Les Impôts au moyen âge

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Les Impôts au moyen âge
Revue des Deux Mondes3e période, tome 25 (p. 679-700).
LES IMPÔTS
AU MOYEN AGE

Études sur le régime financier de la France avant la révolution de 1789. Première partie : Les Impôts romains dans la Gaule ; le régime financier de la monarchie féodale, par M. Vuitry, de l’Institut de France. Paris 1878. Guillaumin.

Plusieurs hommes dans notre siècle ont commencé par l’histoire et fini par la politique. M. Vuitry a suivi la route opposée. C’est après trente années laborieuses données à l’administration et aux plus hautes fonctions publiques qu’il a fait œuvre d’historien. Il ne s’était proposé d’abord que d’étudier le régime financier de la France au XVIIIe siècle ; mais il s’est bientôt aperçu que cet ensemble si compliqué d’impôts très divers et de règlemens parfois bizarres ne se pouvait comprendre que si l’on commençait par en parcourir la longue histoire. Il en fallait chercher les origines, en suivre les développemens, distinguer enfin quels changemens y ont été apportés par chaque siècle ou par chacune des transformations politiques du pays. Un autre eût reculé devant ces grands problèmes ; M. Vuitry s’est lancé résolument dans cette difficile étude du passé, sans laquelle il ne pouvait voir clair dans les finances de l’ancien régime. C’est ce besoin de clarté qui a fait de lui un érudit.

Aussi a-t-il de l’érudit les qualités maîtresses, je veux dire la patiente recherche, le soin du détail, le sentiment des difficultés, la crainte toujours présente de se tromper, et par-dessus tout une impartialité scrupuleuse. On pouvait craindre qu’ayant vécu si intimement de la vie moderne il ne comprit mal ce passé lointain, ou qu’il ne le jugeât d’un point de vue trop personnel. Il n’en est rien. Le regard qu’il porte sur le moyen âge est absolument dégagé de toutes les préoccupations présentes. Il appartient à cette école, moins nombreuse qu’on ne croit, qui regarde l’histoire comme une pure science, et qui pense que, si elle peut devenir un jour utile pour la pratique des affaires, c’est à la condition de commencer par être tout à fait désintéressée. De ses trente années d’homme politique, M. Vuitry n’a gardé pour ses nouvelles études que l’expérience acquise des institutions et des hommes. Ses fonctions administratives semblent l’avoir préparé et mûri pour la science historique. Le défaut ordinaire ou le malheur des érudits est d’être trop étrangers au maniement des hommes. Dès notre jeunesse, nous nous enfermons dans les vieux textes : nous arrivons ainsi à connaître avec quelque sûreté les lignes de nos documens ; mais nous ne sommes jamais sûrs de posséder l’intelligence exacte et complète de la réalité et de la vie. Passions, intérêts matériels, besoins physiques et moraux des sociétés, nous ne savons guère tout cela que par un effort d’esprit et par un procédé d’abstraction. C’est toute autre chose d’avoir d’abord étudié les hommes et les gouvernemens, et de se donner ensuite à l’étude des textes. On en saisit mieux le vrai sens. On découvre mieux les faits qu’ils indiquent ou ceux qu’ils dissimulent. On distingue mieux, parmi les lois et les règlemens que les chancelleries accumulent, ceux qui ont été efficaces et ceux qui ont été impuissans. On sait mieux les conditions d’existence des peuples, et l’on possède la mesure de leur prospérité. On arrive ainsi à donner à l’étude du passé non-seulement cette précision matérielle à laquelle les textes suffisent, mais encore cette vive lumière, qui est la marque la plus sûre à laquelle nous puissions reconnaître qu’un esprit juste a saisi une vérité.


I

La persistance des impôts romains après la chute de l’empire et sous la domination des rois francs est un des faits les plus singuliers de l’histoire. Cette vérité, que les grands feudistes du XVIe siècle n’avaient pas mise en doute, fut obscurcie par les travaux du XVIIIe siècle, ou plutôt par les préoccupations politiques et les préjugés de classes qui se mêlèrent alors à l’érudition. Les historiens de cette époque et surtout leurs lecteurs songeaient à autre chose qu’à l’histoire pure. Ils étudiaient bien le moyen âge, mais c’était avec le secret désir qu’il se trouvât conforme au régime politique que chacun, d’eux préférait. Aussi arriva-t-il que le comte de Boulainvilliers, l’abbé Dubos, Montesquieu lui-même et Mably virent trop souvent les faits comme leurs préventions les portaient à les voir. La polémique qui s’engagea alors sur nos origines nationales avait déjà quelque chose de la lutte ardente qui allait bientôt éclater au sujet de nos institutions. On discutait le passé de la France comme s’il se fût agi de son présent et de son avenir.

Le point le plus vif du débat était de savoir si les impôts que l’empire romain avait établis en Gaule avaient survécu à cet empire. L’affirmative était conforme à la thèse de l’abbé Dubos ; la négative l’était à la thèse de Montesquieu. Dubos accumula les textes et les faits ; Montesquieu lança ses argumens les plus impérieux. De nos jours, l’érudition est un peu plus libre de parti-pris. Elle ne regarde pas s’il importe à telle ou telle cause que les impôts romains aient péri ou aient duré. Les raisonnemens a priori sont pour elle de peu de valeur, et les documens seuls font autorité. Or les documens, qui ne laissent pas d’être fort nombreux pour l’époque mérovingienne, ne permettent pas de douter que les rois francs n’aient conservé les impositions de l’empire. Non-seulement les écrivains du temps ne nous disent jamais qu’elles aient été abolies, mais ils en signalent même le maintien dans les termes les plus clairs. Grégoire de Tours, par exemple, montre Chilpéric ordonnant la levée de l’impôt foncier et faisant réviser les rôles de répartition. Il mentionne un comte de la cité de Tours qui avait mission de percevoir l’impôt, et un juif qui s’était chargé d’en avancer l’argent. Nous possédons la formule de nomination des comtes mérovingiens, et nous y lisons qu’un de leurs devoirs est de recouvrer tout ce qui est dû au fisc. Un grand nombre de diplômes nous montrent les rois exemptant de l’impôt telle église ou telle abbaye, exemption qui ne se comprendrait pas si le paiement de l’impôt n’avait pas été la règle générale. Enfin les chroniques signalent plusieurs fois les contributions publiques pendant les cent soixante années qui suivirent la mort de Clovis. Il était trop commode de dire que les Francs étaient des peuples simples et pauvres qui ne pouvaient pas inventer « l’art de la maltôte ; » ils ont su tout au moins ne pas l’abolir.

