de plus. Demandez-lui de désigner la ligne la plus longue, la boite la plus lourde. Répétez l’épreuve une vingtaine de fois, avec des boîtes et des lignes différentes, afin d’éviter les erreurs de hasard ; essayez surtout, c’est l’essentiel, de bien fixer l’attention de l’enfant, car il est d’ordinaire plus distrait qu’un adulte. Si vous arrivez à conjurer toutes ces erreurs, vous serez frappé de constater en faisant le calcul des bonnes et des mauvaises réponses, que la faculté de perception et de comparaison chez cet enfant n’est pas inférieure à celle d’un adulte. Ce n’est qu’un exemple. Il pourrait être diversifié à l’infini, car il suffit que l’expérience porte sur des sensations et ne nécessite point une élaboration intellectuelle pour que l’enfant égale l’adulte. Il y a plus. Ce n’est pas seulement un enfant normal qui montre cette habileté vraiment extraordinaire de perception sensorielle, c’est le débile, c’est même l’imbécile d’hospice. Tout dernièrement, je voyais dans le service du Dr Simon des imbéciles de trente ans, auxquels on n’a jamais pu apprendre à lire et à écrire, parce qu’ils ne sont pas assez intelligents pour cela ; ces imbéciles arrivaient cependant à comparer des poids et des lignes avec la même sûreté, la même finesse que le Dr Simon et que moi. L’intelligence sensorielle forme donc bien une intelligence à part, voisine de l’animal, et qui ne se développe pas parallèlement avec l’intelligence verbale.

Des arriérés d’hospice, passons aux arriérés d’école, qui sont aussi des déficients de l’intelligence, mais atteints plus légèrement ; nous ferons sur eux des constatations analogues. Ces enfants sont inférieurs à leurs camarades normaux, puisqu’on ne les admet dans les classes spéciales que s’ils ont un retard de trois ans en lecture, orthographe et calcul ; mais pour les travaux manuels, ils sont loin de présenter la même infériorité ; ils ont un certain coup d’œil, leur main n’est point maladroite ; et lorsqu’on leur donne un ouvrage matériel à exécuter, ils le font avec empressement, et le résultat n’est point mauvais. Si leurs dessins libres qui sont inspirés par l’imagination peuvent trahir quelque faiblesse de conception, en revanche leurs dessins d’ornementation ne manquent pas de goût. Nous avons vu nos jeunes filles anormales coudre, surfiler, pailleter d’une manière très satisfaisante, et faire gracieusement de jolies fleurs artificielles en papier. Quant à nos garçons anormaux, il faut les voir à l’établi. Je me rappelle que, dans une école, le professeur de travail manuel avait au début refusé de les accepter pour élèves ; « ces enfants-là, disait-il, doivent être turbulents et vicieux ; si je leur fais manipuler le ciseau et la scie, ils vont se blesser… je serai responsable des accidents ». Mais l’inspecteur, M. Belot, ayant insisté beaucoup, le maître ouvrier consentit à faire un essai ; après quelques mois, c’était un converti. Il avait pris quelques bonnes précautions ; ainsi, il avait eu soin d’adjoindre à chaque anormal un élève normal, fort en pratique, qui lui servait de guide en exécutant lui-même les tracés, et de gardien en surveillant les manipulations de l’outil. Pendant une année d’essai, on n’a eu à regretter aucun accident, même léger. De plus, au point de vue de l’attention, du goût et des capacités de travail, les anormaux ont donné des résultats inattendus ; classés avec des normaux du même âge, ils ne sont ni les premiers, ni les derniers, mais parmi les moyens. Dans les notes afférentes à chacun d’eux, on lit presque constamment : a une bonne main, est hardi dans les manipulations, est soigneux, a du goût. Donc si ces anormaux sont inférieurs en calcul, en orthographe, en lecture, c’est-à-dire pour l’intelligence verbale, ils ne présentent pas, loin de là, autant d’infériorité pour l’intelligence sensorielle. De presque tous ses élèves anormaux le professeur a pu écrire : fera un bon ouvrier.

