Les Imposteurs démasqués et les Usurpateurs punis/Digression sur l’état des Juifs en France

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DIGRESSION sur l’état des Juifs en France, & sur les malheurs qu’ils y ont essuyés.


Tant d’impostures inventées par des fourbes, & adoptées par des imbéciles, ne servirent qu’à rendre les Juifs plus ridicules & plus suspects ; ils étoient déja odieux dans la plupart des pays, & sur-tout en France : on ignore l’époque certaine de leur établissement dans ce royaume ; ils ne commencerent à y jetter les fondemens de leur fortune que dans le sixieme siecle, mais ils l’accrurent bientôt par des richesses immenses. Ce peuple, encore plus avide qu’industrieux, en prêtant à gros intérêt, avoit acquis, dit-on, plus d’un tiers des biens du royaume. De-là, ce mot usité, lorsqu’on parle d’un quelqu’un qui prête à un intérêt illégal, il a l’ame juive.

La protection des grands seigneurs du royaume, qui auroient dû rougir de honte de partager les gains infames de ces vils usuriers, les rendoit aussi insolents que cruels. Un débiteur hors d’état de payer devenoit leur esclave ; le malheur d’être privé de la liberté s’augmentoit encore par l’humiliation de dépendre de ces êtres méprisables. Philippe-Auguste instruit de leurs vexations, ne crut pouvoir y remédier d’une maniere efficace, qu’en enjoignant à tous les Juifs de sortir dans trois mois des terres de sa domination. Cet arrêt de proscription est de l’an 1181. Leurs immeubles furent confisqués, leurs créances déclarées illégitimes, les François déchargés de toutes les obligations qu’ils avoient pu contracter à leur égard, en payant au monarque la cinquieme partie de leur dette. On leur laissa néanmoins leur argent comptant, & tous leurs meubles ; mais on ne leur accordoit qu’un très-court espace de tems pour pouvoir les emporter.

Les grands du royaume, c’est à-dire, les barons, les comtes, les archevêques, les évêques, gagnés par les présens & par l’or des proscrits, n’épargnerent ni prieres ni promesses pour fléchir le jeune monarque ; mais toutes les sollicitations possibles ne purent ébranler sa fermeté. On lui avoit peint dans son enfance l’avidité des enfans d’Israël sous des couleurs si fortes, qu’il avoit conçu pour ce peuple toute l’aversion qu’il méritoit : on ne put jamais le ramener à des sentimens plus doux.

On lui avoit dit que les Juifs recevoient en gage, pour l’argent qu’ils prêtoient à usure, des crucifix d’un grand prix, & mêmes des calices, qu’ils prophanoient jusqu’à s’en servir dans leurs repas ; qu’on venoit de trouver par révélation une croix d’or & un livre d’évangiles orné de pierreries qu’ils avoient cachés dans un infame cloaque ; que tous les ans à la fête de Pâques ils enlevoient un enfant chrétien sur lequel ils renouvelloient le supplice que leurs ancêtres avoient fait souffrir à Jesus-Christ.

L’horreur de tant d’abominations, réelles ou supposées, rendit pendant long-tems le roi insensible à toutes les prieres qu’on lui fit ; mais le besoin d’argent, selon toutes les apparences, l’engagea à les rappeller : les Juifs revinrent donc exercer leurs pirateries. Il est bon de faire connoître à cette occasion quel étoit leur état en France. Tout Juif établi dans le royaume étoit alors serf ; sa personne, ses biens & ses meubles appartenaient au baron des lieux qu’il habitoit ; la loi lui défendoit de changer de domicile sans la permission du maître, qui pouvoit l’aller reprendre comme un esclave fugitif, jusques dans les domaines du roi.

