Les Indes hollandaises en 1848/01

La bibliothèque libre.
Les Indes hollandaises en 1848
Revue des Deux Mondes, période initialetome 24 (p. 396-415).
II  ►

LES


INDES HOLLANDAISES


EN 1848.




PREMIERE PARTIE.
JAVA. - BORNEO. - CELEBES.




Au moment où l’Europe concentre, en apparence, dans sa vie intérieure tout ce qu’elle a d’intelligence, de passion et de force ; quand son attention semble être absorbée, depuis quelques mois, par les accidens de sa marche pénible vers un avenir encore incertain, quel droit avons-nous d’appeler ses regards sur l’extrême Orient ? -N’y aurait-il, en effet, aucune opportunité à jeter quelque lumière sur ces régions trop peu connues ? Nous sommes loin de le penser, et nous espérons même tirer plus d’une leçon directement applicable à la France du tableau des ressources admirables qu’une nation, petite par son territoire, mais grande par l’intelligence et l’activité, a su se créer dans des parages si éloignés de son centre d’action.

La civilisation occidentale ne peut avancer ou reculer d’un pas en Asie sans affecter plus ou moins sérieusement la situation des principaux états de l’Europe. Qui ne voit que, de nos jours surtout, la politique des puissances européennes est influencée directement ou indirectement par des considérations qui se rattachent à l’avenir des régions intertropicales, dans l’Orient en particulier ? Comment séparer les intérêts, l’existence même de la Grande-Bretagne de la prospérité de ses colonies ? Qu’est-ce que l’Espagne sans Cuba et sans les Philippines, la Hollande sans Java et l’archipel oriental ? Pourquoi la France, enfin, a-t-elle payé de tant de sang et de trésors la propriété de l’Algérie ? — Jeter de nouvelles bases pour le développement du commerce, lui ouvrir de nouveaux débouchés, alimenter par l’extension et le perfectionnement de l’agriculture et de l’industrie les besoins croissans de l’exportation ; encourager l’immigration, la colonisation, sur tous les points du globe où le climat et le sol promettent une existence heureuse au travail intelligent, voilà le but que se proposent les grandes nations de l’Occident. Les explorations hardies des navigateurs, les tentatives et les efforts plus ou moins heureux enregistrés dans ces derniers temps par l’histoire politique et commerciale du monde, tout accuse la même pensée, tout exprime le même fait : la tendance constante de l’Europe à fortifier, à resserrer de plus en plus les liens qui l’unissent aux nations asiatiques, à leur imposer son influence réformatrice et sa domination commerciale.

Déjà nous avons pu constater les résultats obtenus par la civilisation occidentale sur un des plus vastes théâtres où son action se soit exercée : l’Inde anglaise[1] Aujourd’hui nous voudrions continuer cette étude sur une scène plus restreinte, mais non moins curieuse, les possessions néerlandaises des mers de l’Est. Un long séjour parmi les peuples de l’archipel d’Asie nous a permis d’apprécier nettement tous les obstacles qu’avait eus à vaincre et que rencontrait encore la puissance hollandaise dans cette partie du monde. Ici comme dans l’Inde anglaise, on est frappé d’abord du contraste que présentent la nation conquérante et les nations conquises. D’une part se montrent une activité infatigable, un élan continu vers le progrès ; de l’autre, une résistance passive, mais obstinée. Plus on recule vers les extrémités de l’Asie, plus ce contraste se dessine vivement.

Dans l’Inde hollandaise comme dans l’Inde britannique, comme dans les Indes espagnoles, les gouvernemens qui représentent l’Europe sont avant tout des gouvernemens mixtes, forcés de ménager les croyances locales, les habitudes séculaires, les préjugés antiques. Ils ont réussi, grace à une politique conciliante, à faire accepter quelques-uns des bienfaits de la civilisation européenne aux peuples qui subissent leur empire ; mais, au-delà de ces grands établissemens européens, l’influence morale et politique de l’Occident est à peu près nulle, et son avènement prévu n’inspire que l’effroi. L’empire birman, le royaume de Siam, la Cochinchine et l’immense empire chinois traitent, il est vrai, avec les puissances européennes, admettent leurs vaisseaux dans leurs ports, permettent à quelques individus de cette race maudite de former quelques minces établissemens sur leur territoire ou dans leur voisinage ; mais un sentiment instinctif de répulsion semble présider à toutes leurs relations avec les Européens, excepté en ce qui touche au commerce, et encore les relations commerciales se bornent-elles aux échanges qui peuvent s’effectuer sur les côtes ; l’intérieur des pays est interdit plus ou moins complètement aux étrangers. En Chine, la terreur des armes anglaises a arraché quelques légères concessions ; mais l’isolement est le grand principe de gouvernement, la loi fondamentale de l’état. Enfin, au Japon, cette loi tyrannique est appliquée avec une rigueur inconnue, même dans le Céleste Empire. Là, l’isolement volontaire a été hautement proclamé à la face du monde, et la nationalité japonaise a fait du respect ou de la violation de ce principe une question de vie ou de mort pour les Européens comme pour elle[2].

La tendance stationnaire, l’hostilité instinctive des peuples orientaux n’est pas toutefois le seul obstacle qu’aient à surmonter les puissances européennes dans l’extrême Asie. Elles y rencontrent encore dans leurs propres intérêts, souvent rivaux, une nouvelle cause de lutte. Pour qui veut donc connaître, sous tous ses aspects, la politique de ces puissances vis-à-vis de leurs colonies asiatiques, il est nécessaire de distinguer, entre les questions à résoudre, celles qui n’intéressent directement que les populations conquises, celles qui relèvent avant tout du droit international. Ces deux faces diverses de la politique coloniale, nous aurons à les signaler plus d’une fois dans le cours de ces études sur la domination néerlandaise dans l’extrême Orient. C’est même d’une question purement diplomatique, soulevée par la rivalité de l’Angleterre et de la Hollande, que nous voudrions nous occuper d’abord ; mais avant tout il faut montrer, par un exposé rapide, sur quelles bases essentielles le gouvernement de Java a fondé sa puissance.


I - GEOGRAPHIE POLOTIQUE. - NOTIONS STATISTIQUES.

La zone occupée par les possessions néerlandaises aux Indes orientales est comprise entre le 95e et le 132e degré de longitude est du méridien de Paris, le 3e degré nord et le 11e degré sud de latitude. Elle a donc environ 37 degrés de longueur sur une largeur de 14. La plus importante de ces possessions, la seule même en ce moment qui pèse notablement dans la balance politique et commerciale du monde, est Java, grande île qui s’étend entre les 103e et 113e degrés de latitude est et les 6e et 9e degrés de latitude sud. Le grand axe de l’île coïncide à peu près avec la diagonale de ce parallélogramme sphérique, de l’ouest-nord-ouest à l’est-sud-est. Java n’est donc pas tout-à-fait parallèle à l’équateur, mais les petites îles qui la continuent, pour ainsi dire, depuis Madura, Bali et Lombok jusqu’à Timor, et que l’on doit considérer comme ses dépendances naturelles, affectent sensiblement ce parallélisme. Le système entier de ces îles forme, par le fait, la base de communication entre la mer des Indes et les mers de Java, des Moluques, de Célèbes, et enfin la mer de Chine. Java est en même temps la base et le centre politique de la domination néerlandaise dans tout l’archipel indien. — A sa gauche, Sumatra, cette grande terre d’où la race malaise a envoyé des colonies dans tout l’archipel, ne se range encore qu’avec une sorte de résignation sauvage sous l’autorité de la Hollande. — À la droite et au nord de Java, on rencontre l’immense Bornéo, avec ses populations à demi barbares, les Moluques et Célèbes, centre désigné du commerce de cabotage de l’archipel.

