Les Idées sociales de Nietzsche

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Les Idées sociales de Nietzsche
Revue des Deux Mondes5e période, tome 9 (p. 400-431).




LES IDÉES SOCIALES


DE NIETZSCHE
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Nietzsche accuse de nihilisme la société européenne et, par nihilisme, il entend l’affaissement ou l’annulation de la volonté de puissance, fond de la vie individuelle et sociale. À l’en croire, toute la société « moderne » est victime d’une immense erreur, qui est la cause de l’universelle décadence. Une société déchoit quand elle prend pour principes d’action des valeurs antivitales, c’est-à-dire contraires au sens même de la vie, qui est la recherche insatiable du pouvoir et de la domination. La maladie moderne, le mal des civilisés, selon Nietzsche, c’est l’atonie et l’impuissance de la volonté. Saint Augustin disait : Aime et fais ce que tu voudras. Zarathoustra, lui, nous dit de vouloir et de faire ce que nous voudrons.[1]


Hélas ! que ne comprenez-vous ma parole ? Faites toujours ce que vous voudrez, mais soyez d’abord de ceux qui peuvent vouloir !

Aimez toujours votre prochain comme vous-mêmes, — mais soyez d’abord de ceux qui s’aiment eux-mêmes.

Qui s’aiment avec le grand amour, avec le grand mépris !

Ainsi parle Zarathoustra, l’impie.

Mais pourquoi parler quand personne n’a mes oreilles ? Il est encore une heure trop tôt pour moi.


La grande faute de la société moderne, qui a fait de la religion « une décadence, » de la morale une « décadence, » de la philosophie une « décadence, » c’est d’avoir substitué au naturel déploiement de la force la recherche artificielle et vaine de la justice pour tous, du bonheur pour tous. Suivons Nietzsche dans sa critique de l’idée de justice sous les formes diverses et, selon lui, également décadentes de la démocratie, du socialisme, de l’anarchisme et du christianisme.


I

On se rappelle ce sauvage à qui un missionnaire s’efforçait de persuader qu’il ne devait pas manger sa propre femme, et qui répondit : « Est-ce que les gros poissons ne mangent pas les petits, est-ce que les forts ne mangent pas les faibles ? » Il invoquait la même leçon de « nature » que Nietzsche. « Ce n’est, dit celui-ci, que depuis l’institution de la loi qu’il peut être question de justice ou d’injustice… Parler de justice ou d’injustice en soi n’a pas de sens ; une infraction, une violation, un dépouillement, une destruction en soi ne pouvant évidemment être quelque chose d’injuste, attendu que la vie procède essentiellement, c’est-à-dire dans ses fonctions élémentaires, par infraction, violation, dépouillement, destruction, et qu’on ne saurait l’imaginer procédant autrement. » Calliclès et Darwin sont ainsi ramenés à l’unité. — Mais, pourrait-on demander, si la justice manque chez les plantes et chez les animaux inférieurs, est-ce donc une raison pour la considérer chez les hommes comme arbitraire et purement légale ? Nietzsche nous répond, avec le vieil Hippias, que c’est par l’histoire qu’on peut déterminer ce qui est de droit ; il nous apprend, avec Thrasymaque, qu’il n’y a d’autre droit naturel que la force. 11 n’entrevoit même pas ce qu’entrevoyait déjà Calliclès : que les lois positives n’ont pu s’établir qu’en ayant la force pour elles, d’où il suit que ce sont précisément les lois positives qui sont les vraies lois naturelles ; que la vraie force supérieure est donc la force sociale, non la force individuelle ; qu’enfin cette force sociale est une force d’union et de coopération encore plus que de conflit et de lutte.

L’originalité, chez Nietzsche, commence presque toujours avec la perversion maladive d’idées banales ; en voici un nouvel exemple. Que « tout rapport de droit se ramène aux formes primitives de l’achat, de la vente, de l’échange, du trafic en un mot, » c’est une idée devenue banale en Allemagne depuis Karl Marx, et qui, d’ailleurs, n’en est pas moins fausse : Nietzsche s’empresse de la faire sienne. Que la « compensation équivalente, » qui succéda au talion dans la justice barbare, allât jusqu’à imaginer une équivalence entre un dommage causé et une souffrance infligée à l’auteur du dommage causé, c’est encore une idée non moins banale pour quiconque a lu la loi des Douze Tables ou connaît le Shylock de Shakspeare : le créancier était autorisé à couper un morceau de chair du débiteur en échange de la dette : si plus minusve secuerint, ne fraude esto. Comment arriver à pervertir encore davantage cette justice déjà si pervertie ? Nietzsche va y réussir en la présentant comme une belle application de sa doctrine du « droit des maîtres. » La satisfaction de « maître » accordée au créancier en compensation de sa perte, c’est cette joie supérieure qui consiste à « exercer en toute sécurité sa puissance sur un être réduit à l’impuissance, » c’est « la volonté de faire le mal pour le plaisir de le faire » (Nietzsche souligne lui-même ces mots), c’est, enfin, la « jouissance de tyranniser. » Et cette jouissance, à l’en croire, est d’autant plus vive que, sur l’échelle sociale, le rang du créancier est plus bas, que sa condition est plus humble ; car alors le sentiment de supériorité sera plus grand chez le créancier, le morceau de chair « lui paraîtra plus savoureux et lui donnera l’avant-goût d’un rang social plus élevé. » Grâce au châtiment infligé au débiteur, le créancier « prend part au droit des maîtres, » il finit, lui aussi, « par goûter le sentiment anoblissant de pouvoir mépriser et maltraiter un être comme quelque chose qui est au-dessous de lui. » C’est l’avant-goût du Surhomme. « La compensation consiste donc en une assignation et un droit à la cruauté. » C’est ainsi qu’un lieu commun de l’histoire du droit aboutit, dans un cerveau trouble, à une sorte de sadisme juridique et philosophique. « Voir souffrir fait du bien, faire souffrir, plus de bien encore, voilà, dit Nietzsche, une vérité, mais une vieille et puissante vérité humaine, trop humaine. »

Nietzsche, on le voit, n’admet pas la théorie, chère à l’école anglaise, qui fait sortir la justice de l’instinct de vengeance transformé ; mais c’est uniquement parce que, selon lui, l’instinct de vengeance n’est encore qu’une émotion « réactive, » une réponse, une réplique, un choc en retour. Ce qu’il veut, lui, c’est [2] le choc initial, l’agression et le sentiment spontané. La justice sociale n’est qu’un déclin de la force, une ressource des faibles, une ruse pour se défendre contre ceux à qui, par nature, appartient la domination.

« On se méprend profondément, s’écrie Nietzsche, sur les bêtes de proie et sur l’homme de proie (par exemple sur César Borgia), on se méprend sur la nature tant qu’on cherche une disposition maladive ou même un enfer inné au fond de toutes ces manifestations monstrueuses et tropicales, les plus saines qui soient ; comme l’ont fait jusqu’à présent les moralistes. Les moralistes nourrissent-ils une haine à l’égard de la forêt vierge et des tropiques ? L’homme des tropiques doit-il à tout prix être discrédité, soit comme maladie et décadence de l’homme, soit comme son propre enfer et sa propre torture ? Pourquoi donc ? Au profit des zones tempérées ? Au profit des hommes modérés, des moralisateurs, des médiocres ? Cela pour le chapitre : « La morale comme une forme de la timidité[3]. » — Nietzsche aurait pu ajouter un autre chapitre : la morale et la justice comme formes du courage et de la maîtrise de soi. Si l’homme de tempérament tropical acquiert assez de raison et de force d’âme pour résister à ses passions brutales, l’appellerez-vous de ce fait un timide ? Aristide, Régulus et saint Paul furent-ils des timides ? On peut d’ailleurs se demander ce qu’il y avait de si tropical et de si héroïque en un Borgia, monstre tortueux, venimeux, empoisonné et empoisonneur, encore plus rusé et faux que violent. Il avait partout avec lui son poison tout prêt, et aussi son bourreau. Mais que l’empoisonnement, la débauche qui énerve, appauvrit, tarit la vie dans ses sources mêmes, fait mourir l’homme avant l’âge dans la pourriture, que tout cela soit ce qu’il y a de plus « sain » pour l’homme, on peut se permettre là-dessus quelques doutes. La vie luxurieuse n’est pas toujours la vie luxuriante. Les moralistes, certes, n’ont aucune « haine contre la forêt vierge » mais que l’homme raisonnable du xx « siècle, dépouillant tout sens de justice, de respect pour soi et pour les autres, doive se faire semblable à l’anthropophage de la forêt vierge, il est encore permis d’en douter. Nietzsche lui-même, d’ailleurs, ne l’admettait pas ; pourquoi donc ces hyperboles enflammées en l’honneur du crime ?


II

L’idée de justice sociale enveloppe celle d’équité, qui elle-même enveloppe celle d’égalité, fondement de la démocratie. La justice a pour but de rétablir une certaine balance entre le fort et le faible au sein de la société humaine. La loi naturelle du triomphe des plus forts se trouve ainsi compensée par le principe démocratique de l’égalité des droits entre les faibles et les forts. Le principe d’égalité ! Il n’y a pas pour Nietzsche « de poison plus empoisonné. » Cette doctrine de la Révolution a beau paraître prêchée « par la justice en personne, » elle est « la mort de toute justice. »

Zarathoustra compare les prédicateurs de l’égalité aux tarentules qui veulent tout envelopper dans leurs pièges :


Regarde ! voici le repaire de la tarentule ! Voici la toile qu’elle a tissée : touche cette toile, pour qu’elle se mette à trembler.

Mes amis, je ne veux pas que l’on me mêle et que l’on me confonde.

Il y en a qui prêchent ma doctrine de la vie, mais ce sont en même temps des prédicateurs de l’égalité et des tarentules…

C’est avec ces prédicateurs de l’égalité que je ne veux pas être mêlé et confondu. Car ainsi me parle la justice : — Les hommes ne sont pas égaux.