La persistance des impôts ne peut donc plus être l’objet d’un doute ; mais ici se présente une seconde question qui est plus difficile à résoudre. Comme il y avait sur le même sol des Gallo-Romains et des Francs, on peut se demander si l’impôt ne distinguait pas entre les races, et si les Francs y étaient soumis comme les Gallo-Romains. Il est vrai qu’en ce qui concerne les contributions indirectes, aucune distinction n’était établie entre les deux races. On ne doute pas que les Francs ne fussent assujettis aux douanes, aux péages, au droit de gîte ; mais ont-ils été soumis de même à l’impôt foncier pour les terres qu’ils pouvaient posséder en propre ? Sur ce point le doute est permis. Les documens ne marquent en effet d’une manière bien nette ni qu’ils l’aient payé, ni qu’ils en aient été exempts. Les esprits restent donc libres de se partager. Les uns pensent qu’il est plus conforme à la logique que les Francs, à titre de race supérieure, aient été affranchis des contributions. Les autres cherchent un document qui mentionne cette immunité ; ils s’étonnent qu’aucun indice d’un privilège qui devait avoir une telle importance dans la vie quotidienne et dans les relations sociales ne se rencontre parmi tant de lois, de chroniques et de diplômes ; ils attendent donc pour y croire qu’on en fournisse quelque preuve. Si l’on cherche des signes de cette immunité dans Grégoire de Tours, c’est plutôt le contraire qu’on trouvera. Il dit formellement que les Francs payèrent des impôts sous le règne du fils aîné de Clovis, et cela en Austrasie[1]. Il ajoute, à la vérité, qu’au début du règne suivant ils massacrèrent le ministe qui les avait durement taxés ; mais il ne dit pas que cette émeute ait abouti à la suppression des impôts. Lorsque le même historien rapporte que Chilpéric contraignit au paiement de l’impôt beaucoup de Francs qui en avaient été exempts sous le règne de son prédécesseur, cela ne démontre pas que tous les Francs en fussent exempts ; cela implique plutôt qu’en règle générale ils y étaient soumis, bien que dans la pratique beaucoup d’entre eux en fussent affranchis pour des motifs divers. Quand nous lisons que Chilpéric mit « sur tout le peuple de son royaume » un impôt d’une amphore de vin pour chaque arpent de vigne, nous ne voyons pas un seul mot qui permette de croire que les vignes possédées par des hommes de race franque fussent exceptées[2]. Les lois où il est fait mention des tributs ne distinguent jamais entre la terre du Gallo-Romain et la terre du Franc. Les diplômes, les actes de donation ou de testament ne font aucune allusion à une différence de cette nature. Les Vies des saints n’en disent pas un mot. Aucune dés mille anecdotes que nous avons de ces temps-là ne signale rien de pareil. Dans les actes de jugement relatifs à la propriété nous n’apercevons jamais que la terre du Franc se distinguât en quoi que ce fût de la terre du Romain. L’idée que les Francs fussent libres d’impôts, à titre de race supérieure, ne se rencontre dans aucun document contemporain. Pour la trouver, il faut descendre jusqu’à la fin du XIIe siècle, et encore ne la voit-on exprimée que par un chronographe ignorant qui la mentionne après avoir raconté que les Francs descendaient des Troyens et que c’était l’empereur Valentinien Ier qui les avait exemptés d’impôts. C’est assez dire quel fonds l’on doit faire sur cette unique phrase[3]. Le privilège de la race franque en matière d’impôts n’est indiqué nulle part ailleurs, depuis le VIe siècle jusqu’au XIIe. Partout nous trouvons la mention des impôts publics, jamais nous ne lisons qu’ils aient pesé sur une seule des deux races. Il n’est question de rien de semblable ni dans le traité d’Andelot, ni dans l’édit de 615, ni dans les récits des luttes entre la Neustrie et l’Austrasie.

Toutefois il est juste de dire que, si l’immunité générale des Francs à titre de race supérieure ne se voit nulle part, on aperçoit deux raisons qui firent que beaucoup d’entre eux se trouvèrent en situation de ne pas payer les impôts directe. L’une est que les lois impériales en exemptaient les soldats ; l’autre est que ces mêmes lois en exemptaient aussi ceux qui servaient dans ce qu’on appelait la milice palatine, c’est-à-dire à la cour ou dans les fonctions administratives. Or les Francs, qui servirent l’empire pendant près d’un siècle avant Clovis, étaient accoutumés à ces lois et ils en avaient le bénéfice. Nous pouvons bien croire que ceux d’entre eux qui étaient soldats de Valentinien Ier ou d’Honorius, ceux qui étaient consuls (on en connaît quatre) ou comites domesticorum, tous ces Francs « dont la multitude remplissait, le palais impérial[4]. » connaissaient ces privilèges. Ils durent les conserver lorsque leur chef remplaça les empereurs dans la Gaule. Beaucoup d’entre eux se trouvèrent ainsi exempts d’impôts, les uns à titre de soldats, les autres à titre de domestici ou de leudes, c’est-à-dire de serviteurs du prince et de fonctionnaires. Ajoutons-y l’usage des immunités particulières, qui existait déjà sous l’empire et qui se continua sous les Mérovingiens, et de tout cela nous pourrons conclure que, si l’exemption générale des Francs ne fut jamais posée en principe, il arriva au moins dans la pratique que la plupart d’entre eux furent exempts. Encore doit-on remarquer que beaucoup de Gallo-Romains l’étaient comme eux, car les hommes de cette race servaient dans les armées et dans les fonctions publiques à l’égal des Francs. L’immunité à l’égard des contributions n’était pas le privilège d’une race, mais elle était le privilège de certaines fonctions ou l’objet de certaines faveurs.

Les impôts romains survécurent donc à l’empire. On ne rencontre ni un acte législatif ni une insurrection qui les ait abolis. Les documens ne montrent pas qu’aucune des contributions directes ou indirectes que l’empire avait établies ait été supprimée sous les Mérovingiens. Clotaire II s’engagea bien en 615 à « réformer les nouveaux cens qui avaient été ajoutés injustement, » mais il conserva les anciens. On levait encore des impôts directs au temps de Dagobert Ier et de Clotaire III, ainsi que le témoignent la Vie de saint Eloi et celle de Sainte Bathilde. Au temps d’Ebroïn, nous rencontrons encore des percepteurs de l’impôt public. Un diplôme de 716 montre le roi Chilpéric II faisant don à une église de cent pièces d’or à prendre chaque année sur le produit des impôts dans le pays du Mans. Enfin saint Boniface, au VIIIe siècle, disait encore dans ses prédications qu’il faut obéir aux rois et leur payer les impôts qu’ils exigent.

Mais il faut faire une distinction entre l’état légal et l’état réel. Légalement, les impôts subsistaient ; quant au recouvrement effectif, il est clair qu’il dépendait de la force matérielle dont disposait le gouvernement royal, et qu’il varia suivant les temps. La résistance des populations à l’impôt est visible durant deux siècles. Elle prend d’abord la forme d’humbles doléances. Nous voyons les villes, les provinces, les églises, se plaindre d’être écrasées par les contributions, comme on s’était plaint sous l’empire. Tous demandent, comme autrefois, des dégrèvemens. Les évêques surtout se chargent de porter ces réclamations au pied du trône, car leur double qualité de pontifes et de chefs des cités leur donne accès près des rois. Peu à peu leur langage devient hardi et amer. On connaît cette réponse que fit l’évêque Injuriosus à Clotaire Ier : « Je ne souscrirai pas à cet impôt, parce qu’il n’est pas juste que tu remplisses tes greniers de la récolte des pauvres, toi qui devrais plutôt les nourrir de tes propres greniers. » Voilà comment on parlait des contributions publiques, et la suite du récit de Grégoire de Tours montre que de tels argumens, plus déclamatoires que sérieux, avaient alors une grande valeur. Clotaire dut céder ; il renonça à imposer la cité dont l’évêque lui avait tenu ce langage. Il reconnut qu’en fait il était presque impossible de percevoir les impôts sans l’assentiment des prélats. Plusieurs traits semblables à celui-ci laissent voir que, les contributions publiques se présentaient à l’esprit des hommes comme une institution contraire à la justice et au droit. Les fois eux-mêmes, s’il faut en croire un singulier récit de Grégoire de Tours[5], n’étaient pas éloignés de penser que l’impôt était réprouvé de Dieu et qu’il provoquait la colère des saints. Aussi les révoltes étaient-elles plus fréquentes qu’elles n’avaient été sous l’empire. On peut même remarquer qu’elles éclataient aussi bien dans les provinces où la population était restée gallo-romaine que dans les provinces peuplées de Germains. On compte autant d’insurrections de Francs que d’insurrections de Gaulois, les deux races paraissant tout à fait d’accord pour résister à l’impôt. La perception en était devenue si difficile que, lorsque les ennemis d’un ministre voulaient le perdre à coup sûr, il suffisait de le charger du recouvrement des contributions. Lui donner cette mission en ne le faisant escorter que de 300 soldats, c’était l’envoyer à une mort presque certaine. Voilà du moins ce qui ressort d’un récit de Frédégaire ; notons même que le fait qu’il rapporte ne se passe pas en Austrasie, mais bien en pays gallo-romain, sur les bords de la Seine[6].

