Les Iles normands

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Les Iles normands
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 91 (p. 917-944).
LES
ILES NORMANDES

On ne s’intéresse guère en France à ce qui se passe dans les îles de la Manche, et on y voit flotter le drapeau anglais avec autant d’indifférence que s’il s’agissait d’une station navale de l’Océan-Pacifique. Mais les touristes français commencent à les visiter, Jersey au moins, la plus voisine du groupe ; c’est l’occasion de faire une partie sur mer, de « voyager à l’étranger, » d’admirer des sites qu’on dit pittoresques.

Si court que soit le voyage, le Français trouve amplement matière à s’étonner. Pas de gendarmes!.. Non, pas de figures rébarbatives soupçonnant un malfaiteur dans tout nouveau-venu. Les deux ou trois policemen qui assistent au débarquement ne s’occupent qu’à vous aider à trouver un portefaix ou l’omnibus de votre hôtel. Pas davantage de douaniers, ni de visite de bagages! Descendez, allez, venez, ni la police ni l’autorité ne s’occupent de vous. Le capitaine du navire vous a demandé votre nom en vous retirant votre billet de passage, et c’est tout. Cet enregistrement n’est pas sans arrière-pensée ; mais la précaution est prise contre la compagnie des paquebots plus que contre le voyageur. Un étranger commet-il un délit, la justice du pays ne manque jamais d’ajouter à la prison et à l’amende le bannissement pour un certain nombre d’années. Or, dans une île, comment conduire un banni « à la frontière? » Avec cet enregistrement des noms, on retrouve le navire qui a introduit le délinquant, et la compagnie ou l’armateur est forcé de reprendre et d’emmener son ancien passager.

Notre touriste français, qui a pris un « aller et retour » et qui reviendra à ses propres frais, ne se doute pas de ce machiavélisme, et il jouit de cette liberté, sans soupçon et sans défiance, à laquelle sur le continent il est si peu habitué. Mais, débarqué et courant l’île, bien des choses l’étonnent. Ce n’est pas seulement l’apparence anglaise de la ville, et la tyrannie anglaise du dimanche dont il a déjà ouï parler et qui l’enveloppe de son brouillard pénétrant[1] ; c’est autant et peut-être davantage la singularité de certaines expressions françaises. Il ouvre un journal, on y parle de la Cohue, de bailli, de connétable, etc. ; il regarde aux annonces, et il voit une vente annoncée en ces termes : À bailler à fin d’héritage. Il se dit : « On parle français dans ce pays, mais que veulent dire tous ces archaïsmes ? Suis-je au pays des Sept-Dormans ? » En effet, cette courte traversée lui a fait remonter le cours des âges : il est dans l’ancien duché de Normandie, et la loi qui régit ce pays est encore la « coutume de Normandie. »


I.

Les Anglais, oublieux de l’histoire, se laissent volontiers aller à regarder l’archipel de la Manche comme une « possession » au même titre, par exemple, que Gibraltar ou Malte. Une de leurs géographies scolaires dit naïvement : « Les îles de la Manche (Channel-Islands) sont tout ce qui nous reste de nos possessions en France…[2]. » C’est le contre-pied de l’histoire, car l’Angleterre a été conquise par un duc de Normandie ; on pourrait plutôt dire (si la disproportion actuelle n’était vraiment hyperbolique) que l’Angleterre, avec l’empire britannique tout entier, est une dépendance de ce dernier fragment du duché de Normandie.

Jusqu’aux derniers siècles du moyen âge, l’histoire de cet archipel ne se sépare pas de celle de la Normandie et, plus particulièrement, du Cotentin, auquel il fait face.

Comme l’histoire authentique des îles ne commence qu’au milieu du moyen âge, l’imagination de maint écrivain crédule s’est donné libre carrière dans leurs origines historiques. D’abord on ne sait pas d’où viennent leurs noms ni quelle en est la signification[3]. Leur identification avec des îles nommées dans l’itinéraire d’Antonin (IVe siècle) est pure conjecture : c’est par un calembour naïvement inconscient, comme on en a souvent fait en géographie et surtout en ethnographie, qu’on a voulu retrouver Jersey dans Cœsarea. Et ce nom de César, faisant rêver les imaginations, a donné lieu à une autre légende. On sait comme en France les « camps de César n sont nombreux : il suffit qu’un antiquaire du pays ait donné ce nom aux débris d’une enceinte souvent très moderne pour que le nom reste dénomination locale et passe pour témoignage historique. Mais à Jersey on a fait mieux encore : César étant venu dans l’île (puisqu’elle a gardé son nom !) la donna à douze de ses « gentilshommes,» qui se la partagèrent ; et c’est là l’origine des douze paroisses de Jersey !

Ce qui est certain, c’est que les îles suivirent la destinée du littoral, et notamment celle du promontoire qui reçut son nom de Constance Chlore (Cotentin). Au VIe siècle, ce fut dans une de ces îles (on ignore laquelle) que Chilpéric, roi de Soissons, exila l’évêque de Rouen, Prétextât. Les oscillations du littoral et les invasions de la mer qui en furent la conséquence ont certainement modifié le contour des côtes et probablement élargi le fossé entre le continent et les îles normandes. Mais c’est à une époque géologique que les îles ont été détachées ; elles existaient à l’époque romaine. Tout au plus peut-on supposer que pendant les premiers siècles de notre ère, Jersey aurait été rattachée au continent par une sorte d’isthme découvert à marée basse et dont les récifs de la « Chaussée-des-Bœufs » seraient les derniers vestiges.

Plusieurs écrivains de notre temps parlent gravement d’un « cataclysme » qui, à la suite d’une « marée monstrueuse, « aurait séparé les îles du continent en 709. Ils racontent aussi qu’avant cette date, lorsque l’évêque de Coutances ou son archidiacre allait visiter les églises de Jersey, on mettait une planche sur le ruisseau d’eau de mer qui séparait Jersey du Cotentin. Cataclysme, marée et planche sont de pures légendes dont l’histoire ne porte pas trace ; la marée de 709 a même pour inventeur un écrivain du commencement de ce siècle, l’abbé Manet[4]. De même, dans un livre récent sur la géologie de Jersey, on assure qu’en 1203 « le seigneur de Pratel fit bâtir une église aux Écrehou, attendu que les habitans ne pouvaient plus venir entendre la 7nesne à Portbail en Cotentin[5]. » Ces italiques de l’auteur ont une apparence de document; mais si on fouille l’histoire et si on va chercher dans la Gallia christiana la charte de donation de Pierre de Pratel à l’abbaye de Val-Richer, on ne trouve rien de semblable. Le seigneur donne l’île d’Écrehou au couvent afin qu’on y bâtisse une église, à charge de prier pour son âme, pour celles de ses parens et de ses ascendans. On ne dit même pas que l’île fût habitée ! — Quant aux forêts dont on a plusieurs fois, à marée basse, retrouvé les racines sous-marines sur le littoral de la Normandie ou des îles normandes, elles proviennent d’affaissemens du sol à diverses époques de l’histoire, et souvent même dans les temps modernes. C’est ainsi que la forêt de la Breguette, dont on a plusieurs fois retrouvé les vestiges dans la baie de Saint-Ouen, à Jersey, a été submergée par l’inondation de la mer en 1356.

Quoi qu’il en soit de ces origines historiques ou plutôt géologiques, l’archipel faisait partie du duché de Normandie. Mais les ducs de Normandie, devenus rois d’Angleterre avec Guillaume le Conquérant, se sentaient trop puissans pour être de fidèles vassaux de leur suzerain le roi de France. La guerre sortit bientôt de cette rivalité. Au commencement du XIIIe siècle (1204), Philippe-Auguste prononça la confiscation du fief, conquit toute, la Normandie continentale et la réunit à la couronne. Le duc Jean (c’est en Angleterre le roi Jean-sans-Terre) se maintint dans les îles, dont Philippe-Auguste ne put s’emparer. De cette époque date la séparation de fait. Un peu plus tard, dans un traité conclu, en 1259, entre Louis IX de France et Henri III d’Angleterre, ce dernier reconnut tenir ces îles en fief du roi de France et de ses successeurs. Elles restèrent fief français jusqu’au traité de Brétigny (1360), qui affranchit le roi d’Angleterre de la suzeraineté française. Ce dernier devenait souverain des îles, et tout lien était désormais rompu, de droit comme de fait, avec l’ancienne métropole.


C’était pour les rois d’Angleterre une importante possession, surtout quand ils régnaient en Guyenne et dans plusieurs provinces de la France du sud-ouest. C’était un lieu de refuge pour leurs navires; et plus tard, dans ces guerres qui, jusqu’à notre siècle, font la trame de l’histoire de France et d’Angleterre, les îles du Cotentin fournissaient aux Anglais une place d’armes et de ravitaillement, une base d’opérations contre la Normandie et la Bretagne. Les rois de France n’en avaient qu’un désir plus ardent, moins de reconquérir un lambeau de Normandie que d’enlever aux Anglais un poste avancé dans les eaux françaises.