À la lumière de ces remarques, l’enfant anormal nous apparaît comme un être qui est arrêté à une phase antérieure de son développement intellectuel ; on le savait sans doute, mais on ignorait en quoi consistait au juste cet arrêt de développement intellectuel. On le comprend mieux quand on apprend que l’intelligence de l’enfant est d’abord sensorielle, qu’elle se sert surtout d’images sensibles, d’expériences concrètes, et que c’est plus tard qu’apparaît l’intelligence verbale, qui grâce au mot, permet le développement des idées abstraites et générales.

Parmi les enfants qui sont normaux mais réussissent mal dans leurs études, le type du praticien est aussi répandu. Je citerai quelques-uns des exemples que j’ai recueillis. Dernièrement, nous faisions une enquête avec M. l’Inspecteur Lacabe et M. Bocquillon sur les enfants paresseux, et les causes qui servent à expliquer les insuccès scolaires ; nous avions demandé à plusieurs maîtres de nous éclairer sur la psychologie des élèves formant, dans un classement de mérite, le dernier cinquième de leur classe. Plusieurs des maîtres, croyant donner une explication suffisante, employèrent cette réponse vraiment trop sommaire qui consiste à dire que l’élève manque d’intelligence ou de volonté. Mais quelques-uns, mieux inspirés et surtout plus attentifs, poussèrent l’analyse plus loin ; ils cherchèrent à quel point de vue il fallait incriminer l’intelligence de certains paresseux, et ils constatèrent qu’une bonne partie de ceux qui n’étaient pas intelligents pour l’enseignement de la classe l’étaient pour les travaux manuels.

On nous a cité maint enfant qui reste entièrement passif en classe. Pendant qu’il fait semblant d’écouter le maître, son plumier, avec la serrure et les compartiments, son crayon, sa gomme, un objet quelconque ont pour lui un attrait fascinant ; sa pensée accompagne ses doigts qui palpent l’objet, étudient les contours, les arêtes, les propriétés physiques du bois et du caoutchouc. Cet élève a le premier rang à l’atelier ; son travail est fait dans la perfection ; s’il s’agit de pliage, de découpage, de croquis cotés, il présente un cahier de travail manuel irréprochable. Souvent il est le premier en dessin ; il a une belle écriture ; son cahier, constellé de fautes d’orthographe et de problèmes inexacts, est parfaitement beau ; les cartes de géographie et les illustrations en sont admirables.

« La fillette du même type a des dispositions marquées pour la couture, le ménage, la cuisine. Elle s’occupe parfois maternellement et spontanément des petites dans la cour. Elle est inintelligente pour l’orthographe, mais elle dépasse les autres en intelligence quand il s’agit de réussir un plat. »

L’instituteur qui a relevé ces observations importantes ajoute avec raison : « Il ne faut pas croire que nous avons affaire ici à des types dénués de toute faculté intellectuelle. Il faut beaucoup de qualités d’observation, de réflexion pour bien réussir l’ajustage de deux pièces de fer, pour bien exécuter une mortaise, pour bien reproduire sur le papier un modèle en relief ».

Ces constatations m’ont frappé à tel point que je me suis demandé si bien réellement il existe des enfants absolument inintelligents, c’est-à-dire dépourvus de toute espèce d’aptitude intellectuelle ; je suis plutôt disposé à croire que nous les jugeons trop souvent à un seul point de vue, littéraire ou scientifique, que nous dédaignons trop les aptitudes manuelles, bien qu’en celles-ci l’intelligence puisse se manifester, aussi bien que dans la parole. Il faudrait faire une enquête sur une grande échelle : je suis persuadé qu’elle montrerait, en France, comme cela a été déjà montré en Amérique, combien la vocation pour l’art manuel est répandue. En attendant de savoir ce qu’elle donnera, je me permets d’enregistrer les résultats suivants, qui sont déjà encourageants. Dans trois classes différentes, j’ai pris les élèves qui sont dans les cinq derniers pour toutes les matières, et je me suis enquis de leurs aptitudes en travail manuel : elles sont moyennes, tout à fait indépendantes de leur rang dans les autres matières.