On n’a pas assez tenu compte d’un fait qui s’est produit au commencement de la période mérovingienne, et qui a eu de grandes conséquences sur le régime financier de la monarchie. Les curies des cités, qui étaient déjà en décadence à la fin de l’empire, allèrent s’affaiblissant et s’effaçant de plus en plus après l’établissement des barbares. On ne voit pas, il est vrai, qu’elles aient été supprimées ; mais, victimes du désordre général, appauvries par l’effet de la misère publique, opprimées par les comtes, annulées surtout par la toute-puissance de l’épiscopat, elles disparurent de la scène, et, si l’on aperçoit encore leur nom dans les formules et dans quelques chroniques, il est certain qu’elles perdirent toute autorité et toute action. Or c’étaient les curies qui, au temps de l’empire, avaient eu la charge de lever les impôts directs sous leur propre responsabilité. Avec elles disparut donc le principal instrument de la perception. On ne trouve plus sous les Mérovingiens cette responsabilité et cette solidarité des curies en matière d’impôts, qui avait été la règle sous l’empire. Ce sont au contraire les fonctionnaires royaux qui sont directement chargés de la perception. L’histoire du juif Armentarius, qui est racontée par Grégoire de Tours, jette quelque lumière sur ce sujet ; on y voit un comte Eunomius, un vicaire Injuriosus et un tribun nommé Medardus (les termes de comte, de vicaire et de tribun, sont à cette époque les titres de fonctionnaires royaux), qui ont emprunté de l’argent à une compagnie de deux juifs et de deux chrétiens, afin de payer la somme d’impôts due au trésor par le pays de Tours. Les produits de l’impôt n’étaient donc plus, comme au temps de l’empire, remis aux mains du fonctionnaire par les collecteurs municipaux. Il fallait qu’il fît lui-même le recouvrement, et, en cas de retard des contribuables, c’était à lui de faire les avances, fût-ce en empruntant lui-même à des usuriers. Le soin de percevoir les contributions était donc passé de la curie au fonctionnaire. Ce changement amena plusieurs résultats de grande importance. D’abord le recouvrement dut être plus arbitraire, plus vexatoire, et l’on s’explique la haine et les fréquentes révoltes des populations. Puis le contrôle devint plus difficile, le même fonctionnaire étant chargé de la recette, des dépenses locales, et de la remise de l’excédant au trésor. Enfin, conséquence inattendue, il arriva que toute l’action financière fut au pouvoir d’agens qui devaient un jour se rendre indépendans de l’autorité centrale, et qui ce jour-là garderaient l’impôt dans leurs mains.

Ce qui contribua encore davantage à jeter le désordre dans le régime financier de la Gaule franque, ce fut l’usage des immunités. L’histoire ne peut pas dire dans quelle proportion cette faveur fut accordée à des laïques, guerriers ou courtisans des rois ; les diplômes de cette catégorie ne se sont pas aisément conservés[7] ; mais, en ce qui concerne les terres d’église, une multitude de chartes qui nous sont parvenues attestent toute l’étendue du mal, On appelait charte d’immunité une lettre royale qui était concédée à un évêque ou à l’abbé d’un monastère, et qui contenait toujours, comme trait essentiel, une phrase conçue ainsi : « Nous voulons qu’aucun de nos fonctionnaires, ni duc, ni comte, ni aucun agent inférieur, ni aucun homme revêtu d’une fonction publique quelconque, n’entre sur les terres de celui à qui nous donnons cette immunité, ne mette les pieds sur les domaines de cet évêque ou de cet abbé, en quelque province qu’ils soient situés, soit pour y rendre la justice, soit pour y percevoir les amendes, soit pour exiger aucune contribution des habitans libres ou serfs qui y vivent. » C’était renoncer à la fois à la juridiction, à l’administration et à l’impôt. Or cette concession s’appliquait à toutes les terres qu’un évêché ou un monastère pouvait posséder, et nous savons qu’il y avait des monastères, comme ceux de Saint-Denis, de Saint-Martin et de Saint-Germain, qui avaient de très nombreux domaines dans toutes les parties de la Gaule. La concession s’étendait même « à tout ce que l’église ou l’abbaye pourrait posséder à l’avenir, à tout ce que la générosité des fidèles pourrait lui donner dans la suite des temps. » Le renoncement royal ne comportait ni réserve ni limite[8]. — Si l’on observe de près ces immunités, on voit bien qu’elles ne supprimaient pas précisément l’ancien impôt public ; les hommes libres qui habitaient les domaines ecclésiastiques continuaient à y être soumis ; mais l’impôt était payé à l’église ou « au saint, » au lieu de l’être au roi. Du côté du contribuable, l’impôt subsistait ; du côté du roi ou de l’état, l’impôt disparaissait. En d’autres termes, la contribution publique se transformait en redevance privée. Ce changement fut une des causes les plus efficaces du développement de la féodalité. Pour ce qui concerne spécialement l’histoire des impôts, on devine aisément quelles en furent les conséquences. Il arriva insensiblement que toutes les propriétés ecclésiastiques et plus d’une terre laïque furent exemptes ; non-seulement l’impôt foncier fut diminué d’autant, mais la perception en devint plus difficile sur les terres qui continuaient à le supporter ; Il fallut distinguer pour chaque champ à quelle sorte de propriétaire il appartenait ; les anciens registres de répartition devinrent inutiles, aucun cadastre ne fut possible. Les petits propriétaires trouvèrent intérêt, pour s’affranchir de l’impôt public, à livrer leurs terres au propriétaire immuniste, qui leur en rendait la puissance sous la condition d’une redevance privée. Ce qu’il y eut enfin de plus funeste, c’est que l’impôt, là où il subsista, apparut aux hommes comme une charge inique. Toute notion juste à l’égard des contributions publiques disparut des esprits.

Il en a été des impôts comme des institutions politiques et administratives. Ils ne se sont modifiés que lentement ; ils se sont insensiblement affaiblis avant de disparaître tout à fait. Le système des contributions romaines a traversé toute la période mérovingienne et est arrivé, presque intact, jusqu’aux Carlovingiens. Dire que Charlemagne et ses successeurs ne percevaient plus les impôts publics est une inexactitude. L’expression functiones publicœ, qui était le terme propre pour les désigner, apparaît maintes fois dans les capitulaires et dans les diplômes de ces princes. L’usage des immunités ; ou exemptions personnelles d’impôts se continua ; or ces concessions n’auraient eu aucun sens s’il n’avait subsisté quelques impôts. Pour ce qui est des douanes, des péages, des corvées, des charrois, du droit de gîte, il n’est pas douteux qu’ils n’aient duré, et personne ne le conteste. Les documens montrent avec une égale clarté le maintien du cens, de l’impôt foncier, de la capitation. Charlemagne, en 812, ordonne à ses missi dominici « de rechercher tous les cens qui depuis les anciens temps ont été dus au roi[9]. » Cette injonction montre que le recouvrement des anciens impôts avait été négligé en beaucoup d’endroits, mais qu’aucun acte légal ne les avait abolis. Ailleurs, en 805, le même prince exige « que le cens royal soit payé partout où il est dû, soit de la personne, soit des biens ; ’ » c’est l’impôt de capitation et l’impôt foncier. Louis le Pieux promulgue une prescription semblable en 819, et, dans un capitulaire de 829, il mentionne un tribut qui est levé dans le royaume par les soins des comtes et de leurs agens. D’autres textes signalent des remises d’impôts, et nous y voyons que les percepteurs chargés du recouvrement sont appelés du même nom que sous l’empire, exactores[10]. Charles le Chauve lui-même, dans le fameux édit de Pistes de 864, fait allusion au paiement de l’impôt public comme à une chose ordinaire, lorsqu’il dit « que les hommes libres qui doivent le cens au roi, soit pour leur personne, soit pour leurs biens, se gardent de se donner eux ou leurs terres à une église sans notre permission, de peur que la chose publique, respublica, ne perde ses revenus. S’ils l’ont fait, que l’église qui a pris possession de leurs biens paie au trésor royal le même cens que ces hommes payaient auparavant. » On a prétendu que le mot cens désignait ici la redevance privée à laquelle les serfs, colons et détenteurs des terres du prince étaient assujettis ; mais le texte que nous venons de citer marque au contraire que les hommes dont il s’agit sont absolument libres, franci ; ils sont, non pas tenanciers, mais propriétaires des terres qu’ils occupent, puisqu’ils ont pu en faire donation. Le cens dont parle ici Charles le Chauve ne peut donc être que l’impôt foncier, lequel était encore payé à l’état, ou, comme on disait dans la langue de la chancellerie carlovingienne, payé à la république.

