Les Idées modernes sur les enfants/VIII.1

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I

la paresse


Lorsqu’un maître constate qu’un élève ne travaille pas autant que ses camarades, il se donne le plus souvent l’explication suivante : « Cet élève est un paresseux ; il pourrait faire beaucoup mieux s’il voulait, mais il ne veut pas. Il manque de volonté, c’est sa volonté qui est coupable ». J’ai entendu donner cette explication simpliste non seulement par de modestes instituteurs, mais encore par des maîtres éminents. Un professeur du Collège de France à qui je parlais un jour des différences mentales existant entre les écoliers et de l’intérêt qu’il y aurait à étudier ces différences, m’affirma d’un ton qui voulait être sans réplique que lorsqu’on a fait de l’enseignement, on est persuadé qu’il existe seulement deux catégories d’élèves : les travailleurs et les paresseux. J’eus beau lui suggérer que peut-être la question était moins simple, que la volonté n’est qu’une résultante, et qu’il faudrait analyser chaque cas avec soin, savoir pour quelle raison un élève ne travaille pas… il me répétait constamment, couvrant ma voix : « des travailleurs et des paresseux, il n’y a que ça ». Cette opinion a pu, autrefois, avoir une certaine vogue, car elle était en harmonie avec la psychologie traditionnelle ; pour le spiritualisme, il y a en nous deux parties distinctes : l’une passive, c’est l’intelligence et la sensibilité, l’autre active, essentiellement active, c’est la volonté. La volonté seule détermine les actes et la conduite ; et dans ses manifestations elle est même affranchie de l’influence que pourraient exercer sur elle les parties passives de notre être, nos pensées et nos sentiments, car elle est une force libre ; de plus elle représente une certaine énergie qui est distribuée à tous en quantité indéfinie ; et si chacun de nous n’utilise pas cette volonté qui est à sa disposition, il en est responsable, et on doit le traiter en coupable. Mais aujourd’hui, ces idées de métaphysique paraissent bien délaissées ; loin d’admettre que la volonté existe en chacun de nous comme une sorte de Deus ex machina, qui intervient de la manière qui lui plaît, pour faire tout ce qui lui plaît, nous sommes convaincus que toutes nos actions sont déterminées par un grand nombre d’influences corporelles et mentales, des habitudes, des pensées, des manières de sentir, des dispositions inconscientes, des antécédents héréditaires, etc. ; c’est de toutes ces causes grandes et petites, conscientes et cachées, que notre conduite est faite. Par conséquent, si on veut comprendre la psychologie d’un écolier, si on veut corriger sa paresse, ou lui donner de bonnes habitudes de travail, on ne doit pas se contenter d’accuser naïvement sa volonté, il faut pousser l’analyse plus loin, l’observer, l’étudier, afin d’arriver en quelque mesure à l’expliquer.

Nous avons déjà vu dans les chapitres précédents que les défaillances de travail intellectuel peuvent tenir à bien des causes, qui sont étrangères à la volonté de l’élève ; tour à tour, nous avons fait la part de la chétivité, des maladies, des altérations sensorielles, du défaut d’intelligence, du défaut de mémoire, et enfin d’une spécialisation d’aptitudes, qui rend l’enfant inapte au travail de la classe. Quand l’une ou l’autre de ces causes peuvent être incriminées, on ne doit pas accuser l’enfant de mauvaise volonté, ou d’une faiblesse de volonté ; on ne peut pas lui appliquer l’épithète de paresseux, qui, si je l’entends bien, correspond à une faiblesse de volonté, dont l’enfant serait responsable.


Nous allons nous occuper un peu, dans toutes les pages qui suivent, de l’enfant paresseux. En classe, il se signale par une inattention qui présente deux formes principales : une activité éparpillée et bruyante, ou bien de l’inertie. Parfois, un peu d’insubordination s’ajoute.

Mais si on ne tient pas compte de l’attitude en classe, ou de la manière dont les devoirs sont faits, si en d’autres termes, on veut absolument imaginer quelque expérience, quelque test démontrant directement l’état de paresse d’un enfant, on se trouve très embarrassé, car il est très difficile de faire de bonnes expériences sur le caractère.

Bien souvent, un directeur d’école a signalé à notre attention quelque enfant dont le caractère lui paraissait indomptable ; je me rappelle une petite fille de dix ans, qui faisait véritablement le malheur de son école ; elle apportait le trouble dans toutes les classes où elle était mise ; et par application d’une idée de justice distributive, la directrice la faisait passer successivement dans toutes les classes pour que chaque maîtresse eût sa part de martyre. On me montra cette intéressante enfant ; on lui reprocha sa conduite devant moi ; elle baissait la tête, elle avait une attitude des plus convenables. Je restai seul avec elle ; elle était très douce, très sage, très composée ; rien ne dénotait son instabilité ; et si cette instabilité n’avait pas été signalée par plusieurs maîtresses différentes, on aurait même pu croire qu’il s’agissait simplement d’une enfant peu sympathique, qu’une maîtresse avait prise en grippe. J’ajoute que cette jeune enfant n’avait aucune tare physique, que son développement corporel était normal, qu’elle n’était ni hystérique, ni épileptique, et que son intelligence naturelle était dans la moyenne. Il est vrai qu’elle présentait un grand retard d’instruction ; mais cela se comprenait, puisqu’en classe, elle n’écoutait rien, et passait la plupart de ses journées dans un couloir.