Appuyons ceci par un chiffre, qui nous fera sortir des considérations vagues. La moitié des quinze écoliers susdits sont dans la première moitié de la classe pour le travail manuel ; or, si on remarque que parmi ces quinze écoliers il doit y en avoir un certain nombre qui doivent leurs mauvaises places à de la paresse, et qu’ils sont probablement paresseux aussi pour le travail manuel, on arrive, tout bien pesé, à conclure que leurs places en travail manuel sont dues à ce qu’ils ont dans cet art des aptitudes non seulement moyennes, mais même supérieures à la moyenne ; il y a chez eux une sorte de compensation ; et c’est bien là ce que nous tenons à mettre en lumière. C’est une conclusion qui offre le plus grand intérêt au point de vue pratique. Nos cancres, c’est-à-dire les élèves qui profitent le moins de l’enseignement littéraire ou scientifique, sont tout simplement, pour une bonne moitié, peut-être même pour les deux tiers, des enfants dont on méconnaît les aptitudes, et qui sont faits pour le travail manuel.

Lorsque l’importance de la distinction que nous venons d’indiquer entre le verbal et le praticien sera reconnue par tous, ce sera un grand progrès, un grand bienfait social ; on comprendra que le choix d’une carrière ne doit pas être livré au hasard, mais que c’est une affaire extrêmement sérieuse, pour laquelle il faut se régler sur les aptitudes de chacun. On ne mettra donc pas un praticien dans un poste littéraire, et on ne confiera pas à un verbal une besogne matérielle. Déjà, sans avoir besoin de faire sur ces questions une analyse approfondie, on comprend, on devine comment il est possible de ranger à ce point de vue diverses professions. Rien de plus verbal que l’avocat, et aussi, malheureusement, que l’homme politique ; le professeur, le conférencier, le prédicateur, l’acteur doivent être des verbaux ; un médecin ne peut pas être aussi étranger à l’art manuel ; le chirurgien doit être principalement un praticien. Dans le commerce, il y a place aussi pour des aptitudes bien différentes : le vendeur doit être un verbal ; le voyageur, le placier doivent aussi être des verbaux ; au contraire, l’acheteur, l’ajusteur, le mécanicien, et tant d’autres, ont besoin d’être des praticiens, qui travaillent spécialement avec de l’intelligence sensorielle.

Gardons-nous surtout de croire qu’on doit établir une hiérarchie, une distinction de classe entre l’intelligence sensorielle et l’intelligence verbale. Abandonnons ces préjugés de l’ancien monde, qui sont bien abolis de l’autre côté de l’Atlantique. Si la vocation manuelle se rencontre si souvent dans la classe ouvrière, en revanche n’est-elle pas nécessaire au savant, à l’expérimentateur surtout ? Et, du reste, l’intelligence sensorielle ne consiste pas seulement dans de l’habileté et de l’adresse ; c’est surtout une intelligence d’images et de sensations ; s’il faut en rehausser la noblesse, nous rappellerons que c’est celle du musicien, que c’est aussi celle du peintre. La peinture, une des plus grandes merveilles, un des plus grands mystères de l’activité humaine, est de l’art sans paroles, qui vit avec des sensations, des images et des sentiments. Objectera-t-on que l’intelligence sensorielle appartient surtout aux enfants et aux peuples primitifs, tandis que l’intelligence verbale marque l’apparition de la pensée abstraite, de la science, et appartient à une civilisation avancée ? Peut-être ; la remarque est juste ; mais en quoi constitue-t-elle une dépréciation de l’intelligence sensorielle ? Si les origines de l’intelligence sensorielle sont plus lointaines, plus primitives, on ne peut rien en conclure sur la hauteur où elle peut s’élever ; nous ne devons juger les choses que par leur résultat, leur destinée, et non leur origine. Le roman et surtout la poésie ne supposent-ils pas la survivance partielle, chez le poète, d’une âme d’enfant, avec son impressionnabilité, sa curiosité, son goût pour le mystère et son imagination concrète ? On ne porte nullement ombrage à la poésie, en lui rappelant ses origines. C’est donc une vaine et puérile préoccupation de classer, par ordre de mérite, les aptitudes humaines ; l’essentiel est qu’elles restent nombreuses et d’une infinie variation, parce que le bon fonctionnement d’une société l’exige ; disons aussi qu’il est nécessaire qu’elles soient reconnues pour que chacun s’attelle à la besogne qui lui convient le mieux.

