Les Imposteurs démasqués et les Usurpateurs punis/Osman

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OSMAN, vers l’an 1666.


De toutes les histoires qui composent ce livre, il n’y en auroit peut-être point de plus singuliere que celle-ci, si elle étoit exactement vraie ; mais on soupçonne qu’elle a été embellie, ou plutôt surchargée de circonstances fabuleuses. Telle qu’elle est, elle ne peut manquer d’intéresser la curiosité du lecteur. Le sultan Ibrahim, successeur d’Amurat IV, prince d’un tempérament froid, parut peu porté à l’amour, & peu propre à en recueillir les fruits, quoique mahométan. Son serrail néanmoins ne lui fut pas entiérement inutile ; mais on craignoit que ses enfans se ressentant de la foiblesse de leur pere, ne vécussent point. On lui persuada de faire vœu de consacrer son premier né à Mahomet, & de l’envoyer à la Mecque pour l’y faire circoncire.

Ibrahim eut d’une maîtresse, nommée Zafira, d’une beauté ravissante, & d’un esprit séduisant, un fils, qu’il nomma Osman. C’est de lui dont nous allons parler ; ses aventures tiennent du roman. Il naquit le 2 Janvier 1642 ; Emina, autre maîtresse d’Ibrahim, & rivale de Zafira, accoucha deux mois après d’un autre fils, qui régna depuis, sous le nom de Mahomet IV.

Quelques mois après la naissance d’Osman, le chef de la religion musulmane (le mufti) somma le sultan de s’acquitter du vœu qu’il avoit fait, en envoyant son fils Osman à la Mecque pour l’offrir à Mahomet. Ibrahim eut bien de la peine à s’y résoudre ; il craignoit d’être privé de sa chere Zafira, sans laquelle il ne pouvoit vivre, & sans laquelle néanmoins il n’osoit exposer son fils à un si long voyage. Il y consentit pourtant enfin, & sur-tout parce qu’il délivroit par-là Zafira des funestes suites que pouvoit avoir la jalousie d’Emina, sa rivale, qui étoit outrée de ce qu’ayant été la premiere maîtresse du sultan, elle n’avoit pas été la premiere mere ; elle lui avoit même fait donner un breuvage empoisonné qui n’eut point d’effet, parce qu’elle avoit pris du contre-poison.

Ibrahim l’ayant soupçonnée de cette atrocité, la fit venir devant lui : elle y parut pleine de confiance, portant son fils Mahomet entre les bras. Elle nia effrontément le crime dont on l’accusoit, & embrâsa tellement la colere du sultan, qu’ayant tiré son sabre, il l’en auroit percée, si elle ne s’étoit fait un bouclier de son fils, & ne se fût enfuie. L’enfant fut blessé au front, & en porta toujours depuis les marques.

Ibrahim craignant donc les violences de cette femme, fit équiper le vaisseau qu’on nomme la Grande-Sultane, monté de 120 canons, de 600 Janissaires, de plusieurs esclaves de l’un & de l’autre sexe, & fourni de tout ce qui étoit nécessaire. Zafira s’y embarqua avec son fils Osman, Gelés Aga Zumbul & Aga Mahomet, amiral de la flotte, & fit voile vers la Mecque. Il n’y avoit alors, selon les apparences, rien à craindre sur mer ; les Turcs étoient en paix avec les Venitiens, les François, les Anglois, les Hollandois ; & neuf vaisseaux de guerre escortoient la sultane. De plus, le capitan Bassa avoit ordre d’attendre Zafira à Rhodes avec la flotte, & de l’escorter jusqu’à Alexandrie.

