Les Indiens de la Pampas
À peine a-t-on fait vingt lieues dans l’ouest de Buenos-Ayres, que déjà ces plaines immenses qui s’étendent des rives de la Plata au pied des Andes semblent désertes. De loin en loin apparaissent de misérables cabanes, semées comme des balises sur la route du Chili ; et il y a tant de silence autour de ces habitations, qu’on est étonné d’en voir sortir des visages humains. Aucune trace de culture ; pas un arbre, pas un buisson ; des horizons immenses, mais mornes et tristes, animés seulement çà et là par le passage d’une autruche, le galop d’un gaucho rassemblant les débris de ses troupeaux, décimés par la sécheresse, les guerres civiles et les Indiens, dont les incursions, si fréquentes depuis ces dernières années, ont achevé de désoler le pays.
Quelquefois victorieux, le plus souvent repoussés, leur nombre semble ne jamais diminuer ; errans et nomades comme l’Arabe du désert, la Pampa leur offre dans ses impénétrables retraites des asiles sûrs, où ils s’en vont jouir paisiblement du fruit de leurs conquêtes. Rien ne les sépare du pays habité, ni lacs, ni rivières, ni montagnes : deux ou trois forts, garnis d’un petit nombre de soldats, sont tout-à-fait insuffisans pour garder une si vaste étendue de pays. Invisibles à qui veut les poursuivre, ces Indiens fondent à coup sûr et inopinément sur ces habitations, incapables de se défendre seules, trop disséminées pour se prêter un mutuel secours ; ils pénètrent dans l’intérieur des provinces jusqu’à ce que les troupes des villes, éveillées par les cris des fuyards, se mettent en marche pour les combattre : mais, aussi prompts dans la retraite que soudains dans l’attaque, les sauvages se replient sur le désert et disparaissent.
Ils vivent en tribus séparées, soumises chacune à un chef ou cacique, qui compte sous sa domination de trois cents à mille guerriers. Leurs tentes (toldos) sont faites de peaux de cheval cousues ensemble : chaque famille habite la sienne, et il y a peine de mort pour quiconque chercherait à s’introduire furtivement dans le toldo voisin. Le plus souvent les Indiens campent sur le bord d’un ruisseau ou d’un lac, autour duquel paissent en liberté leurs nombreux troupeaux, confiés à la garde des esclaves : ce sont de pauvres enfans enlevés dans les incursions, et traînés à la suite du vainqueur. Leur sort est triste ; quoique dans sa manière de vivre le gaucho diffère peu du sauvage, il ne s’accoutume guère à la servitude, et ne se console jamais de la perte de cette indépendance illimitée dont il sait si bien jouir. D’ailleurs, quand le captif est devenu grand, il y a toujours quelque moyen de s’en débarrasser : si on le voit parler à une femme de la tribu, s’il tente de s’évader surtout, il est mis à mort ; et on emploie pour l’éprouver des ruses infernales. Par exemple, on l’envoie porter un message simulé à la tribu voisine, on lui donne un de ces chevaux dont le galop devance celui du chevreuil ; l’esclave part ; déjà les toldos ont disparu à l’horizon ; le souvenir de sa cabane fait battre son cœur ; il a des vivres, un cheval qui ronge le frein : oh ! alors il se lance à toute bride vers le nord ; mais un bruit de chevaux retentit derrière lui : ce sont les Indiens ; ils le poursuivent avec d’horribles hurlemens, le percent à coups de lance, et l’abandonnent expirant aux gallinazos et aux vautours.
J’ai connu, dans la province de Mendoza, un enfant qui fut repris sur ces Indiens, après deux ans d’esclavage ; les mauvais traitemens l’avaient abruti, il tremblait au moindre mot. On lui donnait à garder chez les sauvages trois à quatre cents moutons : les pillards des tribus voisines enlevaient souvent des brebis de son troupeau ; quand il reparaissait au toldo pour se plaindre à ses maîtres, ceux-ci s’amusaient à le faire courir à coups de fouet, pour avoir le barbare plaisir de le renverser avec leurs boules.
Les femmes sont en général mieux traitées ; il y en a même quelques-unes qui deviennent épouses favorites du cacique, malgré leur résistance. On leur permet aussi de faire rôtir leurs alimens, et de manger de la chair de bœuf ; c’est une grande faveur, car les Indiens se nourrissent ordinairement de cheval ; leur plus grand régal est d’ouvrir une jument pleine, de boire le sang tout chaud et de dévorer ensuite le petit près de naître. Ils prétendent que ce sang de cheval, ainsi pris, guérit de toutes les affections de poitrine.