Le seul moyen, à mon avis, de deviner le caractère d’un enfant est de le mettre par artifice, dans le milieu où il vit habituellement, et de surveiller ce qu’il y fait, sans qu’il se doute de cette surveillance. Je propose le procédé suivant qui m’a souvent réussi : il consiste à faire faire à un enfant un travail dont la quantité est mesurable, et qui n’exige que de l’attention, par exemple barrer certaines lettres d’un texte, tous les a, tous les i, tous les r, etc. Prenons cinq enfants de la même classe, faisons-les asseoir autour de la même grande table, donnons-leur la consigne de barrer des lettres pendant cinq minutes, et restons là à les surveiller ; ensuite, quand les cinq minutes seront écoulées, faisons un petit signe sur leur feuille pour savoir quelle est la quantité de travail produite ; puis nous les abandonnons à eux-mêmes, après leur avoir recommandé de continuer leur travail comme si nous étions là. Aussitôt quelques-uns des élèves, les plus faciles à distraire, profitent de notre absence, pour causer, gêner ou taquiner leurs voisins. Après cinq minutes écoulées, nous n’avons qu’à regarder le travail fait pour nous rendre compte de ce qui s’est passé. Afin d’arriver à une appréciation exacte, on compare l’élève à lui-même ; on recherche si son travail non surveillé est égal ou inférieur à son travail surveillé ; dans le dernier cas, on peut soupçonner des distractions. Nous en avons eu souvent la preuve ; nous dressions ainsi, en employant ce procédé, la liste des enfants qui nous paraissaient les plus distraits ; puis nous demandions aux maîtres de dresser, par leurs propres moyens, une liste analogue ; les deux listes, comparées, étaient presque identiques[1].

D’après l’opinion généralement répandue, les paresseux sont légion. La plupart des élèves, à entendre la plainte des maîtres, sont atteints de paresse. Or, une enquête très soigneuse, à laquelle j’ai déjà fait allusion, vient d’être entreprise à ma demande dans les écoles de Paris, sous la direction de M. l’Inspecteur Lacabe, afin de connaître le nombre des paresseux. Il s’agit bien entendu de paresse grave, portant atteinte aux études, et non des ces états passagers de relâchement, qui sont si fréquents. On a examiné soigneusement le cas des élèves qui dans le classement général occupent le dernier cinquième ; on espérait trouver là en abondance le type du paresseux ; et en effet, où le trouverait-on, si ce n’est dans les queues de classe ? En faisant cette analyse, on a été obligé d’éliminer tous ceux chez lesquels l’insuccès scolaire s’explique par une faiblesse physique ou par une infirmité d’intelligence ou de mémoire. Ces éliminations faites, le résidu représente le paresseux par caractère, celui dont la paresse s’explique par des causes morales. Or, ce résidu est d’une petitesse étonnante. Il n’est que de 2 % du contingent total. Que vaut ce chiffre ? Il n’a bien entendu qu’une valeur toute approximative. Il variera selon les milieux ; il sera plus faible dans telle école, plus fort dans telle autre ; il variera aussi suivant l’appréciation des maîtres, car la quantité d’efforts demandés à un élève n’est pas une quantité fixe, invariable, prédéterminée. Ce que l’un trouvera suffisant, un autre peut le considérer comme insuffisant et dérisoire. Les questions d’appréciation et de valeur sont ce qui complique le plus la constatation des phénomènes moraux ; on les apprécie bien plus qu’on ne les constate. Mais enfin, l’idée à laquelle nous parvenons là n’est pas purement arbitraire, elle ne correspond nullement à la réponse d’un maître à qui l’on demanderait de dire : « Combien avez-vous de paresseux dans votre classe ? ou combien avez-vous rencontré de paresseux dans votre carrière ? » On a pris la précaution de bien définir l’objet qu’on étudie ; on a laissé de côté tous les cas de paresse légère, transitoire, accidentelle, qui n’ont point un effet sérieux sur les études. On a considéré uniquement les élèves dont l’insuccès scolaire est notable.

Cela nous montre surtout que la question de la paresse de cause morale a bien moins de portée qu’on ne se l’imagine.