À l’école, au lycée, est-il possible déjà de les déterminer ? Ce n’est pas seulement possible, c’est même facile. Il n’y a qu’à regarder les enfants, les observer, les interroger. Celui qui ne lit que des livres de science, de mécanique, n’est point un littéraire. Celui qui passe ses dimanches à dessiner n’est pas davantage un littéraire. Du reste, les places en composition sont là : elles indiquent clairement les aptitudes des enfants à ceux qui veulent se donner la peine de les étudier de près. On soupçonnera un verbal chez celui qui est fort en grammaire, en calcul, surtout en rédaction, qui a des ripostes vives, qui parle d’abondance et s’exprime facilement.

Nous voulons montrer en passant qu’il est possible parfois d’employer des tests spéciaux pour reconnaître quelles sont les facultés qui sont le plus intéressées par le type verbal et par le type sensoriel ; mais ces expériences, qui présentent un intérêt très grand pour la psychologie, doivent être interprétées avec une très grande prudence. Nous le prouverons en discutant quelques cas particuliers.

On m’envoie un jour, d’une école primaire, à mon laboratoire trois jeunes garçons, qui présentent des particularités intéressantes. Ce sont des garçons de treize à quatorze ans, qui, tous trois, appartiennent au cours supérieur de l’école. Nous les appellerons, pour ne pas nous embrouiller, Ernest, Louis, Antoine. Tous les trois sont de bons élèves : conduite irréprochable, application excellente ; mais ils sont loin d’obtenir les mêmes succès scolaires. Ernest et Louis arrivent les derniers dans leur cours ; Antoine, intelligence brillante et vive, se classe constamment premier. En revanche, on nous apprend qu’Ernest et Louis excellent pour le travail manuel ; ils dessinent avec beaucoup de goût ; ils se préparent pour une école d’ouvriers d’art. Le diagnostic des aptitudes était donc déjà fait par les maîtres ; mais je voulais chercher, en outre, de quelle qualité mentale dépendaient des aptitudes aussi différentes. Je fis avec ces trois jeunes gens bien des épreuves ; quelques-uns donnèrent des résultats peu significatifs, et je les passerai sous silence ; d’autres eurent toute la valeur d’une démonstration.

Il apparut tout de suite qu’Antoine brillait surtout pour les épreuves qui supposent la faculté verbale, tandis que ses camarades restaient constamment en arrière de lui. Ainsi, je cherchai d’abord quel est le nombre maximum de mots que chacun pouvait trouver en 3 minutes ; Antoine en cita 78, tandis qu’Ernest n’en trouvait que 67, et Louis que 49. On leur fit expliquer le sens de 20 mots abstraits, parmi lesquels il y en avait de difficiles. Antoine en expliqua 16, Ernest, 11, et Louis 10. On leur fit faire des associations avec un mot qu’on leur donnait ; Antoine trouvait son association assez vivement, en 4",8 ; Ernest en 5",50, et Louis, bien plus lent, en 7",60. Enfin, je leur lus à tous les trois le passage suivant qui est un peu difficile à comprendre (c’est une paraphrase d’une pensée de Paul Hervieu), et je les priai de le reproduire aussitôt après de mémoire.

« On a porté des jugements bien différents sur la valeur de la vie. Les uns la proclament bonne, d’autres la proclament mauvaise. Il serait plus juste de dire qu’elle est médiocre, car, d’une part, elle nous apporte toujours un bonheur inférieur à celui que nous avons souhaité, et, d’autre part, les malheurs qu’elle nous inflige sont toujours inférieurs à ceux que d’autres auraient souhaités pour nous. C’est cette médiocrité de la vie qui la rend équitable, ou plutôt qui l’empêche d’être radicalement injuste. »

Ernest et Louis comprirent mal et reproduisirent, sans avoir même le secours de la mémoire verbale. Voici ce que Louis écrivit :

Notre vie est médiocre elle nous apporte ce que nous n’espérons pas et que si l’on pense à quelque chose elle nous en apporte une autre on peut donc dire que notre vie est une lutte contre le hasard.