Il est possible que ce qu’on appelait le don annuel ou don public, donum annuum, donum generale, eût un caractère un peu différent des anciens impôts romains. On a supposé que ce don était volontaire et laissé à la discrétion du contribuable ; mais il n’y a de cela aucune preuve. Le mot don ne doit pas plus nous faire illusion au IXe siècle que le mot octroi au XVIIe. C’est souvent une erreur d’interpréter les termes de l’histoire dans leur sens littéral. On a conjecturé aussi que cette sorte d’impôt venait des anciens Germains, parce que Tacite emploie en parlant d’eux une expression analogue ; mais c’est encore là une assertion qui manque de preuve. Il est vrai que les annalistes du ixe siècle disent que le paiement de ces dons était une coutume ancienne ; mais il est bien singulier que les dons n’apparaissent jamais dans les documens de l’époque mérovingienne et qu’au contraire ils soient signalés maintes fois depuis Pépin le Bref jusqu’à Charles le Chauve. Une série de textes, dans le continuateur de Frédégaire, dans Éginhard, dans Hincmar, dans les chroniques de saint Bertin et de saint Wandrille, dans les lettres de l’évêque Frothaire et de l’abbé Loup de Ferrières, montrent que le don, véritable impôt annuel, fut payé assez régulièrement. Il semble à certains traits que le don fût pour les grands propriétaires, laïques ou prélats, ce que le cens était pour les simples hommes libres. Il y avait surtout cette différence essentielle, que le cens des petites gens était perçu par les fonctionnaires, c’est-à-dire par les comtes ou par leurs agens, au lieu que les dons étaient apportés directement ou envoyés par les grands personnages et remis sans intermédiaire aux mains du roi. Ils n’en étaient pas moins obligatoires, et nous avons des lettres d’évêques ou d’abbés qui envoient au palais impérial les dons qu’ils doivent, debita dona. On aperçoit encore d’autres sortes de contributions au IXe siècle. Les chroniques qui racontent le règne de Charles le Chauve nous disent que par trois fois, en 860, en 866, en 877, il leva des impôts extraordinaires ; elles ajoutent que ces impôts portaient sur toute la propriété foncière et mobilière du royaume, et qu’ils frappaient aussi bien les terres des comtes ou des évêques que les tenures des colons, les manses des serfs, et les boutiques des marchands. La tradition de l’impôt public n’avait donc pas encore disparu.

Mais, à côté de tous ces faits, il est une remarque qui en affaiblit beaucoup la portée : c’est que, dans la pratique, ces impôts produisaient peu. Si le trésor de Charlemagne paraît avoir été assez riche, à en juger par ses guerres et ses constructions, il n’en fut certainement plus de même sous ses successeurs. Louis le Pieux et Charles le Chauve semblent n’avoir pas eu de trésor ; ils n’ont que des terres et des guerriers, celles-là s’épuisant de plus en plus, ceux-ci de moins en moins fidèles parce qu’on ne peut plus payer leur fidélité. Les événemens de ces deux règnes ne donnent pas l’idée qu’ils aient pu avoir des finances en bon état. Nous voyons bien, dans les actes législatifs, qu’on paie encore des impôts aux rois ; mais nous ne voyons pas, dans les faits, que ces impôts les rendent riches et forts. Nous remarquons même que ces grandes contributions dont parlent les chroniques sous Charles le Chauve ne donnaient chacune que 4,000 ou 5,000 livres d’argent, somme qui paraît bien faible si l’on songe qu’il s’agit d’impôts levés dans un danger pressant, pour le salut du pays, et auxquels toute la fortune du pays a contribué. D’ailleurs les textes mêmes que nous avons cités, et qui prouvent la permanence de l’impôt public, en font pressentir aussi la disparition prochaine. Quand Charlemagne enjoint à ses missi de rechercher quels sont ceux qui doivent l’impôt, cela nous permet’ de croire qu’il avait été facile à beaucoup d’hommes de se soustraire au paiement des contributions.

La diminution graduelle des impôts publics correspond avec l’extension continue de la vassalité. Quand nous voyons Charles le Chauve défendre aux hommes libres et aux petits propriétaires de faire abandon de leur liberté et de leurs biens à une église « ou de se mettre au service d’un autre homme, » cela nous révèle une disposition qui fut presque générale chez les hommes de ce siècle ; et quand le même prince ajoute qu’il promulgue cette défense « de peur que la chose publique ne perde ce qui lui est dû, » nous saisissons ici la cause principale qui fit disparaître insensiblement les impositions publiques. Les hommes libres renonçaient à leur liberté, les petits propriétaires à leur propriété, et la principale compensation à leur sacrifice était que, devenus serviteurs, vassaux où tenanciers d’autrui, ils échappaient à l’obligation de payer l’impôt. Or cet entraînement de la population vers la vassalité fut presque universel à la fin du IXe siècle. Il arriva donc qu’avec les hommes libres disparurent les contribuables.

Ainsi les impôts, toujours maintenus en principe, quelquefois même perçus, allaient se perdant et se réduisant à rien, parce que la source, c’est-à-dire la liberté et la propriété, en était tarie. On aperçoit enfin la raison dernière qui, à la suite de cet affaissement graduel de l’impôt public, en amena la disparition définitive. Ce qu’il en restait n’affectait guère plus que deux formes, celle du donum qui était remis directement au prince par les évêques, les abbés, les seigneurs puissans, et celle du census, que le peu d’hommes demeurés libres payaient entre les mains des fonctionnaires royaux, c’est-à-dire des ducs et des comtes. Mais, après la mort de Charles le Chauve, il arriva que les rois ne furent plus assez forts pour obliger les grands à leur apporter le donum, et, d’autre part, les ducs et les comtes, ayant cessé d’être des fonctionnaires royaux et s’étant rendus héréditaires et indépendans, gardèrent le census dans leurs mains. La royauté n’eut plus d’impôts. Tous ces changemens se firent sans que l’histoire puisse en marquer la date précise ; ils avaient été préparés dès longtemps ; ils s’étaient accomplis, pour ainsi dire, sans qu’on s’en aperçût ; l’état social du pays et la toute-puissance des prélats et des grands les avaient rendus inévitables.