À la mi-Septembre de l’année 1644, la sultane arriva à Rhodes ; mais Gelés Aga Zumbul ne voulut pas attendre l’arrivée du capitan Bassa ; il conseilla à Mahomet Aga de remettre en mer avec la flotte. Elle fut malheureusement rencontrée par sept galeres de Malte, commandées par le chevalier Dubois Baudrand ; & après un combat de cinq heures entieres, elle fut contrainte de se rendre, le 28 du même mois. Zumbul, auteur d’un si malheureux conseil, fut tué d’un coup de canon. Le capitan Bassa, qui étoit arrivé trop tard, s’empoisonna, pour éviter une plus grande punition. Les galeres de Malte retournerent chargées d’immenses richesses, & d’un butin incroyable. Aga Mahomet étant sur le point de mourir de ses blessures, avoua, en embrassant le jeune Osman, qu’il étoit fils d’Ibrahim, & expira peu de tems après. Zafira, prisonniere, prenoit un soin extrême de cacher sa qualité ; elle avoit défendu à tous ceux de sa suite de dire qui elle étoit ; mais les Maltois soupçonnoient assez, & par l’avis de Mahomet mourant, & par les richesses qu’ils avoient trouvées sur la sultane, & par la nombreuse suite de ses domestiques, qui elle pouvoit être.

On la fit donc conduire des bains où elle étoit avec les autres esclaves, dans la maison d’Ignace Ribera, marchand très-riche ; elle fut traitée avec une distinction inspirée par sa beauté & par le rang qu’on lui supposoit. Un jour il échappa à une de ses esclaves, en colere contre Ribera, de dire que c’étoit violer tous les droits de la grandeur, de traiter comme esclave la femme du grand-seigneur. Il est vrai qu’elle se repentit bientôt d’avoir laissé échapper cette parole indiscrete, & c’est en vain qu’elle voulut s’en rétracter dans la suite. D’ailleurs Ribera s’étant caché derriere une fenêtre, avoit vu plus d’une fois, par les honneurs excessifs que les Turcs, lorsqu’ils n’étoient pas en la présence des chrétiens, renvoient à Zafira & à Osman, que ces prisonniers n’étoient pas des personnages ordinaires. Cette sultane étant tombée dangereusement malade en 1645, les chevaliers de Malte crurent qu’il étoit tems de lui déclarer qu’ils avoient appris de ses esclaves qui elle étoit. Cette découverte la mit en fureur ; elle déclama contre l’infidélité de ses domestiques, & enfin ne pouvant supporter sa douleur, elle mourut le 6 Janvier. Après sa mort, on employa divers moyens pour savoir la vérité de ses domestiques ; ils avouerent qu’elle étoit femme d’Ibrahim. On dressa un procès verbal qui ôtoit tous les doutes qu’on pouvoit avoir sur la qualité d’Osman.

Le grand-seigneur ayant appris la mort de sa femme, & la captivité de son fils, menaça de faire la guerre à tous les chrétiens, & sur-tout aux chevaliers de Malte. Il fit lever des troupes en hâte ; il donna à ce sujet des ordres dont les Venitiens avoient, dit-on, une copie qui justifioit la vérité de cette histoire. Pendant que les Maltois se préparoient à recevoir cet ennemi du nom chrétien, le grand-seigneur se tourna du côté des Venitiens, & s’empara de la Canée, sous prétexte qu’ils avoient fourni une retraite aux Maltois après la prise de la sultane. Ce fut là, à ce que prétendirent les politiques, l’origine de cette funeste guerre des Turcs contre cette république : guerre qui ne fut terminée qu’en 1669, par une paix peu avantageuse aux chrétiens.

Cependant Ibrahim offrit des sommes très-considérables aux Maltois pour la rançon de son fils. Les chevaliers ne demanderent rien moins que la restitution de l’isle de Rhodes : ils savoient bien qu’ils ne l’obtiendroient point, la loi de Mahomet défendant de rendre volontairement aux chrétiens un pays sur lequel il y avoit eu une mosquée ; mais ils vouloient, dit un auteur, marquer par cette demande qu’on ne pouvoit racheter, pour aucun prix, un enfant consacré à Jesus-Christ par le baptême. Peu de tems après, les conjurés se défirent d’Ibrahim, & mirent à sa place Mahomet, son fils, qui étoit encore en bas-âge. Dans la suite, ce sultan racheta la plupart des femmes qui avoient été prises avec Zafira, les autres étant mortes auparavant, ou ayant reçu le baptême, étoient entrées au service du roi d’Espagne.

