Les Imposteurs démasqués et les Usurpateurs punis/Le faux Édouard

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LE FAUX ÉDOUARD, l’an 1486.


Édouard V, roi d’Angleterre, petit fils de Richard, duc d’Yorck, & fils d’Edouard IV, n’avoit que onze ans lorsqu’il monta sur le trône. Son oncle Richard, duc de Glocester, tuteur d’Édouard & de Richard son frere, jaloux de la couronne du premier & des droits du second, résolut de les faire mourir tous les deux pour régner. Il les fit enfermer à la tour de Londres, & leur fit donner la mort l’an 1483. Après s’être défait de ses neveux, il accusa leur mere de magie, & usurpa la couronne sous le nom de Richard III.

Henri, comte de Richemont, le seul rejetton qui restât de la maison de Lancastre, s’éleva contre l’usurpateur. Tout le pays de Galles, dont ce jeune prince étoit originaire, s’arma en sa faveur. Richard III & Richemond combattirent à Boworth le 22 Août 1485. Richard, au milieu de la bataille, mit la couronne en tête, croyant avertir ses soldats qu’ils combattaient pour leur roi contre un rebelle ; mais le lord Stanley, un de ses généraux, qui voyoit depuis long-tems avec horreur cette couronne usurpée par tant d’assassinats, trahit son indigne maître, & passa, avec un corps de troupes, du côté de Richemond. Le meurtrier d’Édouard & de Richard périt dans la bataille, & le comte de Richemond, couronné sous le nom d’Henri VIII, réunit, par son mariage avec l’héritiere de la maison d’Yorck, les droits des deux familles.

Ce mariage n’assoupit pas la haine que plusieurs lui portoient. Le tems raluma dans la faction d’Yorck tout ce que la nouveauté y avoit éteint. Les procédés d’Henri à l’égard des partisans de cette maison qu’il affectoit d’abaisser, donnerent lieu à une révolution. Henri vouloit faire croire qu’il ne régnoit que par le seul droit des Lancastres. Cette conduite choqua non-seulement les seigneurs qui s’intéressaient à la mémoire d’Edouard V, mais le peuple même, à qui le souvenir de ce bon roi rendoit chere la maison d’Yorck.

Un prêtre ambitieux voulant profiter de cette disposition des esprits en faveur de cette illustre maison, forma une idole sous ce nom, dont il espéra partager les offrandes. Ce fourbe, nommé Richard Simondi, demeuroit à Oxford, où il avoit un pupille qu’on appelloit Lambert Simnel. C’étoit un jeune homme d’environ quinze ans, qui annonçoit toutes les dispositions à bien jouer le personnage d’Édouard Plantagenet, comte de Warwick, neveu d’Édouard IV. Ce prince, le dernier de sa race, donnant des ombrages à Henri VII, étoit détenu prisonnier dans la tour de Londres. Le peuple voyoit avec peine le seul mâle de la maison d’Yorck privé de la liberté ; delà cette histoire qui, quoique très-vraie, ne paroît pas vraisemblable. Ce qui paroît incroyable, c’est qu’un homme qui ne connoissoit pas le comte de Warwick, ait pu se mettre dans la tête d’apprendre à un autre à le contrefaire, & à répondre à propos à toutes les questions qu’il prévoyoit bien qu’on lui feroit. Le prince n’étoit pas un enfant enlevé & caché au berceau ; il avoit passé jusqu’à l’âge de dix ans à la cour du roi Édouard IV, son oncle. Il paroissoit impossible que quelqu’un ne l’eût pas connu, & n’en eût pas encore au moins quelques traits présens à l’esprit. Malgré tout cela, le prêtre d’Oxford ne desespéra pas de réussir dans son entreprise, & il la conduisit assez loin pour embarrasser Henri.

Simondi ne pouvoit choisir un moment plus favorable pour débiter sa fable ; il avoit d’abord résolu de ressusciter le duc d’Yorck, le cadet des fils d’Édouard IV ; mais le bruit qui courut qu’Henri avoit fait mourir le comte de Warwick ayant fait murmurer le peuple, & un autre bruit qui se répandit immédiatement après, que ce prince étoit échappé, ayant causé au contraire une joie publique, Simondi changea de dessein. Il crut que ce dernier personnage seroit plus propre à réussir dans une conjoncture où tout le monde paroissoit s’intéresser vivement aux aventures du comte de Warwick. Il sut disposer adroitement des lieux & du tems ; un pays éloigné lui parut plus convenable à mettre au jour ses desseins que les environs de Londres. L’Irlande avoit toujours favorisé la maison d’Yorck, & Henri avoit négligé de prendre contre les Irlandois certaines précautions nécessaires à prévenir leurs mouvemens. L’imposteur crut donc pouvoir prendre cette isle pour le théâtre de la scene qu’il préparoit. Il fit répandre, en y arrivant, le bruit de la fuite du comte de Warwick, qui y venoit chercher un asyle contre la cruauté d’Henri, & y lever l’étendard d’Yorck, non point contre la maison de Lancastre, mais contre une maison inconnue qui s’étoit emparée du trône.