La superficie territoriale des possessions néerlandaises (ou réputées telles) dans cet archipel est estimée à environ 14,000 myriamètres carrés ; celle de Java et de ses dépendances immédiates comprend un peu plus de la dixième partie de cette superficie totale, ou 1,456 myriamètres carrés à peu près. La superficie de Java, en particulier, est évaluée à 1,269 myriamètres carrés : c’est le quart de la France[3].

La population soumise en ce moment à la domination directe ou à la suzeraineté (quelque peu douteuse sur certains points) de la Hollande peut être évaluée à 15 ou 16 millions, dont 10 millions au moins sont concentrés à Java, Madura et Bali. Java seule ne compte certainement pas moins de 8,500,000 à 9,000,000 d’habitans. C’est une des populations les plus compactes, les plus utilement occupées, et, à tout prendre, l’une des plus heureuses du monde entier,

Les Indes orientales néerlandaises sont gouvernées, au nom du roi des Pays-Bas et sous sa direction spéciale et suprême, en vertu de l’article 59 de la constitution[4], par un gouverneur-général, assisté d’un conseil des Indes. Le gouverneur-général et le conseil siégent à Batavia. Batavia est donc la capitale de Java et des Indes néerlandaises ; mais les villes de Samarang et de Sourabaya, situées l’une vers le milieu de la côte septentrionale, dans l’est de Batavia, l’autre sur le détroit de Madura, en face de l’île de ce nom, à l’extrémité est de la ligne qui passe par Batavia et Samarang, sont également considérées comme chefs-lieux principaux de l’île de Java ; elles sont officiellement traitées : comme telles, Java étant divisée, depuis 1815, en trois grands arrondissemens judiciaires, militaires et financiers, dont Batavia, Samarang et Sourabaya sont les centres respectifs. Autrefois on désignait plus particulièrement comme le Java les provinces à l’est de la province de Chéribon, et cette partie de l’île constituait un gouvernement séparé. Le gouverneur du Java avait la surveillance immédiate des pays princiers, c’est-à-dire des souverainetés, alors indépendantes, de Sourakarta et Djockjokarta ; mais, depuis que les princes indigènes ont été dépossédés ou ont subi d’une extrémité de l’île à l’autre le joug de la vassalité, depuis, en un mot, que les Hollandais, soit directement, soit indirectement, gouvernent l’île entière et ses dépendances immédiates, Java a été divisée en vingt-deux provinces ou résidences, administrées par un petit nombre d’employés européens et de fonctionnaires indigènes, et partagées en sous-résidences, régences et districts. Le tableau de ces résidences et de leurs populations respectives fera aisément comprendre l’importance de cette possession. Nous ferons figurer dans ce tableau les îles Bali et Lombok, situées dans le voisinage immédiat de Java, mais qui ne sont pas encore entièrement soumises. Bali lutte même, en ce moment, pour son indépendance, et c’est la seconde fois, depuis deux ans, qu’elle cherche à s’affranchir des traités que la juste prévoyance des Hollandais lui a imposés. Ces deux îles devront néanmoins passer définitivement sous la domination hollandaise dans un avenir prochain.

Voici quelle était, en 1846, la population de Java et des îles voisines[5] :


Résidences et îles qui en dépendent Population (en nombres ronds)
Bantam (avec l’île du Prince et les petites îles) 360,000 ames.
Batavia (avec les petites îles de la baie) 300,000
Buitenzorg[6] 280,000
Preanger Regentschappen (Régences des Preangers) 800,000
Chéribon 630,000
Krawang 120,000
Samarang 750,000
Kadou 350,000
Bagueléne 600,000
Banndjoumass 410,000
Sourakarta (ou Solo) 550,000
Djockjokarta (ou Youkio) 350,000
Mâdioune 310,000
Padjitane 90,000
Kedirie 230,000
Tagal 300,000
Pekalongang 240,000
Yapara (avec les îles Karimon-Java) 420,000
Rembang 450,000
Sourabaya Sourabaya, Grimée et îles Bawéan : 930,000
« Madura et dépendances : 300,000 1,230,000
Passourouang (avec file Sempou) 330,000
Bezoukie (avec l’île Baron) 500,000
TOTAL 9,600,000[7]
Iles Bali et Lombok 900,000
TOTAL pour Java et ses dépendances 10,500,000 ames.

Java tient sous sa dépendance gouvernementale une grande partie des îles de Sumatra, Bornéo et Célèbes, et le riche archipel des Moluques ; mais cette dépendance, qui date, il est vrai, d’un grand nombre d’années, a subi bien des variations, et se consolide seulement depuis le traité de 4824, qui a réglé les différends entre la Hollande et l’Angleterre. La tranquillité relative dont ont joui les Indes néerlandaises à dater de cette époque a permis de régulariser les rapports établis entre la métropole coloniale et les gouvernemens séparés ou résidences de son ressort direct. Les circonscriptions administratives ont été déterminées par des considérations particulières, et n’ont pas respecté l’unité géographique des pays qu’elles embrassent. Ainsi une moitié de la grande Célèbes est placée administrativement sous la dépendance du gouvernement des Moluques ; l’autre moitié est le siège du gouvernement de Mangkassar, dont l’autorité s’étend aux îles Salayer et jusqu’à Sumbawa, fort éloignée dans le sud, puisqu’elle fait partie intégrante du groupe, parallèle à l’équateur, dont Java est la tête.

Les gouvernemens et résidences qui ressortissent directement au gouvernement suprême de Java sont, en allant de l’est à l’ouest : le gouvernement de la côte ouest de Sumatra, la résidence de Palembang, la résidence des Lampongs, la résidence de Rhiow, la résidence de Banka, le gouvernement de Bornéo (création nouvelle), le gouvernement de Mangkassar (Célèbes), le gouvernement des Moluques, la résidence de Timor.

Si nous cherchons maintenant à déterminer la population de ces divers gouvernemens qui, réunis à Java, forment l’ensemble des Indes néerlandaises, nous trouvons à


Sumatra 1,582,000 ames.
Dans la résidence de Rhiow 30,000
Dans celle de Banka avec ses dépendances, Billiton, etc 43,000
Dans le gouvernement de Bornéo et ses dépendances 520,000
Dans le gouvernement de Mangkassar 1,775,000
Dans le gouvernement des Moluques 717,000
Dans la résidence de Timor, avec ses dépendances, Sumba, Samao, etc 1,009,000
TOTAL 5,676,000
Ajoutons à ce chiffre total la population de Java et de ses dépendances immédiates, environ 10,500,000
Et nous arrivons, pour la population de toutes les Indes néerlandaises, au chiffre de 16,176,000 ames[8].