Sultan Osman fut élevé dans les principes du christianisme par les Dominicains. Un attachement secret au culte de ses peres rendit sa conversion difficile ; mais ayant enfin ouvert les yeux à la vérité, il fut baptisé solemnellement le 23 Octobre 1656, & reçut le nom de Dominique de S. Thomas. Immédiatement après, il fut admis à la communion le 4 Août 1658 ; il reçut le sacrement de confirmation ; & le 29 Octobre de la même année, il fut revêtu de l’habit de S. Dominique. Dès que le sultan Jacobin eut fait ses vœux, il fut envoyé à Naples pour y faire ses études. L’air de cette ville ayant dérangé sa santé, il fut appellé à Rome par le général de son ordre : il y vit Alexandre VII, & en fut reçu très-favorablement.

Le cardinal Antoine Barberin, protecteur de France crut que s’il paroissoit dans ce royaume, il pourroit y faire des amis utiles. Il alla donc à Paris avec Thomas Ignazzi, & Henri Chamos, religieux du même ordre. Le premier ne quitta Osman qu’après sa mort, & fut témoin de toutes ses actions. Ce fut lui qui les communiqua à Octavien Bulgarin qui en a écrit l’histoire. Les Dominicains de Modene, de Milan, de Parme, de Savoie, qu’il visita en allant en France, lui rendirent, malgré lui, tous les honneurs dus à un fils du grand seigneur. Le roi de France les surpassa tous par la magnificence, & les libéralités dont il combla Osman, lorsqu’il arriva à Paris en 1665.

Le roi d’Angleterre témoigna aussi les égards qu’il avoit pour lui, en faisant rendre à sa priere à quelques Arméniens, les biens que les armateurs Anglois leur avoient pris près de Smirne. Les ambassadeurs Turcs à Paris se prosternoient devant lui, en lui témoignant néanmoins avec la plus vive douleur, & les larmes aux yeux, combien ils étoient surpris de voir le fils du grand empereur si bizarrement vêtu. On prétend qu’Osman leur répondit qu’il avoit bien plus de douleur de leur aveuglement, & que l’habit qu’ils regardoient avec tant de mépris lui paroissoit plus précieux que la pourpre. C’étoit la réponse la plus sage qu’il pût leur faire, vu l’état obscur qu’il avoir embrassé.

Pendant qu’il étoit à Paris, il reçut des lettres de tous les patriarches Grecs, & du fils du prince de Valachie. On lui envoya même un Arménien pour l’exhorter à prendre les armes contre son frere Mahomet, & on lui promettoit les secours de plusieurs nations. Ces lettres l’engagerent à jouer un rôle dans la guerre que les Vénitiens avoient avec les Turcs.

Ayant donc pris conseil de l’ambassadeur de cette république, il partit de Paris pour Venise le 27 Juillet 1667. Il fut reçu du sénat avec de grands honneurs, & on lui témoigna beaucoup de reconnoissance du dessein qu’il avoit d’aller à Candie assiégée par les Turcs. Il se rendit à Rome le 10 Janvier 1668, pour recevoir les avis du nouveau pape Clement IX. Ayant obtenu sa permission, il s’embarqua pour Candie, sur les galeres de Venise. Il tenta inutilement de corrompre le grand-Visir, quoiqu’il se fût flatté d’en venir à bout. Le mépris que ce dernier avoit conçu pour sa personne & pour son froc, fit sans doute échouer son projet.