Ils ne doivent pas non plus le devenir ! Que serait donc mon amour du Surhomme si je parlais autrement.

C’est sur mille ponts et sur mille chemins que les hommes doivent se hâter vers l’avenir, et il faudra mettre entre eux toujours plus de guerres et d’inégalités ; c’est ainsi que me parle mon grand amour !


Zarathoustra compare ensuite magnifiquement la société humaine à un vieux temple dont il aperçoit les ruines et qui ne s’élève vers le ciel que grâce à la diversité de ses colonnes et aux forces contraires de ses arceaux.


En vérité, celui qui dressa jadis ses pensées,’édifice de pierre, vers les hauteurs, celui-là connut le secret de la vie, comme le plus sage d’entre tous !

Que, dans la beauté même, il y ait encore de la lutte et de l’inégalité et une guerre de puissance et de suprématie, c’est ce qu’il nous enseigne ici dans le symbole le plus lumineux.

Comme les voûtes et les arceaux se brisent ici divinement dans la lutte ! Comme la lumière et l’ombre se combattent en un divin effort !

Ainsi, sûrs et beaux, soyons ennemis nous aussi, mes amis ! Efforçons-nous divinement les uns contre les autres !

Dans notre temps d’égalitarisme, selon Nietzsche, domine une aversion pour tout ce qui commande et veut commander. Nous assistons à une espèce d’idiosyncrasie des démocrates ; « le misarchisme moderne (à chose barbare, nom barbare). » Cette maladie tend peu à peu à s’infiltrer goutte à goutte jusque dans les sciences les plus exactes et, en apparence, les plus objectives ; il semble qu’il se soit déjà « rendu maître de toute la physiologie et de la biologie, et cela à leur détriment, est-il besoin de le dire ? en ce sens qu’on en a banni un concept qui, pour elles, est fondamental : celui d’activité. » Voyez plutôt les Darwin et les Spencer ! Ils ont introduit, en quelque sorte, l’esprit démocratique dans la science naturelle, puisqu’ils en ont chassé toute initiative véritable.

Adaptez-vous, nous dit-on sans cesse, pliez-vous, réagissez proportionnellement à l’action du dehors, disparaissez au profit du milieu, absorbez-vous dans le tout, voilà la leçon de passivité et de lâcheté que, selon Nietzsche, l’école anglaise nous donne. De la lutte même, de ce combat qu’Héraclite proclamait le père de toutes choses, on fait une simple lutte pour l’existence, alors que les êtres luttent, en vérité, pour la puissance, pour la supériorité, pour la domination, non pas pour l’être, pas même pour le mieux-être, mais pour le plus-être, pour être tout et avoir tout ! Pas plus dans la nature que dans l’humanité le véritable idéal n’est démocratie, il est aristocratie, il est même monarchie, il est tyrannie : chacun voudrait dire : L’univers, c’est moi ! — Demandez-vous le vrai type de l’homme, de l’animal de rapine et de proie, ce n’est pas même Louis XIV, c’est ce prodigieux mélange « d’inhumain et de surhumain » qui fut Napoléon.

Une des manifestations de l’esprit démocratique, s’il faut en croire Nietzsche, c’est le culte pour la science. Ce culte vient de ce que la science apparaît et comme vérité, c’est-à-dire, au fond, comme religion du Verbe, et comme utilité, c’est-à-dire industrie en vue du bonheur du plus grand nombre. Le résultat de la science, comme de tout ce qui est démocratique, c’est « l’appauvrissement de l’énergie. » Dans la république des savans, comme dans celle des socialistes, chacun n’est qu’un manœuvre, un fonctionnaire, un ouvrier à la tâche, un maçon apportant sa pierre, petite ou grosse, à un édifice qui ne portera pas son nom. Le savant semble à Nietzsche tout le contraire du poète ou du philosophe, c’est-à-dire du créateur. Voyez, dit-il, dans l’évolution d’un peuple, les époques où le savant passe au premier plan ; ce sont les époques de fatigue, souvent de crépuscule, de déclin. « C’en est fait de l’exubérance d’énergie, de la certitude de vie, de la certitude d’avenir. La suprématie des mandarins ne signifie jamais rien de bon ; tout aussi peu que l’avènement de la démocratie, que les tribunaux d’arbitrage remplaçant les guerres, que l’émancipation des femmes, la religion de la souffrance humaine et autres symptômes d’une énergie vitale qui décline. » Les adversaires scientifiques des religions ne sont eux-mêmes que des « rachitiques de l’esprit. » Et ces fameuses « victoires de l’homme de science ! » — Est-ce que la tendance de l’homme à se rapetisser, sa volonté de se faire petit, n’est pas, depuis Copernic, en un continuel progrès ? Hélas ! c’en est fait de sa foi en sa dignité, en sa valeur unique, incomparable dans l’échelle des êtres ; il est devenu un animal, sans métaphore, sans restriction ni réserve, lui qui, selon sa foi de jadis était presque un Dieu. (Enfant de Dieu, Dieu fait homme). Depuis Copernic, il semble que l’homme soit sur une pente qui descend… Toute science (et pas seulement l’astronomie, sur l’influence humiliante et déprimante de laquelle Kant nous a laissé ce remarquable aveu : « Elle anéantit mon importance… ») toute science naturelle ou contre nature, — j’appelle ainsi la critique de la raison par elle-même, — travaille aujourd’hui à détruire en l’homme l’antique respect de soi, comme si ce respect n’avait jamais été autre chose qu’un bizarre produit de la vanité humaine[4]. »

De même que la science, la politique abaisse l’individu, au profit de l’État. L’État est, pour Nietzsche, un « chien hypocrite, » un chien de l’eu qui lance flamme et fumée, et qui parle en hurlemens, « pour faire croire qu’il parle des entrailles des choses. » L’État est une protection artificielle pour les hommes vulgaires et, au fond, inutiles, que Nietzche appelle les superflus, La populace finit par se faire adorer elle-même sous le nom de l’État.


Voyez donc ces superflus ! Ils volent les œuvres des inventeurs et les trésors des sages, ils appellent leur vol civilisation, et tout leur devient maladie et revers !

Voyez donc ces superflus ! Ils sont toujours malades, ils rendent leur bile et ils appellent cela des journaux. Ils se dévorent, et ne peuvent pas même se digérer.

Voyez donc ces superflus ! Ils acquièrent des richesses et en deviennent plus pauvres. Ils veulent la puissance et tout d’abord le levier de la puissance, beaucoup d’argent, ces impuissans !

Voyez-les grimper, ces singes agiles ! Ils grimpent les uns sur les autres et s’attirent ainsi dans la boue et l’abîme.

Ils veulent tous s’approcher du trône ; c’est leur folie, comme si le bonheur était sur le trône ; souvent la boue est sur le trône et souvent aussi le trône est dans la boue.


La patrie est un préjugé pour ceux qui ont en eux le germe du Surhomme, non qu’ils soient cosmopolites et humanitaires, — ils ont horreur de ces fadaises, « cela est trop français, » — mais parce qu’ils portent leur patrie en eux et aussi dans l’avenir. Parmi les « Européens d’aujourd’hui, » Nietzsche réclame une place pour lui-même entre ceux qui se donnent le titre, à ses yeux « distinctif et honorifique, » de « sans-patrie. » A ceux-là tout particulièrement il dédie sa secrète sagesse et sa « gaie science. » « Comment nous y prendrions-nous pour être chez nous dans le présent d’aujourd’hui !… La glace qui aujourd’hui tient encore est déjà devenue très mince : un vent tiède souffle, et nous autres sans-patrie nous sommes quelque chose qui brise la glace et autres réalités par trop minces… Nous ne conservons rien, nous ne voulons revenir à aucun passé, nous ne sommes rien moins que des libéraux, nous ne travaillons pas pour le progrès ; nous n’avons pas besoin de nous boucher les oreilles pour être sourds aux promesses d’avenir des sirènes de la place publique. Ce qu’elles chantent : « Égalité, » « Liberté, » « Ni maîtres, ni valets, » ne nous séduit pas. Nous ne tenons nullement pour désirable que le règne de la justice et de la concorde soit fondé sur la terre (ce serait le règne de la plus abjecte médiocrité et de la pire chinoiserie) ; mais nous aimons tous ceux qui ont comme nous le goût du danger, de la guerre et des aventures, qui n’acceptent ni compromis, ni accommodement, qui ne se laissent ni retenir captifs, ni rogner les ailes : nous nous rangeons parmi les conquérans[5]. »


III

La condamnation de la justice, de l’égalité, de la science, de la démocratie qui en fait ses divinités, entraîne nécessairement la condamnation de toutes les réformes sociales. Nietzsche a en aversion le socialisme, parce que ce système s’oppose à la loi universelle d’exploitation. Dans le corps vivant, qu’arriverait-il si la tête cessait d’exploiter le reste du corps ? Toute fonction organique est asservissement et incorporation. Le collectivisme veut s’insurger contre la loi qui assujettit les faibles aux forts ; mais « le cliché communiste, qui ferait tenir toutes les volontés pour égales » invoque un principe « ennemi de la vie, » il est un agent de dissolution et de destruction[6].

La nouveauté sociale que prêche Zarathoustra, c’est le retour aux vieilles castes de l’Inde. La première caste sera la foule des travailleurs, auxquels on enseignera la morale des esclaves, c’est-à-dire la résignation, la soumission, l’humilité, le travail et l’abnégation. La morale et la religion sont bonnes pour le peuple, surtout la morale du devoir, qui commande aux gens faits pour obéir, et la religion chrétienne, qui console les affligés, guérit les malades avec le baume de l’illusion. Quand on ne peut pas « contraindre des étoiles à tourner autour de soi, » il faut se contenter du rang modeste de petit satellite ou d’aérolithe et tourner soi-même autour d’une étoile, jusqu’à ce qu’on soit dissipé en fumée. Mais, au-dessus des travailleurs, s’élèvent les guerriers, qui sont les intermédiaires entre les maîtres et les esclaves, entre les Surhommes et les simples hommes.