Les Hollandais ont aussi formé quelques petits établissemens sur les côtes de la Nouvelle-Guinée, mais ces établissemens sont dans la dépendance du gouvernement des Moluques, et n’offrent encore qui un très médiocre intérêt.

Pour quiconque cherche à se rendre compte du développement probable de l’influence européenne, de la colonisation et du commerce dans l’extrême Orient, la seule énumération des possessions néerlandaises est une révélation. On y voit figurer quatre des plus grandes îles du monde entier : Bornéo, la première de toutes ; Sumatra, Célèbes, Java. Autour de ces reines de l’archipel indien viennent se grouper d’innombrables îles de dimensions variées, et, parmi elles, les fameuses îles à épiceries dont la possession définitive a été achetée par la Hollande au prix de tant de sacrifices et de violences. Formes étranges, surfaces accidentées, sol fertile, ébranlé çà et là par des volcans[9], productions aussi riches que variées, tels sont les caractères communs à ces divers groupes. Quant aux populations indigènes, elles se distinguent toutes par une physionomie profondément originale, et on retrouve chez elles toutes les formes de gouvernement possibles, depuis l’égalité brutale des sauvages jusqu’au despotisme oriental le plus absolu. Ce n’est pas ici le lieu d’énumérer les avantages que présentent les Indes néerlandaises au point de vue commercial ; mais les récits des voyageurs et les observations des marins ont constaté depuis des siècles que l’archipel oriental, par les facilités qu’il offre au commerce d’Inde en Inde, est, comme on l’a dit emphatiquement, « le chemin des peuples, » et on peut assurer que jamais la colonisation européenne n’a obtenu sur un point donné de plus magnifiques résultats.

La prospérité toujours croissante des Indes néerlandaises tient à des causes fort variées. Nous avons parlé de deux ordres de difficultés bien distinctes contre lesquelles la politique coloniale des puissances européennes a eu de tout temps à lutter. Nous avons distingué entre les obstacles nés de la résistance des populations indigènes et les embarras, souvent plus graves, créés par la rivalité des intérêts européens. La Hollande a eu à se préoccuper des uns et des autres, et chaque jour elle combat avec succès les premiers comme les seconds. Contre les difficultés intérieures, elle a été admirablement servie par la création de la grande société de commerce (Maatschappey), qui a fait revivre la marine marchande des Pays-Bas, et donné la plus puissante impulsion d’un côté à l’industrie de la mère-patrie, de l’autre à l’exportation coloniale. Le gouvernement de Java a trouvé dans cette société un de ses plus solides appuis. Un autre instrument de la prospérité des Indes néerlandaises a été le système des cultures, dont l’application judicieuse a amélioré au-delà de toute prévision le sort de ces colonies. Contre les difficultés qu’on pourrait nommer extérieures, et principalement contre les tentatives de la politique anglaise, le gouvernement de Java a pu se défendre par le traité même conclu entre la Grande-Bretagne et la Hollande en 1824. Nous ne nous attacherons aujourd’hui qu’aux conséquences et aux dernières applications de ce traité, tant à Bornéo qu’à Mangkassar et dans les autres possessions hollandaises de l’extrême Orient. Nous aurons montré ainsi quels principes règlent les rapports du gouvernement hollandais avec les puissances rivales qu’il rencontre dans l’archipel d’Asie. Quant à ses rapports avec les populations indigènes, quant aux actes de sa politique intérieure, ils soulèvent des questions trop graves pour qu’on ne leur consacre pas une étude spéciale.


II. - TRAITE DE 1824. - QUESTION DE BORNEO.

Le but du traité signé le 17 mars 1824, entre la Grande-Bretagne et les Pays-Bas, était de régler définitivement les limites territoriales, droits et intérêts respectifs des hautes parties contractantes, dans les Indes orientales, de manière à ce que chaque puissance restât désormais dans le cercle de son action politique, l’une sur le continent asiatique, jusques et y compris Singapour ; l’autre dans l’archipel indien. — D’après l’esprit de ce traité, il nous a paru que si l’on supposait une ligne parallèle à l’équateur, passant par l’établissement de Singapour, les Anglais n’avaient le droit de former aucun établissement dans l’archipel indien, au sud de cette ligne. L’article 42 du traité dit en effet : « Sa majesté britannique s’engage à ne laisser former aucun établissement anglais sur les îles Carimon, Bintang, Lingin, ou sur aucune des îles au sud du détroit de Singapour, et à ne conclure aucuns traités avec les chefs de ces îles. » D’un autre côté, l’art. 6 du même traité porte « qu’aucuns des officiers ou agens des deux gouvernemens, aux Indes orientales, ne pourront former d’établissement sur aucune des îles de l’archipel, sans en avoir reçu l’autorisation préalable de leurs gouvernemens respectifs. »

Ces dispositions principales, étayées d’articles explicatifs, avaient paru aux négociateurs suffisamment précises pour écarter à l’avenir toute chance de contact territorial et conséquemment de contestation entre les deux puissances contractantes. L’événement a prouvé, une fois de plus, que la prévoyance humaine avait été en défaut. Cependant la bonne intelligence n’a pas été troublée par les infractions directes on indirectes, vraies ou supposées, que la Hollande reproche à l’Angleterre, de manière à justifier un appel à la force, et l’effet général du traité de 1824 n’en a pas moins été de consolider le pouvoir néerlandais et d’assurer sa prépondérance dans l’archipel oriental. Deux grandes mesures ont surtout été prises en vue de maintenir et de protéger l’état de choses créé par ce traité. Ces mesures sont : la création du gouvernement de Bornéo, l’affranchissement du port de Mangkassar dans l’île de Célèbes.

L’arrêté du gouverneur-général des Indes néerlandaises qui a réuni sous un gouvernement particulier les diverses résidences ou sous-résidences de Bornéo[10], porte la date du 28 février 1846.