Un Plantagenet, un prince de la maison d’Yorck, parut aux Irlandois, sans autre discussion, un homme fort propre à régner. Un nom nouveau, un prince qui régnoit par le droit de la maison de Lancastre, passa aisément pour un usurpateur. Le comte de Kildane, gouverneur d’Irlande, n’eut pas plutôt vu le faux comte de Warvick, dont la figure & le maintien étoient capables d’en imposer, qu’il fut le premier à le recevoir. Les grands seigneurs de la nation, joints au peuple d’Irlande, proclamerent unanimement Simnel roi d’Angleterre, sous le nom d’Édouard VI.

La nouvelle de cette révolte étant parvenue à Henri, ce prince tout ferme qu’il étoit, en fut néanmoins troublé. Les titres de la maison d’Yorck, avoient toujours été pour lui un phantôme effrayant. D’ailleurs sa maxime (que tous les rois devroient suivre, pour n’être point trompés) étoit de commander lui-même ses armées, & de régler les affaires de l’état. Malgré cette sage précaution, l’Irlande soulevée contre lui l’empêchoit de s’y transporter ; en attendant qu’il pût prendre son parti là-dessus, il trouva plusieurs expédiens pour empêcher que la contagion du soulevement ne se communiquât en Angleterre. Le premier fut de faire renfermer la reine sa belle mere dans un monastere, où elle passa le reste de ses jours. Il la soupçonnoit d’intelligence avec le prêtre séditieux, en ce qu’elle s’étoit plaint, & que son mécontentement avoit éclaté. Le deuxieme fut de montrer aux grands & au peuple de la capitale sa victime, le véritable comte de Warwick, dans tous les lieux où on pourroit le voir plus à découvert. Le troisieme de faire renouveller l’amnistie générale qu’il avoit donnée, & de l’étendre jusques aux criminels de leze majesté au premier chef.

Cette politique fut pour l’Angleterre un préservatif plus efficace, que pour l’Irlande. On n’y crut point du tout que le comte de Warwick montré par le roi au peuple de Londres, fût le vrai Plantagenet. La prévention les aveugloit au point de publier qu’Henri étoit un imposteur, qui avoit voulu faire passer un jeune homme supposé pour ce prince. Les principaux du pays mettoient tout en usage pour accréditer Simnel. Ils envoyerent des gens affidés en Angleterre & en Flandre, pour s’y ménager des partisans, ils y trouverent deux personnes puissantes, qui sans être dans la même erreur, se mirent en devoir d’en profiter.

La premiere, dis-je, fut Marguerite d’Yorck, duchesse douairiere de Bourgogne : c’étoit la princesse du monde la plus passionnée pour son sang, & si irréconciliablement ennemie de la maison de Lancastre, que loin d’avoir été appaisée par le mariage d’Henri avec sa niece, elle n’en étoit devenue que plus implacable. À peine eut-elle appris ce qui se passoit en Irlande, qu’elle résolut de se servir du phantôme qu’ils produisoient, pour élever sur le trône d’Angleterre, le véritable comte de Wariwick. Elle ne doutoit pas que si une fois ce parti prévaloit contre Henri, il ne fût aisé de détromper le peuple, particulièrement les Anglois, & de faire substituer à un imposteur, le véritable Plantagenet.

Pour prendre des mesures plus sûres, la princesse ne se contenta pas de promettre de grands secours ; elle se joignit même aux Irlandois, pour attirer dans leur parti Jean de la Pôle, comte de Lincoln, fils aîné du duc de Suffolck, & d’une sœur d’Édouard IV, seigneur très-propre à être chef d’une semblable faction. Il étoit jeune, riche, ambitieux ; Édouard III l’avoit destiné, après avoir perdu son fils, à lui succéder à la couronne. Le comte avoit-il pu oublier une si belle destination, & s’il avoit renoncé au desir de régner, c’est qu’il en avoit perdu l’espérance. La proposition de la duchesse de Bourgogne eut bientôt ranimé ses désirs, & son espoir. Il en usa envers elle de la même dissimulation dont elle en usoit envers les Irlandois, & prétendit agir pour lui-même, sous prétexte d’agir pour le duc de Warwick. En attendant il crut ne devoir penser qu’à faire changer ces affaires, & pour y réussir, il ne falloit que leur donner le mouvement nécessaire.