Si vous ne pouvez pas être les saints de la connaissance, soyez-en du moins les guerriers. Ce sont les compagnons et les précurseurs de cette sainteté…

La guerre et le courage ont fait plus de grandes choses que l’amour du prochain. Ce n’est pas votre pitié, c’est votre bravoure qui sauva jusqu’à présent les victimes.

La révolte, c’est la noblesse de l’esclave. Que votre noblesse soit l’obéissance ! Que votre commandement lui-même soit de l’obéissance !

Un bon guerrier préfère tu dois à je veux, et vous devez vous faire commander tout ce que vous aimez[7] !

Qui donc commandera ainsi aux guerriers eux-mêmes et, par eux, au peuple ? Les sages, les prêtres nouveaux, les Surhommes, qui, dans ce monde où rien n’a de valeur intrinsèque, sauront eux-mêmes créer des valeurs et les imposer à autrui. Mais ce ne sera pas là, comme dans les rêves de Renan, une caste de savans ; ce sera plutôt une caste de poètes, au sens le plus exact du mot, poètes de la vie, donnant seuls un sens à la vie, qui par elle-même n’en a pas, un but au monde, qui par lui-même n’est qu’un jeu de dés aveugle sur la table du hasard. Ces poètes seront aussi des prêtres, les seuls vrais prêtres : ce seront les brahmanes. Nous voilà sur les bords du Gange.

La question sociale, ce mot fait sortir Nietzsche de son assiette. Chez M. de Bismarck lui-même, qui admettait une question ouvrière, chez le nouvel empereur d’Allemagne, qui essayait de la résoudre, Nietzsche voyait des démocrates de la pire espèce, des décadens de la politique, des socialistes égarés sur le trône ou sur les marches du trône, préparant eux-mêmes la grande machine administrative d’oppression, sur laquelle le collectivisme mettra tôt ou tard la main : monopole de l’enseignement, monopole des chemins de fer, des mines, assurance obligatoire, etc., etc. « C’est la bêtise, dit-il, ou plutôt, c’est la dégénérescence de l’instinct (que l’on retrouve au fond de toutes les bêtises), qui fait qu’il y ait une question ouvrière. Il y a certaines choses sur lesquelles on ne pose pas de questions : premier impératif de l’instinct. » Nietzsche se demande « ce qu’on veut faire de l’ouvrier européen après avoir fait de lui une question. » C’est là se précipiter soi-même volontairement dans un gouffre d’où on ne pourra plus sortir. « L’ouvrier se trouve en beaucoup trop bonne posture pour ne point questionner toujours davantage, et toujours avec plus d’outrecuidance. » D’ailleurs, en fin de compte, « il a le nombre pour lui. » Nietzsche se plaint de ce qu’il faut complètement renoncer à l’espoir de voir se développer une espèce d’hommes modeste et frugale, une classe ouvrière qui répondrait au type du Chinois. « Cela eût été raisonnable, dit-il, et aurait simplement répondu à une nécessité. » Qu’a-t-on l’ait ? Tout pour anéantir en son germe la condition d’un pareil état de choses. « Avec une impardonnable étourderie, on a détruit dans leurs germes les instincts qui rendent les travailleurs possibles comme classe, qui leur feraient admettre à eux-mêmes cette possibilité. » On a rendu l’ouvrier « apte au service militaire, » on lui a donné « le droit de coalition, le droit de vote politique ! » Quoi d’étonnant si son existence lui apparaît, aujourd’hui déjà, « comme une calamité (ou, pour parler la langue de la morale, comme une injustice) ? » Mais que veut-on donc ? demande Nietzsche. « Si l’on veut atteindre un but, on doit en vouloir aussi les moyens ; si l’on veut des esclaves, on est fou de leur accorder ce qui en fait des maîtres ! »

De nos jours, dit Nietzsche, on espère « administrer l’humanité » d’une manière plus économique, moins ruineuse, plus uniforme et plus systématique, quand il n’y aura plus autre chose que de « vastes organismes collectifs et leurs membres. » On tient pour bon et juste tout ce qui, en quelque manière, se rapporte à cet « instinct » de centralisation et d’incorporation au groupe ; et c’est là ce qui constitue le grand courant moral de notre âge, aux dépens de toute activité, de toute initiative, de toute originalité individuelle. On aboutit à la « totale dégénérescence de l’homme. » dont ne savent pas s’écarter « les têtes sottement superficielles des socialistes ; » car elles ont pour idéal « l’abâtardissement et l’assombrissement de l’homme, » égalisé en droits, égalisé par la vie commune dans la corporation collective, assujetti aux moyens communs d’atteindre les fins sociales. Le socialisme n’a d’autre but que de satisfaire et d’aduler « les plus sublimes aspirations de l’animal de troupeau. » Le mouvement socialiste, comme le mouvement démocratique, n’est qu’une conséquence de la morale fondée sur les notions de justice et de charité. Et quel en est le seul résultat ? Partout se développe une angoisse qui s’empare de l’esprit des impatiens, des êtres maladifs et avides.

Le dernier degré de ce que Nietzsche appellerait volontiers, avec Rabelais, l’Antinature, l’Antiphysis, c’est l’égalité que les démocrates et les socialistes veulent établir entre l’homme et la femme. Ils prétendent, ces utopistes, faire ce que, selon un mot célèbre, le Parlement anglais, qui peut tout, ne peut cependant pas faire : changer la femme en homme. Les deux fonctions des deux sexes sont, en réalité, aussi différentes que les sexes eux-mêmes : l’homme doit produire des œuvres de toute sorte ; pour la femme, en dehors de l’amour et de l’enfant, il n’y a rien. « Tout dans la vie de la femme est énigme, dit Zarathoustra, et tout dans la femme a une solution, qui a nom « Enfantement. » Et Zarathoustra ajoute : « Le bonheur de l’homme a nom : Je veux. Le bonheur de la femme a nom : il veut. » Zarathoustra conclut que « l’homme doit être élevé pour la guerre, et la femme pour le délassement du guerrier : le reste est folie[8]. »

Tous les préjugés conservateurs de l’Allemagne piétiste reparaissent les uns après les autres chez « l’impie Zarathoustra. » Les hommes d’État les plus attachés au passé étaient moins rétrogrades que ce prophète des temps à venir. Et pourtant, quelques pages plus loin, il intitule un paragraphe : « Pour dire à l’oreille des conservateurs. » Que leur glisse-t-il donc ? « Ce qu’on ne savait pas autrefois, ce qu’on sait aujourd’hui, ce qu’on pourrait savoir. C’est qu’une formation en arrière, une régression, en un sens quelconque, à quelque degré que ce soit, n’est pas du tout possible. C’est du moins ce que nous savons, nous autres physiologistes… Il y a des partis qui rêvent de faire marcher les choses à reculons à la manière des écrevisses. Mais personne n’est libre d’être écre visse ! » Nietzsche conclut qu’il n’y a pas de remède aux maux de la démocratie, du socialisme, de l’anarchisme : « On n’y peut rien : il faut aller de l’avant, je veux dire s’avancer pas à pas plus avant dans la décadence (c’est là ma définition du progrès moderne)[9]. »

Nietzsche est un Joseph de Maistre qui croit au bourreau sans croire au pape. De Joseph de Maistre il a l’amour de la tradition séculaire, universelle, vraiment catholique, de l’autorité en opposition à la liberté, de l’ « institution » stable, royale, héréditaire, en opposition à l’institution contractuelle, populaire, changeante. « Pour qu’il y ait des institutions, dit-il, il faut qu’il existe une sorte de volonté, d’instinct, d’impératif antilibéral jusqu’à la méchanceté : une volonté de tradition, d’autorité, de responsabilité, établie sur des siècles, de solidarité enchaînée à travers des siècles, dans le passé et dans l’avenir, in infinitum. Lorsque cette volonté existe, il se fonde quelque chose comme l’imperium romanum, ou comme la Russie, la seule personne qui ait aujourd’hui l’espoir de quelque durée, qui puisse attendre, qui puisse encore promettre quelque chose, — la Russie, l’idée contraire de la misérable manie des petits États européens, de la nervosité européenne, que la fondation de l’Empire allemand a fait entrer dans sa période critique[10]. » Nietzsche ne manque jamais l’occasion de railler l’Empire allemand, qui lui semble un recul, un accès de fièvre démocratique, une œuvre de décadence où tout est subordonné à un vain militarisme et à une centralisation préparatoire au collectivisme.

Ce qui est étrange, c’est que cet admirateur des grandes institutions stables ne voit pas dans la morale même la plus stable des institutions, le roc immuable sur lequel s’élève tout le reste, la première des « autorités, » des « traditions, » des « responsabilités, » des « solidarités, » l’imperium humanum supérieur à limperium romanum. Il flagelle d’ailleurs avec une juste sévérité la fausse indépendance qui est le fond de la fausse démocratie. « Tout ce qui fait que les institutions sont des institutions est méprisé, haï, écarté ; on se croit de nouveau en danger d’esclavage dès que le mot autorité se fait seulement entendre. » Rien de plus autoritaire, on le voit, que ce libertaire qui fut Nietzsche.

Par la fusion des races, des classes, des rangs, des sexes, le socialisme et l’égalitarisme tendent, selon lui, à transformer le monde en un vaste lazaret où la vie, d’une morne uniformité, finira par ressembler à une lente épidémie, jusqu’à ce que viennent les derniers jours de l’humanité même, avilie, nivelée, abêtie.


Voyez ! je vous montre le dernier homme.

Qu’est-ce que l’amour ? la création ? le désir ? Qu’est-ce que l’étoile ? — Ainsi demande le dernier homme, et il clignote.