« Considérant, dit le gouverneur-général, que les tentatives faites jusqu’ici pour tirer la population indigène de Bornéo de sa situation arriérée n’ont pas abouti au but qu’on s’était proposé, principalement par le défaut d’unité et d’harmonie des liens et rapports qui devraient être maintenus entre les diverses subdivisions de ce pays ;

« Considérant que la commission envoyée dernièrement à Bornéo a fait connaître plus clairement encore combien il était important, pour le développement régulier de l’administration et pour les intérêts de l’industrie et du commerce, d’utiliser de plus en plus les élémens de prospérité que cette île possède ;

« Considérant enfin que les connaissances acquises par l’intermédiaire de cette commission sur la situation géographique et politique de Bornéo permettent au gouvernement d’arrêter la division territoriale de ladite île ;

« Le gouverneur-général, d’un commun accord avec le conseil des Indes, a décidé la réunion, sous un seul pouvoir administratif, de ces diverses parties de Bornéo. »

Suit l’indication précise des circonscriptions administratives et l’énumération détaillée des royaumes, provinces, districts, îles, etc., placés dans la dépendance directe ou sous le protectorat du gouvernement néerlandais. Cette liste formidable ne contient pas moins de deux à trois cents noms de pays, montagnes et rivières, dont les deux tiers au moins sont complètement inconnus de nos géographes. Elle vaudrait la peine d’être étudiée[11] à cause des données nouvelles que fournit pour l’orographie de Bornéo, pour la détermination de ses cours d’eau et de ses bassins principaux, l’indication minutieuse des limites des diverses provinces ; mais elle nous intéresse ici à un autre point de vue, et la précision affectée de cette orgueilleuse nomenclature a un but politique que la conclusion de l’arrêté du gouverneur-général met en évidence. Cet arrêté se termine ainsi :

« Toutes les autorités et tous les employés établis dans l’île de Bornéo sont chargés, sous leur responsabilité, de veiller à ce que les droits de souveraineté de l’état sur les pays et districts, dans le rayon de leur résidence, soient respectés, et que les documens, contrats et traités sur lesquels ces droits sont basés soient pris en considération et observés. »

En voyant le gouvernement néerlandais se préoccuper de l’organisation politique et administrative de ses établissemens à Bornéo et de la consolidation de son influence, à titre de suzeraineté, sur la plupart des principautés indigènes de cette grande île, on ne peut méconnaître le motif immédiat de cette préoccupation un peu tardive. La Hollande se croyait autorisée à revendiquer, en vertu du traité de 1824, la domination incontestée de l’archipel oriental. Les premières tentatives des Anglais pour former des établissemens sur divers points de Bornéo n’avaient éveillé qu’à demi l’attention du gouvernement hollandais ; mais la prise de possession de l’île Laboean et de la petite province de Sarawak, sur le territoire même de Bornéo, en vertu de cessions régulières faites par le sultan de Bornéo propre[12], l’une au gouvernement britannique, l’autre à un sujet anglais, jetèrent l’alarme en Hollande et soulevèrent l’indignation d’un parti considérable dans les états-généraux[13]. Le ministre des colonies, vivement interpellé, fut sommé de s’expliquer sur le sens et la portée qu’il reconnaissait aux articles du traité de 1824 qui avaient trait à la question. Le ministre fit observer que le but principal du traité avait été de prévenir toute possession simultanée ; qu’une séparation complète de territoires avait été établie au moyen d’échanges ; que les possessions anglaises à Sumatra avaient été cédées aux Pays-Bas, tandis que ceux-ci cédaient à l’Angleterre leurs possessions sur le continent des Indes et la presqu’île de Malacca ; que toute tentative de l’une des parties pour faire revivre désormais la possession simultanée serait contraire à l’esprit manifeste du traité ; qu’enfin, un établissement anglais sur la partie indépendante de Bornéo devrait être considéré comme une violation du traité de 1824.

Pour ce qui regardait la question de Laboean, elle se présentait, selon le ministre, sous un tout autre aspect. Située en dehors du cercle territorial de la Néerlande, cette île n’avait été ni possédée ni même visitée par les Hollandais. Jamais ils n’avaient eu ni relations politiques ni même rapports commerciaux avec les habitans de Laboean. On ne pouvait donc pas s’opposer à la prise de possession de Laboean, en se fondant sur le traité de 1824. A l’égard de Bornéo, le gouvernement avait reçu les communications les plus rassurantes. On devait penser que la loyauté britannique persisterait dans les intentions honorables qu’elles avait manifestées à ce sujet. Les négociations se poursuivaient dans ce sens, et le ministre en espérait un résultat satisfaisant.

L’année dernière, cette question délicate a été remise sur le tapis, et le ministère a été interpellé de nouveau sur l’issue des négociations. Cette fois, le ministre des affaires étrangères est venu en aide à son collègue des colonies. Il a rappelé aux états-généraux qu’une partie de Bornéo était indépendante de la Néerlande, et que celle-ci n’avait pas le droit de s’opposer à ce qu’une autre puissance fût mise en possession d’une île située au nord de la limite du territoire néerlandais. Cette considération lui paraissait décisive quant à la question de Laboean. Pour ce qui regardait la garantie donnée par le traité de 1824 à l’inviolabilité des possessions néerlandaises dans l’archipel oriental, le ministre avouait que le gouvernement anglais n’envisageait pas la question du même point de vue que le gouvernement hollandais. Ce dernier persistait à regarder toute possession simultanée sur l’île de Bornéo comme contraire au principe du traité et à l’interprétation loyale des termes dans lesquels il est conçu : le cabinet de Londres n’admettait pas cette manière de voir et ne se regardait comme lié par les termes du traité que relativement aux îles mentionnées expressément dans l’acte de 1824. Bornéo n’ayant pas été désignée, aucune stipulation du traité ne peut, selon le cabinet anglais, lui être applicable. Cependant, en ce qui touchait à l’établissement de Sarawak, le ministère anglais n’hésitait pas à donner au gouvernement néerlandais l’assurance la plus positive que M. Brooke, comme fonctionnaire britannique, ne se permettrait jamais rien de contraire aux intérêts de la Hollande à Bornéo[14]. Le ministre des affaires étrangères ajouta que le gouvernement néerlandais n’entendait nullement renoncer au principe qu’il déduisait des articles du traité de 1824 (notamment des articles 3[15], 6 et 12), que la négociation roulait sur beaucoup de détails qui pourraient en retarder la solution, et que l’échange des notes continuait entre les deux cabinets. Le ministre des colonies, remplaçant son collègue à la tribune, ne fit que rappeler les principes généraux qui servaient de base à la discussion et exprimer la conviction que la réponse définitive du cabinet de Londres serait satisfaisante.

Depuis le changement de ministère qui a placé le portefeuille des colonies entre les mains de l’amiral Ryk, et donné celui des affaires étrangères au baron Bentinck, nous ignorons quels progrès ont pu faire les négociations, et la réponse définitive du cabinet de Londres ne nous est pas connue ; mais nous doutons fort qu’elle puisse satisfaire le gouvernement hollandais et surtout les états-généraux. A qui la faute, en réalité ? Nous ne pensons pas que l’Angleterre puisse revenir sur les déterminations qu’elle a prises à la face de l’Europe, et retirer à M. J. Brooke (aujourd’hui sir James Brooke) l’approbation et l’appui officiels par lesquels elle a sanctionné les actes de cet intelligent, intrépide et honorable aventurier. Nous souhaitons, pour notre part, prospérité et durée à la petite principauté de Sarawak. De plus, quant au fond de la grande question soulevée par les faits accomplis, nous n’hésitons pas à dire que, d’après le texte du traité, l’Angleterre nous paraît être dans son droit. Nous nous basons, à cet égard, sur l’interprétation loyale des articles 3, 6 et 12 du traité, et nous ne comprenons pas pourquoi « un établissement anglais sur la partie indépendante de Bornéo devrait être considéré comme contraire au traité de 1824. » C’était à la Hollande de veiller, lors de la rédaction du traité, à ce que l’article 6 exigeât pour « tout établissement nouveau sur l’une quelconque des îles de l’archipel oriental » l’autorisation de chacun des gouvernemens respectifs, au lieu de stipuler « qu’aucuns des officiers ou agens des deux gouvernemens ne pourraient former d’établissemens sur ces îles sans l’autorisation préalable de leurs gouvernemens respectifs en Europe. »