Si nous écrivions l’histoire des îles, nous aurions à raconter toute une série de combats sur mer et sur terre, d’expéditions et de coups de main. Déjà, avant le traité de Brétigny, des expéditions avaient eu lieu avec des chances diverses. Ensuite, ce sont d’abord Yvain de Galles en 1372 et, s’il faut en croire une légende, Duguesclin en 1374 ; puis, au commencement du XVe siècle, le Breton Penhoët et l’Espagnol Pero-Nino. En 1461, Pierre de Brézé, envoyé par Louis XI, s’empare de Jersey, qui reste huit ans au roi de France. Sous notre roi Henri II, Du Bruel, parti de Saint-Malo, s’établit dans l’île de Serk, s’y fortifia, et de là il inquiétait et dévastait Jersey et Guernesey, quand cette petite île fut reprise sur lui par trahison. Le XVIIIe siècle ne vit qu’une seule tentative, celle de Rullecourt, en 1781. Rullecourt avait trop peu d’hommes pour être sûr du succès ; son audace faillit pourtant être heureuse. La milice de Jersey combattit vaillamment avec les troupes anglaises pour repousser cette attaque.

Les sentimens de nationalité qui déterminent aujourd’hui de si violens mouvemens d’opinion n’existaient pas alors. Du reste, les insulaires étaient séparés depuis longtemps de la Normandie continentale ; leur destinée s’était greffée sur celle de l’Angleterre ; ils avaient souffert de la guerre que leur faisait la France, quand des troupes françaises étaient descendues chez eux et avaient ravagé leurs îles; et ils avaient fini par trouver leur intérêt à être Anglais. La course en temps de guerre et la contrebande en temps de paix étaient devenues deux sources de richesse pour les habitans des îles normandes. Carnot et Bonaparte firent des projets d’expédition dans l’archipel, mais ce ne furent que des projets, car la mer appartenait à l’Angleterre.

L’Angleterre devait, au XIXe siècle, se retrouver maîtresse incontestée des îles, et son ascendant politique et moral s’est accru par les facilités de communication de la navigation à vapeur. Les îles se sont rapprochées de l’Angleterre et les relations sont devenues plus intimes ; de nombreux Anglais se sont établis dans les îles ; la langue anglaise s’est implantée dans l’archipel, comme langue de l’empire, langue de la haute société et langue du commerce extra-insulaire. L’union morale et intellectuelle est venue affermir l’union politique. Le gouvernement anglais n’a rien négligé, ni soins ni argent, pour augmenter la défense de l’île ; il essaya même de faire de l’archipel un second Gibraltar en construisant un grand port militaire à Auregny. Les travaux de la digue projetée absorbèrent millions sur millions ; il fallut pourtant y renoncer, car la fureur de la mer, si dangereuse en ces parages, détruisait l’œuvre édifiée à tant de peines. La défense de l’île reste donc dans ses milices… et surtout dans la flotte de l’Angleterre.

Cette terre si voisine de France, et où le Français entend parler sa langue, était un lieu de refuge tout désigné pour les victimes de nos luttes religieuses et civiles. Au XVIe siècle, la réforme y fut prêchée par des réfugiés huguenots, que l’on trouve dans toutes les îles de l’archipel. L’une d’elles, Auregny (en anglais Alderney), vit sa population doublée par cette émigration. L’influence du clergé indigène avait été affaiblie par les mesures de sécularisation des biens ecclésiastiques sous Henry VIII. Un siècle plus tard, après la révocation de l’édit de Nantes, pendant que tant de réfugiés allaient s’établir en Angleterre et que des régimens huguenots gagnaient pour Guillaume d’Orange la bataille de la Boyne, environ trois cents familles protestantes venaient s’établir dans les îles. Parmi ces exilés se trouvait un des plus célèbres des chefs cévenols, Jean Cavalier : la reine Anne l’avait nommé gouverneur de Jersey ; mais il n’y resta pas.

À peu d’exceptions près, ces familles hugenotes s’établirent dans les îles, y firent souche et se mêlèrent à la population indigène. Il n’en fut pas de même des autres exodes de France qui eurent lieu plus tard. Ce furent alors moins des réfugiés que des émigrés de passage, attendant, — souvent longtemps, — la fin de la tourmente pour regagner la France d’un coup d’aile. Pendant la révolution française, les îles reçurent un nombre considérable d’émigrés, venus surtout de Bretagne et de Normandie. A certain moment, il y eut, dit-on, près de 11,000 Français dans Jersey et Guernesey. En 1814, c’est de Jersey que le duc de Berry s’embarqua pour rentrer en France par Cherbourg. En 1848, quelques vaincus de février allèrent faire un court séjour à Jersey, et l’un d’eux y trouva l’occasion d’un aimable article dans la Revue des Deux Mondes[6]. Peu après, le coup d’état du 2 décembre 1851 jeta de nouvelles épaves sur le rivage des îles, et Victor Hugo y alluma aussitôt ce phare de poésie vengeresse que de loin l’empire voyait briller, sans pouvoir arrêter sa lumière. Victor Hugo s’était d’abord établi à Jersey, l’île la plus voisine et, pour cette raison, toujours la plus peuplée d’émigrés ; mais ayant, lui et quelques autres proscrits, offensé par des paroles imprudentes les opinions des Jersiais, il se transporta à Guernesey et y resta. — Enfin, quelques années après que Victor Hugo était rentré dans la patrie, les pères jésuites, qui n’avaient plus en France la liberté ni d’enseigner ni de vivre en commun, sont venus fonder un collège à Jersey. Plus récemment encore, M. le Comte de Paris a reçu une fois à Jersey une députation de ses partisans venus de l’ouest de la France… Qui seront les prochains réfugiés français dans les îles normandes?


II.

C’est à son ossature de rochers fièrement dressés au-dessus des vagues les plus furieuses que l’archipel doit (comme le Mont-Saint-Michel) d’avoir survécu à sa séparation d’avec le continent. « Jersey, a dit Victor Hugo,


Jersey dort dans les flots, ces éternels grondeurs,
Et dans sa petitesse elle a les doux grandeurs !
Par le sud Normandie et par le nord Bretagne…


Guernesey, plus petite, est peut-être plus pittoresque. La douceur du climat a permis à l’homme de faire un jardin de ces enceintes de rochers, jardin potager surtout, dont les produits vont en Angleterre. De nombreuses et vastes serres donnent un raisin semblable à celui de l’Espagne ou de la Sicile. Auregny (en anglais Alderney, et en patois Ourgni) au nord-est, n’est guère qu’à trois lieues du cap de la Hague, mais cet étroit bras de mer est sillonné de courans dangereux qu’exprime bien le nom de Passage de la Déroute. Auregny, pauvre et peu peuplée, est le point le plus fortifié de l’archipel, et l’Angleterre y a une forte garnison. Au centre de l’archipel, le rocher de Serk, où l’on n’aborde que par une sorte de cou- loir d’accès difficile, en est la « perle » pour les touristes qui aiment les sites sauvages et désolés. Entre Jersey et la côte française, quelques groupes de rochers inhabités jusqu’à ces dernières années, et, par conséquent, res nullius, ont soulevé récemment quelques difficultés, surtout parce qu’il s’agissait d’exclure les pêcheurs français[7].

La population totale de l’archipel était, en 1881, de 88,000 âmes, accusant une légère diminution sur le recensement de 1871 ; dans chacune des deux grandes îles, la capitale forme la moitié (ou davantage) de la population totale[8].

Malgré l’unité de leur origine et de leur histoire, les îles n’ont pas, à proprement parler, d’unité politique: elles sont partagées en deux bailliages, celui de Jersey (avec les rochers à peine habités des îles Chausey) et celui de Guernesey, avec Auregny et Serk ; Herm et Jethou sont considérés comme faisant partie de Guernesey. Chacun de ces bailliages a ses états et sa « cour royale. » Auregny et Serk, qui ressortissent aujourd’hui à la cour royale de Guernesey, avaient même antérieurement chacune une cour de justice spéciale. L’archipel n’a même pas l’unité des mesures ni des monnaies. Jersey a la monnaie anglaise, qui seule a cours légal ; Guernesey a la monnaie française. Le chelin (c’est ainsi qu’on écrit le mot anglais shelling) n’a pas exactement la même valeur dans les deux îles. Toutes deux font frapper en Angleterre de la monnaie de cuivre à leurs armes.

D’après une légende historique fort en vogue encore, quoiqu’elle soit contraire aux documens, ce serait le roi Jean-sans-Terre qui, après la séparation de ces îles d’avec la Normandie continentale, leur aurait donné les institutions qui furent séculaires et qui, avec quelques modifications, subsistent encore. Ces institutions seraient définies dans une charte en dix-huit articles, en latin, qu’on appelait les « constitutions du roi Jean. » Ce texte est simplement une compilation fabriquée au XVIIe siècle. « Si Jean, dit un historien français, est le créateur des institutions des îles, ce qui est possible et même probable, il faut reconnaître qu’il ne nous est resté aucun acte écrit de cette création. Il semble qu’il n’en ait laissé aucun ; en effet, quand les rois d’Angleterre, au XIIIe et au XIVe siècle, voulurent connaître les coutumes et les institutions des îles, « les lois que le roi Jean y avait établies, » ils eurent recours au témoignage oral des habitans, à la voie des enquêtes[9]. » Nous n’avons pas ici à faire l’histoire des institutions politiques et civiles des îles; il nous suffit de dire ce qu’elles sont aujourd’hui.

Chaque bailliage forme une sorte de république sous le protectorat de l’Angleterre, et les lois votées par le parlement de Londres ne sont applicables aux îles que lorsque celles-ci sont nommées dans la loi même. Encore cette loi doit-elle être envoyée aux états des îles pour être enregistrée, et ceux-ci ont le droit de présenter des observations au conseil privé du souverain ; ce n’est qu’après ces observations et la décision du conseil privé que la loi est enregistrée par les états locaux. Mais la plupart des lois des îles sont celles que leur donnent leurs états.