La terre est devenue petite, et sur elle sautille le dernier homme, qui rapetisse tout. Sa race est indestructible comme le puceron : le dernier homme vit le plus longtemps.

Nous avons découvert le bonheur, — disent les derniers hommes, et ils clignotent.

Ils ont délaissé les contrées où l’on vit durement : car on a besoin de chaleur.

Tomber malade et être déliant est pour eux un péché : on marche avec précautions. Bien fou qui trébuche sur les pierres ou sur les gens.

Un peu de poison de temps à autre : cela procure de beaux rêves. Et beaucoup de poison pour finir, afin de mourir agréablement.

On travaille encore, car le travail est une distraction. Mais l’on veille à ce que cette distraction ne devienne pas un effort.

On ne veut plus ni pauvreté, ni richesse : l’une et l’autre donnent trop de souci. Qui voudrait encore commander ? Et qui obéir ? L’un et l’autre donnent trop de souci.

Pas de berger et un seul troupeau ! Chacun veut la même chose. Tous sont égaux : qui pense autrement, entre volontairement à l’asile d’aliénés…

Nous avons découvert le bonheur, disent les derniers hommes, et ils clignotent !


IV

Quoique ayant posé par son immoralisme le principe même de l’anarchisme, Nietzsche a la plus profonde horreur pour les anarchistes révolutionnaires, égalitaires et humanitaires. Zarathoustra leur dit :


Vous savez hurler et obscurcir avec des cendres ! Vous êtes les meilleures gueules et vous avez suffisamment appris l’art de faire bouillir de la fange…

Liberté ! c’est votre cri préféré, mais j’ai désappris la foi aux grands événemens, dès qu’il y a beaucoup de hurlemens et de fumier autour d’eux[11].


Chez tous les misérables, dit Nietzsche, on voit de nos jours s’amplifier ces hurlemens toujours plus furieux, ces grincemens de dents toujours plus féroces des « chiens anarchistes, qui rôdent sur toutes les routes de la civilisation européenne. » En face des démocrates qui crient : « Du pain et du travail ! » les anarchistes ne sont qu’en une contradiction apparente ; apparente aussi est leur contradiction « avec ces idéologues de la Révolution, avec ces niais philosophastres sentimentaux de la fraternité universelle qui s’appellent socialistes et veulent la société libre[12]. » Ils ont beau aboyer les uns contre les autres, socialistes et anarchistes sont en plein accord pour haïr toute forme sociale autre que « la domination du troupeau autonome ; » ils prêchent également un collectivisme qui s’impose dès qu’on veut abolir « patrons et ouvriers, maîtres et esclaves. » Ils ont « la même prétention tenace contre tout droit et privilège de l’individu isolé ; » et cela équivaut, pour Nietzsche, à une opposition contre tout droit en général, car (c quand tous les droits seront égaux, tous les droits deviendront inutiles. » — Proposition étonnante, dont il se garde bien de faire la preuve.

Un des traits communs entre socialistes et anarchistes, selon Nietzsche, c’est « la religion de la pitié pour tout ce qui sent, vit, souffre (en bas jusqu’à la brute, en haut jusqu’à Dieu…). » Bien plus, c’est « le cri de protestation, l’impatience de compassion, la haine mortelle pour toute souffrance en général, l’incapacité quasi féminine de supporter la vue d’une souffrance et de permettre que l’on souffre ; c’est l’involontaire obscurcissement et l’efféminisation par lesquels l’Europe gît menacée d’un nouveau bouddhisme ; c’est la foi dans une morale de compassion réciproque, comme si c’était là la morale par excellence, la sommité, la cime atteinte par l’homme, l’unique espérance de l’avenir, la consolation du présent, la grande rédemption de la faute du passé. » En un mot, la foi qu’on retrouve chez toutes ces sectes, c’est « la foi à la communauté rédemptrice, au troupeau, donc à eux-mêmes[13]. »

Autre caractéristique commune aux socialistes et aux anarchistes : le rejet de toute punition et sanction légale. Quoique Nietzsche, pour son compte, n’ait voulu admettre ni bien ni mal véritable, ni moralité, ni immoralité, ni obligation, ni sanction, il devient cependant, au point de vue social, un partisan résolu de la punition, pourvu que ce soient les maîtres qui l’infligent aux esclaves. Il se plaint, à ce sujet, de nos sensibleries à l’égard des criminels. « Il vient un moment, dit-il, dans la vie des peuples, où la société est aveulie, énervée au point de prendre parti même pour l’individu qui la lèse, pour le criminel — et cela le plus sérieusement du monde. Punir ! le fait même de punir lui parait contenir quelque chose d’inique ; — il est certain que l’idée de « châtiment » et de la « nécessité de châtier » lui fait mal, lui fait peur : est-ce qu’il ne suffirait pas de mettre le malfaiteur hors d’état de nuire ? Pourquoi donc punir ? punir est si pénible ! » Nietzsche, lui, ne connaît pas ces lâches apitoiemens. Il châtie l’homme comme on châtie son chien, et si l’homme souffre, tant pis, ou tant mieux ! Ne faut-il pas que celui qui a la puissance supérieure la déploie aux dépens et, finalement, au profit des puissances inférieures ?

Après avoir aussi reproché à notre temps de démocratie et de socialisme son indulgence pour les coupables, Nietzsche n’en est pas moins tout le premier à prêcher éloquemment la compassion envers les criminels, qui sont des irresponsables :


Vous ne voulez point tuer, juges et sacrificateurs, avant que la bête n’ait hoché la tête ? Voyez ! le pâle criminel a hoché la tête : de ses yeux parle le grand mépris… Votre homicide, ô juges, doit être compassion, et non vengeance. Et en tuant, regardez à justifier la vie même !

Il ne suffit pas de vous réconcilier avec celui que vous tuez. Que votre tristesse soit l’amour du Surhomme, ainsi vous justifiez votre survie.

Dites « ennemi » et non pas « scélérat, » dites « malade » et non pas « gredin, » dites « insensé » et non pas « pécheur. »

Et toi, juge rouge, si tu disais à haute voix ce que tu as fait déjà en pensées, chacun crierait : Otez ces immondices et ce ver empoisonné !

Mais autre chose est la pensée, autre chose l’action, autre chose l’image de l’action. La roue de la causalité ne roule pas entre elles.

Qu’est cet homme ? Un monceau de maladies, qui, par l’esprit, percent hors du monde ; c’est là qu’elles veulent faire leur butin.

Qu’est cet homme ? Un amas de serpens sauvages, qui rarement sont tranquilles ensemble ; alors ils s’en vont, chacun de son côté, chercher du butin par le monde.

Voyez ce pauvre corps ! ce qu’il souffrit et ce qu’il désira, cette pauvre âme essaya de le comprendre ; elle l’interpréta comme la joie et l’envie criminelles vers le bonheur du couteau.

Celui qui tombe malade maintenant est surpris par le mal qui est mal maintenant ; il veut faire mal avec ce qui lui fait mal. Mais il y eut d’autres temps, un autre bien et un autre mal.

Mais ceci ne veut pas entrer dans vos oreilles. Cela nuit à ceux d’entre vous qui sont bons, dites-vous ; mais que m’importent vos bons ?

Chez vos bons, bien des choses me dégoûtent, et ce n’est pas vraiment leur mal. Je voudrais qu’ils aient une folie qui les fasse périr, pareils à ce pâle criminel ! Vraiment je voudrais que leur folie s’appelât Vérité ou Fidélité, ou Justice, mais ils ont leur « vertu » pour vivre longtemps dans un misérable contentement de soi.

Je suis un garde-fou au bord du fleuve : que celui qui peut me saisir me saisisse !

Voici cependant le conseil que je vous donne, mes amis : méfiez-vous de tous ceux dont l’instinct de punir est puissant !

C’est une mauvaise engeance et une mauvaise race : ils ont sur leur visage les traits du bourreau et du ratier.

Méfiez-vous de tous ceux qui parlent beaucoup de leur justice ! En vérité, ce n’est pas seulement le miel qui manque à leurs âmes.

Et s’ils s’appellent eux-mêmes les bons et les justes, n’oubliez pas qu’il ne leur manque que la puissance pour être des pharisiens.

Ainsi parla Zarathoustra[14].


Mais Zarathoustra ne parle-t-il point précisément comme les socialistes, les anarchistes et les démocrates ? Ne parle-t-il point aussi comme Dostoïewski et comme Tolstoï ? Sera-t-il bien venu, dans son Antéchrist, à s’élever contre la grande parole : « Ne jugez point et vous ne serez point jugés ? »


V

Démocratie, socialisme, anarchie sont, selon Nietzsche, un reflet du mouvement religieux qui a détruit l’empire romain. Tout cela est, à ses yeux, un même « mensonge. » Le mensonge, dit-il, peut être une bonne chose, puisque le vrai n’a aucune valeur en soi, mais il faut considérer pour quel but on ment : « il est bien différent si c’est pour conserver ou pour détruire. » Or, sous ce rapport, on peut mettre complètement en parallèle le chrétien et V anarchiste ; « leurs buts, leurs instincts ne sont que destructeurs. » Nietzsche essaie de nous persuader que l’histoire démontre cette affirmation avec une « précision épouvantable. » Ce qui existait aere perennius, l’empire romain, fut « la plus grandiose forme d’organisation, sous des conditions difficiles, qui ait jamais été atteinte, tellement grandiose que, comparé à elle, tout ce qui l’a précédé et tout ce qui l’a suivi n’a été que dilettantisme, chose imparfaite et gâchée. » Ces « saints anarchistes » se sont fait une « pitié » de détruire « le monde, » c’est-à-dire l’empire romain, jusqu’à ce qu’il n’en restât plus pierre sur pierre, jusqu’à ce que « les Germains mêmes et d’autres lourdauds aient pu s’en rendre maîtres… » « Le chrétien et l’anarchiste sont décadens tous deux, tous deux incapables d’agir autrement que d’une façon dissolvante, venimeuse, étiolante ; partout ils épuisent le sang, ils ont tous deux, par instinct, une haine à mort contre tout ce qui existe, tout ce qui est grand, tout ce qui a de la durée, tout ce qui promet de l’avenir à la vie… Le christianisme a été le vampire de l’empire romain ; il a mis à néant, en une seule nuit, cette action énorme des Romains : avoir gagné un terrain pour une grande culture qui a le temps. Ne comprend-on toujours pas ? L’empire romain que nous connaissons, que l’histoire de la province romaine enseigne toujours davantage à connaître, cette admirable œuvre d’art de grand style, était un commencement : son édifice était calculé pour être démontré par des milliers d’années ; jamais jusqu’à nos jours on n’a construit de cette façon, jamais on n’a même rêvé de construire en une égale mesure, sub specie æterni ! Cette organisation était assez forte pour supporter de mauvais empereurs : le hasard des personnes ne doit rien avoir à voir en de pareilles choses, premier principe de toute grande architecture Pourtant elle n’a pas été assez forte contre l’espèce la plus corrompue des corruptions, contre le chrétien… »