Un des peones qui nous accompagnaient dans le voyage avait passé quatre ans chez les sauvages. Il fut pris jeune (les Indiens massacrent leurs captifs au-dessus de quinze ans et même les vieilles femmes), et, par un hasard heureux, le cacique l’adopta. On le traita bien, il fut admis de temps en temps dans les toldos, et peu à peu considéré comme un fils de la tribu. Sachant adroitement dissimuler son irrésistible désir de prendre la fuite, il parut se faire à son nouveau sort. Plusieurs captifs avaient été massacrés sous ses yeux ; c’était un avertissement terrible : mais il conservait toujours l’espoir lointain de retourner au pays des chrétiens.
Pendant les soirées pluvieuses de l’hiver, les Indiens se rassemblaient sous le toldo du cacique, et là, accroupis autour du feu, blottis en rond dans un coin, ils jouaient aux dés, et à un autre jeu appelé par les gauchos media suerte ; c’est une espèce d’osselet qu’on lance comme un palet, et qui doit retomber sur un côté donné. L’adroit captif trouva le moyen de piper les dés et les osselets, et gagna rapidement aux crédules Indiens les gergas, les ponchos, les brides, les peaux de tigres, seuls objets dont se compose la fortune de l’habitant du désert. Il s’éleva bien quelques voix pour accuser le chrétien de sortilège, mais une crainte superstitieuse apaisa ces murmures. Riche et considéré, le captif se hasarda à demander la fille du cacique, et l’obtint. Les parens de la fiancée se rangèrent autour du toldo, puis se mirent à défiler un à un devant le nouvel époux, recevant chacun un cadeau ; quand cet amas de richesses eut été également réparti, il y eut une grande joie dans l’assemblée ; on dansa, on célébra la libéralité du gaucho devenu membre de la tribu ; la jeune fille fut introduite solennellement, et cette bizarre cérémonie étant achevée, ils restèrent unis.
Sans avoir gardé un souvenir bien tendre de cette épouse, le peon s’étendait longuement sur l’affection qu’elle lui témoignait et les égards attentifs dont elle se plaisait à l’entourer. Dès-lors le captif ne fut plus surveillé ; mais sa compagne le surprenait souvent plongé dans de profondes réflexions : alors elle lui faisait faire le signe de la croix, l’obligeant à jurer par son Dieu de ne pas chercher à s’évader.
Une année se passa ainsi. Par une belle nuit d’hiver, les Indiens assemblés se concertaient sur une prochaine campagne ; le captif n’était point admis au conseil : il part furtivement armé de son coutelas, bride le meilleur cheval d’un des chefs occupés à la délibération, et saisissant une paire de fortes boules en pierre, il s’éloigne au pas, tournant le dos à sa croix du sud ; puis, le voilà qui se met à galoper à rienda suelta, jusqu’au jour. Alors le fugitif s’arrête pour laisser paître son cheval : son regard inquiet se porte sur tous les points de l’horizon ; mais la Pampa était muette et déserte. Il continue sa marche précipitée, éperonnant son coursier de la pointe d’un poignard, et à la nuit il fait halte encore, ayant soin de piquer son couteau en terre, la lame tournée vers le nord, pour ne pas perdre sa route avant le lever du soleil.
Pendant deux jours il erra ainsi ; l’homme et la bête mouraient de faim et de fatigue ; le morceau de viande sèche était fini ; l’herbe brûlée par les chaleurs de l’été n’avait pas encore reverdi. Tout à coup une poussière s’éleva au loin. Le fugitif étonné met pied à terre, fait coucher son cheval, regarde, et distingue un poncho rouge. — Quand bien même ce serait un Indien, se dit-il à lui-même, je combattrai. — Il tire son couteau, prépare ses boules, et s’élance vers l’étranger.
Ces deux hommes galopant ainsi l’un vers l’autre ne tardèrent pas à se rencontrer : le captif était nu jusqu’à la ceinture, et portait les longs cheveux de l’Indien. L’inconnu, arrivé à la distance de cent pas, s’arrête ; il a cru voir un sauvage, la frayeur le saisit, il se prend à fuir à toute bride. En vain l’autre lui crie : Soy cristiano, soy cristiano ; l’homme au poncho rouge s’éloigne au galop, sans répondre, sans comprendre peut-être. C’était quelque chose d’étrange que ces deux gauchos se poursuivant ainsi, tous deux effrayés : l’un se croyant attaqué par un habitant du désert, l’autre se rappelant aussitôt que son étrange aspect doit être un épouvantail pour tous les gens de la frontière.
Mais le cheval de la Pampa eut l’avantage ; le gaucho tremblant se rendit à discrétion, et après être enfin revenu de sa terreur, il avoua qu’il s’était égaré depuis la veille, en poursuivant des autruches. Ainsi, sans cette singulière rencontre, le chasseur allait droit aux Indiens, chercher une mort certaine ; le fugitif, méconnaissable aux yeux des siens, s’exposait à être assailli, traqué au milieu des habitations, comme les chiens sauvages de ces contrées, quand parfois ils s’aventurent dans un village.