Dans chaque bailliage, le souverain est représenté par un lieu- tenant-gouverneur commandant en chef les forces militaires ; mais l’autorité civile appartient à un bailli (à Guernesey on écrit bailli/V) également nommé par la reine.

Les deux bailliages, absolument indépendans l’un de l’autre, ont des institutions un peu différentes. Nous allons décrire celles de Jersey.

À Jersey, le corps législatif est représenté par l’assemblée des états, formée de 51 membres, les uns inamovibles et siégeant ex officio, les autres élus. Ce sont : le bailli, président ; 12 jurés-justiciers élus à vie par les douze paroisses de l’île ; les 12 recteurs ou ministres anglicans des mêmes paroisses (nommés par la couronne) ; les 12 connétables ou maires des paroisses, élus pour trois ans, et 14 députés également élus (la paroisse de Saint-Hélier, capitale de l’île, en élit 3). Le lieutenant-gouverneur et les fonctionnaires qui représentent la couronne (c’est-à-dire le procureur-général, l’avocat-général et le vicomte)[10] ont droit de parler dans cette assemblée, mais n’ont pas de vote. Ce n’est que depuis 1856 que 14 députés des paroisses font partie des états de Jersey. Dans leur forme actuelle et avec cette adjonction, ces états ont à peu près perdu leur caractère aristocratique ; mais la présence du clergé anglican ex officio quoique ses ouailles soient peut-être la minorité de la population, montre l’importance sociale et politique que la religion a conservée dans tout pays anglais. Les lois qui émanent des états sont valables pour trois ans et deviennent perpétuelles par la sanction du conseil privé du souverain. Le lieutenant-gouverneur a un droit de veto sur la décision des états, mais il n’en use guère que dans les cas où la prérogative royale lui paraît lésée.

La cour royale est la plus haute autorité judiciaire[11] ; elle est composée du bailli et de « 12 jurés-justiciers, » assistés du procureur-général, de l’avocat-général et du vicomte. Les jurés-justiciers sont des juges élus à vie et non rétribués. C’est une organisation bien contraire à nos idées françaises, que des juges doivent leurs fonctions non à des études juridiques, mais à l’élection de leurs concitoyens. En Angleterre, l’institution des juges, choisis seulement pour leur situation sociale, ce qu’on appelle familièrement the great unpaid, — Et encore ne sont-ils pas élus, mais choisis d’après leur situation terrienne et sociale, — commence à être battue en brèche, et à côté de ces magistrats improvisés commencent à figurer des magistrats payés (stipendiary) et choisis parmi des hommes de loi. A Jersey, où les «jurés-justiciers » sont élus au suffrage universel des contribuables, ces élections présentent souvent des scènes aussi peu édifiantes que les élections politiques[12].

Au-dessous de la cour royale siègent un tribunal de police correctionnelle et un tribunal pour le recouvrement des menues dettes, qui sont présidés par un juge salarié. Les causes criminelles appartiennent à la cour royale; la procédure ressemble à la procédure anglaise, et, comme celle-ci, elle donne à l’accusé les plus grandes garanties.

Une sorte de classement des affaires de police correctionnelle se fait préalablement dans le cabinet du connétable de Saint-Hélier, à l’hôtel de ville. Tous les matins, on lui amène les personnes arrêtées la veille pour ivresse, tapage nocturne, etc. Dans les cas légers, le connétable admoneste les délinquans et les fait remettre en liberté. Dans les cas plus sérieux, ou quand il y a récidive, ou plainte formelle d’une partie intéressée, il les renvoie devant le tribunal de police correctionnelle. Dans les cas de querelle, le connétable concilie les parties et leur fait promettre « d’observer la paix » pendant un certain temps. Cela n’est pas toujours aisé, si nous en jugeons par certaine querelle entre Irlandaises qui faisaient retentir la salle de leurs cris aigus, le matin où M. le connétable Baudains nous permit d’assister à cette audience (qui n’est pas publique).

La loi civile des îles est l’ancien coutumier de Normandie, récemment réédité comme « code » du pays[13]. Il subsiste avec toutes ses particularités et toutes les complications qu’y ajoutent les prescriptions du droit féodal religieusement conservées. « Presque tous les immeubles, dit un juriste français, sont tenus à fief, et, à ce titre, grevés de rentes perpétuelles en vertu de l’hypothèque générale qui s’attache à tous les contrats ; chaque acheteur qui acquiert un immeuble ainsi grevé grève tous ses autres immeubles, affectés à l’accomplissement de son obligation. Il en résulte que tous les immeubles de l’île sont grevés hypothécairement d’une foule de dettes, que ces dettes ne sont pas rachetables, et qu’il est impossible de purger les immeubles des innombrables hypothèques qui les grèvent. Le vendeur, de son côté, obligé de garantir, hypothèque de droit à sa garantie tous ses immeubles. Il en résulte des confusions inextricables, aperçues depuis longtemps, mais auxquelles les jurisconsultes jersiais ne trouvent pas de remèdes. Ce sont de terribles complications que celles du vieux droit normand, renforcé des coutumes jersiaises et de la jurisprudence de la cour qui, en quatre ou cinq siècles, a plutôt obscurci qu’éclairé la question. Les avocats jersiais s’y perdent, les magistrats, qui souvent n’ont pas fait d’études spéciales, s’y perdent mieux encore, mais on n’en est pas encore venu à l’idée d’une réforme sérieuse[14]. »

En effet, les anciennes redevances féodales se sont conservées et se paient en argent : c’est ce qu’on appelle les rentes. Ces rentes sont encore par quartiers ou denerels de froment, d’orge, etc., ou par couples ou pièces d’oies, de chapons, de poules, de poussins, ou même par œufs. Chaque année, aux chefs-plaids, la cour royale détermine la valeur correspondante en argent de chacune de ces rentes. Ces rentes sont payées aux « seigneurs, » c’est-à-dire aux représentans des droits des anciennes seigneuries, passées pour la plupart en des mains bourgeoises. A l’origine, cette redevance était due au seigneur comme loyer de la terre ou de la maison abandonnée au serf ou au vassal, et lorsque ces baux devinrent héréditaires et passèrent de père en fils, on tenait, suivant l’expression juridique, à fin d’héritage c’est-à-dire à perpétuité. Le terme « bailler à fin d’héritage, » que nous avons cité plus haut, signifie donc vendre une terre ou une maison que l’acheteur pourra laisser à ses propres héritiers, mais naturellement en payant les rentes dont ledit immeuble est grevé. Les formes extérieures du régime féodal ont été jusqu’à un certain point conservées ; car, deux fois par an, aux chefs-plaids de la cour royale, appelés aujourd’hui « assises d’héritage » (qui ont lieu en mai et en octobre, et auxquels assiste le lieutenant-gouverneur), les francs-tenans de la couronne et les seigneurs des fiefs sont tenus de répondre (en personne ou par procureur) à l’appel de leurs noms. Pour les anciens fiefs ecclésiastiques qui, depuis la confiscation de la réforme, appartiennent aujourd’hui à la couronne, c’est le lieutenant-gouverneur qui répond au nom du souverain. Cette cérémonie s’appelle la suite de cour. Le soir, la cour fait les frais d’un dîner offert aux membres et officiers de la cour et aux francs-tenans.

A Jersey, on ne peut acquérir de propriété que si l’on est indigène ou Anglais. Tout étranger est par là exclu de la propriété ; mais s’il lui naît un enfant dans le pays, il peut acquérir au nom de son enfant. Cette prohibition n’existe pas à Guernesey; et c’est ainsi que Victor Hugo a pu devenir propriétaire d’Hauteville-House. Le droit successoral a aussi gardé ses anciennes complications et ses anciens privilèges. « Entrez à l’audience, dit M. Dubois, vous entendrez un aîné revendiquer son préciput, le manoir paternel, le vol du chapon, c’est-à-dire un ou deux arpens à l’entour, et le dixième du surplus; vous entendrez des frères revendiquer contre leurs sœurs les droits de masculinité, c’est-à-dire les deux tiers de la succession paternelle... » La clameur de haro est encore une réalité : « Le citoyen des îles qui se prétend, justement ou non, lésé dans sa personne ou dans son droit, prend des témoins et crie trois fois: Haro, à l’aide, mon prince! L’autorité lui doit protection immédiate, et le ministère public, représenté par les officiers de la couronne, est tenu de faire valoir sa réclamation[15]. »

Le pouvoir exécutif de l’île se réduit à peu de chose, par la large autonomie laissée aux paroisses (communes). Dans chaque paroisse, c’est le connétable, assisté de centeniers (adjoints), qui est chargé de l’ordre et de la police. Chaque paroisse administre seule sa police, ses chemins, ses écoles, ses établissemens de bienfaisance. C’est le conseil paroissial, au nombre de 25 à 30 membres, qui répartit les râts ou impôts[16] et qui décide des questions importantes. Toutes ces fonctions, étant électives, sont gratuites et temporaires, à commencer par celles du connétable, élu pour trois ans, mais rééligible. L’ensemble des autorités municipales s’appelle la police. A Saint-Hélier, capitale de Jersey (et à Saint-Pierre-Port, capitale de Guernesey), il y a des agens de police salariés; mais dans les paroisses de campagne, c’est affaire au connétable, assisté de ses centeniers, de faire la police et d’arrêter les délinquans. Tout citoyen doit leur prêter main forte et la leur prête réellement ; car les îles sont un pays trop conservateur pour qu’on voie la foule prendre parti pour un délinquant ou un malfaiteur contre le représentant de l’autorité publique. Toutes les élections se font par le suffrage universel des contribuables. Le livre du rât ou de l’impôt est le registre électoral : quiconque y est inscrit pour la contribution annuelle la plus modeste est électeur.