Opposer le Christ au christianisme, montrer dans la religion chrétienne une altération de la vraie doctrine évangélique et dans les évangiles eux-mêmes un commencement d’altération du vrai Jésus, ce nest pas sans doute chose nouvelle : Nietzsche, à son tour, reprend la tâche. « Il n’y a eu qu’un seul chrétien, dit-il, et il est mort sur la croix. » Au reste, qui a mieux saisi et rendu, dans ses grands traits, la physionomie du Christ que lantichrétien qui fut Nietzsche ? « Ce n’est pas, dit-il, sa foi qui distingue le chrétien, » entendez le vrai disciple du Christ ; « le chrétien agit, il se distingue par une manière d’agir différente. Il ne résiste à celui qui est méchant envers lui ni par des paroles, ni dans son cœur. Il ne fait pas de différence entre les étrangers et les indigènes… Il ne se fâche contre personne. Il ne méprise personne. Il ne se montre pas aux tribunaux et ne s’y laisse point mettre à contribution (ne pas prêter serment). Tout cela est, au fond, un seul axiome, tout cela est la suite d’un instinct. La vie du Sauveur n’était pas autre chose que cette pratique ; sa mort ne fut pas autre chose non plus… Il n’avait plus besoin ni de formules, ni de rites pour les relations avec Dieu, pas même de la prière. Il en a fini avec tout l’enseignement juif de la repentance et du pardon ; il connaît seul la pratique de la vie qui donne le sentiment d’être divin, bienheureux, évangélique, toujours enfant de Dieu. La repentance, la prière pour le pardon ne sont point des chemins vers Dieu ; la pratique évangélique seule mène à Dieu, c’est elle qui est Dieu. Ce qui fut détrôné par l’Evangile, c’était le judaïsme de l’idée du péché, du pardon des péchés, de la foi, du salut par la foi ; toute la dogmatique juive était niée dans le joyeux message. »

Nietzsche attribue au fondateur du christianisme « l’instinct profond pour la manière dont on doit vivre, afin de se sentir au ciel, afin de se senivc, éternel, tandis qu’avec une autre conduite on ne se sentirait absolument pas au ciel ; cela seul, dit Nietzsche, est la réalité psychologique de la rédemption. Une vie nouvelle, et non une foi nouvelle ! »

S’inspirant de tout le travail de l’exégèse allemande et de tout le symbolisme cher à la philosophie allemande, Nietzsche ajoute ces paroles caractéristiques : « Si je comprends quelque chose chez ce grand symboliste, c’est bien le fait de ne prendre pour des réalités, pour des vérités, que les réalités intérieures ; le reste, tout ce qui est naturel, tout ce qui a rapport au temps et à l’espace, tout ce qui est historique, ne lui apparaissait que comme des signes, des occasions de paraboles. L’idée du fils de l’homme n’est pas une personnalité concrète qui fait partie de l’histoire, quelque chose d’individuel, d’unique, mais un fait éternel, un symbole psychologique, délivré de la notion du temps. Ceci est vrai encore une fois, et dans un sens plus haut, du Dieu de ce symboliste type, du règne de Dieu, du royaume des cieux, du fils de Dieu. » Avec Strauss et Renan, Nietzsche déclare qu’il faut dégager le sens profond des dogmes, Tesprit qui vivifie de la lettre qui tue. Pour lui, par exemple, le mot fils exprime la pénétration dans le sentiment de la transfiguration générale de toutes choses (la béatitude) ; le mot père, ce sentiment même, le sentiment d’éternité et d’accomplissement. Le royaume des cieux est un état du cœur ; « ce n’est pas un état au-dessus de la terre ou bien après la mort. » Toute idée de la mort naturelle manque dans l’Évangile ; la mort n’est point un pont, point un passage ; elle est absente, puisqu’elle fait partie d’un tout autre monde, apparent, utile seulement en tant que signe. L’heure de la mort n’est pas une idée chrétienne, l’heure, le temps, la vie physique et ses crises n’existent pas pour le maître de l’heureux message. Le règne de Dieu n’est pas une chose que l’on attend, et n’a point d’hier et point d’après-demain, il ne vient pas en mille ans, il est une expérience du cœur, il est partout, il n’est nulle part. » Nietzsche parle ici comme Spinoza et Swedenborg. « Ce joyeux messager mourut comme il avait vécu, comme il avait enseigné, non point pour sauver les hommes, mais pour montrer comment on doit vivre. La pratique, c’est ce qu’il laissa aux hommes : son attitude devant les juges, devant les bourreaux, devant les accusateurs et toute espèce de calomnies et d’outrages, son attitude sur la croix. Il ne résiste pas. Il ne défend pas son droit, il ne fait pas un pas pour éloigner de lui la chose extrême ; plus encore, il la provoque. Et il prie, souffre et aime avec ceux qui lui ont fait du mal… Ne point se défendre, ne point se mettre en colère, ne point rendre responsable… Mais aussi ne point résister au mal, aimer le mal ! »

Ces derniers points sont les seuls que Nietzsche trouve à reprendre chez le Christ. — Mais, demanderons-nous, ne point résister au mal dont on est seul l’objet et aimer le méchant même, est-ce donc « aimer le mal ? » Nietzsche dévie ici du vrai christianisme, qu’il vient cependant de peindre en termes qui rappellent Tolstoï., Nietzsche avait coutume de dire que Jésus avait trouvé en lui « son meilleur ennemi ; » Jésus avait trouvé aussi en lui un de ses meilleurs amis. Que Nietzsche soit « anti-chrétien, » je le veux, mais il n’est pas « anti-christ. » L’auteur de l’Imitation seul a une onction comparable. Pourquoi donc, après avoir si bien compris la religion intérieure et la morale éternelle, montrer ensuite le poing à toute morale ? Pourquoi, quand on admire et aime Jésus, prendre l’attitude de Satan ? Zarathoustra a senti la sublime douceur de l’amour, et il se fait cependant l’apôtre de la dureté.

« L’amour, objecte Nietzsche aux chrétiens, est l’état où l’homme voit le plus de choses comme elles ne sont pas. La force illusoire y est à son degré le plus élevé ; de même la force adoucissante, la force glorifiante. On supporte davantage en amour, on souffre tout. Il s’agissait de trouver une religion où l’on puisse aimer : avec l’amour on se met au-dessus des pires choses dans la vie, on ne les voit plus du tout. » Nietzsche en conclut que l’amour des chrétiens est une « prudence, » une habileté pour faire réussir leur religion. Il ne se demande pas si, à côté de l’amour aveugle, il n’existe point un amour clairvoyant ou divinateur. Il est bien vrai que l’amour fait voir une foule de choses comme elles ne sont pas dans la réalité d’aujourd’hui, mais n’en fait-il point voir d’autres comme elles seront dans la réalité de demain ? Jésus, en aimant, n’a-t-il rien deviné de ce qui un jour, grâce à lui, devait s’établir parmi les hommes ?


VI

Mêlez la sophistique grecque et le scepticisme grec avec le naturalisme de Hobbes et avec le monisme de Schopenhauer, corrigé par Darwin, assaisonné des paradoxes de Rousseau et de Diderot, vous aurez la philosophie de Nietzsche. Avancée en apparence, séduisante d’aspect pour une jeunesse ingénue à la recherche du neuf, cette philosophie n’en est pas moins essentiellement antique et « réactionnaire, » dans tous les sens possibles, ennemie de tout ce qu’on appelle les progrès modernes. « Moderne, c’est-à-dire faux, » répète Nietzsche sur tous les tons, et il consacre à anathématiser la « modernität » un des chapitres de son dernier ouvrage : La Volonté de puissance. Il se croit à l’abri de tous les préjugés qui viennent du « troupeau » : et nul, plus que ce chantre de la force et de la guerre, n’a ramassé en monceau tous les préjugés grégaires d’une Allemagne restée féodale en plein xixe siècle, toutes les idées dominantes venues de la race, du milieu et du moment, combinées avec les idées analogues de l’antiquité, du moyen âge et de la Renaissance.

Mais le dernier des romantiques rajeunit tout, fait tout accepter par la magie de son lyrisme. Bien qu’il croie chaque âme isolée en soi et impénétrable à autrui, le miracle de sa poésie rend son âme transparente pour tous :


Comme c’est agréable qu’il y ait des mots et des sons ! Les mots et les sons ne sont-ils pas les arcs-en-ciel et des ponts illusoires entre ce qui est éternellement séparé ?

À chaque âme appartient un autre monde ; pour chaque âme, toute autre âme est un arrière-monde…

Pour moi, comment y aurait-il quelque chose en dehors de moi ? Il n’y a pas d’en dehors ! Mais tous les sons hous font oublier cela ; comme il est agréable que nous puissions oublier !

