Les Inconséquences de M. Drommel/V

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Les Inconséquences de M. Drommel
V
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Cette fois, Mme Drommel fut du dîner. Son aimable présence mit en joie la petite table ronde autour de laquelle se réunirent les convives de la veille ; il en est de la beauté comme du bon vin : elle réjouit le cœur de l’homme. Le petit Lestoc fut le seul qui ne fit pas fête à cette jolie femme. Il ne paraissait pas se douter qu’elle fût là. Il était distrait, préoccupé ; il avait le regard rêveur et le front nuageux. M. Drommel en conclut malignement qu’il regrettait ses trois cents francs ; il le plaisanta finement sur son silence, sur son air raide et taciturne.

« Excusez-moi, répondit le jeune homme ; je creuse un problème. Oh ! j’y arriverai ; mais il y a là une question de lieu, de temps, de méthode qui me donne beaucoup à penser.

— La méthode est la grande chose, dit M. Drommel. Jeune homme, faites-moi part de vos perplexités, je vous aiderai à résoudre ce cas embarrassant.

— Je compte bien sur vous pour m’y aider, répliqua-t-il ; mais vous m’y aiderez sans avoir besoin de parler. Je gage que l’inspiration me viendra en vous regardant. »

Et il se replongea dans sa méditation.

Sur ces entrefaites, l’ex-commissaire de police arriva. En voyant paraître son ennemi intime, M. Drommel se renfrogna ; cet homme lui était souverainement antipathique ; il se promit de ne pas manquer l’occasion de lui dire son fait.

Le prince de Malaserra avait secoué sa mélancolie ; assis à côté de Mme Drommel, il se montrait galant et attentif.

« Le sort de M. Drommel, lui dit-il, il est le plus enviable de tous les sorts ; mais ce que je lui envie surtout, c’est qu’il est adoré par une femme qu’elle est, paraît-il, un ange de douceur et de complaisance. Et pourtant, qu’a-t-il besoin d’être heureux, M. Drommel ? Il m’a dit lui-même qu’il se consolerait facilement de tous les petits accidents qui pourraient lui arriver. Les sociologues, ils se consolent de tout.

— Surtout des chagrins des autres, je le crois sans peine, interrompit M. Taconet, en remuant ses épais sourcils. Mais, quant aux petits accidents qui peuvent les atteindre dans leur chère personne, je les crois à cet égard aussi tendres aux mouches que le premier pékin venu. »

Le regard de M. Drommel s’alluma ; on en vit jaillir cette flamme qui sort quelquefois de l’œil des sages et qui dévore le profane vulgaire. Si M. Taconet eut la vie sauve, cela prouve qu’il est solidement bâti et de forte trempe.

« Un homme qui se respecte, lui cria M. Drommel, s’abstient soigneusement de parler de ce qu’il ne sait pas. Que savez-vous de la sociologie ?

— J’en sais, répliqua-t-il, ce que vous avez bien voulu nous en apprendre hier au soir. Au surplus, que Dieu bénisse les sociologues ! mais j’ai déjà rencontré dans ma vie beaucoup de faiseurs de paradoxes, et je puis vous certifier que, le cas échéant, leurs paradoxes étaient à la merci des accidents et ne les consolaient de rien. Il y a des gens qui ne prennent leur parapluie que quand le temps est beau et qui l’oublient chez eux dès qu’il se gâte. Aussi sont-ils mouillés comme le commun des martyrs.

— Et moi, repartit impétueusement M. Drommel, je connais des gens qui traitent de paradoxes toutes les vérités qui dépassent la médiocrité de leurs pensées et la faiblesse de leur petit entendement.

— Croyez-moi, reprit M. Taconet, il faut se défier des opinions singulières. Le lieu commun est le fond de la vie !

— Les lieux communs sont le cachet des sots, répondit M. Drommel en colère.

— Et les inconséquences, dit l’autre, sont le propre des sociologues. Tôt ou tard, ils ont le sort de l’écolier limousin.

— Que voulez-vous dire avec votre Limousin ?