Rebuté du peu de succès de cette premiere tentative, il alla à Zante pour tacher d’attirer dans son parti le bachas de Patras, & les chrétiens du rit Grec qui gémissoient sous la tyrannie des Turcs ; mais toutes ses intrigues contraires à l’esprit de la religion qu’il avoit embrassée, ne servirent qu’à faire connoître le peu de talent du négociateur, Candie étant prise & la paix faite, Osman retourna à Venise. Il médita dans la suite plusieurs entreprises contre les Turcs, par le moyen des Moscovites, mais ses projets avorterent. Ennuyé d’une vie si agitée, il retourna à Rome, où il reçut la prêtrise. Il vécut depuis dans la retraite, disant la messe, & s’acquittant avec beaucoup de piété de toutes les fonctions de son ministere.

Il voulut aller exercer celle de missionnaire chez les infideles, mais le cardinal Altieri, neveu du pape, l’en dissuada. Il demeura en Italie jusqu’en 1675, qu’il reçut le titre de docteur, & la qualité de prieur, & de vicaire général de tous les couvens de son ordre qui sont dans l’Isle de Malte. Titre qui n’assimile pas celui de grand-sultan, qu’il auroit sans doute préféré s’il avoit eu un peu plus d’élévation dans l’ame. Notre jacobin arriva dans cette isle le 28 Mars 1676, & s’y acquitta avec beaucoup de zele pendant quelques mois de la commission qu’on lui avoit donnée. Enfin étant tombé malade, il mourut le 25 Octobre ; quoique moine, on lui rendit des honneurs funebres avec autant de magnificence qu’à un sultan.

Voilà l’histoire d’Osman, telle que nous la trouvons dans sa vie écrite par le pere Octavien Bulgarin, vicaire général de la congrégation de Sainte-Marie de la Santé à Naples. Le Pyrrhonisme s’inscrit en faux contre ce récit. Il parut en Angleterre un livre traduit en plusieurs langues, & imprimé en 1669, sous ce titre : Histoire de trois fameux imposteurs de ce siecle, le pere Osman, Mahomet Bey ou Jean-Michel Cigala, & Sabatey Sevi ; par Jean Evelin, chevalier & membre de la société royale de Londres. C’est cet auteur que Rocoles a suivi. Voici comme il conte l’histoire d’Osman, sur le récit fidèle d’un Persan fort éclairé & fort sincère : nous ne changerons rien au style, pour que les faits aient un air de vérité plus marqué.




Histoire d’ Osman, telle qu’elle est racontée par Rocoles.


« Lors de la naissance de Mahomet IV, Gian-Jacobo Cesi, fameux marchand, né en Perse, & descendu d’une illustre famille de Rome, étoit à Constantinople. La réputation qu’il s’étoit acquise par le commerce qu’il faisoit dans la capitale de l’empire, & en plusieurs autres lieux du Levant, lui ayant procuré la connoissance & l’amitié de Zuslir Agasi, ou chef des eunuques des femmes du grand seigneur, Turnbel Aga (c’est ainsi qu’il se nommoit) avoit déja possédé cette charge sous le sultan Amurat, dont il avoit été favori, & sultan Ibrahim la lui avoit continuée. Elle est une des premieres du serrail, par les occasions qu’elle donne d’approcher à toute heure la personne du grand seigneur, des plaisirs duquel on peut dire qu’il est comme intendant & arbitre.

» Ce Zuslir Aga étoit eunuque sans doute de ceux auxquels on peut confier les plus belles femmes du monde avec toute la sûreté imaginable ; cependant il ne laissoit pas de vouloir passer pour un homme qui les aimoit, parce que cela fait partie de la grandeur de la cour Ottomane, & y passe pour une marque d’esprit & de galanterie. Un jour ayant fait venir Cesi, il le pria de lui acheter, à quelque prix que ce fût, une des plus belles filles qu’il pourroit trouver. Cesi, qui se faisoit un plaisir de l’obliger, chercha avec soin parmi les esclaves qu’on vend sur les terres du grand-seigneur, & en eut bientôt trouvé une, Russienne de nation, nommée Sciabas, qui fut si agréable à l’Aga, qu’il fit donner à Cesi tout ce qu’il lui en demanda. Aussi étoit-elle d’une beauté surprenante, & elle avoit dans l’air quelque chose de si simple & de si modeste, que l’Aga ne douta point qu’elle n’eût autant d’honnêteté qu’elle faisoit paroître de simplicité & de modestie.