Comme toute parole est douce ! Comme tous les mensonges des sons paraissent doux ! Les sons font danser notre amour sur des arcs-en-ciel multicolores.


Par quoi i’aut-il réfuter Nietzsche ? Par lui-même. Si, dans ses œuvres riches de pensées, il a toujours placé le poison à côté de l’aliment, il y a toujours aussi placé le contrepoison. Après avoir bafoué toute conception d’égalité, Nietzsche s’écrie : « Égalité pour tous les égaux, inégalité pour tous les inégaux, voilà comment parle la vraie justice, et elle ajoute logiquement : Ne jamais rendre égal ce qui est inégal. » Ainsi raisonne Nietzsche, avec Renan et Taine. Et il ne voit pas que la doctrine qu’il croit opposer à la Déclaration des droits est celle même que contient cette Déclaration. Car il ne s’y est jamais agi que d’égalité de droits « devant la loi. » On y proclame (qu’importe le style suranné de l’époque ?) que tous les citoyens doivent être traités « selon leurs capacités, sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talens. » Égalité pour les égaux, inégalité pour les inégaux, mais c’est le dogme même du droit démocratique, c’est la définition de la justice pour les Turgot et les Condorcet tout comme pour Nietzsche ! Ne pas rendre égal ce qui est inégal, ni inégal ce qui est égal, mais c’est la condamnation même de l’inégalité devant la loi ! Si, à mérite égal ou à égal démérite, vous traitez le riche, le noble, « le maître, » le patron, autrement que le pauvre, que l’homme du peuple, que « l’esclave, » l’ouvrier, c’est alors que vous rendez artificiellement inégal ce qui est égal ! c’est alors que vous faussez les poids et mesures, en introduisant des inégalités factices et des castes forcées là où se valent les esprits, les cœurs, les volontés libres. Nietzsche a d’ailleurs raison d’opposer la justice au faux égalitarisme (qu’il confond à tort avec le vrai) ; mais alors, de son aveu même, il y a donc une « vérité » et une « justice, » quoiqu’il nous ait répété : « rien n’est vrai, tout est permis ; » quoiqu’il ait placé le « vrai », le « juste » parmi les valeurs de décadence qui précipitent l’humanité en bas au lieu de la faire monter vers le Surhomme !

Il aime à intituler ses chapitres : « l’immoraliste parle ; » au haut de la page qu’on vient de lire, il eût pu mettre, par une heureuse contradiction : « Le moraliste parle ! » Le sophisme, chez Nietzsche, côtoie toujours la vérité. L’organisation juridique ne doit pas, sans doute, empêcher toute lutte juste, au sens de compétition et d’émulation, et c’est ce qu’oublient les collectivistes ; mais elle peut et doit empêcher toute lutte violente et injuste, où ce serait le plus fort, le plus rusé, le moins scrupuleux et le plus méchant qui l’emporterait. Si la règle sociale doit tenir toutes les volontés pour « égales » en droits et en devoirs, elle ne les tient nullement pour égales sous les autres rapports ; et Nietzsche commet encore ici la confusion banale de la vraie et de la fausse égalité. C’est par l’égalité même des droits qu’on assure la manifestation des inégalités, naturelles ou acquises, d’intelligence, de travail, de mérite. La justice sociale va donc, non « à l’opposé de la vie, » mais dans le sens de la vie même, en assurant le triomphe des meilleurs intellectuellement et moralement, non des plus forts matériellement.

Nietzsche confond la démocratie avec le communisme, il n’y voit que le triomphe de l’esprit grégaire et le « règne de la canaille. » — L’esprit de troupeau n’existe-t-il donc point aussi dans les aristocraties ? La caste n’est-elle pas elle-même un troupeau ? Le mépris de la démocratie, c’est le mépris du peuple ; le mépris du peuple, c’est le mépris de l’humanité ! Et j’ajoute que le mépris de l’humanité, c’est le mépris de soi-même.

Outre la justice, on sait avec quelle véhémence Nietzsche condamne la pitié, la charité, la philanthropie, toute la « sensiblerie moderne. » — « On perd de la force quand on compatit, prétend-il. Par la pitié s’augmente et se multiplie la déperdition de forces que la souffrance déjà apporte à la vie. » S’inspirant de Darwin et de Spencer, non moins à la mode de son temps que la psycho-physiologie, il voit dans la pitié des philanthropes un obstacle artificiel apporté aux bienfaits de la sélection naturelle, qui, sans elle, éliminerait les faibles et les mal conformés. « La pitié contrarie la loi de l’évolution, qui est celle de la sélection. » Elle comprend dans son sein ce qui est mûr pour la disparition, elle se défend en faveur des déshérités et des condamnés de la vie. » Par le nombre et la variété des choses manquées qu’elle retient dans la vie, elle donne à la vie elle-même un aspect sombre et douteux. « On a eu le courage d’appeler la pitié une vertu (dans toute morale noble, elle passe pour une faiblesse) ; on est allé plus loin, on a fait d’elle la vertu, le terrain et l’origine de toutes les vertus (Schopenhauer). Mais il ne faut jamais oublier que c’était du point de vue d’une philosophie qui était nihiliste, qui inscrivait sur son bouclier la négation de la vie » — Qu’entend Nietzsche par les déshérités, les condamnés, les vaincus de la vie ? Il y a des déshérités qui le sont par le fait des circonstances sociales ; faut-il les éliminer comme des bossus ou des culs-de-jatte ? Si un Byron boite, faut-il le jeter pour cela au gouffre avant qu’il n’ait écrit Childe-Harold ? Nietzsche eût-il été sûr lui-même d’échapper à une condamnation immédiate ? Ne fut-il pas aussi un vaincu de la vie ? Si l’on veut vaincre les maux, d’ailleurs, il faut les connaître, il faut les étudier, il faut les soigner, il faut apprendre à les guérir ; la science de la vie ne ferait aucun progrès sans la science des maux de la vie, qui elle-même suppose la compassion aboutissant à l’action. Nietzsche ajoute, avec Spencer, que la philanthropie si large qui est maintenant entrée dans nos mœurs est non seulement inutile, mais même nuisible à la société. Nous avons examiné jadis le problème dans cette Revue et dans un livre (La science sociale contemporaine) que Nietzsche, paraît-il, a couvert d’annotations marginales. Nous regrettons de ne pas connaître ses remarques et objections ; mais elles devaient se ramener toutes au fameux : « Périssent les faibles et les ratés ! » Reste toujours à savoir ce qu’on entend par les faibles. Nietzsche était physiquement un faible, — à supprimer ! il devait même, par malheur, devenir plus qu’un raté, un dément. Et cependant il est un exemple de l’utilité que peuvent avoir les faibles de corps et même les déséquilibrés d’esprit, qui ont parfois des facultés intellectuelles supérieures.

Nietzsche a bien mis en lumière les dangers du socialisme et il a réfuté admirablement les anarchistes, mais ne se réfute-t-il point du même coup ? Après avoir posé lui-même le principe de tout anarchisme, a-t-il le droit d’en refuser la conséquence légitime : licence absolue ? Comme les nihilistes et anarchistes, il a supprimé toute morale, tout « impératif » suprême, toute loi intérieure autre que la volonté même de puissance. — Oui, répondra-t-il, mais on ne supprime pas pour cela toute autorité, « toute tyrannie contre la nature et même contre la raison, si ce n’est que l’on veuille décréter soi-même, de par une autre morale quelconque, que toute espèce de tyrannie et de déraison sont interdites. » C’est donc au nom des seules lois naturelles de la vie que Nietzsche prétend condamner les réformateurs de la vie sociale. Selon lui, le socialiste ou l’anarchiste n’est que le porte-parole des couches sociales en décadence. « Lorsque l’anarchiste réclame, dans une belle indignation, le droit, la justice, les droits égaux, il se trouve sous la pression de sa propre inculture, qui ne sait pas comprendre pourquoi au fond il souffre, en quoi il est pauvre, c’est-à-dire en vie. Il y a en lui un instinct de causalité qui le pousse à raisonner ; il faut que ce soit la faute à quelqu’un s’il se trouve mal à l’aise[15]. »

Ainsi, à en croire Nietzsche, c’est absolument la faute de l’ouvrier anarchiste ou socialiste s’il est dans une condition misérable qui l’excite à accuser la société et à réclamer des lois de répartition meilleure ! Le pauvre n’est pauvre qu’en vie ! À qui Nietzsche fera-t-il admettre un tel paradoxe ? Lui qui se dresse en accusateur contre la société quand c’est au nom de son propre individualisme, comment trouve-t-il que tout est injuste dans les accusations des misérables contre la société actuelle ? Au fond, Nietzsche a beau dire, il est lui-même un anarchiste anti-libertaire, anti-égalitaire, un anarchiste pour qui, toute loi morale étant abolie, le mieux est qu’un bon tyran fasse la loi. Les anarchistes démocrates, après avoir renversé toute morale, s’imaginaient qu’ils n’allaient plus obéir, mais, avec Thrasymaque et Calliclès, l’aristocratique Nietzsche leur dit : — Mes amis, c’est plus que jamais le moment d’obéir ; il y aura toujours des esclaves et il y aura toujours des maîtres, voilà la vraie loi de nature ; si vous ne pouvez pas (ce que je crains) faire partie des maîtres qui commandent, résignez-vous donc à faire partie des esclaves qui obéissent.