— Il est donc inconnu à Goerlitz ? Voici l’histoire. Un jour, je ne sais quand, Pantagruel se promenait après boire par la porte d’où l’on va à Paris, et il advint qu’il rencontra un écolier tout joli et qui venait par icelui chemin. — Mon ami, d’où viens-tu ? lui dit-il. — L’écolier répondit : — De l’alme, inclyte et célèbre académie que l’on vocite Lutèce, où nous déambulions par les compites et quadrivies, en despumant la verbocination latiale. — Bren, bren, dit Pantagruel, qu’est-ce que veut dire ce fou ! Je crois qu’il nous forge ici quelque langage diabolique. Par Dieu ! je lui apprendrai à parler ; mais devant, réponds-moi, d’où es-tu ? — A quoi l’écolier répondit : « L’origine primève de mes aves et ataves fut indigène des régions lemoviques. » — J’entends bien, dit Pantagruel, tu es Limousin pour tout potage. — Et le prenant à la gorge : « Tu écorches le latin ; par saint Jean ! je t’écorcherai tout vif. » Lors commença le pauvre Limousin à crier : « Vee dicou gentilastre, laissas a quo au nom de Dious, et ne me touquas grou ! » Ce qui signifiait : « Eh ! dites donc, mon gentilhomme, laissez-moi, au nom de Dieu, et ne me touchez pas. » — Dieu soit loué ! répondit Pantagruel, à cette heure tu parles limousin.

— Je n’entends rien à cette histoire, s’écria M. Drommel ; mais, si en la racontant vous aviez l’intention de m’insulter, je vous jure que vous m’en rendrez raison. »

L’ex-commissaire lui répondit :

« C’est bien de cela que vous avez besoin, comme le disait je ne sais plus qui. »

A ces mots, M. Drommel, ne se possédant plus, se leva pour courir sus à l’insolent ; heureusement, sa femme l’arrêta par le bras, tandis que le prince de Malaserra le retenait par une des basques de son habit, en lui disant :

« Les philosophes ils ne se fâchent jamais.

— Au nom de Dious ! ne vous disputez pas, dit tranquillement le petit Lestoc. Vous m’empêchez de piocher mon problème.

— Bah ! lui dit M. Taconet sans se départir de son flegme, quand on est deux à chercher, l’un aidant l’autre, on finit toujours par trouver. »

En prononçant ces paroles, il regardait fixement Mme Drommel, qui ne put s’empêcher de rougir jusqu’au blanc des yeux. Il ajouta :

« Au surplus, qui de nous n’a son problème a piocher ? Gageons que Son Excellence M. le prince de Malaserra a le sien, qui l’occupe beaucoup, et c’est lui qu’il faut plaindre, car personne ne l’aidera.

— Je ne sais ce que vous voulez dire, répondit le prince un peu troublé, en fourrant son nez dans son assiette.

— Monsieur, reprit l’ex-commissaire, s’adressant à M. Drommel, j’ai peu de goût pour vos idées, pour vos manières, pour votre personne, et aussi bien il n’y a qu’un mot qui serve, je suis de Metz, et vous êtes Allemand. Cependant j’étais venu ici déterminé à vous donner un bon conseil ; mais de l’humeur dont vous êtes…

— Je n’ai que faire de vos conseils, interrompit-il, et le seul service que vous puissiez me rendre est de me délivrer de votre sotte présence.

— Qu’à cela ne tienne, tout est pour le mieux, » répondit en souriant M. Taconet.

Et, jetant sa serviette sur la table, il sortit.

Nous avons le regret de dire que son départ soulagea tout le monde, y compris le petit Lestoc, qui s’écria :

« Décidément cet homme est un gêneur. »

Quant à M. Drommel, il jura par la synthèse universelle et par la gymnastique allemande qu’il retrouverait ce croquant, ce bélître, et lui ferait payer cher ses insolences.