II

Toute la première partie du travail de M. Vuitry, celle qui s’arrête à la fin de la dynastie carlovingienne, est ce qu’il y a de moins personnel et, à notre avis, de moins achevé dans son livre. Aussi ne s’était-il proposé que de rendre compte des travaux de ses devanciers. Il s’est donc contenté ici d’analyser les opinions de Montesquieu et celles de l’abbé Dubos, de comparer et de mettre en regard les théories trop ingénieuses de Championnière : , les vues parfois profondes d’un érudit qui est mort trop tôt pour la science, M. Lehuënou, et par-dessus tout, les explications si savantes, et si claires d’un maître que l’on n’a pas dépassé, B. Guérard. On peut regretter qu’un excès de scrupule ait empêché M. Vuitry d’oser quelquefois passer par-dessus tous ces grands noms pour étudier lui-même les sources et pour apporter à son tour quelque lumière nouvelle sur des problèmes qui ne sont pas encore résolus ; mais il est visible que son intention était seulement dans ces cent premières pages, de poser une sorte de préambule. Son œuvre véritable, celle où il est lui-même, commence avec l’époque féodale ; elle embrasse trois siècles, le XIe le XIIe et le XVIIIe depuis les premiers Capétiens jusqu’à l’avènement de Philippe le Bel.

Au commencement de cette période, la royauté et les communes n’existaient pas ou existaient à peine. Le système féodal, s’il ne remplissait pas toute la société, la dominait du moins tout entière. Il régnait en matière d’impôts comme en tout le reste. Pour comprendre le régime financier de l’époque, il est donc nécessaire de commencer par étudier la féodalité. C’est la condition des personnes qui explique la nature des redevances et le caractère particulier de tout ce qu’on peut appeler encore du nom d’impôts. Aussi M. Vuitry consacre-t-il un très important chapitre à rendre compte de l’état des personnes au XIe siècle. La servitude complète, c’est-à-dire cette condition dans laquelle l’homme appartient corps et biens à un maître, avait déjà disparu dans beaucoup de provinces et tendait à disparaître dans les autres[11]. Le nom de serfs subsistait, mais non la servitude. Ces serfs, qui sont maintes fois nommés dans les documens, étaient des cultivateurs qui occupaient héréditairement le sol sous trois conditions : l’une, d’en payer une redevance annuelle et comme un prix de fermage, soit en argent, soit en grains, soit en travail de corps ; l’autre, de ne jamais se séparer de ce sol, de ne pouvoir ni quitter la seigneurie ni se marier en dehors d’elle ; la troisième, de ne pouvoir disposer de leurs biens par testament, puisqu’ils n’étaient propriétaires de rien. Cens et corvées, poursuite et formariage, mainmorte enfin, tels étaient les trois termes par lesquels la langue désignait cette triple chaîne qui liait encore le serf, tout en lui assurant la jouissance dû sol et en lui laissant la liberté dans sa maison. — Au-dessus des serfs, il y avait dans les villes et même dans les campagnes une classe d’hommes libres ; les uns étaient artisans, les autres cultivateurs. Ceux-ci, sous les noms divers de vilains, villani, de roturiers, de cottiers, de coutumiers, occupaient en tenure le sol qui leur avait été concédé originairement par un seigneur propriétaire. Ils jouissaient de la liberté civile ; ils n’étaient pas contraints de rester attachés au sol ; ils pouvaient léguer et tester ; ils avaient enfin un droit civil, des coutumes protectrices, même des privilèges. Seulement le sol qu’ils occupaient héréditairement n’était pas leur propriété ; ils en payaient donc une redevance annuelle, et, s’ils étaient autorisés à en léguer ou à en vendre la jouissance, ce ne pouvait être que sous des conditions qui gardassent intacts les droits du véritable propriétaire. — Fort au-dessus des serfs et des vilains s’élevaient les seigneurs de tout rang, ecclésiastiques et laïques, évêques et abbés, ducs, comtes, barons, chevaliers, écuyers. Ils dépendaient les uns des autres parce que chacun tenait terre d’un suzerain ; mais ils tenaient en fief et non pas en censive ; par conséquent, ce qu’ils devaient pour prix de la jouissance du sol, ce n’étaient ni des cens ni des corvées, c’était le service militaire et le service de cour, c’était surtout la foi et l’hommage : par quoi il fallait entendre, au sens littéral, la dépendance complète de toute la personne morale.

La terre se distribuait exactement comme les personnes. Chaque grande propriété (il n’en existait presque plus de petites) se divisait ordinairement en deux parties : l’une, que le propriétaire ou seigneur s’était réservée, s’appelait proprement le domaine ; l’autre, qui avait été concédée par lui en tenure, s’appelait la censive. Parmi ces tenures, les unes étaient occupées par des hommes libres, les autres par des serfs ou des mainmortables. Toutes étaient des lots autrefois détachés du grand domaine et accordés en jouissance à des esclaves, à des affranchis, à des colons, à des hôtes. — En même temps, chacun de ces grands domaines, pris dans son ensemble, était un fief, c’est-à-dire qu’il avait été accordé originairement, en vertu d’une concession réelle ou fictive, par un seigneur plus élevé à un homme qui était devenu dès lors son vassal. Ces fiefs, qui n’étaient pas héréditaires en droit, ne l’étaient en fait que sous des conditions qui rappelaient à chaque génération nouvelle la concession primordiale, ou qui en étaient le prix. C’est surtout en vertu de ce principe que les seigneurs étaient subordonnés les uns aux autres. Peut-être s’y joignait-il, mais dans une mesure difficile à apprécier, le souvenir traditionnel de l’autorité publique et des anciens honores exercés par les ducs, les comtes, les centeniers royaux[12].

Les relations des diverses classes entre elles, en ce qui concernait la possession du sol, étaient réglées soit par de véritables contrats, soit par des conventions verbales périodiquement renouvelées, soit enfin par un usage formellement consenti par chaque génération de seigneurs et de tenanciers. L’exercice des droits seigneuriaux était ordinairement fixé par des livres terriers qui étaient tenus avec soin, ou par la coutume de la terre que les hommes se transmettaient invariablement. L’arbitraire y tenait peu de place. Les serfs seuls firent d’abord exception ; ils ne pouvaient alléguer aucun contrat originel ; ils étaient taillables et corvéables à miséricorde. Mais ils acquirent peu à peu, soit par l’affranchissement, soit par l’abonnement, une façon de charte qui détermina la limite de leurs obligations.

De ces principes découlaient tous les impôts du régime féodal, impôts qui formaient une sorte d’échelle ascendante comme la société elle-même. Dans l’intérieur de chaque domaine, le seigneur, à titre de propriétaire, percevait le cens, les redevances, le champart, les corvées et services des tenanciers libres ou serfs. Il avait en outre le formariage de ses serfs et leur succession, au moins en partie. Il avait enfin un droit de relief ou rachat à chaque mutation qui survenait dans la tenure, soit par succession, soit par vente. Toutes ces redevances avaient un caractère essentiellement privé et patrimonial. Elles étaient la conséquence naturelle de l’antique concession faite par le propriétaire du sol. Les cens, champart et corvées équivalaient à un fermage annuel. Les lods et ventes représentaient le droit qu’avait toujours le propriétaire de reprendre son bien et d’écarter un concessionnaire nouveau. Les domaines entre eux, à titre de fiefs dépendant les uns des autres, supportaient des charges analogues. Il est vrai que pour le feudataire, qui tenait à foi et non à cens, les redevances et les corvées étaient remplacées par le service de guerre et de cour ; mais les droits de mutation étaient à peu près les mêmes : c’était le relief à chaque décès, c’était le quint à chaque vente. Il est à remarquer que ces charges étaient en général plus lourdes pour le fief que pour la terre roturière, ce qui a fait dire à Beaumanoir que, dans l’appréciation des héritages, il faut estimer plus haut les terres en censive que les terres en fief, à cause des charges dont celles-ci sont grevées[13].