Quoi qu’il en soit, et tout en admettant la différence très réelle qui existe entre le but des négociations de 1824 (celui d’éviter dans l’avenir un contact immédiat) et les tendances, alors inaperçues, de l’article 6 du traité, nous sommes convaincu, et nous le répétons, que de ce même traité datent la consolidation du pouvoir néerlandais et sa prépondérance dans l’archipel oriental. Nous n’approuvons pas sans réserve la conduite de l’Angleterre dans cette affaire ; mais, prenant en considération l’ensemble des stipulations du traité, nous avouons que, dans notre persuasion intime, les intérêts néerlandais ont beaucoup plus gagné à cette transaction que les intérêts anglais. Dans le cas actuel, les Hollandais sont maîtres de se soustraire aux conséquences fâcheuses que pourrait entraîner pour l’avenir de leur commerce et de leur influence l’occupation anglaise de Laboean et de Sarawak. Ils n’ont qu’à s’occuper sérieusement, activement et avec leur prévoyance habituelle, de tirer tout le parti possible des avantages naturels que leur donnent une longue possession de certains points importans, leurs relations, également d’ancienne date, avec les princes indigènes, et les habitudes commerciales de l’archipel. Consolider ces relations, protéger ces habitudes, arriver par l’influence de la civilisation, au besoin par la force des armes, à la suppression de la piraterie, qui désole encore les mers de l’Inde, c’est là que doivent tendre tous les efforts du gouvernement colonial. Il serait grandement à désirer que la France et l’Angleterre s’entendissent avec la Hollande et l’Espagne pour mener à bonne fin cette œuvre de civilisation et d’humanité. La question de la piraterie, que nous ne pouvons qu’indiquer ici sans prétendre la traiter à fond, nous ramène à un autre article du traité de 1824, et il est à regretter qu’au lieu d’interpréter dans un sens égoïste les stipulations de ce traité, l’Angleterre et la Hollande se préoccupent si peu d’une de ses dispositions les plus généreuses. Le traité de 1824 stipulait (article 5) le concours efficace de la Grande-Bretagne et de la Hollande pour la répression de la piraterie dans les mers orientales. Nous cherchons en vain, dans l’histoire contemporaine, quelques exemples de cet efficace concours. Des expéditions, des croisières isolées, de vigoureux et persévérans efforts de la part des Hollandais ; de la part des Anglais, un châtiment sévère, infligé de loin en loin aux audacieux forbans qui avaient compromis la sécurité de leur commerce ou violé quelque portion de leur territoire, c’est là tout ; mais une action simultanée, de grandes expéditions combinées dans l’intérêt du commerce en général, nous ne les trouvons à aucune époque, dans le cours d’un quart de siècle qui s’est écoulé depuis la signature du traité de 1824.


III. - CELEBES ET LE PORT DE MANGKASSAR. - ETABLISSEMENS DE SUMATRA, DES MOLUQUES, DE BALI.

L’établissement des Hollandais à Mangkassar date d’une époque antérieure à celle de leurs premières tentatives sur Bornéo. L’importance actuelle de leur domination y est aussi plus grande. La population qui subit leur influence est plus condensée, plus homogène ; et le génie des peuples soumis, des Bouguis en particulier, les porte vers la navigation et le commerce. Il y a long-temps que les publicistes hollandais ont remarqué cette tendance chez les habitans de Célèbes. Les Hollandais, dans l’intérêt de leur commerce d’épices, avaient toujours posé, comme base de leurs traités avec les habitans de Célèbes, que ceux-ci s’abstiendraient de tout commerce et de toute navigation. Telles sont, entre autres, les conditions du contrat de Bongay. Le peuple de Célèbes s’était toujours révolté contre ces conditions, et cette résistance instinctive avait eu pour effet de diminuer considérablement les profits que les Hollandais tiraient de leurs colonies à épices. Le gouverneur Van der Capellen, ayant visité toutes ces îles, acquit la conviction que l’ancien système devait être réformé. Il y apporta, en effet, de grandes modifications par l’abolition, entre autres, des lois relatives à la destruction des arbres à épices. L’importation et l’exportation par les indigènes furent soumises à des droits, et le résultat de ce nouveau système fut de quintupler en cinq années les revenus de ces colonies.

De là à l’affranchissement du port de Mangkassar il n’y avait qu’un pas ; mais ce pas, indiqué depuis vingt ans par les Anglais eux-mêmes, le gouvernement hollandais, qui en tout se hâte lentement, n’a pu se décider à le faire que lorsque l’établissement des Anglais à Laboean et Sarawak, comme succursales de Singapour, est devenu une menace évidente pour l’avenir du commerce hollandais dans l’archipel. L’ouverture du port de Mangkassar n’est donc pas seulement la continuation du système de réforme de M. Van der Capellen, c’est aussi une protestation contre Laboean et une invitation adressée aux Bouguis de fréquenter Mangkassar plutôt que Singapour, avec la promesse qu’ils y trouveront les marchandises européennes dont ils alimentent tous les comptoirs dans la partie orientale de l’archipel. Singapour offre, il est vrai, un grand avantage, à cause de sa situation sur la route des Indes en Chine ; mais on ne peut nier que, pour les voyageurs qui se rendent d’Europe dans le Céleste-Empire, la situation de Mangkassar est encore préférable, et que les détroits de la Sonde, de Bali et de Lombok forment les communications les plus directes et les plus sûres entre l’Océan indien et les mers voisines de la côte chinoise[16]. Si on remarque en outre que les habitans de Célèbes et des pays voisins de Mangkassar sont les plus entreprenans de tous les peuples malais, et qu’ils sont les plus habiles à se procurer les articles de luxe les plus recherchés en Chine, on est en droit d’espérer que Mangkassar supplantera Singapour, dans un avenir prochain, comme entrepôt commercial entre les Indes et la Chine.