Il n’y a pas de faute d’orthographe, mais le tout est dénué de ponctuation ; l’idée n’a pas été comprise ; il n’y a pas non plus de mémoire verbale, pas de reproduction textuelle des mots.

Que l’on compare ce qui précède avec la rédaction d’Antoine :

Les uns disent que la vie est bonne, d’autres disent qu’elle est mauvaise. Disons plutôt que la vie est médiocre, car elle nous apporte toujours un bonheur inférieur à ce que nous avons souhaité, et un malheur inférieur à ce que les autres ont souhaité pour nous.

De la ponctuation, une compréhension exacte, de la mémoire verbale, voilà ce que nous trouvons dans cette seconde rédaction. Il est évident que la supériorité d’Antoine est écrasante. Elle l’est du reste pour toutes les expériences qu’on pourrait imaginer sur la faculté verbale.

Regardons maintenant le revers de la médaille ; cherchons d’autres épreuves qui ne touchent point à la faculté verbale, mais qui intéressent l’ensemble de l’intelligence sensorielle. Soumettons nos trois jeunes gens à un exercice qui n’exige point du tout d’intelligence, mais surtout de la mémoire visuelle. Faisons-leur reproduire une ligne capricieuse ; c’est une ligne brisée, composée de lignes droites et courbes ; on la contemple dix secondes, puis on la reproduit de mémoire. D’après un système de notation qu’il est inutile de décrire ici, nous pouvons chiffrer l’exactitude de la reproduction. Celle de Louis vaut 7, celle d’Ernest vaut 6 ; et quant à Antoine, le littéraire, il ne s’élève qu’à 3,5. C’est bien la preuve qu’il est inférieur pour la mémoire sensorielle.

Mais conclurions-nous de ces analyses psychologiques qu’Antoine est un verbal et que les deux autres élèves sont des praticiens, si nous n’avions pas déjà la preuve de leurs aptitudes par leur travail de tous les jours ? Certainement non. Nous l’avons dit et nous le répétons : la détermination des aptitudes ne s’établit pas avec des tests mentaux, ou plutôt, on peut la démontrer avec des tests de résultat, jamais avec des tests d’analyses. Rappelons-nous la distinction faite déjà à ce propos, dans notre chapitre sur la vision ; rappelons-nous les observations faites sur Armande, la jeune fille qui, d’après un millier d’analyses, appartient à un type subjectif et qui néanmoins se livre avec succès à la peinture. S’il nous fallait une expérience de plus, pour démontrer la nécessité de la prudence, nous ajouterions la leçon qui nous a été fournie par des recherches toutes récentes sur les peintres. Nous avons fait des études sur un jeune peintre déjà célèbre, bien qu’il n’ait pas vingt ans ; le jeune Tade Styka a une remarquable virtuosité de dessinateur, et on pouvait s’attendre à ce que sa mémoire visuelle se montrât excellente. Nous lui avons fait copier de mémoire nos modèles de lignes, que nous employons dans les écoles pour éprouver la mémoire visuelle, et nous fûmes bien surpris : Tade Styka n’est pas plus habile, pour faire une reproduction exacte, qu’un enfant de huit ans qui ne sait pas dessiner. Lui refuserons-nous du talent, parce qu’il a échoué à un de nos tests ? Et s’il n’avait encore que huit ans, dirions-nous à son père : « Ne le faites pas dessiner, il n’a pas d’aptitudes ? » Évidemment non. L’aptitude au dessin se démontre par le dessin, l’aptitude au chant par le chant, et ainsi de suite ; il n’y a pas d’autre moyen, pas d’autre méthode de démonstration.


  1. J’emprunte ces deux expressions précises à Souriau. Voir La Rêverie esthétique, Paris. Atcan, 1906, p. 115 et suiv.
  2. Poincaré. L’invention mathématique. Voir Année Psychologique, XV, 1909, p. 445.
  3. A. Binet, F. de Curel, Année psychologique, I, 1904, p. 119.