On s’est demandé si ces redevances seigneuriales n’étaient pas les restes des anciens impôts publics qui, établis par l’empire romain et conservés par les deux premières races de rois, se seraient continués dans le régime féodal, avec cette seule différence que, de contributions d’état, ils seraient devenus des impôts privés. Il nous semble que, malgré les efforts de quelques érudits, cette filiation entre les impôts romains et les droits féodaux reste difficile à démontrer. La théorie de Championnière, fort obscure et qui a séduit quelques esprits par son obscurité même, n’est pas appuyée sur des preuves suffisantes. On ne voit pas qu’au moyen âge ni ceux qui percevaient les cens ni ceux qui les payaient eussent dans l’esprit l’idée qui s’attache à des contributions publiques. Le cens, sous ces dénominations diverses, apparaît toujours comme une rente foncière qui est payée à un propriétaire par un tenancier[14]. On y distingue d’ordinaire le chef-cens, qui n’est que le signe et la reconnaissance annuelle des droits du propriétaire et qui pour cette raison reste invariable et très, léger, et le gros cens, qui est le prix de la jouissance du sol et qui s’élève suivant l’étendue et la valeur de la tenure. M. Vuitry fait observer avec pleine raison que ce n’est pas du cens qu’est sorti l’impôt royal ; il nous paraît impossible d’établir qu’il soit sorti lui-même de l’impôt romain. L’identité de nom n’est pas un indice assez sûr. On sait quel désordre s’est introduit dans la langue au temps des Mérovingiens. Le même mot a pu s’appliquer aux impositions publiques et aux redevances privées sans que nous soyons en droit de conclure que celles-ci dérivent de celles-là. Les cens ont subsisté jusqu’en 1789, mais toujours comme redevance essentiellement seigneuriale, et jamais la royauté n’a songé à les revendiquer à titre d’anciennes contributions publiques. Nous avons aussi quelque peine à croire que les lods et ventes aient un rapport d’origine avec l’impôt sur les ventes de l’empire romain, centesima rerum venalium ; car il y avait entre les deux choses cette différence bien caractéristique, que les lods et ventes portaient sur la transmission de la terre, au lieu que l’impôt nommé centesima n’avait frappé jadis que les biens meubles et particulièrement les objets vendus dans les marchés., Le relief ou rachat n’avait aussi, quoi qu’en ait dit Championnière, qu’un simple rapport d’analogie avec l’impôt des successions qui s’était appelé vicesima hereditatum sous l’empire. Il dérivait d’un tout autre principe, et les hommes y attachaient une idée tout à fait différente. Le relief n’était pas un impôt sur les successions ; il était le prix par lequel on obtenait du propriétaire une nouvelle concession de jouissance. Il est une remarque qu’on aurait dû faire : s’il était vrai que ces redevances fussent les anciennes contributions de l’empire, on les verrait peser aussi bien sur les alleux que sur les fiefs et les censives, car les alleux n’étaient pas autre chose que l’ancienne propriété romaine, maintenue sans aucune altération. Il y avait même des raisons pour que l’impôt public se conservât mieux sur les terres allodiales que sur les terres transformées par le contrat de cens ou par le contrat de fief. Tout au contraire, les alleux ne connaissaient ni le cens, ni les services, ni les lods et ventes, ni le quint, ni le relief. Ces charges ne pesaient absolument que sur la terre tenue en fief ou en censive. C’est qu’elles avaient pour origine la concession même qui avait créé à l’origine l’une ou l’antre tenure, et elles étaient le prix moyennant lequel cette concession se continuait ou se renouvelait d’âge en âge.

C’est en dehors et à côté de ces redevances qu’il faut chercher les restes des anciens impôts publics. On les trouvait, confondus avec les premières, dans les mains des seigneurs. C’étaient d’abord les amendes, freda, justitia, qui accompagnaient toujours l’exercice du pouvoir judiciaire et qui étaient le profit du seigneur justicier. Venaient ensuite les péages sur les ponts, sur les routes, sur les rivières, à l’entrée et à la sortie des villes. Les tonlieux ou douanes viennent certainement de l’empire romain, et l’on en peut suivre la trace de siècle en siècle ; les télonarii des seigneurs n’ont fait que prendre la place des telonarii royaux que les documens nous montrent encore sous les premiers rois carlovingiens. Les taxes sur les marchés, le droit de battre monnaie et les bénéfices de toute sorte qu’on en pouvait tirer, les droits de greffe, de sceau et de tabellionat, le droit de guerre et par suite l’obligation pour les sujets du seigneur de faire la garde au château ou d’en réparer les fortifications, tout cela avait sans aucun doute le caractère de charges publiques. Aussi chacun de ces droits correspondait-il à des services que le seigneur rendait ou devait rendre, soit en administrant la justice, soit en entretenant les routes et les ponts, soit en faisant la police ou en défendant le territoire. Le seigneur méritait tous ces impôts de la souveraineté en remplissant tous les devoirs d’un souverain sur son domaine. Les droits de protection et de sauvegarde, ainsi que les tailles levées sur les hommes libres qui habitaient les villes, avaient aussi le caractère d’impôts publics, quoiqu’ils fussent aux mains des seigneurs et qu’ils fussent devenus des biens patrimoniaux. On en peut dire autant du droit de patronage à l’égard des églises. Les aides enfin peuvent être, avec assez de vraisemblance, rangées dans la même catégorie. On appelait de ce nom les subsides ou secours extraordinaires, auxilia, que tout tenancier devait à son seigneur, tout feudataire à son suzerain, dans certains cas diversement déterminés par les coutumes : quand le seigneur était armé chevalier ou faisait conférer l’ordre de chevalerie à son fils aîné ; quand il marrait sa fille ; quand, fait prisonnier, il avait à payer une rançon ; quand il allait en terre sainte, soit en pèlerin, soit en croisé ; quand enfin il faisait la guerre pour la défense du domaine ou quand il l’agrandissait par l’acquisition d’une nouvelle terre. Les seigneurs ecclésiastiques avaient droit aux aides, pour l’ost du roi, pour le pape, pour la défense de leur église. Il est digne d’attention que ces aides étaient payées par tous ; les seigneurs les devaient à leurs suzerains, aussi bien que les serfs et vilains à leurs seigneurs. Les ecclésiastiques n’en étaient pas plus exempts que les laïques. Ce genre d’impôt ne connaissait aucune distinction de classes ni de terres. L’origine en est fort obscure. Il semble bien, à considérer leur universalité, qu’on puisse voir dans les aides les vraies contributions publiques du régime féodal. C’est probablement sous cette forme que les hommes du moyen âge ont pratiqué le principe que tous les sujets doivent contribuer aux dépenses extraordinaires du gouvernement et même à celles de l’homme qui gouverne. M. Vuitry pense, avec une grande apparence de raison, que c’est de l’aide féodale que devait sortir un jour l’impôt royal et, avec lui, tout le système des contributions publiques de la société moderne.