Les impôts ont conservé leurs anciennes formes et leurs anciens noms ; la dîme est toujours en vigueur, et on la doit en nature sur les produits du sol : les pommes de terre pourtant sont exceptées, parce que la culture a été introduite dans l’île postérieurement à l’établissement de cet impôt. Les trois quarts sont pour la couronne, et le dernier quart est partagé entre le recteur de la paroisse et le doyen ou recteur de Saint-Hélier, qui est le chef ecclésiastique de l’île[17]. En fait, la dîme se paie aujourd’hui en argent, suivant une échelle de conversion fixée par la couronne et par chaque recteur en particulier ; mais cet accord n’a rien d’obligatoire, et chacune des parties a toujours le droit d’exiger ou d’effectuer le paiement de la dîme en nature. — Les revenus que la couronne tire de la dîme, comme aussi des terres, des droits seigneuriaux, etc., qu’elle possède dans l’île, y sont dépensés à peu près complètement (traitement des fonctionnaires de la couronne, dépenses de la prison, du collège, etc.).

Les râts sont les contributions paroissiales. L’île a peu de dépenses, l’entretien de la garnison et des forts revenant à la couronne, et presque toutes les fonctions étant gratuites. Les deux seuls impôts sont des droits de havre et des droits sur les vins et liqueurs. Ces revenus s’élèvent en moyenne à 35,000 livres sterling par an, soit 875,000 francs; ils sont administrés par les états de Jersey et employés aux travaux publics, à l’instruction, au paiement des intérêts de la dette publique, etc. Ces deux droits sont les seuls qu’on prélève dans les ports de Jersey, qui sont ports francs. La seule prohibition sur les produits du dehors est, dans toutes les îles, celle du bétail à cornes vivant. Il ne peut être introduit que pour la boucherie, et il est parqué en un endroit d’où il ne sort que pour être abattu. Cette mesure a pour but de conserver la pureté de la race indigène : les vaches jersiaises sont réputées pour la quantité de leur fait ; elles se vendent à de très hauts prix, et, malgré ce prix élevé, il s’en exporte un grand nombre en Angleterre et même en Amérique. Ce soin à maintenir la noblesse et les mérites de la race explique les nombreuses annonces qu’on voit dans les journaux du pays, de taureaux « au service du public. »

Les institutions que nous venons de décrire sont celles de Jersey. Celles de Guernesey leur ressemblent par l’esprit, mais en diffèrent par le détail ; ainsi les jurés-justiciers n’y sont pas élus par le suffrage universel, mais par une sorte de suffrage à deux degrés. Nous n’insistons pas sur ces détails, parce que nous n’écrivons pas un traité constitutionnel sur les îles normandes ; nous ne voulons qu’esquisser le caractère général de ces institutions, survivance et développement des anciennes institutions du duché de Normandie. Quant à l’esprit de ces institutions, Victor Hugo l’a résumé d’un mot : « Une féodalité de droit, une république de fait. » C’est le home rule que ces îles doivent à leur petitesse et à leur fidélité.

L’île, ou plutôt le rocher de Serk, mérite une mention à part. L’île, devenue inhabitée par des événemens de guerre, avait été donnée en fief, par la reine Elisabeth, à un gentilhomme jersiais, Hélier de Carteret, en 1564, et celui-ci y établit quarante familles. L’île a gardé son organisation féodale, quoique la seigneurie ait, par plusieurs ventes faites avec la permission du souverain, passé entre les mains de plusieurs familles : la seigneurie appartient aujourd’hui à la famille Collings. La justice y est rendue par un sénéchal que nomme le « seigneur ; » il est inamovible et assermenté à la cour royale de Guernesey. « Il se tient chaque année trois chefs-plaids ; ils sont tenus par le sénéchal, en présence du prévôt, du greffier, du seigneur ou de son député (représentant) et des quarante tenans de l’île. Dans ces chefs-plaids sont rendues les ordonnances de police. Pour qu’une ordonnance passe, il faut qu’elle soit votée par la majorité des tenans présens et sanctionnée par le seigneur[18]. » Le ministre (anglican) est payé par le seigneur. Le seigneur a rendu l’instruction primaire obligatoire par un édit, et on enseigne le français dans l’école de Serk. Serk est le plus parfait microcosme féodal qui existe en Europe.


III.

Dans ces institutions, le français est resté la langue officielle, malgré l’union de plus en plus intime avec l’Angleterre et malgré les énormes progrès faits par la langue anglaise dans les îles. Mais cette prérogative de la langue française a été considérée jusqu’à ce jour comme le palladium des libertés locales. En 1880, les journaux ont raconté les mésaventures d’une pétition adressée aux états de Jersey par plusieurs armateurs pour une affaire relative au port de Saint-Hélier. La pétition était rédigée en anglais. Un débat s’engagea sur la question de savoir si cette pétition devait être admise. Plusieurs membres firent valoir qu’aucune loi ne consacre le français comme seule langue dont on doive se servir dans les actes de la vie publique; néanmoins, la tradition l’emporta, et l’assemblée décida que la pétition en langue anglaise ne serait pas admise.

Nous fûmes témoin d’une discussion analogue à la séance des états de Jersey, à laquelle le hasard du voyage nous permit d’assister le 24 août 1887. Si court que lût ce spectacle, il nous en apprit beaucoup sur la vie politique de l’île; l’esquisse n’en sera peut-être pas hors de propos.

Le bulletin de convocation a été envoyé aux membres des états en français ; les documens imprimés qui les attendent à leurs places sont publiés en français. La séance est présidée par le bailli, devant qui l’huissier pose la masse. On fait l’appel des membres, et chacun, à son nom, répond : Présent. On constate l’absence de ceux qui « font défaut. » Le bailli récite une prière (en français), terminée par le Notre Père, etc.; et il dit : « Les états sont maintenant constitués. » L’avocat-général lit en anglais une lettre du secrétaire d’état (de Londres) ; cette lettre est une réponse à l’adresse des états de Jersey à la reine à l’occasion de son jubilé. Il est décidé que cette lettre sera « logée au greffe, » c’est-à-dire déposée aux archives. L’avocat-général donne lecture d’une autre lettre, encore en anglais, émanant du conseil privé de la reine.

Il s’agit de la vente projetée d’une propriété de la couronne, de la garenne de Gorey, c’est-à-dire des alentours immédiats du château historique de Montorgueil. Les états avaient adressé une pétition à la reine pour protester contre ce projet, et le conseil privé leur répond que cette pétition ne peut être prise en considération, et il affirme le droit de la trésorerie de vendre ou d’aliéner les propriétés de la couronne dans l’île. Cette question n’est pas une pure question de prérogative ni de sentiment, car les officiers de la couronne (fonctionnaires) et plusieurs recteurs tirent une partie de leurs revenus des propriétés que la couronne a dans l’île.

Cette lettre donne lieu à une discussion. Chaque membre de l’assemblée par le de sa place (il n’y a pas de tribune) et en français; il s’adresse non à l’assemblée, mais à « monsieur le président. » Un premier fait remarquer qu’il s’agit de l’ancien patrimoine de sa majesté comme duchesse de Normandie; un second demande pourquoi sa majesté vend sa propriété quand rien ne la force, qu’elle n’a pas d’enfans à doter. « j’avoue, conclut-il, que cela me parait un moyen pitoyable. » Mais un troisième soutient que la couronne a le droit de vendre. Finalement, la lettre du conseil privé est « logée au greffe et référée au comité. »

Le vicomte lit un document anglais émanant du conseil d’administration de la prison et demandant le renouvellement d’une subvention. M. Baudains, connétable de Saint-Hélier, demande s’il y a une traduction française. Le révérend Luce, recteur de Sainte-Marie, propose que l’acte soit d’abord lu en français avant d’être « logé au greffe, » et sa proposition est appuyée par le recteur de Grouville. « Mais, dit un autre membre, la loi de 1771 ne spécifie pas dans quelle langue ces propositions doivent être faites. » Le bailli fait remarquer que la langue des documens de l’administratration des prisons est l’anglais, et que cela est rendu nécessaire par l’envoi trimestriel des rapports au secrétaire d’état à Londres. Un membre ajoute que depuis quarante ans les documens de la prison sont rédigés en anglais. On vote sur la question de savoir si le document sera u logé au greffe ; » la grande majorité est pour l’affirmative; et, à la contre-épreuve, les deux recteurs de Sainte-Marie et de Grouville se lèvent seuls. Ce vote est un peu une inconséquence; car, si le document contesté eût été une pétition émanant d’habitans de l’île, il eût été rejeté comme rédigé en anglais. L’anglais n’est admis que dans les documens ayant un caractère impérial (au sens où nos voisins prennent ce mot) et exprimant des rapports avec le pouvoir central.