Le port de Mangkassar a été déclaré port franc, à dater du 1er janvier 1847, par arrêté du 9 septembre 1846. Envisagée du point de vue de l’intérêt général, cette mesure mérite une attention et doit être accueillie avec une faveur toutes spéciales. La navigation entre la Chine et l’Europe se fait, pendant une partie de l’année, le long des côtes de Célèbes. Mangkassar peut offrir à cette navigation, pendant une mousson, les avantages que le port de Laboean lui offrira pendant la mousson contraire. D’ailleurs, Mangkassar est le centre et le rendez-vous naturel du commerce de grand cabotage de tout l’archipel. L’affranchissement du port de Mangkassar amènera, selon toute probabilité, l’abolition du monopole des Moluques. Une fois le commerce déclaré libre aux Moluques, Mangkassar deviendra, par la force des choses, l’entrepôt central des riches produits de ces îles. L’île de Célèbes est elle-même riche de productions variées, et ses ressources agricoles, grace à la qualité du sol et à l’influence du climat, pourraient un jour soutenir la comparaison avec celles de Java. Mangkassar a une très bonne rade, un port des plus sûrs ; les communications intérieures déjà établies seront incessamment perfectionnées et étendues. La direction des affaires du gouvernement de Mangkassar est confiée à un homme d’une habileté et d’une libéralité de vues dont les témoignages les plus récens ne nous permettent pas de douter. Tous ces élémens de prospérité commerciale et politique devront leur développement légitime à la franchise du port de Mangkassar. Le port de Menado, dans le nord de Célèbes, vient d’être également déclaré port franc ; nous ne pouvons qu’applaudir à cette mesure.

On évalue généralement la population entière de Célèbes et de ses dépendances immédiates à trois millions d’aines. Le chiffre est probablement exagéré, et, pour se rapprocher de la vérité, il faut le réduire à deux millions. La péninsule méridionale à l’extrémité de laquelle est bâti Mangkassar est la plus peuplée. Ce fait est attribué à la salubrité de cette partie de l’île. Plusieurs nations indépendantes habitent Célèbes, et il paraît que leurs gouvernemens ont des formes plus régulières que ne le ferait supposer l’état peu avancé de la civilisation dans ces pays. Les chefs sont appelés au pouvoir par l’élection. Quelques-uns gouvernent par droit héréditaire, mais avec le concours des chefs inférieurs, lesquels sont les représentans des intérêts généraux du pays et imposent certaines limites à l’autorité du souverain. C’est, on le voit, le régime constitutionnel dans toute sa pureté. La forme de gouvernement la plus usitée toutefois est un mélange du principe fédéral et républicain avec le principe monarchique et électif. Les princes indigènes reconnaissent jusqu’à un certain point l’autorité des Hollandais, qui ont toujours eu un pied dans l’île de Célèbes depuis qu’ils en ont expulsé les Portugais, en 1660. Il faut en excepter les quatre années (de 1812 à 1816) pendant lesquelles les possessions hollandaises dans l’Inde ont été au pouvoir des Anglais, et même, durant ce court interrègne, les chefs indigènes ont donné des preuves non équivoques de la préférence qu’ils accordaient au protectorat de la Hollande. Les Hollandais sont, on le voit, dans les conditions les plus favorables pour assurer le développement des ressources actuelles de Célèbes. Nous espérons qu’ils comprendront combien cette mission peut être féconde en résultats utiles, non-seulement pour la Hollande, mais pour l’humanité.

Telles ont été les conséquences du traité de 1824 à Bornéo et à Célèbes. Malgré les critiques de détail auxquelles ce traité donne prise, malgré les armes qu’a su y trouver l’ambition anglaise, on ne peut méconnaître qu’il a fortifié la position de la Hollande à Bornéo comme à Célèbes. Les autres établissemens hollandais, soit à l’orient, soit à l’occident de Java, ont aussi participé aux avantages de ce traité ; la sollicitude du gouvernement colonial a pu, depuis cette époque, se concentrer de plus en plus sur l’exploitation agricole de ses magnifiques possessions. Ainsi, une administration intelligente s’applique en ce moment à développer par de vigoureux efforts les richesses naturelles de Sumatra. Les Moluques, dont la prospérité est encore entravée par le maintien du monopole improductif des épiceries, attendent des réformes administratives qui ne sauraient leur être long-temps refusées. Dans les innombrables îles de cet archipel et dans la plupart de celles qui, au sud des Moluques, relient Java à Timor et à la Nouvelle-Guinée, la souveraineté ou au moins la suzeraineté de la Néerlande est généralement établie ou incontestée. Sur un point seulement, à Bali, Java, loin de voir son protectorat accueilli avec faveur, est réduite à l’imposer par la force. On avait pu croire que la résistance de Bali avait été complétement vaincue il y a un an. De nouveaux traités avaient été signés par les princes indigènes. Ces chefs s’engageaient à soutenir le gouvernement néerlandais dans ses efforts pour la suppression de la piraterie, à ne céder aucune de leurs provinces à d’autres nations européennes, à ne traiter avec aucune de ces puissances sans le consentement formel de ce gouvernement, etc. Ces résultats d’une expédition bien combinée, en 1846, ont été promptement compromis par la mauvaise foi des princes balinais et les tendances violentes de la population, dont ils subissent l’influence. De nouvelles infractions du droit des gens ont amené d’énergiques représentations du gouverneur-général ; mais ces représentations n’ayant pu arracher les réparations exigées, le gouvernement colonial a dû recourir de nouveau à la force. On a eu le tort, cette fois, de dédaigner un ennemi qui avait déjà donné la mesure sinon de sa science militaire, au moins de son intrépidité et de ses forces numériques. Une expédition matériellement insuffisante de tout point et jugée telle à son départ s’est approchée de la capitale du radjah de Bleling ; elle a été forcée, après des luttes meurtrières, de se replier sur son point de débarquement[17]. C’est un échec sérieux, et qu’il faut se hâter de réparer.

Si le traité de 1824 a régularisé l’état politique des Indes néerlandaises, d’autres mesures importantes ont assuré, nous l’avons dit, leur tranquillité intérieure, leur prospérité commerciale. Nous n’avons voulu ici que montrer la politique coloniale de la Hollande aux prises avec des difficultés diplomatiques, et le traité de 1824 avec l’Angleterre a dû spécialement nous occuper. Il fixe les limites dans lesquelles le gouvernement de Java peut se consacrer désormais à l’exercice de sa noble mission, et l’affranchissement du port de Mangkassar a prouvé que, sans dépasser ces limites, la Hollande était en état de prendre sa revanche des coups que l’Angleterre voudrait porter à son commerce. La Hollande, comme puissance coloniale, a trop bien mérité d’ailleurs de la civilisation pour qu’on ne souhaite pas de la voir grandir et se fortifier dans cette lutte pacifique. Ici, comme aux Indes anglaises, c’est l’influence européenne qu’il s’agit non-seulement d’imposer aux populations, mais de concilier avec les habitudes locales et de faire pénétrer par degrés dans les mœurs. A Java, tout présage la prochaine solution de ce problème, et la population douce, insouciante, bornée dans ses espérances comme dans ses besoins, accepte volontiers une domination qui a sagement posé en principe la participation des chefs indigènes à l’administration civile et à l’exploitation des ressources locales. Il n’en saurait être de même pour les établissemens formés au milieu des tribus malaises des grandes îles voisines de Java. Là, le développement de l’influence européenne, l’extension de la domination néerlandaise, rencontrent et rencontreront encore de grands obstacles. Il sera utile et glorieux à la fois de les surmonter.