Les rois du XIe siècle, les premiers Capétiens, n’étaient que des seigneurs féodaux. Cette proposition, qui serait fort incomplète au point de vue politique, paraît tout à fait exacte au point de vue financier. On ne voit pas, en effet, que le roi levât d’autres impôts que ceux que les seigneurs avaient également le droit de percevoir. Ses ressources consistaient uniquement dans ce qu’on appelait son domaine. Or ce mot avait le même sens quand on l’appliquait au roi que lorsqu’on l’appliquait à quelque seigneur ; il désignait trois choses : 1° les fruits et revenus des terres réservées ; 2° les redevances des terres en censive ; 3° les revenus divers auxquels donnaient lieu les terres en fief. Le roi percevait donc, comme tout autre seigneur, les cens, les champarts, les corvées de ses serfs et vilains, le formariage et la mainmorte de ses serfs, la taille arbitraire ou abonnée, les lods et ventes, le relief et le quint, enfin l’amortissement, qui pour certaines catégories de terres tenait lieu des droits de mutation. Tout cela lui était dû à titre de propriétaire direct et comme prix de la jouissance qu’il accordait de sa terre soit en fief, soit en censive. Il possédait de même les impôts auxquels nous avons dit qu’un caractère public était attaché ; mais il ne les possédait que sur ses terres propres, comme les autres seigneurs sur les leurs. Il percevait donc les amendes et forfaitures, les droits de greffe et de sceau, le droit de prise et de gîte ou les redevances fixes par lesquelles certaines villes s’en étaient rachetées, les péages aux ponts et sur les routes, les douanes et tonlieux, non pas aux frontières du royaume, mais aux limites du domaine propre, les taxes sur les marchandises qui étaient vendues dans les marchés de la terre du roi, les fours et moulins banaux, le droit de monnaie, c’est-à-dire le droit de changer la monnaie ou bien de se faire payer un fouage pour ne pas l’altérer, enfin l’aide féodale dans des cas exactement semblables à ceux où les seigneurs y avaient droit. Dans tout cela, il n’y avait rien qui appartînt exclusivement à la royauté. M. Vuitry a donc raison de dire : « La monarchie féodale n’avait que des revenus seigneuriaux, elle n’avait pas de revenus royaux ; le domaine de la couronne et celui des grands feudataires ne présentaient aucune différence essentielle ; ils se composaient des mêmes élémens et procuraient les mêmes recettes. Ce n’est pas comme roi, c’est comme seigneur que le prince percevait des cens, des tailles, des droits de mutation ou d’amortissement, même des péages et des amendes judiciaires. » Il est vrai que les rois ont quelquefois essayé, dès le XIIe siècle, de rétablir des contributions vraiment royales, c’est-à-dire des impôts qui fussent levés sur tous les sujets et au seul profit de l’état. Telle fut la taille de Louis le Jeune en 1147 ; telle fut aussi la dîme saladine de Philippe-Auguste en 1190 ; mais ces tentatives ne furent que des exceptions, et elles eurent d’ailleurs peu de succès.

Comme il n’y avait de revenus que ceux du domaine, il suit de là que l’histoire financière de la royauté, depuis le XIe siècle jusqu’à la fin du XIIIe, se réduit à l’histoire de ce domaine de la couronne. Il est bien vrai qu’à ne regarder que le droit et la théorie féodale, le domaine aurait dû comprendre d’une certaine façon le royaume tout entier, car tous les fiefs relevaient du roi ; les plus grands feudataires, le duc de Normandie par exemple ou le comte de Toulouse, auraient dû lui payer des reliefs et des aides, auxquels les arrière-vassaux auraient indirectement contribué. Mais, en fait, ces puissans seigneurs s’étaient affranchis de presque toutes leurs obligations. Le domaine vraiment productif se réduisait donc aux pays que la famille capétienne avait possédés personnellement avant de monter sur le trône, c’est-à-dire à ce qu’on a appelé le duché de France. Dans les limites de cette région, il y avait deux sortes de terres, les unes qui appartenaient nûment au roi comme terres réservées ou comme censives, les autres qui relevaient de lui à titre de fiefs immédiats. Sur les premières, il avait la propriété complète et tous les profits qui y étaient attachés. Sur les secondes, il avait la suzeraineté et seulement les profits féodaux. Il administrait les premières, comme seigneur direct, par ses prévôts ; il n’avait avec les secondes que les rapports de suzerain à feudataire. Voici donc, en résumé, comment nous devons nous représenter le roi capétien : premièrement il est seigneur direct de vingt-deux grandes terres qui sont régies en prévôté, et dont les principales sont Paris, Orléans, Étampes, Melun ; en second lieu, il est suzerain d’un certain nombre de seigneuries sises dans le duché de France, telles que les comtés de Chartres, du Perche, de Corbeil ; troisièmement enfin il est suzerain de quelques grands fiefs qui se partagent le reste du royaume. Il perçoit les revenus complets des premières, les droits féodaux des secondes ; mais des troisièmes il n’obtient rien. Ce roi veut-il accroître ses ressources financières et avec elles sa puissance, deux moyens s’offrent à lui. D’une part, dans l’intérieur de son duché de France, il peut, en certains cas que le droit féodal détermine, reprendre un fief en sa main et changer ainsi une seigneurie en prévôté. D’autre part, hors de son duché, il peut rattacher à soi l’un des grands fiefs et le joindre à son domaine réel, soit en y constituant des prévôtés, soit au moins en y implantant sa suzeraineté d’une manière efficace. Il n’était pas besoin d’engager une lutte contre le système féodal, auquel la grande majorité des hommes étaient liés alors par leurs intérêts matériels. Il n’y avait pas à essayer une révolution politique, qui eût été impossible, ni à tenter la restauration d’un ancien gouvernement monarchique, dont personne n’avait une idée nette. Agrandir et transformer le domaine par ces deux procédés que les règles féodales autorisaient, telle était la seule ambition qui fût permise à ces rois, la seule qui parût légitime à leurs contemporains, la seule enfin qui pût aboutir au succès.

C’est donc à cette œuvre que s’employèrent uniquement les efforts de onze rois, depuis Hugues Capet jusqu’à Philippe le Hardi, et tous les progrès de la monarchie durant trois siècles s’accomplirent par l’un des deux moyens que nous venons d’indiquer. Dans le duché de France, Philippe Ier et Louis VI réussirent à transformer en prévôtés un grand nombre de fiefs, tels que le Gâtinais, le Vexin français, Corbeil et Montlhéry. Hors du duché, Henri Ier acquit le comté de Sens, Philippe Ier la vicomte de Bourges, Philippe-Auguste l’Amiénois, le Valois, le Vermandois, le Vexin normand, l’Artois, le comté d’Évreux, et la plupart de ces acquisitions devinrent des prévôtés royales. Le nombre de ces prévôtés, qui n’était que de 22 à l’origine de la dynastie, s’élevait déjà à 49 au commencement de l’année 1202, ainsi que le constatent les comptes des revenus du roi qui nous ont été conservés pour cette année. Puis, les grands fiefs eux-mêmes furent atteints. La Normandie, l’Anjou, la Touraine, le Poitou, furent confisqués par une sentence judiciaire appuyée d’une armée. Les comtés de Ponthieu, de Clermont en Beauvaisis, d’Alençon, furent réunis au domaine. À la mort de Philippe-Auguste, on peut compter 94 prévôtés : immense accroissement où il entrait autant d’habileté que de bonheur. Louis VIII lui-même eut le temps de s’emparer de l’Aunis et de la Saintonge. Dans la guerre contre les hérétiques albigeois, les succès et les revers des hommes du nord servirent également la royauté, et la lutte religieuse aboutit à ce résultat inattendu de lui donner tout le beau comté de Toulouse. Un mariage enfin réunit la Champagne à la couronne. Dans les dernières années du XIIIe siècle, le nombre des prévôtés s’élevait à 263, et presque tout ce qui restait de fiefs importans relevait directement du roi.

Ce qu’il y a de plus remarquable dans tous ces progrès, c’est qu’ils avaient été opérés, par les seuls moyens qu’offrait le système féodal. La royauté avait grandi jusqu’alors sans essayer aucune révolution monarchique. Elle avait grandi à la façon d’un particulier qui accroît sa fortune, non à la façon d’un chef d’état qui change le mode de gouvernement. Ajoutons que beaucoup de seigneurs avaient agi ou voulu agir comme elle, que beaucoup de maisons féodales avaient grandi par des moyens exactement semblables, et que la royauté capétienne fut seulement plus habile ou plus heureuse que les autres maisons.