On a justement donné le nom d’anarchie passive au système de Tolstoï : non-résistance au mal ; le système de Nietzsche est l’anarchie active aboutissant au despotisme des « maîtres » et à l’asservissement des « esclaves. » Les anarchistes, « qui se prétendent libres penseurs » dit Nietzsche avec ironie, veulent rejeter la « soumission à des lois arbitraires ; » ils ne voient pas que, pour n’être nullement morales, les lois et la contrainte n’en sont pas moins tout l’opposé d’arbitraires. « C’est, au contraire, un fait singulier que tout ce qu’il y a ou tout ce qu’il y avait sur terre de liberté, de finesse, de hardiesse, de légèreté, de sûreté magistrale, que ce soit dans la pensée, dans la façon de gouverner, dans la manière de dire ou de persuader, dans les arts comme dans les mœurs, ne s’est développé que grâce à la tyrannie de ces lois arbitraires ; et sérieusement, il est très probable que c’est précisément cela qui est nature et naturel, — et nullement ce laisser aller ! »

Nietzsche avait dit plus haut le contraire dans ses déclamations contre le christianisme, mais n’importe. En artiste qu’il est, il prend un exemple dans l’art ; il examine comment on y arrive au naturel. Tout artiste, dit-il, sait que son naturel ou, si vous voulez, son état naturel se trouve bien loin du sentiment de laisser aller, de négligence et, pourrait-on dire, d’anarchie intellectuelle, « ce naturel qui consiste à ordonner, à placer, à disposer, à former librement, dans les momens d'inspiration ; et c’est alors qu’il obéit sévèrement et avec finesse à des lois multiples, qui se refusent à toute réduction en formule par des notions, à cause de leur dureté et de leur précision mêmes (à côté d’elles, les notions les plus solides ont quelque chose de flottant, de multiple et d’équivoque). » Nous voilà bien loin de l’anarchie ! Mais aussi, par cette idée de règles fondées sur la nature, de lois excluant l’arbitraire, ne revenons-nous pas à la morale ? « Le principal au ciel et sur la terre, conclut Nietzsche comme un vulgaire moraliste, c’est d’obéir longtemps, et dans une même direction ; il en résulte toujours à la longue quelque chose pourquoi il vaut la peine de vivre sur terre, par exemple, « la vertu, l’art, la musique, la danse, la raison, l’esprit, quelque chose qui transfigure, quelque chose de raffiné, de bon et de divin. » La vertu ! dit Nietzsche, cette vertu qu’ailleurs il a représentée comme une négation insensée de la nature ! Il y voit maintenant la vraie nature ou, tout au moins, la meilleure nature. « Considérez toute morale sous cet aspect, c’est la nature en elle qui enseigne à haïr le laisser aller, la trop grande liberté, et qui implante le besoin d’horizons bornés et de tâches à la portée, qui enseigne le rétrécissement des perspectives, donc, en un certain sens, la bêtise, comme condition de vie et de croissance. » La bêtise, est-ce bien sûr ? Nietzsche va encore lui-même rétorquer cette boutade. « Tu dois obéir à n’importe qui, et longtemps ; autrement, tu iras à ta ruine, et tu perdras le dernier respect de toi-même ; — cela me semble être l’impératif moral de la nature, qui n’est ni catégorique, contrairement aux exigences du vieux Kant (de là cet « autrement »), ni adressé à l’individui (qu’importe l’individu à la nature ?) mais adressé à des peuples, des races, des époques, des castes, — avant tout à l’animal homme tout entier, à l’humanité. » Voilà la morale vengée des injures de Nietzsche par Nietzsche lui-même ; tout à l’heure elle était contraire à la vie et à la nature ; maintenant, elle est, non une « bêtise, » mais une sagesse selon la nature et essentielle à la vie ; car vivre, Zarathoustra nous la dit, « c’est obéir et commander, » obéir d’abord pour pouvoir ensuite commander, non pas seulement aux autres, mais à soi-même.

Nietzsche finit par dire : « Tout naturalisme dans la morale, c’est-à-dire toute saine morale est dominée par l’instinct de vie ; or, un commandement de la vie quelconque est rempli par un canon déterminé d'ordres et de défenses ; une entrave ou une inimitié quelconque sur le domaine vital est ainsi écartée. La morale anti-naturelle, c’est-à-dire toute morale qui jusqu’à présent a été enseignée, vénérée et prêchée, se dirige, au contraire, précisément contre les instincts vitaux ; elle est une condamnation tantôt secrète, tantôt bruyante et effrontée, de ces mêmes instincts… Le saint qui plaît à Dieu, c’est le castrat idéal. La vie prend fin là où commence le royaume de Dieu[16]. » Nietzsche confond ainsi sophistiquement toute morale avec un ascétisme ennemi de la nature et de la vie, qui défendrait de boire et de manger, d’avoir des enfans, d’aimer, de se réjouir, de vivre. Et il est alors facile d’anathématiser la morale comme négation de la vie. Mais lui-même, dans la même page, il a reconnu que tout commandement de la vie et de l’instinct vital est rempli par un canon déterminé d'ordres et de défenses ; or, ces ordres et ces défenses sont une morale, celle de la vie ; il y a donc toujours une morale ! Il faut toujours déterminer le summum de la vie, c’est-à-dire, au fond, « l’optimum » de l’existence et du vouloir. Nous voilà revenus aux éternels problèmes moraux, que Nietzsche se flattait tout à l’heure d’avoir pour jamais anéantis.

De contradiction en contradiction, notre philosophe poursuit son chemin. Tantôt, en vue de la vie phàne et débordante, il veut que nous lâchions la bride à tous nos instincts, à toute la nature tropicale qui demande expansion ; tantôt il veut que nous refrénions nos instincts. « Ces instincts, dit-il en effet (conformément à la plus antique sagesse) se contredisent, se gênent et se détruisent réciproquement. La raison de l’éducation exigerait que, sous une contrainte de fer, un de ces systèmes d’instincts au moins fût paralysé, pour permettre à un autre de manifester sa force, de devenir vigoureux, de devenir maître. Le contraire a lieu, la prétention à l’indépendance, au développement libre, au laisser aller, est soulevée avec le plus de chaleur précisément par ceux pour qui aucune bride ne serait assez sévère. » Ainsi parle Nietzsche dans le paragraphe du Crépuscule des idoles qu’il intitule, par ironie à l’égard d’un couplet de la Marseillaise : Liberté, liberté pas chérie ! Cet autoritaire ne veut la liberté que pour lui-même et ses pareils, non pour les autres ; liberté aux maîtres, esclavage aux esclaves. Ascétique pour le peuple, il est ennemi de toute entrave pour les aristocrates. Quel est donc le sceau que les maîtres portent au front, et comment empêcheront-ils les esclaves d’essayer, eux aussi, de se faire maîtres à leur tour ?

Au socialisme et à l’anarchisme, Nietzsche oppose la sélection aristocratique des plus forts, qui finira par en faire les plus intelligens. Avec Flaubert, avec Renan, avec presque tous les romantiques, il admet qu’un peuple n’est qu’un détour pris par la nature pour produire une douzaine de grands hommes, y compris lui-même ; et il pose en principe que : « L’humanité doit toujours travailler à mettre au monde des individus de génie ; c’est là sa mission, elle n’en a point d’autre. » Soit. Admettons-le, malgré la contradiction qu’il y a à dire que l’humanité est faite pour Renan, Flaubert et Nietzsche, alors que les grands hommes, à leur tour, n’ont de valeur que par les services qu’ils peuvent rendre à l’humanité en l’amenant à un niveau surhumain. Toujours est-il qu’une question se présente : comment vous y prendrez-vous pour faire surgir vos grands hommes ? Nous aurons soin désormais, répond Nietzsche, de ne plus laisser au seul hasard le soin de produire l’individu de génie, le vrai maître, au milieu de la masse des médiocres et des esclaves ; les hommes s’efforceront, en pleine connaissance de cause, de faire naître par la sélection, par une éducation appropriée, une race de héros. « Il est possible, affirme Nietzsche, d’obtenir, par d’heureuses inventions, des types de grands hommes tout autres et plus puissans que ceux qui, jusqu’à présent, ont été façonnés par des circonstances fortuites. La culture rationnelle de l’homme supérieur, c’est là une perspective pleine de promesses. » Ainsi serait substituée la sélection artificielle à la sélection naturelle, dont le jeu n’est pas assez sûr. Quant aux moyens de produire artificiellement des hommes dignes d’être les maîtres, Nietzsche les laisse dans l’indétermination, et pour cause !

Nous doutons qu’on puisse, par aucun artifice, procréer des héros comme on obtient des races de chevaux supérieures. Ni la sélection naturelle ni la sélection artificielle ne nous assurent donc que nous aurons les grands hommes destinés à devenir nos maîtres. Les eussions-nous, il faudrait toujours des signes pour reconnaître leur supériorité. Si on leur laisse à eux-mêmes le soin de s’imposer, rien ne nous dit que de faux grands hommes ne réussiront pas à être les plus forts ou les plus rusés. N’est-il donc pas plus simple de maintenir les règles de la justice commune et du droit commun, en laissant aux supériorités le pouvoir de naître et de se faire accepter librement ? Mais non ; Nietzsche veut de vrais « maîtres » et, du même coup, des « esclaves. » La production de toute aristocratie, dit-il, nécessite une armée d’esclaves. « L’esclavage est une des conditions essentielles d’une haute culture : c’est là, il faut bien le dire, une vérité qui ne laisse plus place à aucune illusion sur la valeur absolue de l’existence. C’est là le vautour qui ronge le foie du moderne Prométhée, du champion de la civilisation. La misère des hommes qui végètent péniblement doit être augmentée encore pour permettre à un petit nombre de génies olympiens de produire les grandes œuvres d’art. » Le progrès de la culture n’a pas pour effet de soulager les humbles : les ouvriers du xixe siècle ne sont pas plus heureux que les esclaves de l’époque de Périclès. Nietzsche reproduit ainsi, sans les critiquer, toutes les idées courantes depuis Schlegel, Hegel et Renan. Mais l’exemple même qu’il donne de nos ouvriers comparés aux esclaves antiques est la meilleure réfutation de sa thèse ; lisez, dans les auteurs grecs, la manière dont les Spartiates, dont les Athéniens eux-mêmes, dont les Romains traitaient leurs esclaves, et vous verrez ce que vaut le paradoxe qui soutient l’éternelle équivalence des conditions humaines ! Nietzsche prétendra-t-il aussi que les famines sont aujourd’hui aussi nombreuses et aussi meurtrières qu’au moyen âge ? Quoi qu’il en puisse dire, le servage fut un adoucissement de l’esclavage, le salariat fut un adoucissement du servage, et nous tendons aujourd’hui à la suppression du salariat lui-même au profit de la coopération et de l’association ; c’est dire que nous tendons à une plus grande justice parmi les hommes et à une plus grande égalité de droits, qui produira une plus grande égalité de jouissances. Un contemporain de Karl Marx aurait pu concevoir, sur ce sujet, des idées un peu moins arriérées que celles qui ont séduit Nietzsche.