« Eh quoi ! mon cher ami, lui dit le prince, irez-vous vous commettre avec une espèce ? car il est une espèce, cet homme, et un esprit tout à fait subalterne. Je vous l’ai déjà dit, la police en France elle n’a aucune éducation. Et puis, le combat serait trop inégal. Je vous ai vu à l’œuvre cette après-midi. Dieu ! quel gymnaste, quels poignets et quel équilibriste ! Ma parole d’honneur, les rochers ils avaient peur de vous, ils ne pouvaient vous regarder sans frémir, et ils frémissent encore. »

Il raconta à Mme Drommel les prouesses par lesquelles s’était illustré son mari en revenant de Fontainebleau. Il les célébra en si bons termes que le héros de l’aventure, chatouillé dans son amour-propre, finit par se dérider.

« M. Drommel, je n’ai qu’un reproche à lui faire, poursuivit le prince ; il n’admire pas assez la forêt, et pourtant elle est une belle chose la forêt. S’il la voyait par la lune !… Mais savez-vous quoi ? La nuit elle est douce, elle est tiède, et la lune elle éclaire. Que diriez-vous si nous irions souper à Franchard ? Le vin d’Aï, vous savez qu’il est bon, et j’ai dans mon armoire un pâté de perdreaux truffés qu’il attendait une occasion… O mon cher ami, vous ne direz plus que la forêt on l’a surfaite, quand vous l’aurez vue par la lune. »

La proposition fut goûtée comme elle le méritait. Les forêts et la lune ne révélant toutes leurs beautés qu’aux piétons, il fut convenu que M. Drommel et le prince feraient une partie de la route à pied, que Mme Drommel irait les rejoindre en voiture dans les gorges d’Apremont, emportant avec elle les bouteilles et le pâté, et que de là on s’acheminerait de compagnie sur Franchard.

« Et vous, joli garçon, neveu de Mlle Dorothée, naïf enfant de la Brie et glorieux représentant de l’école du plein air, ne serez-vous pas de la partie ? » s’écria M. Drommel.

Le joli garçon commença par refuser, alléguant qu’il avait affaire ailleurs. M. Drommel insista, le pressa vivement. Il aimait à faire politesse aux gens sans bourse délier, aux frais d’autrui ; il était charmé que le vin d’Aï, que le pâté de perdreaux du prince de Malaserra lui servissent à payer l’aquarelle. Nous avons déjà dit qu’il était fort entendu dans ce genre de petites combinaisons. Mme Drommel ne prit aucune part à ce débat, elle paraissait absolument indifférente au dénouement. Sans mot dire, elle pliait et dépliait son éventail, seul confident de ses pensées.

« Eh bien, soit ! répondit enfin le jeune homme. Quoique le vin d’Aï et les perdreaux truffés ne me disent rien, je ne veux pas vous désobliger. Mais j’ai la sainte horreur des voitures ; encore un héritage qui me vient de ma tante Dorothée. J’irai là-bas tout seul par des sentiers que je connais, où je serai fort à mon aise pour rêver à mon satané et délicieux problème, car il est délicieux mon problème. Il a un visage comme il n’y en a pas deux dans tout l’univers, une gorge et des bras faits au tour, une taille ronde et souple, des cheveux clairs à rendre jaloux le soleil, un sourire qui donne la fièvre, et avec cela un joli petit cœur tout vide, il n’y a rien dedans, c’est une maison à louer. Oh ! que bienheureux sera le locataire, s’il a le bon esprit de faire un bail à vie !… Je vous répète que je l’adore, mon problème ; j’en raffole, j’en perds la tête, je donnerais mon corps et mon sang pour le résoudre, pour le posséder, pour qu’il soit à moi tout entier, et vive Dieu ! j’en viendrai à bout dès ce soir, ou que le diable emporte mon âme et l’école du plein air !… ce qui ne m’empêchera pas, messieurs, d’arriver avant vous à Franchard. »

Cela dit, il quitta la salle en courant.

« Ma parole d’honneur ! il est devenu fou, dit M. Drommel à sa femme.