» Il ne fut pas long-tems dans cette erreur. À peine fut-elle dans une maison qu’il avoit hors du serrail, qu’on s’apperçut qu’elle étoit grosse. Cette nouvelle le surprit & le fâcha également. Il voulut savoir le particulier de cette grossesse ; mais quelques efforts qu’il y employa, il ne put vaincre le silence de cette esclave, ce qui le mit dans une telle colere, qu’il la chassa de chez lui, après avoir donné un ordre secret à son maître d’hôtel de la retirer jusqu’à ce qu’elle fût accouchée.

» Cinq ou six mois s’étoient passés depuis ses couches, lorsque l’Aga eut la curiosité de voir l’enfant de la belle Sciabas, lequel étoit le pere Ottoman ; il se le fit apporter, & le trouva si fort à son gré dès cette premiere vue, qu’après lui avoir fait donner une veste superbe, & quantité d’autres hardes magnifiques, il renouvella le commandement qu’il avoit fait à son maître d’hôtel, d’avoir un extrême soin de sa mere & de lui.

» Ce fut dans cette conjoncture que Mahomet IV, empereur des Turcs, vint au monde. L’indisposition de la sultane l’empêcha de le nourrir elle-même ; Tombel Aga eut ordre de lui chercher une nourrice. Ce soin faisant partie de sa charge, il destina aussi-tôt à cet emploi sa belle esclave, qu’il fit venir à la Porte ; il la présenta au grand-seigneur, duquel elle eut l’agrément sans peine ; & pendant le séjour qu’elle fit dans le serrail, qui fut près de deux ans, Ibrahim conçut une telle amitié pour le fils de Sciabas qu’elle avoit auprès d’elle, & qui étoit beaucoup plus aimable que le jeune Mahomet, qu’il en faisoit son principal divertissement.

» La sultane eut tant de jalousie, qu’elle ne la put dissimuler. Elle chassa la nourrice & son fils hors du serrail ; & depuis ce tems-là, elle ne vit plus de bon œil l’Aga qui lui en avoit procuré l’entrée.

» Cette violence irrita le grand-seigneur au dernier point ; & le ressentiment de l’outrage qu’elle avoit fait à son petit favori le porta à une telle extrémité, qu’un jour étant allé la voir, il lui arracha le jeune Mahomet d’entre les bras, & le jetta dans une fontaine où il se seroit noyé, s’il n’eût été promptement secouru. Cet emportement ne servit qu’à augmenter la haine de la sultane contre l’Aga. Dès ce moment, elle attribua toutes les mauvaises humeurs du sultan aux impressions qu’il lui donnoit, & prit aussitôt la résolution de se défaire, de quelque maniere que ce fût, d’un homme qu’elle regardoit comme son ennemi. Les entreprises continuelles qu’elle commença dès-lors à faire sur sa vie, l’obligerent à songer à sa sûreté. La foiblesse & l’inconstance de son maître lui devinrent suspectes ; & dans l’appréhension qu’il eut qu’il ne se laissât surprendre aux artifices de la sultane, qui pouvoit se rendre maîtresse de son esprit, il le supplia très-humblement de vouloir lui accorder la liberté de faire le voyage de la Mecque ; & après lui avoir représenté que pendant son absence l’animosité de la sultane pourroit s’adoucir, & que la vieillesse le rendroit incapable de lui rendre ses services comme il voudroit le pouvoir faire, il le conjura de trouver bon qu’il se démît de sa charge entre ses mains. Comme il connoissoit la sagesse & la discrétion de l’Aga, & savoit avec quelle fidélité il avoit servi l’empereur son frere, cette raison l’obligea de s’opposer d’abord à cette demande, prévoyant bien que s’il l’accordoit, il alloit perdre un serviteur nécessaire, & pour qui il avoit une très-grande tendresse (car c’est une coutume de la cour Ottomane que la permission de faire ce saint voyage rend libres ceux à qui le grand-seigneur la donne ; & ce n’est que de cette sorte, ou par quelque grace particuliere, que les eunuques du serrail, qui sont les esclaves d’honneur, obtiennent leur liberté de leur prince, qui en même tems leur assigne une pension annuelle sur le grand Caire, dont le revenu est destiné à de pareilles récompenses).