Le reste de la séance fut consacré à la présentation et à la discussion d’un projet de loi sur la police des incendies. Ce projet une fois « logé au greffe, » comme le reste, « les états sont levés, » dit M. le bailli. Les orateurs que nous avions entendus avaient tous parlé un français excellent, en hommes dont notre langue est la langue maternelle; mais bien peu, dans l’assemblée, avaient pris la parole, et nous ne pouvons naturellement deviner quelle teinte et quel accent aurait eus l’éloquence de ses membres discrets. Le procureur-général et l’avocat-général sont des Anglais, de sorte qu’on ne peut critiquer leur accent britannique ; et, quant au bailli, c’est peut-être parce qu’il représente sa majesté qu’il doit avoir un peu de cet accent en parlant français. Les lois et règlemens sont publiés en français. Pourtant, dans ces dernières années, plusieurs règlemens ont été publiés dans les deux langues ; mais l’anglais est donné comme traduction, avec cette mention : the French is the text of the law, « le français est le texte de la loi. »

Dans l’administration de la justice, le hasard des causes amène indifféremment des parties ou des témoins ne parlant qu’une des deux langues du pays. Nous allons à une séance de la cour royale, qui avait lieu justement trois jours après celle des états. Entré dès l’ouverture des portes, nous voyons successivement arriver et s’installer le public, les journalistes, les avocats, les écrivains (avoués). L’anglais domine dans la conversation ; les avocats eux-mêmes, qui tout à l’heure vont plaider en français, causent surtout en anglais. « La cour ! Levez-vous, messieurs ! » dit un huissier en français. Le bailli, qui préside, assisté de deux jurés-justiciers, dit en français la prière terminée par le Notre Père. Les avocats sont en robe noire, l’avocat-général en robe rouge, les juges en manteaux rouges. Dans la première affaire, le prévenu ne sait pas le français. On lui demande donc en anglais s’il a un avocat, et s’il veut plaider coupable ou non coupable. L’avocat-général requiert le renvoi aux assises, et le tribunal le prononce en anglais. Dans la seconde affaire, le prévenu est un jeune Français de Dinan, coupable de vol dans un restaurant français de Church-Street : l’affaire alors se passe et se plaide tout entière en français. Sa jeunesse et son air repentant lui valent l’indulgence de l’avocat-général et des juges : il obtient un mois de prison avec travail forcé et cinq ans de bannissement ; le président ajoute qu’il espère que cette leçon profitera au condamné. Le reste de la séance se passe en affaires civiles plaidées en français.

Au tribunal de police correctionnelle, mêlé de plus près aux affaires de la vie, il a fallu ouvrir la porte plus largement à l’anglais. Là, les avocats sont, depuis six ans, admis à plaider en anglais. Les affaires se traitent indifféremment dans l’une ou l’autre langue, suivant la langue parlée par le prévenu : en anglais, s’il s’agit de gens de Saint-Hélier ou de soldats de la garnison (car les soldats anglais relèvent de la justice civile pour les délits commis en dehors de la caserne) ; en français, s’il s’agit de gens de la campagne ou de Français, comme c’est le cas trop souvent pour notre honneur national : ivrognerie, violences (ce qu’on appelle là-bas assauts), et, pour les femmes, « tapage et vagabondage nocturne. »

La semaine suivante, nous faisions les mêmes observations dans les prétoires de Guernesey. Quoique la capitale y soit encore plus anglicisée qu’à Jersey, la langue française y garde ses prérogatives officielles et judiciaires, et, avec le respect de la tradition qui caractérise le pays, elle les gardera sans doute jusqu’à ce que, dans deux ou trois générations, le pays soit entièrement anglisé. Quelle leçon de libéralisme pour ces états du continent où la loi ne reconnaît qu’une langue politique et officielle et l’impose à ceux qui ne la comprennent pas !


IV.

Les résidens anglais sont nombreux dans les îles de la Manche, « les îles d’Hyères de l’Angleterre » (V. Hugo). La douceur du climat, le bon marché et l’agrément de la vie y ont retenu beaucoup de visiteurs, et ainsi s’explique le nombre de familles anglaises fixées et en quelque sorte naturalisées dans les îles de la Manche. Il y a cinquante ou soixante ans qu’a commencé cette occupation pacifique, et avec elle l’assimilation de l’archipel à la métropole, devenue toute voisine par la navigation à vapeur. Cette émigration se porta de préférence sur Guernesey, plus rapprochée de l’Angleterre et plus anglisée aujourd’hui que Jersey.

Les hautes classes prirent rapidement le ton britannique, et la population des deux villes suivit. Saint-Hélier et Saint-Pierre-Port ont l’apparence de villes anglaises. Les noms anciens des rues ont survécu dans la mémoire et le langage de quelques habitans. La place Royale de Saint-Hélier s’appelle encore en patois le Vier-Marchi (Vieux-Marché) ; mais ce n’est que par les livres ou les anciens plans que l’on peut savoir les noms des voies au début de ce siècle, noms souvent pittoresques ; car on ne connaît plus que Old-Street au lieu de Vier-Chemin, Regent-Road au lieu à rue du Frêd-Vent, et Church-Street au lieu de rue Trousse-Cotillon, où s’engouffrait le vent de la rade. Ces anciens noms ont disparu des murs de la ville sans y laisser aucune trace. A Saint-Pierre-Port de Guernesey, nous avons relevé, à deux coins de rues, deux noms gravés trop profondément dans la pierre pour qu’on eût pris la peine de les faire disparaître : Ruelle-Brûlée et Rue-aux-Prêtres. Le nom si connu aujourd’hui de la résidence de Victor Hugo, Hauteville-House, indique bien par sa forme hybride, comme dans les dénominations locales, que l’anglais a supplanté le français ou s’est fondu avec lui. — Tel est du moins l’état de choses dans les deux villes : les paroisses rurales de Jersey et de Guernesey ont encore gardé leur caractère normand et français.

La double nationalité de l’archipel rend la presse mixte. Jersey a aujourd’hui deux journaux français, la Chronique, fondée en 1814, et la Nouvelle Chronique, fondée en 1855, paraissant chacune le mercredi et le samedi[19], et quatre journaux anglais, mais dont un seul, la British Press, paraît tous les jours (sauf le dimanche, bien entendu). Guernesey a deux journaux français paraissant seulement le samedi : la Gazette de Guernesey, fondée en 1791, et le Bailliage, fondé en 1882 ; et cinq journaux anglais, mais aucun quotidien[20]. Les journaux français de l’archipel offrent un mélange d’articles locaux et d’articles empruntés aux journaux de Paris. Quelques annonces anglaises se mêlent aux annonces françaises ; et les journaux français de Guernesey publient même quelquefois des articles anglais.

L’enseignement secondaire se donne dans des établissemens entièrement anglais, et le français n’y tient pas plus de place que dans les établissemens analogues d’outre-Manche. Il devrait en être autrement dans les écoles primaires (ou élémentaires, comme on dit là-bas) ; mais l’enseignement du français y était tellement négligé que, pour lui donner plus d’importance, les états de Jersey, par une loi du 21 février 1872, ont décidé qu’une somme d’argent serait annuellement accordée pour encourager l’enseignement de la langue française dans les écoles élémentaires, et que cette somme serait distribuée d’après le rapport d’un inspecteur[21]. Depuis plusieurs années, ces fonctions d’inspecteur sont confiées au Révérend Ed. Luce, recteur de Sainte-Marie, un des plus zélés (et peut-être un des derniers !) défenseurs de la langue française dans l’île de Jersey. Ses rapports annuels sont publiés aux frais des états, et on peut y voir que les résultats ne sont guère satisfaisans.

L’examen pour le français suit immédiatement l’examen annuel pour l’instruction générale. En 1886, 2,457 élèves furent présentés à ces examens (dont 691 au-dessous de sept ans), et 813 livres sterling furent distribuées aux écoles, en subventions, pour l’enseignement du français ; mais, depuis plusieurs années, les examens sont moins satisfaisans, et M. Luce le constate par l’abaissement de la moyenne des points. Pourtant, pour améliorer cet enseignement, les états avaient décidé qu’à partir du 1er mai 1886 « aucune subvention pour le français ne sera accordée à une école, à moins que la personne enseignant le français pendant l’année qui précédera l’inspection n’ait été muni ou munie d’un brevet de capacité pour l’enseignement de la langue française. » Pour faciliter l’obtention de ce brevet, le comité des états a établi un cours supérieur « ouvert au corps enseignant des différentes écoles subventionnées par les états, » cours confié à un professeur français établi depuis longtemps dans l’île, M. P. Bouchet. Un certain nombre « d’élèves enseignans » suivent ce cours qui devrait être « supérieur, » mais nous croyons savoir que la préparation insuffisante de la plupart des élèves en fait un cours plutôt « inférieur » que « supérieur. » Encore même ce cours n’est-il pas toujours fréquenté par ceux qui en auraient le plus besoin.

Dans son Rapport de 1886, M. Luce se plaint que, dans plusieurs écoles, « les élèves les plus avancés sont abandonnés à eux-mêmes pour leurs études françaises, et qu’on se borne à leur conseiller d’apprendre la grammaire française. Ce manque de direction intelligente fait que l’étude du français est faible. » Et dans son rapport de 1887, après avoir constaté que l’étude de la langue française est loin d’être satisfaisante, M. Luce ajoutait : « La cause en est évidemment dans l’insuffisance de plusieurs membres du corps enseignant. Quelques-uns mêmes, après avoir obtenu le brevet de capacité requis, semblent se croire dispensés d’étudier davantage le français et finissent naturellement par devenir incapables de l’enseigner, ainsi que l’expérience ne le démontre que trop. En outre, quelques-uns d’entre eux, étrangers à notre île, se figurent sans doute que le français n’est qu’une langue d’agrément, et en conséquence ne prennent qu’un soin très médiocre de l’enseigner. Nous avons une tout autre idée de la langue française, qui est notre langue nationale, dont notre Robert Wace a fixé les principaux traits, et qui garde ses traditions les plus chères...» Les instituteurs étrangers auxquels M. Luce fait allusion sont des Anglais. Quelques-uns de ces instituteurs anglais, nous a-t-on dit, viennent dans les îles pour avoir occasion d’y apprendre un peu de français, et, quand ils ont obtenu ce brevet, retournent en Angleterre et se font regarder comme passés maîtres en français[22].