Toujours, dit Nietzsche, il y aura subordination sociale des faibles aux forts, parce qu’il y aura toujours entre eux diversité, et qu’ils seront toujours autant de « volontés de puissance distinctes et irréductibles. » — Mais, peut-on répondre, la diversité n’est pas nécessairement et ne sera pas toujours l’hostilité ! Elle est même un moyen de répartir les biens et les trésors sociaux, d’empêcher que tous les hommes veuillent à la fois la même chose et se la disputent par la force. Nietzsche parle toujours comme si le seul point d’application possible de la puissance en expansion était « les autres hommes, » tandis qu’il est aussi « les choses » et avant tout « nous-mêmes. » Nous avons de quoi exercer notre puissance à l’intérieur de nous ; nous avons à lutter contre des penchans qui, quoi que Nietzsche prétende (sauf à dire ensuite le contraire), ont besoin d’être tantôt refrénés, tantôt dirigés et ordonnés. Se vaincre soi-même, il y a longtemps qu’on y a vu, et Nietzsche y voit lui-même la plus belle des victoires. Que les nietzschéens se rassurent donc, les hommes peuvent être en paix les uns avec les autres, ils auront encore de quoi « lutter, » soit avec la nature, soit avec eux-mêmes. La guerre intérieure de l’idée contre la passion se substitue de plus en plus à la guerre extérieure. Les partisans du conflit universel n’ont-ils pas là de quoi se satisfaire plus qu’à un choc de forces brutales ?

Nietzsche a beau transmuter toutes les valeurs et soutenir que, dans les rapports des hommes entre eux, il faut prendre « les penchans haine, envie, cupidité, esprit de domination pour des tendances essentielles à la vie, pour quelque chose qui, dans l’économie générale de la vie, doit exister profondément, essentiellement[17]. » Il confond par là deux choses qu’on fait distinguer à tout élève de philosophie.• les penchans naturels et les passions qui les poussent à l’outrance. — Qu’est-ce que l’indestructible et utile « ambition, » demandent les partisans de Nietzsche, sinon une forme de la volonté de puissance et de lutte ? — De la volonté de puissance, soit ; de lutte, il faut s’entendre. « L’ambition ne suppose-t-elle pas un obstacle à renverser, un adversaire à combattre ? » Un obstacle, oui ; un adversaire, pas toujours, ni nécessairement. L’ambition d’être un grand poète, un grand philosophe, un grand savant, ou simplement un homme juste et utile à tous, n’entraîne pas d’adversaires à anéantir. L’évolution des sociétés, ajoutent les admirateurs de Nietzsche, — M. Simmel, M. Palante[18], — ne nous montre nullement une diminution d’égoïsme et d’antagonisme dans les rapports humains ; au contraire, la caractéristique de notre époque semble être une extrême « intensification » des égoïsmes collectifs, égoïsmes de races, de classes, de partis, de corporations, etc., qui sont des volontés collectives de puissance. « Qu’on médite l’exemple fourni par l’égoïsme anglais dans la guerre sud-africaine. Nous voyons que les égoïsmes de groupes n’ont jamais été plus armés qu’aujourd’hui. En admettant que les consciences individuelles se soient affinées au cours de l’évolution et soient devenues accessibles à des sentimens plus délicats et plus humains que ceux de l’humanité primitive, la conscience sociale reste aussi égoïste, aussi ambitieuse et cupide, à l’occasion, aussi tyrannique et oppressive que jamais[19]. » Il est possible, répondrons-nous, que les égoïsmes collectifs s’intensifient à notre époque, et encore la chose est contestable. L’ancien égoïsme anglais à l’égard de l’Irlande fut-il moindre que l’égoïsme actuel à l’égard du Transvaal ! Les égoïsmes de classes, de partis, de corporations, n’aboutissent plus aussi souvent que jadis à la lutte armée. Si les États se battent encore entre eux, les provinces ne se battent plus. Il y a donc progrès.

Les nietzschéens répliquent que, si la solidarité augmente en effet dans chaque groupe, la rivalité et l’hostilité augmentent pari passu de groupe à groupe. — La rivalité, soit ; l’hostilité, pas toujours. Encore la rivalité n’a-t-elle lieu que pour les objets où il y a rencontre de prétentions semblables, et non pas différentes. Il est d’ailleurs juste de dire, avec Nietzsche et ses partisans, que l’état de rivalité entre les groupes est favorable à la liberté de l’individu : trouvant en face de lui plusieurs groupes en lutte, il peut trouver dans un de ces groupes « un recours contre l’autre. » Les influences de groupe étant souvent oppressives de l’individu, ce dernier a intérêt à voir les groupes entrer en conflit : il peut ainsi les dominer ou du moins leur échapper. « La vieille formule Divide ut imperes, pourrait être transformée en celle-ci : {{lang|la|Divide ut liber sis}[20]. » Nous accordons volontiers que la multiplicité et la rivalité des divers cercles sociaux auxquels un individu peut appartenir est, pour l’individu même, un moyen d’affranchissement. L’ouvrier qui, jadis, était pris tout entier par sa corporation, n’avait pas la liberté de l’homme moderne, qui peut appartenir à vingt sociétés ou associations différentes sans être absorbé par aucune. Mais, si cette diversité et cet équilibre des forces est utile, faut-il en conclure, avec Nietzsche, que l’élément de lutte proprement dite, surtout de lutte plus ou moins violente, soit lui-même à jamais nécessaire ? Cet élément ne va-t-il pas en diminuant, de manière à remplacer l’hostilité par l’émulation, la guerre par le concours ? Loin d’être des « valeurs d’annihilation, » la justice et l’égalité des droits sont les vraies conditions de puissance et de progrès.

Nietzsche ne peut pardonner au christianisme, à la morale moderne, à la démocratie moderne, leur opposition à la lutte. La volonté d’union et de concorde, dit-il, qui consiste à « s’abstenir réciproquement de froissemens, de violences, d’exploitations, à coordonner sa volonté avec celle des autres, ne peut être ni le principe fondamental de la société, ni sa vraie loi. Si on la change en principe, elle se montre aussitôt ce qu’elle est réellement : volonté de négation de la vie, principe de dissolution et de déclin[21]. » La vie elle-même, répète Nietzsche, est « essentiellement appropriation, agression, assujettissement de ce qui est étranger et plus faible, oppression, dureté, imposition de ses propres formes, incorporation et, tout au moins, dans le cas le plus doux, exploitation. » Tout fait, accompli dans le monde organique, est intimement lié aux idées de subjuguer, de dominer[22]. ». Il en est de même dans le monde social. — On ne voit pas cependant, répondrons-nous, dans le règne organique, que la respiration soit une domination, que le mouvement spontané de l’enfant qui joue soit une domination. On ne voit pas non plus que la génération soit une exploitation. Nietzsche fait de la faim l’unique moteur et oublie l’autre face de la vie physique, la génération, l’amour. Voilà qui efface d’un trait de plume, outre une moitié de la vie physique, toute la vie intellectuelle (penser n’est pas détruire), toute la vie morale et sociale (s’unir à autrui n’est pas détruire).

Ainsi se révèle à nous l’erreur fondamentale du système de Nietzsche : je veux dire la conception exclusivement égoïste de la vie, non seulement de la vie physique, mais même de la vie intellectuelle et morale. Dans un de ces nombreux projets qui traversaient son cerveau en feu, Nietzsche voulait consacrer dix années de sa vie à étudier l’histoire naturelle pour corroborer son système moral et social. Que ne l’a-t-il fait ? Au bout de quelques mois seulement d’étude sérieuse, il aurait vu ce système tomber devant la réalité. Mais, pour la biologie comme pour la sociologie, il en est resté à la période de l’ignorance, de cette heureuse ignorance qui fait les sibylles, les devins, — et même les poètes.

Alfred Fouillée.
  1. Ainsi parlait Zarathoustra, trad. Albert, p. 243.
  2. Généalogie de la morale, trad. franc., p. 85.
  3. Par delà le bien et le mal, § 195.
  4. Généalogie de la morale, p. 175.
  5. Aurore, p. 200.
  6. Généalogie de la morale, 2e dissertation, § 11.
  7. Zarathoustra, p. 60.
  8. Crépuscule des idoles, § 40, trad. franc., p. 212.
  9. Ibid., § 43, p. 215.
  10. Ibid., § 39, trad. franc., p. 211.
  11. Zarathoustra, trad. Albert, p. 184.
  12. Aurore, p. 128 et suiv.
  13. Au delà du bien et du mal, p. 126.
  14. Zarathoustra, trad. franc., p. 47 et 137.
  15. Crépuscule des idoles, § 34.
  16. Crépuscule des idoles : la morale en tant que manifestation contre la nature.
  17. Nietzsche, Par delà le bien et le mal, § 23.
  18. Précis de sociologie, Paris, Alcan, 1901.
  19. M. G. Palante, Précis de sociologie, p. 123.
  20. G. Palante, Précis de sociologie, p. 124.
  21. Par delà le bien et le mal, trad. franc., p. 217.
  22. Généalogie de la morale, § 12.