Il paroît même que ce peuple infortuné étoit regardé comme un effet dans le commerce. On les vendoit avec la terre, ou même séparément, plus ou moins, suivant le nombre, les talens, & l’industrie. Mathieu Paris rapporte que le roi d’Angleterre, Henri III, vendit pour quelques années les Juifs au comte Richard son frere, afin que ce prince arrachât les entrailles de ceux qu’il n’avoit fait qu’écorcher. On imagineroit à peine le profit qu’il en revenoit aux seigneurs. Lorsque le Fisc se trouvoit épuisé, on les menaçoit de les chasser : aussi-tôt ils apportoient des sommes immenses pour le remplir, c’est ce qu’on appelloit le bénéfice de restitution. Il étoit si considérable, que Charles II, roi de Sicile, pour indemnité de les avoir bannis des comtés d’Anjou & du Maine, établit un fouage de 3 sols pour chaque feu, & de six deniers pour chacun de ses sujets chrétiens qui gagnoient leur vie de leur métier. Un trait plus singulier encore, c’est qu’un Juif converti tomboit en forfaiture ; alors le seigneur ou le roi confisquoit tous ses biens, & le laissoit dans un dénument universel. On eût dit que les chrétiens irrités de ce changement, cherchoient à se dédommager des taxes qu’ils ne pourroient plus lever sur lui, en lui enlevant tout ce qu’il possédoit : maxime barbare, & très-pernicieuse dans ses conséquences, mais qui a subsisté jusqu’au regne de Charles VI qui la fit abroger & proscrire. Tant il est vrai que l’usage & l’exemple des autres & d’anciens engagements font, dit l’abbé Veli, disparoître à notre égard le ridicule le plus palpable & le plus outré.

On remarquera néanmoins que cette nation proscrite, quoiqu’elle appartînt aux barons, sans doute par la permission du monarque, étoit spécialement au roi qui avoit tout pouvoir sur elle. « C’est à moi, fait-on dire à Saint-Louis, de veiller sur les Juifs pour les empêcher d’opprimer les Chrétiens par leurs usures, & d’abuser de ma protection pour désoler le Royaume ». Ils avoient des juges & des tribunaux particuliers, un sceau qui leur étoit propre, des possessions en terres & en maisons, des cimetieres hors les murs des villes, & des synagogues, où cependant ils ne pouvoient prier qu’à voix basse & sans aucun chant, sous peine de 300 livres d’amende.

On les obligeoit de porter encore sur eux quelque signe qui pût les faire reconnoître. C’étoit pour les femmes un voile qui leur couvroit tout le visage, & pour les hommes une calote de feutre ou de drap de couleur jaune, ou bien une grande rouelle (roue) bien notable, de la largeur de quatre doigts, & de la hauteur d’une palme, d’autre couleur que la robe, pourtraite de fil ou de soye, telle qu’on pût l’appercevoir au vêtement de dessus. Si quelque Juif paroissoit en public sans cette marque, il devoit être condamné à 10 liv. tournois d’amende, & son habit confisqué au profit de celui qui le dénonçoit. On défendoit aux chrétiens tout commerce avec ce peuple réprouvé : il n’étoit permis d’en avoir ni pour intendant, ni pour domestiques, ni de tenir quelque chose d’eux à ferme ou à bail emphytéotique, ni de s’en servir comme médecins ou chirurgiens, ni de prendre leurs enfans pour les alaiter. Quand ils paroissoient en témoignage contre un Chrétien, on les obligeoit de jurer par les 10 noms de Dieu avec mille imprécations contre eux-mêmes, s’ils ne disoient pas la vérité. Le serment & le parjure n’ont jamais empêché les ames fausses de la trahir. À présent, comme alors, ç’a été toujours une erreur de croire le contraire.

Un Chrétien convaincu d’un commerce criminel avec une fille, ou une femme de cette nation étoit brûlé vif. Le motif qu’en rapporte un auteur, digne éleve de ces siecles d’ignorance & de superstition, paroîtra sans doute singulier, pour ne pas dire ridicule. C’est, dit-il, que se souiller avec une Juive, est un crime égal à celui qui se commet avec les bêtes. Une pareille absurdité est un outrage contre l’Etre suprême, puisque le peuple Juif l’a reconnu avant toutes les autres nations, & qu’il est une image de la divinité, ainsi que tous les êtres raisonnables.

Tant d’humiliantes servitudes n’empêcherent point ces malheureux de venir en foule s’établir dans la France, dont insensiblement ils envahirent tout le commerce. On dit que sous Philippe Auguste, ils avoient presque la moitié de Paris en propre. Ce grand prince n’y vit d’autre remede que de déclarer leurs débiteurs quittes à la réserve d’un cinquieme qui fut confisqué au profit du monarque, & de chasser ces sangsues si funestes à l’état, après les avoir dépouillés de tous leurs immeubles, mais obligé de les rappeller 16 ans après, il crut avoir pourvu à tout par des réglemens sages & séveres, foibles barrieres contre l’avidité de ce peuple insatiable. Louis VIII rendit une nouvelle ordonnance pour les réprimer. Saint Louis dans une assemblée de barons à Melust voyant que toutes les précautions étoient inutiles, leur fit défendre toutes sortes de prêts, & donna trois ans de terme à leurs débiteurs, il déclara nulles les obligations que ces usuriers n’avoient point exhibé dans l’année à leurs seigneurs. Le religieux monarque proscrivit en même tems toute usure, & les grands de concert jurerent de lui donner secours contre les infracteurs de cette loi, qui ne fut pas mieux observée que les autres.