L’école ne contribue donc que peu à maintenir la connaissance grammaticale et littéraire du français parmi les jeunes générations. C’est par l’usage de la vie qu’il se maintient, surtout dans les paroisses rurales, et là encore l’anglais gagne tous les jours. On le voit aisément par la langue du culte. Dans les églises de Saint-Hélier, les services se font presque tous en anglais; les services en français sont l’exception. Dans les paroisses de Saint-Clément, de Grouville, de Saint-Martin, de Saint-Brelade, de Saint-Sauveur, de Saint-Jean et de la Trinité, il y a alternativement service français et service anglais; mais le service anglais est le plus fréquenté. Dans les quatre autres paroisses (c’est-à-dire celles de Saint-Ouen, Saint-Laurent, Saint-Pierre et Sainte-Marie), le service ne se fait encore qu’en français.

Nous parlons là du culte de l’église établie, autrement dit anglican. Les îles, en effet, passèrent à la réforme en même temps que l’Angleterre par la volonté d’Henry VIII, et comme par une mesure administrative qui ne souleva pas grande opposition ni mécontentement, sinon des prêtres et des moines, dépossédés de leurs cures et de leurs couvens. Le roi confisqua et s’attribua les fiefs et bénéfices qui dépendaient de l’évêché de Coutances ou des monastères de Normandie. C’est en vertu de ce « droit » que la couronne nomme les recteurs et aussi qu’elle se réserve une forte partie du produit de la dîme. Les îles qui, malgré leur séparation d’avec la Normandie, dépendaient encore de l’évêché de Coutances, furent rattachées au diocèse anglais et anglican de Winchester. Le clergé de Jersey est sous la direction du « doyen » de Jersey, et nul ecclésiastique ne peut occuper cette dernière fonction s’il n’est né dans l’île. C’est le doyen qui préside la cour ecclésiastique à laquelle ressortissent les affaires matrimoniales, demandes en séparation de corps, en divorce, etc., puisque le mariage est un contrat religieux. L’autorité qui peut démarier est, en effet, celle qui a marié.

La réforme calviniste, apportée de France, avait de son côté fait de tels progrès dans les îles que plus tard l’église établie ou anglicane eut à lutter vigoureusement pour reprendre possession du terrain. Elle y parvint à peu près, avec l’appui du pouvoir. Les îles subirent, du reste, le contre-coup des persécutions religieuses, en sens inverse suivant le temps, qui signalèrent les règnes d’Henry VIII, Édouard VI, Marie et Élisabeth. Le catholicisme y reçut le coup de grâce avec le vandalisme ordinaire dans les persécutions religieuses. « Les idoles, livres papistiques et autres choses superstitieuses, » furent partout détruits, et le fait d’en posséder était puni de fortes amendes. Les détails de ces persécutions sont souvent cruels, comme il est toujours arrivé en matière religieuse. Les reviremens de la politique amenèrent pourtant quelquefois des épisodes qui égaient l’histoire, par exemple lorsqu’à l’avènement de Marie la Catholique, la messe en latin fut rétablie pour quelques années avec le catholicisme. « Les curés catholiques qui, pour conserver leur paroisse, avaient passé au protestantisme, recommencèrent à chanter la messe en latin. Quelques-uns s’étaient mariés et se trouvaient fort embarrassés de leur femme et de leurs enfans[23]. »

Les recensemens britanniques ne mentionnant pas la religion, il est difficile de se rendre un compte exact de la proportion numérique des diverses religions. Il ne paraît pas pourtant que l’anglicanisme ait la majorité ; il ne compte guère plus de la moitié de la population à Jersey[24] ; mais, quoique les sectes protestantes soient nombreuses, aucune propagande n’a encore été faite pour le désétablissement. Après l’anglicanisme, le méthodisme wesleyen, qui s’est implanté dans les îles à la fin du XVIIIe siècle et qui a profité du vieux levain laissé par le calvinisme, occupe la place la plus importante ; il a à Jersey vingt-quatre chapelles, dont dix-neuf françaises et cinq anglaises. Dans les chapelles des indépendans, le service se fait généralement en français ; il y a aussi deux chapelles évangéliques françaises, et plusieurs autres sectes protestantes font leur culte en anglais. Le catholicisme n’est guère représenté que par des Français et des Irlandais ; on prêche en français dans une église de Saint-Hélier et dans deux chapelles de la campagne, et en anglais dans une église de Saint-Hélier. Une cathédrale catholique est en construction à Saint-Hélier.

Il en est à peu près de même à Guernesey[25], si ce n’est que le français y tient encore moins de place. Parmi les églises anglicanes de Saint-Pierre-Port, une seule a un service en français. Dans les églises de campagne, anglicanes et dissidentes, on fait alterner les deux langues. Les catholiques ont à Saint-Pierre-Port une église de langue anglaise et une autre moins importante de langue française.

Les sectes dissidentes se sont fait une grande place dans les îles, et le Français de passage qui entre, par exemple, dans une église méthodiste, n’est pas peu surpris de voir fleurir dans des pays de langue française des systèmes religieux qui lui semblent si peu d’accord avec le génie français ; il se sent froid à l’âme, sans que sa raison soit plus éclairée. Cet esprit sévère et sombre a fini par détruire les fêtes, les jeux, les danses, les divertissemens qui, pendant de longs siècles, ont été la gaîté de la vie dans les campagnes. Au XVIe siècle, on voit à plusieurs reprises la cour royale de Guernesey interdire, sous peines sévères, les danses, les jeux et les divertissemens usités les dimanches et jours de fête, aux mariages et autres occasions de réunion. La littérature populaire du pays, contes, chansons, etc., a disparu du même coup. Il y a encore cinquante ans, nous disait M. Allés à Guernesey, c’était l’usage que la jeunesse allât le dimanche à des fêtes de village où l’on chantait et où l’on dansait : on appelait cela « aller au son. » Rien de semblable ne se fait plus aujourd’hui.

Auregny, que je n’ai pu visiter, est plus anglais encore, et le français y est presque éteint, m’a-t-on dit. C’est une île de garnison pour ainsi dire : six cents soldats pour onze cents habitans ; ceux-ci se sont anglicisés au contact de ceux-là. L’îlot de Serk est encore le recoin resté le plus français de l’archipel, quoique, depuis quelques années, l’afflux des touristes anglais y répande la langue anglaise. Depuis 1887, le service religieux s’y fait en anglais le matin et en français le soir. L’île a près de six cents habitans, mais en été il y passe à peu près autant de touristes anglais, dont la plupart restent quelques jours. Jusqu’ici, la population de l’île était demeurée absolument française, et le patois qu’on y parle est une variété de celui de Jersey.

L’envahissement de la langue anglaise est une marée qui monte chaque année plus haut. Les deux villes sont devenues anglaises, et les campagnes le deviennent dans les jeunes générations par l’attraction des villes et par l’influence des écoles qui sont aujourd’hui tout anglaises, et où le français est matière facultative et comme d’agrément. L’église et le prétoire sont les deux sommets qui émergent encore et maintiennent la tradition de la langue française ; et pour combien de temps encore? Mais que les insulaires s’en rendent compte ou non, cette langue est le palladium de leurs institutions et de leur indépendance. Le jour où tout sera anglais, les dissidences et les complications de législation frapperont les yeux plus que maintenant; les Anglais, tous les jours plus nombreux dans les îles, les supporteront moins patiemment. Ils diront : Puisque ce pays est anglais, pourquoi n’a-t-il pas les institutions du reste de l’Angleterre?.. Les îles deviendront comté anglais, et n’auront pas plus d’individualité et d’indépendance que, par exemple, l’île de Wight.

Il n’y a point dans les îles de société littéraire pour la défense de la langue française, et c’est en vain que l’Alliance française essaierait d’y établir une « branche. » La Société Jersiaise est une société d’histoire locale, publiant des documens intéressans et des mémoires instructifs, mais elle se désintéresse des questions contemporaines. En 1867, il s’était fondé à Guernesey une société qui disait dans son programme : « Le but de la Société guernesiaise est la cultivation et la conservation de la langue française dans l’île. et la propagation par son moyen de connaissances générales et utiles. » Mais les hommes d’action qui avaient fondé cette société ne rencontrèrent qu’apathie et indifférence, leur œuvre languit quelques années et ne laissa guère de traces. Deux Guernesiais généreux, mécènes à l’américaine, MM. Guille et Allés, après avoir fait fortune dans le commerce aux États-Unis, sont revenus dans leur pays et y ont créé, à leurs frais, un établissement à la fois bibliothèque-musée et institut, ouvert gratuitement à tous. La bibliothèque y est riche en livres français ; on y voit des journaux et des revues de France sur les tables de lecture[26]. On doit y organiser des cours publics et des conférences, et il y aura dans le nombre des conférences françaises,.. S’il se trouve des conférenciers, et si ces conférenciers trouvent un public !