Dans cette vue, le comte passa en Flandre pour conférer avec la duchesse, & avec Mylord Lowel, qui ne s’étant pas réconcilié avec le roi, s’étoit retiré auprès d’elle. Leurs délibérations ne furent pas longues ; la duchesse & le comte de Lincoln convinrent avec les Irlandois qu’on éleveroit Simnel sur le trône. Le comte de Lincoln convint avec la duchesse qu’on y éleveroit Warwick, & Lincoln avec ses amis, qu’on l’y éleveroit lui-même. Ces conventions de mauvaise foi furent suivies d’autres plus sinceres ; l’une fut, que la duchesse donneroit 2000 Allemands de vieilles troupes, & bien aguerries, sous la conduire de Martin Souart, capitaine aussi expérimenté que brave. L’autre que le comte & mylord Lowel les meneroient eux-mêmes en Irlande, en attendant que par leurs amis, & particuliérement par Broughton, homme puissant dans le comté de Lancastre, ils gagnassent en Angleterre des gens pour fortifier leur parti.

L’arrivée de ces troupes en Irlande, & des seigneurs qui les conduisirent, redoubla le courage des factieux ; l’armée de Simnel devint peu-à-peu si forte, que personne ne doutant du succès, on couronna solemnellement le faux Plantagenet à Dublin ; on tint ensuite un grand conseil, pour savoir si on attendroit Henri en Irlande, ou si on iroit l’attaquer à Londres. Les avis furent partagés ; ceux qui vouloient qu’on attendît Henri, disoient qu’infailliblement son absence causeroit des troubles en Angleterre, & que ce nouvel embarras pour lui seroit un sûr avantage pour eux. Ceux qui vouloient qu’on l’allât chercher, alléguoient la misere du pays, peu propre à faire subsister des armées. Ils étoient encore excités à faire valoir cet avis par le soldat, qui espéroit s’enrichir des dépouilles de l’Angleterre : ainsi ce dernier sentiment prévalut. On passa la mer, on aborda dans la province de Lancastre, on s’avança dans celle d’Yorck avec un ordre & une discipline affectées pour gagner les peuples, mais qui n’eut pas pourtant grand effet : fort peu de gens, à la réserve de Broughton & de ses amis, s’étoient joints à l’armée rebelle, & les Bretons n’étoient pas disposés à la recevoir favorablement.

Deux choses attacherent les peuples à Henri dans cette importante rencontre ; l’une, que les Anglois eurent honte de recevoir un roi de la main des Irlandois & des Allemands, ceux-ci étrangers, ceux-là sujets de la couronne d’Angleterre ; l’autre fut l’activité d’Henri VII, connoissant toutes les suites d’une rebellion, il avoit usé de diligence pour lever des troupes, & d’industrie pour gagner les provinces qu’il avoit prévu devoir être les plus favorables à ses ennemis, & celle d’Yorck en étoit une. Il vint au-devant des rebelles avec une armée considérable ; mais il étoit incertain s’il en viendroit aux mains, ou si, sans risquer un combat dont le succès est toujours douteux, il les laisseroit peu-à-peu se consumer eux-mêmes dans un pays étranger. Un renfort de troupes que lui amenerent le comte de Salisberi & un autre mylord nommé Stange, le détermina à donner bataille.

Le duc de Bethford & Jean Vere, comte d’Oxford, commandoient son armée sous lui ; le comte de Lincoln étoit le général de celle des rebelles ; Thomas Fitz-Gerard, frere du comte de Kildare, mylord Lowel, Brougton & Souart en partageoient avec lui le commandement. Cette égalité de quatre chefs ne causa néanmoins aucun désordre ; les troupes furent rangées en bataille devant un village nommé Stoka, pendant que le roi rangeoit les siennes dans une plaine au-dessus de Newark. Aucun historien n’a décrit l’ordre & le détail d’une action si mémorable.

Tout ce qui est venu jusqu’à nous, est que le combat dura trois heures avant que la victoire se déclarât, qu’on en augura néanmoins bien pour le roi, parce qu’il n’y eut presque que la premiere ligne de son armée qui combattit. Les Allemands de Souart s’y signalerent ; les Anglois les imiterent ; les Irlandois y parurent & fort vaillans & fort féroces ; mais on fit sur eux un carnage horrible, parce qu’ils n’étoient que foiblement armés. Les quatre chefs y furent tués en braves gens : Richard Simondi & Simnel tomberent vifs entre les mains du roi vainqueur. Ce prince ne voulut point leur ôter la vie pour les faire servir plus long-tems d’exemple ; le prêtre fut confiné dans une prison inconnue, où il passa le reste de ses jours, & le jeune homme, dans une cuisine du palais, où, par un jeu bizarre de la fortune, après avoir assez bien fait un personnage pour lequel il n’étoit pas né, il s’acquitta mal de celui qui étoit conforme à sa naissance. On l’en tira quelque tems après pour le faire fauconnier, & ce fut là que se terminerent sa royauté & ses honneurs.

On dit qu’Henri se donna un jour le plaisir méchant de faire servir des députés d’Irlande, dans un repas qu’il leur donnoit, par ce roi imaginaire. Il punit peut-être mieux par ce trait, dit le pere d’Orléans, la vanité de l’un & la crédulité des autres, que par un châtiment éclatant.