» Le premier refus d’Ibrahim ne rebuta point l’Aga ; il renouvella ses empressemens, & fit tant qu’à la fin il obtint ce qu’il demandoit, à condition qu’il feroit ce voyage comme esclave, & qu’à son retour, il rentreroit, comme à l’ordinaire, dans l’exercice de sa charge. Quoique cette condition fût contre les coutumes du serrail, il ne laissa pas de l’accepter avec joie, & se disposer aussi-tôt à s’embarquer sur la caravane d’Alexandrie, qui étoit prête à partir, n’y ayant point alors de vaisseaux armés dans le port de Constantinople.

» Cette caravane étoit composée de huit vaisseaux, commandés par autant de capitaines. Le kuflier Agasi monta sur le premier avec sa belle esclave, le jeune Ottoman & le reste de son équipage. On prit la route d’Alexandrie ; & en passant, on mouilla à l’isle de Chio. Pendant le peu de séjour que l’on y fit, un religieux Dominicain, accusé d’avoir parlé contre la religion des Turcs, étoit persécuté par les habitans de l’isle, qui le pressoient de renoncer au christianisme. Lui qui préféroit son salut à sa vie, résistoit fortement à cette persécution ; & peut-être eût-il adouci l’esprit de ses persécuteurs, si l’eunuque, irrité de sa fermeté qu’il traitoit d’opiniâtreté & de mépris, n’eût demandé qu’on le brûlât vif, ce qui fut exécuté sur l’heure, en 1644.

» La providence divine destinoit son petit favori & nourrisson pour remplir la place dans l’ordre de ce bon religieux : en quoi certe ses jugemens sont tou-à-fait incompréhensibles. Après avoir quitté l’isle, la caravane fut battue d’une si furieuse tempête, qu’elle fut contrainte de relâcher à l’isle de Rhodes. Le vent paroissant favorable, elle se remit en mer. À peine eut elle fait quinze lieues, qu’on apperçut six galeres. Leur éloignement empêchant d’abord qu’on ne les pût discerner, l’assurance avec laquelle ceux qui étoient sur la caravane croyoient voyager, leur persuada que les galeres qu’ils voyoient étoient celles des officiers commis à la garde de l’Archipel, qui venoient au-devant d’eux ; & la surprise de l’Aga & de ses gens fut extrême, lorsque s’étant approché de plus près, on les reconnut pour des galeres de Malte. À cette vue, l’épouvante se jetta parmi eux ; ils ne savoient quel parti prendre ; leurs vaisseaux étoient séparés les uns des autres, & le calme les empêchoit de se joindre. Cependant il fallut se déterminer. L’Aga reprit courage, & se prépara à combattre vaillamment pendant quelque tems. Le combat fut rude & opiniâtre de part & d’autre, & la perte égale, & il l’eût été davantage, si l’eunuque n’eût été emporté d’un coup de canon tiré d’une galere de Malte. Ceux qui demeurerent sur le vaisseau baisserent aussi-tôt les voiles, & se rendirent à discrétion ; mais la belle Sciabas fut trouvée morte sur le tillac, sans aucune apparence de plaie, ce qui fit croire qu’elle étoit morte de peur.