— Sa folie ne me déplaît pas, » répondit-elle d’un ton bref, car depuis un moment elle avait le souffle un peu court.

Il était onze heures et demie quand M. Drommel et le prince de Malaserra quittèrent la grande avenue de Barbison pour s’engager dans la cavalière de la Mare du Revoir, qui conduit aux gorges d’Apremont en grimpant et serpentant au travers d’un éboulis. La lune, qu’on avait priée à cette petite fête, s’était piquée de faire honneur à la parole d’un prince. Elle avait revêtu tous ses atours, elle était charmante, elle était coquette ; on eût dit une lune toute fraîche, fabriquée pour la circonstance. Elle se plaisait à argenter le sable fin des sentiers, elle semait à profusion ses diamants sur les blocs de grès. Deux nuages noirs laissaient entre eux un intervalle d’un bleu sombre où elle voguait mollement, ils cherchaient à l’arrêter au passage, et tout à coup elle disparaissait, comme mangée par la nuit. L’instant d’après, elle recommençait à répandre dans la forêt ses mystérieuses blancheurs, son pâle sourire, la douceur de ses longs silences, que Virgile a chantés.

Quand les deux piétons eurent atteint la crête de la colline, le prince s’arrêta, et montrant de la main à M. Drommel l’océan de verdure qui se déroulait devant eux :

« Eh bien, mon ami, lui dit-il, ne trouvez-vous pas cela fort beau, et ne frémissez-vous pas ?

— Prince, je ne frémis jamais, repartit M. Drommel. Cela n’est pas dans mes moyens. »

Et il redressa brusquement sa puissante nuque, appliqua ses poings sur ses hanches. Il avait l’air de jeter le gant à la forêt, il la mettait au défi d’émouvoir M. Drommel.

« Comment donc êtes-vous fait, mon ami ? Votre cœur il est de chêne, il est de bronze… Moi je trouve cela tout à fait romantique. Ah ! le romantisme il est un certain vague dans l’âme.

— Le romantisme est un poison qui engourdit le sang, qui amollit les cervelles, qui énerve les volontés, répliqua M. Drommel de sa voix aiguë, dont l’intonation gouailleuse était tempérée par le respect qu’on doit aux princes. Nous en sommes bien revenus, nous autres Allemands. De sottes gens prétendaient jadis que les Français avaient pris la terre, les Anglais la mer, et qu’il n’était resté pour tout potage aux Allemands que le bleu du ciel. Aujourd’hui la terre est à nous, un jour nous aurons la mer, et nous laisserons le bleu à qui voudra. Des âmes fortes et rusées dans des corps d’acier, voilà ce qui convient aux maîtres du monde. Nous possédons la force, nous avons César, la ruse nous vient, et déjà Rome se sent revivre en nous. »

Ainsi s’exprimait M. Drommel, saisi d’un noble transport, et il appuyait sa pensée en frappant la terre du pied. Ses deux bras étendus, qui semblaient s’allonger jusqu’à perte de vue, menaçaient à la fois le Sénégal et la Chine.

« Je vous laisse la force, mon ami, répondit le prince, et la ruse, ô pauvre moi ! elle n’est pas mon affaire… Mais la rêverie elle a toujours été la compagne de mon cœur.

— Défiez-vous du vague dans l’âme, prince, lui cria M. Drommel ; il est cause que vous vous trompez de chemin. »

En effet, le prince, s’étant remis en marche, venait d’enfiler un sentier mal tracé, qui aboutit à un dévaloir ou pour mieux dire à un véritable casse-cou, dans lequel il ne serait pas prudent de s’aventurer de nuit.

« Laissez donc, répondit-il, je connais la forêt comme le fond de ma poche.