M. Ed. Luce rappelait tout à l’heure que les îles normandes avaient donné à la littérature française Robert Wace, l’auteur du Roman de Rou. C’est le seul écrivain que nous leur devions. La séparation d’avec la Normandie continentale s’est fait sentir aussi dans le langage. Bien que le français des îles soit, dans le fond, le même que le nôtre, nous y rencontrons nombre d’expressions qui nous étonnent; mais leur étrangeté n’est qu’archaïsme, et c’est chez nous que les mots ont perdu leur vieux sens conservé dans les îles. C’est ainsi que l’édifice où l’on juge s’appelle encore la cohue, qu’acteur est « demandeur, » que le contrôle est le « substitut, » etc. Des anglicismes se mêlent aujourd’hui à ces vieilles acceptions. Il n’est pas de touriste ou d’écrivain français qui ne se soit amusé de ces archaïsmes, de ce particularisme d’expression[27] ; mais est-ce bien aux dépens des insulaires qu’il faut rire? Quand on lit : Défense de trépasser sur ce champ ce sont eux qui ont gardé au mot son vieux sens de « passer à travers, » et il me semble que leur bannie au rabais est meilleur français que notre « mise en adjudication. »

Au-dessous du français parlé par les insulaires qui ont reçu de l’instruction vit le patois parlé par le peuple des campagnes. Les patois de Jersey et de Guernesey sont de simples variétés des patois de notre Normandie. En patois, Jersey s’appelle Jerri ; Guernesey a perdu son ancien nom français du XIIIe siècle Gernereye (conservé par un sceau du temps), et son nom patois actuel est la forme anglaise écrite différemment, Guernezi. Quelques amateurs locaux, pour qui la langue de leur enfance garde des charmes particuliers, ont de notre temps écrit d’assez nombreuses poésies dans les deux patois jersiais et guernesiais. Le plus apprécié de ces poètes est le Guernesiais George Métivier (mort en 1881, à l’âge de quatre-vingt-onze ans), qui a aussi publié un dictionnaire du patois de son île. À Jersey, M. A.-A. Le Gros (mort en 1879) a publié pendant une dizaine d’années, sous le nom de Nouvelle Année, un recueil de poésies originales dans les patois des deux îles, recueil accompagné de courts glossaires[28]. Aujourd’hui encore, les almanachs et journaux du pays publient de temps à autre des variétés en patois, soit vers, soit prose.

Nous citerons une de ces poésies pour égayer un peu notre sujet, et pour donner au lecteur français une idée du patois des îles normandes avant qu’il ne disparaisse :


UN’ BUONN’ NOUVELLE ANNÉE


Buonn’ nouvelle année, buonn’s gens,
lL’ un’ millieur’ que chell’ de d’vant !
Jours sans peine et niis sans plieurs,
Port’ freumée contr’ les docteurs ;
D’aigrifins être à l’abri ;
Rein à faire av le fossi :
V’lo l’heureus’ nouvelle année,
Qui par nous vo’s est s’u’aitée !

Buonn’ nouvelle année, buonn’s gens,
I’un’ millieur’que chell’ de d’vant !
Homm’s à vous, ô jeun’s biautés !
Miots ès coupl’s désappointés !
Buons travas et buonn’ foison,
Joie et paix dans chaqu’ maison :
V’lo l’heureus’ouvelle année
Qui par nous vo’s est s’u’aitée !

Buonn’ nouvelle année, buonn’s gens !
l’ un’ millieur’que chell’ de d’vant !
Cœur ligi à cause du bein
Qu’ou puôrez faire a plien’ main ;
Tant d’pas vers Dieu avanchi
Que vers fosse allez franchi, —
V’lo l’heureus’ nouvelle année
Qui par nous vo’s est s’u’aitée ![29].

Il y a dans les îles une colonie française qui, à Jersey, est importante par le nombre. Elle compte environ 8,000 personnes à Jersey et 500 à Guernesey, résidant d’une façon fixe; ce sont pour la plupart des journaliers, des ouvriers, des domestiques de ferme, quelques fermiers et quelques commerçans[30]. Ceux d’entre eux qui se fixent dans le pays ou qui s’y marient sont à peu près perdus pour la mère patrie, d’autant que leurs enfans, nés dans le pays, y ont l’avantage de l’indigénat (et pas de conscription !). Si ces enfans fréquentent les écoles du pays, écoles tout anglaises, ils s’anglicisent rapidement. Il n’y a d’écoles françaises que des écoles libres, l’une pour les filles, tenue par des sœurs, l’autre, pour les garçons, par les frères de la doctrine chrétienne. L’école des frères, fondée en 1863, recevait du gouvernement français une subvention de 500 francs, qui lui est supprimée depuis 1871. Elle avait en 1887, cent quatre-vingt-dix élèves, dont cinq ou six protestans. L’enseignement est donné par cinq frères, d’après le même programme et avec les mêmes livres que dans les écoles de France ; la seule différence est qu’on enseigne aussi l’anglais ; et, dans la division supérieure, la classe se fait en anglais le matin et en français le soir. Les parens demandent les premiers que leurs enfans sachent les deux langues. Encore à Jersey la colonie française, quoique généralement pauvre, est-elle assez nombreuse pour que quelques dons généreux permettent à ces écoles de vivre pauvrement ; mais à Guernesey, il n’en est pas de même, et un Français a le cœur serré en visitant l’espèce de hangar dans lequel, à côté de la chapelle française, des sœurs de la congrégation de Paramé ont réuni une centaine de petites filles ; ce sont les enfans de familles françaises ou de familles mixtes (Français et Anglais, etc.). Et à Guernesey, le milieu est tellement anglais que, pendant les récréations, les sœurs sont plus d’une fois forcées d’intervenir pour empêcher ces enfans de parler anglais entre elles. Ces écoles congréganistes de Jersey et de Guernesey sont, en un sens, les seules institutions françaises nationales des îles normandes, les seuls endroits où l’on parle aux enfans français de leur patrie française, les seules digues qui les défendent contre l’anglicisation. À ce titre, elles mériteraient d’être aidées par la métropole ; mais aux yeux de la métropole, elles ont un grand tort, celui d’être « cléricales!.. »

Les Français dont nous avons donné le chiffre sont ceux qui résident, sont connus, et pour la plupart sont immatriculés au consulat français de Jersey et à l’agence consulaire de Guernesey. C’est une population laborieuse et honnête qui fait peu parler d’elle. Mais à côté d’elle il y a dans les deux villes une population flot- tante française dont on a pu dire que les déserteurs en forment la partie la plus honorable. Ce sont, en général, de ces gens qui, suivant l’expression d’un poète anglais, « ont quitté leur pays pour le bien de leur pays. » La belle saison, la saison des bains de mer, amène en outre des côtes voisines de France un escadron volant de Françaises qui n’appartiennent à aucune société de tempérance, et qui sont tout le contraire de rosières. D’après un article de journal que nous avons lu à Jersey, ce serait même une immigration régulière : — il eût été plus exact de dire une migration, terme appliqué au retour périodique et à l’instinct passionnel de certains oiseaux. Ce sont ces Français — Et ces Françaises — qui fournissent un contingent trop nombreux à la police correctionnelle, et les journaux du pays, dans leur bulletin des tribunaux, ne manquent jamais d’ajouter ; un tel. Français ; une telle. Française !.. Un Français, en effet, est un étranger pour l’insulaire, et « Normand » y est encore un terme d’injure. Tel est le résultat d’une longue séparation politique et d’une alliance séculaire avec l’Angleterre. En 1881, les Jersiais ont célébré avec pompe et enthousiasme le centième anniversaire de « la victoire de Jersey, » remportée par quelques soldats anglais et par la milice de l’île sur la petite bande de Rullecourt. « Les Français n’ont qu’<à revenir en ennemis et on les recevra de même! « telle était la pensée de tous. Tout citoyen des îles doit le service dans la milice de dix-huit à quarante-cinq ans[31]; les miliciens sont convoqués à époques fixes pour faire l’exercice sous la direction d’anciens sous-officiers de l’armée anglaise ; la milice est partagée en infanterie et en artillerie. Elle est équipée et habillée aux frais du gouvernement anglais; elle a ses arsenaux, ses champs de manœuvre et de tir. C’est une garde nationale, mais une garde nationale sérieusement exercée et animée de l’esprit de discipline.

Il est pénible pour nous, Français, de voir le drapeau anglais flotter sur des îles qui sont la dépendance géographique de notre côte et qui émergent en quelque sorte des eaux françaises. Mais l’histoire ne se refait pas; et pût-elle, par extraordinaire, se refaire, les insulaires ne voudraient pas de nous. Et qu’auraient-ils à gagner, en effet, à une semblable annexion? Un préfet, des sous-préfets, des gendarmes, des gardes champêtres, des douaniers, personnages dont ils se passent fort bien ; ils recevraient leurs lois et leurs règlemens tout faits de Paris, sans qu’ifs pussent y intervenir que par la parole d’un député, six-centième partie d’une assemblée; ils verraient leur jeunesse enlevée par l’inscription maritime ou par la conscription.... Leurs intérêts sont d’accord avec leurs sentimens particularistes. Tout ce que nous leur souhaitons, c’est de garder leurs institutions et leur autonomie sous le protectorat anglais; mais, qu’ils y fassent bien attention, cette autonomie, dont les insulaires sont si fiers, n’aura plus de raison d’être le jour où la langue française aura disparu des îles; leur autonomie reposait sur leur nationalité, et cette nationalité, que devient-elle? Ils la laissent s’envoler aux quatre vents de l’horizon!


HENRI GAIDOZ.