Durant cette période, rien ne fut changé, du moins d’une manière ostensible, ni au régime politique, ni au régime financier de la France. Il arriva seulement que les revenus augmentèrent dans la même proportion que le domaine. Il est fort difficile d’établir sur ce point des chiffres exacts. L’auteur de l’Usage des fiefs, Brussel, qui possédait une série de pièces de comptabilité aujourd’hui perdues, évaluait les revenus de Philippe-Auguste, avant ses grandes conquêtes de 1202, à 32,000 livres parisis ; il croyait que cette somme avait probablement doublé à la fin du règne. De nos jours, M. N. de Wailly, à l’aide de nombreux fragmens de comptes, est parvenu à dresser approximativement le budget de saint Louis, qu’il évalue, pour la seconde partie du règne, à une moyenne annuelle de 206,000 livres en recettes. Il établit en même temps que ces chiffres étaient suffisans pour les besoins d’une royauté qui n’avait ni armée permanente, ni administration nombreuse, ni clergé à rétribuer, ni dette publique à acquitter. Quelle que soit d’ailleurs l’importance des chiffres en un tel sujet, ce qui est surtout digne d’attention, c’est le caractère général des progrès accomplis. Les recettes étaient huit fois plus élevées qu’au siècle précédent ; pourtant aucun impôt nouveau n’avait été établi. Les revenus n’avaient pas changé de nature, ils étaient restés exclusivement domaniaux. La royauté n’avait pas encore revendiqué le droit de reconstituer à son profit l’ancien système des contributions publiques. On ne voit pas que le souvenir des impôts romains ait été rappelé aux esprits durant toute cette époque, quoique le souvenir de, la monarchie romaine eût été déjà ravivé. La réforme financière devait être plus lente à se produire que la réforme politique. Jusqu’à la fin du XIIe siècle, les impôts conservèrent donc leur caractère féodal. Si le roi s’arrogea quelque prérogative, s’il s’efforça, par exemple, de se réserver les droits d’amortissement et de franc-fief, c’était encore comme seigneur féodal qu’il faisait cette revendication. En matière d’impôts, il se présentait, non comme chef d’état, mais comme souverain fieffeux. Il continuait à percevoir des redevances, non en vertu d’un principe de droit public, mais en vertu de son droit de propriété sur la terre ou de son domaine éminent sur les fiefs.

Telle a été la nature des impôts au moyen âge, et le lecteur n’est sans doute pas surpris qu’elle concorde si parfaitement avec la nature des institutions politiques et sociales. — Ici s’arrête le premier volume qu’a publié M. Vuitry. Dans de nouvelles études, il montrera comment, de Philippe le Bel à Charles VII, s’est constitué l’impôt royal : révolution considérable que les rois n’ont pas pu opérer seuls, et où il a fallu l’intervention du pays. Ce sera un tableau fort différent de celui-ci, plus dramatique, plus varié, et pour lequel l’historien trouvera des faits plus nombreux et des traits mieux accentués. Il faut bien reconnaître que le principal mérite de ces premiers siècles du moyen âge, aux yeux de l’historien, c’est la difficulté même qu’on éprouve à les connaître et à les comprendre. Aussi séduisent-ils surtout cette sorte d’esprits que leur pente naturelle porte à la recherche des problèmes. M. Vuitry ne s’est dissimulé aucune des difficultés de sa tâche. S’il y a des points sur lesquels on pourra différer d’opinion avec lui, il est du moins une qualité qu’on ne lui contestera pas : c’est celle de n’être passé à côté d’aucune question sans essayer de la résoudre. Il n’est pas allé chercher dans les archives de nouveaux textes, il n’apporte pas de documens inédits ; ce qu’il ajoute au travail de ses devanciers, c’est simplement la lucidité de son esprit et le calme de sa raison. Joignons-y cette sorte de chaleur contenue qui ne messied pas aux travaux d’érudition. Sous ce style si sévère, derrière ces recherches scrupuleuses et ces minutieux calculs, on sent battre le cœur d’un homme. Il est dégagé des passions et des préventions du jour ; mais il est resté singulièrement avide du bonheur général. À chaque siècle qu’il traverse, on s’aperçoit qu’il cherche surtout si les hommes y ont été heureux. Dans toute la longue période qui précède 1789, il a compté combien de fois le pays avait eu de bonnes finances. « On est frappé, dit-il, du petit nombre et de la courte durée des époques qui ont laissé la trace d’une administration régulière ; on ne peut signaler que le règne de Charles V, la dernière partie du règne de Charles VII, le règne de Henri IV et le ministère de Colbert : quatre périodes, de quinze à vingt ans chacune, et qui ne comprennent pas ensemble plus de soixante et dix ans. » Ces simples paroles nous révèlent le sentiment profond qui se cache sous chaque page aride, et l’ardent amour du bien public qui a peut-être inspiré tout ce travail de l’érudit.


FUSTEL DE COULANGES.

  1. Grégoire de Tours, Hist. Franc., III, 36 : Quod Francis tributa, antedicti regis tempore, inflixisset.
  2. Grégoire de Tours, V, 29 ; cf. Frédégaire, Epitom., c. 80 : in omni populo regni sui.
  3. Elle se trouve dans un manuscrit de la Bibliothèque nationale, n° 4998, ancien fonds,>51.
  4. Ammien Marcellin, XV, 5 : Franci quorum tunc multitudo in palavio florebat.
  5. Grégoire de Tours, V, 35 ; cf. IX, 30.
  6. Voyez l’histoire de Bertoald dans la chronique dite de Frédégaire, c. 24.
  7. On en a pourtant quelques-uns. Voyez le Recueil des formules, éd. E. de Rozière, no 26, 27, 147 et 152 ; Baluze, Capitulaires, t. II, p. 1405. La Vie de saint Éloi mentionne aussi une immunité qui fut accordée à ce personnage lorsqu’il n’était pas encore évêque. (V. S. Eligii, I, 15.)
  8. Toutes ces formules se trouvent dans le recueil.de M. E. de Rozière, dans les Diplomata de Pardessus, et dans le Recueil des historiens de France. Elles se continuent depuis les premiers Mérovingiens jusqu’aux premiers Capétiens, toujours semblables durant cinq siècles.
  9. Montesquieu a soutenu que par le mot census il fallait entendre une redevance privée payée par les serfs. Il n’est pas douteux qu’il ne s’employât pour désigner la redevance annuelle du tenancier au propriétaire ; mais en même temps il conservait la signification, qu’il avait eue, sous l’empire, et, désignait la contribution publique qui était payée au roi comme chef d’état, census qui reipublicœ solvebatur, disent encore les chroniques. Voyez l’édit de 615, art. 8 ; la Vie de saint Eloi, par S. Ouen, I, 15 et 32 ; le Capitulaire de 789, art 16 ; 3e capitul. de 812, art. 10. — On peut consulter aussi sur ce point Clamagéran, Histoire de l’impôt en France, liv. II, chap. 2.
  10. Capitulaires, liv. VI, c. 369, et additio tertia, c. 46.
  11. Voyez sur ce point Léop. Delisle, de la Condition de la classe agricole en Normandie. On peut consulter aussi Guérard, Cartulaire de S. Père de Chartres, et Dareste ; Histoire des classes agricoles.
  12. Voyez Championnière, de la Propriété des eaux courantes, 2e partie, chap. 3 et 6.
  13. Beaumanoir, Coutumes de Beauvoisis, liv. XXVII, c. 27. Toutefois l’observation du grand jurisconsulte ne s’applique pas à toutes les provinces, elle ne serait pas juste à l’égard de la Bourgogne.
  14. Beaucoup de chartes, l’appellent fundus terrœ, comme s’il était la marque de la propriété du fonds. Voyez Guérard, Cartulaire de S. Père de Chartres, p. 152.