— Permettez, prince, dit M. Drommel, un homme tel que vous peut se tromper une fois par hasard, sans que cela tire à conséquence. La gorge d’Apremont est ici, devant nous. Vous me l’avez montrée de loin en revenant de Fontainebleau ; il me suffit de voir les choses une fois, elles me restent dans l’œil, et en voilà pour l’éternité. »

Le prince de Malaserra n’en voulait pas démordre et cherchait à l’entraîner ; mais M. Drommel était un homme de fortes convictions. Malgré le prestige qu’exerçaient sur lui deux palais, les plus beaux oliviers de la Sicile et le nom si bien sonnant de Malaserra, son entêtement l’emporta sur son respect ; pour la première fois il s’éleva une légère contestation entre les deux amis ; mais ce nuage se dissipa bientôt. Le prince finit par confesser son erreur, il se rendit de bonne grâce, il revint sur ses pas. L’instant d’après, on entendit le roulement d’une voiture.

« Ma femme, dit M. Drommel, est arrivée avant nous et nous attend. »

Il se trompait, car la voiture ne s’arrêta pas ; elle passa tout droit et s’éloigna rapidement.

« Il paraît, mon cher ami, dit le prince, que nous trouverons de la société à Franchard ; la lune elle a beaucoup d’amateurs. »

Ils allaient déboucher sur la grande route. Le cirque de rochers qu’ils venaient de traverser, s’élargissant tout à coup, offrit à leurs yeux les plus beaux accidents de terrain et l’un des sites les plus admirables de la forêt. Devant eux se dressaient au milieu d’une lande quatre ou cinq chênes énormes aux branches tortueuses et tourmentées, semblables à de grands bras tragiques ; ces cinq patriarches se détachaient sur un ciel blanc et contemplaient leur ombre sommeillant à leurs pieds dans la bruyère. Plus loin, de minces bouleaux, à l’écorce argentée, émergeaient comme des fantômes du sein des fourrés épineux. Le sol s’élevait en gradins, couronnés de lierre et de ronces. Des genévriers d’une taille extraordinaire montraient de toutes parts leur front ébouriffé, leur verdure noire, maigre et hérissée. Quelques-uns semblaient être en colère, on ne savait pourquoi. D’autres causaient tranquillement avec la lune. Il y en avait un qu’on eût pris pour un coq gigantesque qui dormait, sa tête rentrée dans ses plumes. Les blocs de grès faisaient çà et là des taches de neige dans les feuillages. Le rocher de Marie-Thérèse ressemblait à un sphinx accroupi, qui propose des questions aux passants et qui les mange, quand ils répondent de travers. Rochers, arbres, chênes, genévriers, ils avaient tous cet air particulier aux choses qui ont longtemps vécu, qui ont un passé, des habitudes, des souvenirs, une histoire à raconter, et sur lesquelles les siècles ont usé leur lime et les tempêtes leurs fureurs.

Quoique M. Drommel considérât l’admiration comme une faiblesse coupable, il ne put se défendre d’un certain saisissement ; il observa pendant deux minutes ce site merveilleux, où le sauvage s’unit à la noblesse des formes, à la beauté des lignes, et qui, n’en déplaise à la lune et au prince de Malaserra, l’eût frappé bien davantage encore s’il l’avait vu de jour. Il se remit bien vite de son émotion ; il déclara que les forêts françaises manquent de cette intimité qui caractérise le moindre bocage allemand, que les chênes français ont toujours un air apprêté, un peu poseur, qu’on ne trouve qu’en Allemagne des arbres parfaitement naturels, qui aient du Gemüth. Il ajouta aimablement qu’il était du reste enchanté de sa petite expédition, que, lorsqu’on avait le bonheur de posséder pour cicerone un prince de Malaserra, tous les lieux de la terre semblent beaux.

Cependant il avait martel en tête ; Mme Drommel n’arrivait pas. Il n’aimait point à attendre, et pour la première fois de sa vie il attendait.

« Mme Drommel elle nous est bien nécessaire, lui dit le prince. Non seulement sa présence elle est adorable, mais c’est elle qui a le champagne et le pâté. »

Il ajouta que sans doute il y avait eu erreur, que le cocher avait fait passer Mme Drommel par un autre chemin, que le mieux était de se diriger à pied sur Franchard, où ils ne pouvaient manquer de la retrouver. M. Drommel répondit du ton le plus assuré que jamais sa femme ne s’était écartée d’un iota de ses instructions, qu’elle était absolument incapable de passer par d’autres chemins que ceux qu’il lui prescrivait, que son départ avait été retardé par quelque incident. Il proposa au prince d’aller à sa rencontre, en s’acheminant par la grande route dans la direction de Barbison. Le prince s’y résigna, non sans faire la grimace.