L’étonnement des Maltois fut très-grand, lorsqu’après avoir abordé leur prise, ils virent le grand nombre d’eunuques & de femmes qui étoient dans le vaisseau. La premiere chose dont ils s’enquierent, fut de la qualité du jeune Osman, dont la magnificence & la beauté leur donna d’abord la curiosité de savoir sa naissance. Ces pauvres gens, dans l’espérance de recevoir un traitement favorable, leur dirent qu’il étoit le fils du sultan Ibrahim, & qu’on le menoit à la Mecque pour le faire circoncire. On peut aisément concevoir la joie que les Maltois conçurent de cette nouvelle. Lorsqu’ils la surent, ils mirent à la voile ; & à peine furent-ils arrivés à Malte, qu’ils publierent la prise qu’ils avoient faite de la grande sultane & du fils aîné du grand-seigneur.

» Ce bruit se répandit par toute la chrétienté, & y fut reçu comme une vérité constante ; les religieux même de l’ordre y furent trompés comme les autres ; & sur ce fondement, ils n’espéroient pas moins que de faire un échange de ces illustres captifs avec l’isle de Rhodes, leur ancienne demeure. Dans cette vue, le grand maître & les grands-croix écrivirent à Constantinople, à Smirne & en plusieurs autres endroits du Levant, pour informer les Turcs où ils pourroient trouver leur jeune prince & sa mere ; & bien qu’elle eût été trouvée morte après le combat, il y a apparence que, pour cacher fa mort, ils revêtirent de ses habits quelqu’une de ses esclaves. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’ils firent faire des portraits en taille-douce de la mere & du fils, qui se vendirent publiquement en Italie, en France, & presque dans toute l’Europe. Cependant voyant qu’il s’étoit passé un tems fort considérable sans qu’ils eussent reçu des réponses aux avis qu’ils avoient donnés, ils commencerent à douter de la naissance de leurs prisonniers, qu’ils avoient cru jusqu’alors le véritable fils du sultan, & ils ne furent désabusés de cette erreur qu’en 1649.

» En cette année, le seigneur Pietro ayant achevé ses études à Rome, passa à Malte pour retourner en Perse, où il étoit né ; il y fit quelque séjour ; & comme il avoit de l’esprit & du mérite, il se fit aisément connoître de Jean Lascaris, grand-maître de l’ordre, de M. de la Hele, commandeur, de M. Beau-Champ, général des galeres, & de quelques-uns des grands-croix, du trésorier, & de plusieurs autres des principaux de l’ordre. Un jour qu’ils s’assemblerent pour délibérer de savoir précisément si l’enfant qu’ils avoient pris étoit le véritable fils d’Ibrahim, ils convinrent que personne ne pouvoit mieux les en informer que le seigneur Pietro. Ils le connoissoient sincere & fidele : il savoit la langue Turque, avoit des habitudes à la Porte, & enfin il étoit fort capable de faire ce dont ils le chargeoient. On résolut de l’envoyer à Constantinople avec de bonnes instructions, & trois esclaves Turcs qui s’étoient rachetés eux-mêmes. Il partit aussi-tôt, & arriva peu de tems après. D’abord il travailla à s’acquérir des amis dans le serrail, & s’informa avec soin du nombre des enfans du grand-seigneur, s’il en manquoit quelqu’un, & s’il étoit vrai que la grande sultane allant à la Mecque, eût été prise par les chevaliers de Malte. Quelque exactitude qu’il eut dans cette recherche, elle lui fut inutile ; on ne lui dit rien qui approchât de cette histoire : au contraire, il apprit que ce que les chevaliers avoient publié, étoit entiérement faux, & qu’en s’abusant eux-mêmes, ils avoient abusé le reste de la chrétienté ».