  1. Le respect du dimanche est, du reste, comme on sait, imposé par la loi autant que par l’usage, et un contrat passé et signé le dimanche serait nul et non avenu.
  2. Historical School Geography. London, Simpkin and Marshall, 1882.
  3. La désinence ey dans les formes anglaises, Jersey, Guernesey, Alderney, rappelle celle qui termine tant de noms de petites îles autour de la Grande-Bretagne Dans ces derniers noms, elle provient d’un radical germanique qui signifie « île ; » mais, dans les premiers, il n’y a qu’une adaptation toute moderne. Jersey parait venir d’une forme française, Jeresye ; Guernesey (en français du XIIIe siècle, Gernereye) a été formé sur l’analogie de Jersey ; la forme Alderney (en français, Auregny) doit être toute moderne.
  4. Voir A. Chèvremont, les Mouvemens du sol. Paris, 1882, surtout p. 321 et 343.
  5. R. P. Ch. Noury, Géologie de Jersey. Paris, 1886, p. 149.
  6. Voyez la Revue du 15 décembre 1849.
  7. Dans le groupe des Écrehou, à 12 kilomètres de Portbail, les premiers habitans ont été des Jersiais établis en 1852, et encore était-ce de passage. En 1886, les pêcheurs britanniques ont revendiqué un droit exclusif de pêche et « pour prévenir tout conflit, » l’amiral Peyron, ministre de la marine, a engagé les marins français de s’abstenir de pêcher aux Écrehou ; la pêche aux huîtres n’était pas comprise dans cet avis, parce qu’elle est régie par des conventions spéciales. — Aux Minquiers, où les Français pèchent concurremment avec les Jersiais, la France entretient depuis 1865, près de la pointe sud-ouest, un bateau-feu muni d’une cloche de brume, et l’hydrographie des Minquiers a été faite par la marine française. Si la stérile propriété des Minquiers devait jamais être contestée, la France y aurait plus de titres que l’Angleterre.
  8. Nous aurions voulu dire comment ce chiffre général se partage entre les habitans nés dans les îles, les sujets britanniques nés ailleurs, la garnison et les étrangers; mais nous n’avons nulle part trouvé ces détails.
  9. Les Cours royales des îles normandes, par Julien Hayet. Paris, 1878, p. 6.
  10. Le vicomte est l’exécuteur des arrêtés de la cour royale et ses fonctions correspondent à peu près à celles du high sheriff d’Angleterre.
  11. On en trouvera l’histoire, comme celle des autres cours royales de l’archipel, dans l’érudit ouvrage de M. Julien Havet.
  12. On peut voir le récit d’une élection de juré-justicier dans les Souvenirs de Jersey, par Auguste Luchet, réfugié politique. Saint-Hélier (sans date), p. 110 et suiv.
  13. L’Ancienne coutume de Normandie, réimpression éditée avec de légères annotations par William-Laurence de Gruchy, juré-justicier à la cour royale de l’île de Jersey, membre de la Société des Antiquaires de Normandie. Jersey, Charles Le Feuvre, 1881.
  14. Ch. Dubois, la Communauté de l’île de Jersey, dans les Mémoires de l’académie des sciences, etc., d’Amiens (3e série, t. Ier, , 1874, p. 52). — Les complications et les inutiles archaïsmes des institutions et des lois de Jersey ont également frappé des écrivains anglais. (Voir l’article intitulé Jersey Affairs, dans le Fraser’s Magasine de juillet 1875.)
  15. Luchet, Souvenirs de Jersey, p. 12.
  16. Ce mot rât, auquel correspond l’anglais rate, vient du latin rata en sous-entendant pats, c’est-à-dire « la partie fixée. » En français da continent, ce mot ne s’est conservé que dans le composé prorata.
  17. « Il ne faisait pas bon la refuser insolemment jadis, et les présens de la mer n’en étaient point exempts. Ainsi le prouve un extrait des registres du 23 juillet 1608, portant que Jean-André, de Saint-Brelade, « atteint et convaincu par sa propre confession que la femme du ministre de ladite paroisse lui présentant un acte de justice concernant la dîme du poisson, dit qu’on lui baillât ledit acte à torcher ses fesses; pour lequel mépris, contemptement et irrévérence de justice, au grand scandale et pernicieux exemple, est condamné d’être fustigé de verges par l’officier depuis la Cohue d’ici au cimetière, le sang répandu. » (Luchet, Souvenirs de Jersey, p. 143).
  18. J. Havet, les Cours royales des îles normandes, p. 181.
  19. Ces journaux tirent de 1,500 à 2,000 exemplaires. Le tirage est plus élevé le samedi, à cause du marché qui amène les gens de la campagne à la ville de Saint-Hélier.
  20. Voici les chiffres de tirage de ces différens journaux : le Bailliage, 500 ; la Gazette de Guernesey, 400 ; le Guernesey Advertizer, 3,600 ; le tirage des autres journaux anglais de Guernesey varie de 1,000 à 1,200.
  21. Ces questions sont résolues par le Règlement sur l’enseignement de la langue française dans les écoles élémentaires (adopté par le comité le 11 septembre 1885). L’article 2 est ainsi conçu : « Pour qu’une école élémentaire ait droit à ladite subvention en somme d’argent, la langue française devra être enseignée à tous les élèves dans ladite école. »
  22. Dans les écoles de Jersey, on se sert, pour l’étude du français, de syllabaires et de premiers livres de lecture imprimés dans l’île. Les grammaires et les livres de lecture plus avancée viennent de France, La Comédie enfantine, de M. L. Ratisbonne, est, nous a-t-on dit, de lecture assez fréquente dans les classes les plus élevées.
  23. M. Lelièvre, la Réforme dans les îles de la Manche, dans le Bulletin de la Société du protestantisme français, 1885, p. 13.
  24. « Une bonne moitié de la population de l’île de Jersey est non conformiste, » dit M. M. Lelièvre dans le Bulletin de la Soc. du protest, français de 1885, p. 109. — Un haut fonctionnaire de Saint-Hélier nous disait : « l’église établie est certainement en minorité : les méthodistes wesleyens représentent à peu près la moitié de la population et les catholiques romains un dixième ; et il existe, en outre, de nombreuses sectes. » — D’autre part, le révérend Luce, recteur de Sainte-Marie, nous écrit à ce sujet : « L’église établie n’est pas en minorité. Le nombre des dissidens proprement dits est peu élevé ; mais un grand nombre de gens sont anglicans de nom, et fréquentent tantôt le culte anglican, tantôt le culte dissident. Je puis prendre cette paroisse comme un exemple des autres. Il y a eu trente naissances pendant l’année 1887 ; vingt et un enfans ont été baptisés à l’église (anglicane) ; les autres sont dissidens, catholiques-romains ou rien. »
  25. Sur Guernesey, M. Henri Boland, qui y rédige le journal le Bailliage, nous écrit : « L’église établie et les non-conformistes (ou dissidens) se partagent le pays en nombre à peu près égaux ; mais ces derniers ont le plus grand nombre de lieux de culte et de communians. Les catholiques romains, au nombre de 1,500 environ, sont Irlandais et Français ; ils ont trois églises dans l’Ile. »
  26. Sous le titre Institutions de langue française à Guernesey, M. H. Boland a écrit d’intéressans articles sur Guernesey dans la Revue internationale (de Florence], de septembre et octobre 1885.
  27. Un certain nombre de ces expressions ont été relevées par Victor Hugo, l’Archipel de la Manche, p. 29 et 55.
  28. Un Anglais, M. J.-L. Pitts, qui s’est pris d’affection pour le patois des îles, a publié en deux volumes une anthologie de poésies patoises, avec traduction en vers français, sous ce titre : Patois Poems of the Channel Islands, Guernesey, s. d..
  29. Nous avons emprunté ce morceau aux Rimes et poésies jersiaises de divers auteurs, recueillies et mises en ordre par A. Mourant. Jersey, 1865, p. 161.
  30. Voici une note sur la statistique des résidens français à Jersey (en mai 1886), que, lors de mon passage dans l’île (août 1887), m’a obligeamment communiquée M. Féret, alors consul de France à Jersey :
    Paroisse de Saint-Hélier (capitale de l’île) 4,500
    « Saint-Brelade 100
    » Saint-Ouen 500
    » Saint-Laurent 500
    » Saint-Pierre 150
    » Saint-Clément 70
    » Saint-Laurent 250
    » Saint-Jean 120
    » Grouville 250
    « Trinité 300
    » Saint-Martin 380
    » Sainte-Marie 80
    Total 7,200

    Dans ce total, on n’a point fait figurer les pères de la Compagnie de Jésus, au nombre de 350 environ (maison Saint-Louis de Gonzague, Waverley-Terrace), ni les 70 élèves appartenant à leur école navale préparatoire transportée de Brest à Jersey. En outre, il convient de tenir compte des omissions volontaires ou involontaires de la part des déclarans, de sorte que le chiffre s’élève facilement à 8,000 individus, dont 4,830 de sexe masculin et 3,170 de sexe féminin. — Voici comment se classent ces 8,000 Français par rapport à leur position sociale :

    Cultivateurs, fermiers 780
    Laboureurs, domestiques de ferme 2,500
    Ouvriers et artisans 2,200
    Commerçans 650
    Commissionnaires en marchandises 20
    Journaliers, hommes de peine 1,600
    Rentiers 100
    Professeurs de français et pasteurs protestans 150
    Total 8,000
  31. Les jeunes gens de seize à dix-huit ans sont même convoqués à des exercices préparatoires.