J’ai lu avec curiosité les notices individuelles que de très bons instituteurs qui ont pris part à cette enquête ont écrites sur des élèves paresseux ; j’y cherchais une définition de la paresse, ou plutôt je pensais y trouver des détails précis qui me feraient comprendre en quoi la paresse consiste. J’ai été un peu déçu. Beaucoup d’analyses qu’on nous donne restent superficielles ; on nous parle le plus souvent d’enfants qui se refusent à l’effort. Travailler, en effet, n’est pas toujours une affaire gaie, surtout pour l’enfant ; il y a des problèmes, des leçons de grammaire qui n’ont rien de récréatif ; pour fixer l’attention là-dessus, il faut faire un effort. Quelques paresseux en sont, nous dit-on, incapables ; s’ils se sentent surveillés, ils lisent machinalement des yeux, l’esprit ailleurs, ou bien ils font semblant d’écouter. D’où vient qu’ils se refusent à l’effort, alors que la majorité de leurs camarades l’exécutent ? On nous l’explique par le jeu de petites causes secondaires. Un enfant a eu de trop longues vacances, il a perdu l’habitude du travail ; un autre n’a jamais acquis cette habitude parce qu’il se fait aider constamment par sa famille ; c’est la famille qui fait les devoirs et travaille pour lui ; un autre encore copie sans cesse sur ses camarades et se dispense ainsi de tout travail personnel. Toutes ces influences peuvent expliquer un fléchissement de la disposition à l’effort, mais les mêmes influences agissent vraisemblablement sur bien d’autres élèves et ne suffisent pas à les rendre paresseux ; l’explication ne me paraît donc pas complète. Dans d’autres cas, l’instituteur met en cause un état de découragement. Un enfant qui s’aperçoit tous les jours que, malgré son travail, il reste le dernier de sa classe et reçoit de mauvaises notes, arrive au découragement et même au dégoût de l’étude, surtout s’il ne trouve pas auprès de ses parents un réconfort moral. On nous cite des exemples topiques. La famille de cet enfant est indifférente ; quand il rentre chez lui, il ne trouve personne avec qui il éprouverait ce plaisir, si grand chez un enfant, de parler de ce qui se passe à l’école. Ailleurs, le père et la mère lui donnent l’exemple de la paresse et de l’incurie. Ailleurs encore, on se moque ouvertement, devant lui, de l’école ; on tourne le maître en dérision ; ou bien, ce qui est plus fréquent encore, on lui apprend à considérer le maître comme un ennemi, et les punitions comme des marques de méchanceté. Je me demande si, lorsque le cas présente une forme aussi accentuée, nous n’avons pas plutôt affaire à une contre-éducation qu’à de la paresse. Enfin, les maîtres nous citent une dernière cause de paresse : c’est l’insensibilité aux excitants habituels ; l’élève, nous disent-ils, est indifférent à tout, il est atone ; ou bien on ajoute cette remarque qu’il n’est pas accessible à l’émulation ; remarque très grave, car l’émulation est le principal ressort de l’écolier. Toute cette explication est un peu sèche, un peu superficielle, et on ne se rend pas encore bien compte de ce qui constitue le fond de l’enfant paresseux.

Autant que j’en puis juger, je suppose que la paresse est produite par des mécanismes bien différents, et, en tout cas, je proposerai d’admettre deux types :

1o La paresse d’occasion. C’est une paresse peu stable ; elle est le résultat d’un événement qui aurait pu manquer. Un enfant est découragé par une mauvaise note, ou par un échec à un examen, ou par les mauvais conseils d’un camarade ; l’activité au travail qui s’était formée en lui et qui aurait continué à se produire sans cette petite cause extérieure, se trouve gênée, inhibée.

2o Le paresseux de naissance. Il y a manque, défaut initial dans l’activité au travail. L’enfant se montre mou, indolent, indécis, peu actif ; de plus, il ne goûte pas le plaisir qui accompagne le travail ou qui est inspiré par la perspective du but à atteindre ; et, enfin, il ne trouve pas en lui la volonté qui serait suffisante pour se dominer, faire l’effort.

J’ai connu une jeune fille qui, de temps en temps, par accès, tombe dans un état très caractérisé de paresse ; alors elle laisse traîner ses affaires, sans les ranger ; elle reste toute une journée sur sa chaise, en bâillant, passe son temps à lire un roman insipide et ne peut se décider à aucun effort physique. Heureusement pour elle, cet état est transitoire et, d’autres jours, elle montre une activité bien meilleure, vraiment normale, prend plaisir à travailler, et peut même fournir un effort considérable. Sa paresse est bien réellement de nature interne, et intime, sans motifs extérieurs ; c’est même une paresse d’application encyclopédique, car ces jours-là elle se sent indifférente à peu près pour tout, rien ne la fait sortir de son apathie ; c’est aussi une paresse produite par une synthèse de causes, car il y a défaillance à la fois de la sensibilité, de l’activité et de la volonté. Et cela est intéressant comme mécanisme. Je crois qu’on a tort de réduire la paresse à une défaillance de la volonté seule, car la volonté est surtout un effet, un résultat. Mais cette interprétation, si elle n’est pas soutenable psychologiquement, a une vraie valeur pédagogique, comme nous allons le montrer ci-après.


  1. Pour plus de détails, voir Année Psychologique, t. XIV, p. 177 (1908).