Enfin en 1306, Philippe le Bel donna une ordonnance en faveur de laquelle ils furent arrêtés par toute la France & un même jour, bannis du royaume avec défense d’y rentrer sous peine de la vie, & tous leurs biens confisqués.

Louis le Hutin, fils aîné & successeur de Philippe le Bel, les rétablit dans son royaume moiennant une grosse somme d’arpent. Philippe le Long, frere de Louis, les chassa de nouveau. Ils rentrerent encore avec de l’argent ; mais sous Charles VI, ils furent proscrits sans retour. Un des principaux de leur secte, nommé Denis de Machaut, s’étant converti au christianisme, disparut peu de tems après sa conversion. On accusa les Juifs de l’avoir fait mourir secrétement, ou de l’avoir engagé de retourner au judaïsme. Sept des plus riches d’entr’eux furent arrêtés, & jugés par le prévôt de Paris, nonobstant la réclamation de l’évêque. Ces malheureux furent appliqués à la question, & condamnés au feu. Le prévôt mandé au parlement pour rendre compte de ce jugement rigoureux, allégua pour raison que la violence faite à l’esprit devoit être plus sévérement punie que celle qui étoit exercée contre le corps ; qu’un ravisseur de biens de l’église étant proscrit comme sacrilege, à plus forte raison devoit-on poursuivre ceux qui attentoient sur les ames, temples vivans du seigneur ; que ceux qui corrompoient les fideles se rendoient coupables de leze-majesté divine.

Ces principes pris à la lettre entraîneroient d’étranges conséquences ; aussi le parlement n’estima pas les motifs proposés par le prévôt suffisans pour livrer les coupables aux flammes ; la sentence fut infirmée, les sept Juifs condamnés par la cour à être fustigés pendant trois dimanches consécutifs. Après avoir essuyé ce châtiment les deux premieres fois, ils se racheterent par une amende de dix-huit mille francs d’or, qui furent employés à la construction du petit pont de l’hôtel-dieu.

Soit que le scandale de cette affaire ou quelqu’autre motif eût déterminé le conseil, le roi, assisté des ducs de Berry, d’Orléans & de Bourbon, décerna, le 17 Septembre de l’an 1394, une ordonnance irrévocable, par laquelle, pour les crimes, excès & délits commis tant contre la religion chrétienne que l’autorité souveraine, & l’intérêt public, tous les Juifs généralement furent à perpétuité bannis du royaume. Le prévôt de Paris fut chargé de l’exécution de l’édit ; il reçut en même tems l’ordre de faire l’inventaire de tous les biens qui se trouveroient chez eux au tems de leur départ, fixé au mois de Novembre suivant. On découvrit dans une maison du fauxbourg Saint-Denis plusieurs livres qui furent transportés à la bibliotheque du roi, & ce ne fut pas ce que les Juifs regretterent le moins.

La plupart de ces malheureux se retirerent en Allemagne ; plusieurs familles allerent s’établir à Metz, ville alors impériale & libre. Lorsqu’elle a passé sous la domination Françoise & libre, nos rois ont continue de les y tolérer, & c’est actuellement la seule ville du royaume où ils jouissent d’un domicile autorisé. Ils firent, dans le seizieme siecle, quelques tentatives inutiles pour leur rétablissement ; on prétend même que deux de leurs plus célébres rabins furent brûlés, l’un en Italie, l’autre en Espagne, pour avoir essayé de séduire François I & Charles-Quint.

Louis XIII, en 1615, renouvella contre eux l’édit de leur expulsion, sur ce que quelques Juifs Hollandois & Portugais, attirés en France par le maréchal d’Ancre, avoient été surpris à Paris célébrant la Pâque. Quelque tems après, un nommé Jean Fontanier, successivement avocat, secrétaire du roi, catholique, moine, calviniste, Juif enfin, s’avisa de prêcher le judaïsme : on l’arrêta dans le même tems qu’il disoit à ses auditeurs : Le cœur me tremble, la plume me tombe de la main. Il fut conduit en prison, & brûlé, ainsi qu’un ouvrage de sa composition, intitulé : Trésor inestimable.