A peine eurent-ils fait deux cents pas :

« Mon ami, regardez cet arbre, s’écria-t-il. N’est-il pas beau, celui-là ? »

Il lui montrait du doigt, au bord de la route, celui qu’on a appelé le Rageur, et, comme chacun sait, le Rageur est un gros chêne qui, à vrai dire, n’est plus ; il a rendu les armes, il est fini. Adieu les bourgeons et les glands ! il ne lui reste qu’un tronc crevassé, des branches sans rameaux, couvertes de balafres et de cicatrices ; qui pourrait compter ses blessures ? En vain les derniers printemps lui ont chanté leurs plus douces chansons, ils n’ont pu le réveiller, rien n’a remué dans son vieux cœur et dans sa sève tarie. Il n’a plus de feuilles, et les oiseaux l’évitent. Longtemps il a bataillé contre les vents, contre les noirs hivers, contre les destins ; il s’est endormi à jamais dans sa lassitude, et il porte sur son front ravagé l’étonnement de sa fin. Mais ce vaincu est mort debout, il est encore solide sur ses pieds, sa suprême défaite ressemble à une victoire.

— J’ai vu mieux que cela dans la Suisse saxonne, répondit M. Drommel. Si gros qu’il paraisse, gageons que j’en fais le tour avec mes bras. »

Il courut s’appliquer les bras étendus contre l’arbre, qui le laissa faire ; mais il reconnut aussitôt le ridicule de sa prétention.

« Je veux savoir de combien il s’en faut, s’écria le prince de Malaserra. Mon ami, je vous prie, restez là comme vous êtes. J’ai une petite méthode à moi pour mesurer les arbres ; c’est une petite expérience que je veux faire.

M. Drommel craignait d’avoir blessé son cher prince en se permettant deux fois de n’être pas de son avis, en refusant à deux reprises d’obtempérer à ses désirs. Il voulut se faire pardonner d’avoir pris cette liberté grande ; il se prêta, le sourire aux lèvres, à une petite expérience dont le sens lui échappait.

Avec une agilité étourdissante, le prince avait détaché de son cou une longue écharpe de soie rouge qu’il portait sous son manteau et dont les bouts traînaient jusqu’à terre. De l’un des bouts il lia solidement le poignet gauche de M. Drommel, qui le regardait avec des yeux étonnés. Puis il enroula l’écharpe autour du tronc.

Je crains qu’elle ne soit trop courte, dit-il, et la petite expérience elle serait manquée. Avancez bien le bras droit. L’écharpe elle n’aura pas de jeu ; mais ce n’est pas un malheur. »

La minute d’après, le second poignet de M. Drommel était lié aussi solidement que l’autre.

« Qu’est-ce que cela prouve, mon cher prince ? fit-il. Décidément, je ne comprends rien à votre petite méthode. »

Il n’en put dire davantage ; profitant de ce qu’il avait la bouche ouverte, le prince y avait introduit de ses doigts subtils une jolie petite poire d’angoisse en caoutchouc, tenue par un cordon élastique, qui fut ramené vivement derrière une grosse tête, laquelle savait beaucoup de choses, mais n’avait pas deviné celle-là.

Puis, d’un coup de canif, le prince coupa la courroie de la sacoche, qu’il ouvrit pour s’assurer que les rouleaux d’or et les billets de banque s’y trouvaient.

Alors, d’un ton presque suppliant et avec un sourire exquis, que M. Drommel n’oubliera jamais, que M. Drommel reverra souvent dans ses rêves :

« Excusez-moi, mon cher ami, murmura-t-il, je vous les rendrai à Malaserra. »

Et il disparut.

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