Chaque progrès de la Hollande dans l’archipel d’Asie est donc une victoire pour la civilisation, et ne saurait à ce titre trouver la France indifférente ; mais d’autres considérations doivent encore appeler notre attention sur les établissemens hollandais des mers de l’Inde. Si désintéressée que la France paraisse en ce moment dans les questions qui s’agitent aux extrémités de l’Asie, elle devra tôt ou tard reconnaître que l’avenir de son commerce extérieur est étroitement lié à l’affermissement de la domination hollandaise dans ces parages. Java et les importantes possessions dont cette île est le centre pourraient devenir, en effet, pour les produits de l’industrie française, un excellent débouché. Les populations malaises se montrent de plus en plus disposées à accueillir les produits des manufactures européennes, et la France semblerait particulièrement appelée à satisfaire les nouveaux besoins que va créer cette transformation déjà accomplie sur plusieurs points de l’archipel. En prêtant la coopération de notre marine à la Hollande pour la répression de la piraterie dans les mers de l’est, nous trouverions dans cette coopération même un double avantage : nous protégerions efficacement notre commerce, déjà assez important dans ces mers, et nous lui assurerions de la part du gouvernement néerlandais toutes les facilités qui hâteraient son développement légitime.

En terminant cette première étude sur le gouvernement des Indes néerlandaises, nous croyons devoir insister une dernière fois sur ce fait : que le traité de 1824, en centralisant l’action utile de la Hollande sur ses colonies, leur a permis d’atteindre le degré de prospérité actuelle, d’importance politique et commerciale, auquel nous les voyons parvenues. Il faut reconnaître toutefois, comme cause plus immédiate de l’accroissement des ressources agricoles de Java, les sages mesures du gouvernement colonial et l’introduction du nouveau système de cultures. En résumé, grace au traité de 1824 et à ses conséquences, les colonies orientales néerlandaises, loin d’être une charge pour la mère-patrie, offrent, depuis plusieurs années, un excédant de recettes qui, après avoir couvert les intérêts de diverses dettes et les remboursemens de plusieurs emprunts, laisse une balance nette de 8 à 10 millions de francs qui sont versés dans les caisses de l’état[18]. Il s’en faut cependant que les états-généraux de Hollande approuvent sans restriction l’administration financière de Java, et croient que le gouvernement colonial tire tout le parti possible des ressources qu’il a mission d’exploiter au profit de la mère-patrie. Comme le disait l’année dernière un des députés aux états-généraux, en faisant allusion aux dangers que présentait pour l’avenir l’occupation de Laboean et de Sarawak par les Anglais, « l’appétit vient en mangeant. » La Hollande s’est accoutumée à profiter presque exclusivement de l’excédant des recettes du budget colonial, et elle désire avant tout, pour elle-même, que cet excédant augmente d’année en année. Nous comprenons ces préoccupations sans les partager entièrement. Les ressources de Java sont immenses. Si le développement de ces ressources, hâté sans doute par le nouveau système des cultures, n’est pas encore aussi régulier, aussi considérable qu’il pourrait l’être, il faut s’en prendre à certains vices d’administration, et surtout au délabrement des finances de la mère-patrie. L’état de ces finances, en effet, n’a pas permis que le surplus des recettes coloniales fût appliqué, au moins dans une certaine proportion, aux besoins de Java et de ses dépendances. Le gouvernement des Pays-Bas comprendra la nécessité, en vue de l’avenir, « d’apporter une sollicitude toute particulière à la prospérité des établissemens néerlandais aux Indes orientales[19]. » C’est à la fois son intérêt et son devoir. Il faut que Java soit forte et respectée, il faut qu’elle soit, de fait comme de nom, la reine de l’archipel, il faut enfin que sa population croissante participe largement aux bienfaits de la civilisation ; mais, en exploitant cette mine inépuisable, il faut craindre de fouiller trop avant dans son sein. L’amélioration de la situation financière de la mère-patrie, l’avenir de Java, reposent sur des concessions mutuelles, et la Hollande est trop prévoyante pour exiger de ses colonies des sacrifices qui dépasseraient leurs forces, ou qui porteraient atteinte à leurs droits.


A. D.-B. DE JANCIGNY.

  1. Voyez les livraisons du 1er janvier, du 15 février, du 15 mars, du 15 mai 1840, et du 15 avril 1841.
  2. La poignée de Hollandais tolérée au petit comptoir de Dézima semble être une exception à l’inexorable rigueur de cette mesure ; mais, par le fait, les Hollandais de Dézima ont abdiqué leur nationalité. Ils ont consenti à vivre dans une véritable captivité plutôt que de rompre le lien commercial qui unit depuis plus de deux siècles la Hollande au Japon.
  3. Si l’on prend la superficie de Java pour unité, on trouve que la superficie de la Grande-Bretagne est exprimée par 1.61, celle de l’Irlande par 1.34, celle de Nippon (la plus grande des îles du Japon) par 1.72, et, si l’on compare les populations spécifiques de ces îles, on arrive à ce résultat, savoir : qu’après la Grande-Bretagne, l’Irlande et Nippon, Java est la grande île la plus peuplée du monde entier. Il est assez curieux de remarquer, en passant, que la superficie du royaume des Pays-Bas est exprimée par 0.26 seulement, celle de Java étant prise pour unité ; mais la population spécifique de Java est moindre que celle des Pays-Bas dans le rapport de 1 à 1.31. — Un tiers au plus de la superficie de Java est cultivé.
  4. L’art. 59 de la constitution actuelle est ainsi conçu : « La direction suprême des colonies et des possessions du royaume, dans les autres parties du monde, appartient exclusivement au roi. — Il sera communiqué aux états-généraux, au commencement de chaque session ordinaire, les plus récens états de recettes et de dépenses des colonies et des possessions susmentionnées. — L’emploi du solde de compte disponible pour la mère-patrie sera réglé par la loi. »
  5. La population javanaise se divise en trois grandes variétés de race, distinguées par la langue et quelques légères différences de conformation. Les usages sont à peu près les mêmes partout. La race sôndanaise habite la partie ouest de Java (séparée de la grande île de Sumatra par le détroit de la Sonde). La race javanaise proprement dite occupe le centre et une partie de l’est ; la race maduraise (ou madurienne), l’extrémité est de Java, Madura et les îles voisines.
  6. Les provinces de Buitenzorg, Krawang et Padjitane sont administrées par des sous-résidens, mais ont rang de résidence.
  7. La population moyenne, évaluée en 1845 d’après les chiffres fournis par diverses autorités et le chiffre approximatif de la consommation du sel, était pour Java et Madura de 9,120,000 ames. La population des îles Bali et Lombok est imparfaitement connue, mais dépasse probablement 900,000 ames.
    Sur les 9,600,000 âmes qui peuplent Java et Madura, on compte environ :
    Javanais, Sôndanais et Madurais 9,436,000
    Chinois 106,000
    Arabes, Maures, Bengalis et Malais 30,000
    Européens (armée comprise) 23,000
    Esclaves 5,000
    TOTAL ÉGAL 9,600,000 ames.
  8. Ce résultat est inférieur aux supputations généralement admises dans ces derniers temps. Nous avons cependant toute raison de croire que ce chiffre d’un peu plus de 16 millions est très voisin de la vérité. Les moyens de recensement sont très imparfaits sans doute hors de Java ; mais si le chiffre de 5,676,000 adopté pour les établissemens du dehors s’écarte de la réalité, ce doit être en excès plutôt qu’en moins. Partout ailleurs qu’à Java et Madura, la domination hollandaise est encore imparfaitement établie, ou bien la culture et le commerce ne se sont pas assez développés pour favoriser l’accroissement de la population, et il est permis de croire que les gouverneurs et résidens ont plutôt exagéré que diminué, sous ce rapport, l’importance des établissemens confiés à leur administration. Il parait qu’un nouveau recensement de la population a eu lieu à Java en 1846. Le gouvernement colonial avait rassemblé en 1836-37 les élémens d’une statistique complète des Indes néerlandaises ; mais ce travail ne représente déjà plus que d’une manière très incomplète le véritable état des choses. Une circulaire du cabinet du gouverneur-général, sous la date du 1er mai 1837 (circulaire que nous avons eue sous les yeux), prescrivait de remplir le cadre indiqué, pour cette statistique, dès 1821, par le baron Van der Capellen. Elle recommandait de joindre, autant que possible, au travail sur chaque résidence une carte de cette résidence. Cette dernière condition n’a été que très imparfaitement remplie. Il est à remarquer en outre qu’on ne trouve dans le Staats-Blad (bulletin des lois et ordonnances coloniales) aucune trace de cette mesure, ce qui indique que les résultats obtenus n’étaient pas, dans la pensée du gouvernement, destinés à la publicité. Les statistiques ainsi demandées furent envoyées, pour la plupart, dans le courant de l’année 1838, et les faits statistiques constatés s’arrêtent, en général, à la fin de 1836. Notre travail repose sur des données beaucoup plus récentes, et, principalement pour Java et les îles voisines, sur les renseignemens que nous avons recueillis aux Indes néerlandaises dans le cours des années 1844 et 1845. Nous avons également fait usage des données qui nous ont été communiquées sur le recensement de la population de Java en 1846. Nous croyons donc être arrivé à un résultat aussi voisin de la vérité qu’il soit possible de l’espérer en pareille matière et pour un pays encore imparfaitement connu des Hollandais eux-mêmes.
  9. L’étude géologique de l’archipel oriental a fait de grands progrès dans ces dernières années, mais les résultats de ces recherches restent épars dans des recueils périodiques ou dans des voyages qui ne sont pas suffisamment connus. Le fait le plus saillant qu’on soit arrivé à constater est l’existence d’une ceinture volcanique qui entoure l’Asie postérieure. Cet immense fleuve de feu souterrain commence à Sumatra, et, passant par Java, les îles Moluques, les Philippines, Lioukiou et l’archipel japonais, s’étend le long des Kouriles jusqu’au Kamchatka, où il expire dans les glaces éternelles du Nord. Nous n’avons pas compté moins de vingt montagnes ignivomes à Java en 1844.
  10. Banjermassing, sur la côte orientale, et ses dépendances ; Sambas et Pontianak, sur la côte occidentale.
  11. Elle l’a été tout dernièrement et avec fruit par l’un des officiers les plus distingués de la marine néerlandaise, M. Melvill de Carnbee, le savant éditeur d’un recueil périodique que nous voudrions voir entre les mains de toutes les personnes qui s’occupent de l’avenir des établissemens européens au-delà des mers. Le recueil dont nous parlons, et que nous avons consulté plus d’une fois dans le cours de nos recherches, est le Moniteur des Indes orientales et occidentales, publié par livraisons mensuelles, à La Haye, chez Belinfante frères. Le n° 3 du troisième volume de ce recueil contient une carte de Bornéo que nous regardons comme l’expression non-seulement la plus récente, mais la plus exacte et la plus complète des notions géographiques réunies jusqu’à ce jour sur cette île immense. Le n° 7 nous offre une carte non moins remarquable de l’île de Célèbes.
  12. On désigne ainsi la partie nord de Bornéo encore indépendante, quoique subissant dès à présent l’influence anglaise.
  13. Octobre 1846.
  14. On sait que M. J. Brooke a été investi par le sultan de Braunie du gouvernement, à titre de fief héréditaire, de la province de Sarawak, et qu’il est en même temps agent du gouvernement britannique auprès du sultan de Bornéo propre. Braunie ou Bournéh (ou Brounai, comme l’écrit M. Melvill de Carnbee) est la corruption du mot varouni, qui désignait autrefois la partie nord de Bornéo. Le véritable nom de l’île entière est Kalémentan. Voyez, au sujet des prétentions anglaises sur Bornéo, la Revue du 15 mai 1846.
  15. « Il est entendu qu’avant la conclusion du présent traité, communication a été faite par chacune des parties contractantes à l’autre de tous traités ou engagemens subsistant entre chacune d’elles respectivement et l’un quelconque des gouvernemens indigènes dans les mers de l’est, et que semblable communication sera faite de tous traités de la même nature qui seraient, à l’avenir, conclus par elles (les hautes parties contractantes) respectivement. (Art. 3 du traité, IIe paragraphe.)
  16. Il avait passé, par le seul détroit de la Sonde, en 1841, au moins 627 navires, dont :
    Sous pavillon hollandais 282
    « anglais 217
    «  américain 57
    «  français 22
    «  hambourgeois 15
    «  suédois 14
    «  brémois 6
    «  danois 4
    «  espagnol 4
    «  belge 3
    «  australien (angl.) 2
    «  russe 1
    TOTAL 627
  17. La retraite s’est opérée, il est vrai, dans le plus grand ordre. Les pertes du corps expéditionnaire, qui a lutté pendant deux jours contre des forces numériquement très supérieures, ont été de quatorze officiers européens et de deux cent cinquante sous-officiers ou soldats (tant européens qu’indigènes) tués ou blessés.
  18. L’administration civile des Indes néerlandaises a nécessité, dans ces derniers temps ; l’emploi d’environ dix-neuf cents fonctionnaires (les petits chefs indigènes non compris). Un assez grand nombre de fonctionnaires européens cumulent deux, trois et même quatre emplois distincts ; mais la plupart de ces cumuls n’entraîne aucune augmentation de traitement. Les dépenses générales, pour deux mille et quelques emplois civils remplis par ces dix-neuf cents fonctionnaires, européens et indigènes, s’élèvent en tout à environ 15 millions de francs. Le traitement du gouverneur-général est d’à peu près 300,000 francs. — Si l’on réfléchit que le budget des recettes des Indes orientales néerlandaises s’élève à 150 millions de nos francs, on conviendra que les Hollandais ont résolu à Java le problème dont nous recherchons en vain la solution en France, même sous l’influence des théories républicaines, celui d’un gouvernement à bon marché.
  19. Paroles prononcées par le roi de Hollande dans le discours d’ouverture des états-généraux, le 19 octobre 1846.