Tous les deux se remirent en marche ; les premiers chevaux qui s’offrirent à eux, ils s’en emparèrent sans scrupule, et arrivèrent ainsi à une habitation où on donna au fugitif des vêtemens sous lesquels disparut toute trace de physionomie indienne ; ce furent les insignes de sa liberté, et là les deux gauchos se séparèrent pour ne plus se revoir.
Quand les troupeaux ont épuisé les pâturages des environs, le toldo est levé, la tribu va chercher un nouveau gîte. Mais les lacs, les ruisseaux, les marais, sont assez rares ; les différentes peuplades s’en disputent la possession : et de là de sanglantes querelles. Puis derrière ces Indiens, en avançant vers le sud, il y en a d’autres, plus braves et plus pauvres, puisqu’ils ne pillent que de seconde main, et qui sont eux-mêmes serrés de près par les Patagons, dont la renommée avait fait des êtres presque fabuleux, avant que les navigateurs eussent été à même, en traversant le détroit de Magellan, de reconnaître que ces sauvages ne dépassent guère six pieds anglais, c’est-à-dire la taille à peu près ordinaire des habitans du Kentucky. La différence de stature entre les Patagons et les autres Indiens n’est pas plus grande ni plus remarquable que celle des peuples du nord de l’Europe comparés à ceux des pays méridionaux.
La principale occupation de l’Indien en temps de paix est de travailler son cheval, et le gaucho même peut à peine rivaliser avec lui. Il est vrai que celui-ci ne se donne pas la peine de préparer de longue main l’éducation d’un jeune animal qui, avant le moment où on lui pose un recado sur les épaules, a vécu libre et errant : en deux jours le gaucho a dompté un potro ; l’Indien fait plus, il le dresse. Pendant les chaleurs de l’été, quand le soleil, presque perpendiculaire, darde ses feux sur une plaine nue et dépourvue d’arbres, le cavalier de la Pampa jette son poncho sur le dos de son cheval, le fait se tendre, s’alonger, puis s’endort tranquillement sous cet abri improvisé ; si l’animal veut faire un mouvement, il gratte du pied pour éveiller son maître. S’agit-il de se préparer au combat, sans autre selle qu’une gerga, sans autre étrier qu’un os suspendu à une corde de cuir, le cavalier s’élance à toute bride, malgré un terrain souvent humide et glissant, pique subitement sa lance en terre, fait volter deux ou trois fois son cheval autour de l’arme sans la quitter, et se renversant sur le côté opposé, revient avec la même impétuosité, pour s’arrêter court. Le mors dont il se sert, emprunté aux gauchos, est, il est vrai, de nature à faire obéir l’animal le plus fougueux : quelquefois c’est une simple rienda passée dans la bouche, comme font nos postillons quand ils mènent leurs chevaux à l’abreuvoir.
On conçoit que cette manière de dresser un cheval doit le mettre bien vite hors de service ; mais dans les guerres, celui de la Pampa a un avantage inappréciable sur la cavalerie ennemie, étant plus habitué au sol moins sec des contrées méridionales. Il ne pleut que bien rarement en hiver dans les provinces de l’intérieur, surtout du côté du nord ; mais plus on s’avance vers le cap Horn, et plus cette pointe triangulaire qui forme l’extrémité du continent de l’Amérique du Sud, se trouve exposée au vent des deux océans, et par conséquent aux brouillards et aux pluies qui en résultent.
Les femmes indiennes s’occupent à faire des ponchos, des gergas. On est étonné de la finesse de leur travail, de la variété et de l’éclat des couleurs, et même de la précision des dessins, bien qu’ils soient assez grossiers. Le tissu est en général plus serré que celui des mêmes étoffes fabriquées dans les habitations de certaines provinces, car dans celles de Santafé et de Buenos-Ayres, les femmes même ne font absolument rien.
Ainsi se passe la vie de l’Indien : monter à cheval, voler, se battre parfois, jouer et dormir. S’ennuient-ils ces hommes ? je ne le crois pas. Du jour où ils auraient connu l’ennui, le besoin d’une occupation fixe, ils eussent peut-être cherché à se civiliser d’une manière quelconque, à se livrer aux travaux de l’agriculture (il est vrai que leurs voisins les gauchos ne leur en donnent guère l’exemple), et alors ils ne seraient plus nomades, cruels, indomptés ; en un mot, ils auraient cessé d’être les Indios bravos de la Pampa. Il y a chez l’Indien, dans quelque partie que ce soit des deux Amériques, un caractère d’indépendance tout particulier, dont l’influence se fait sentir de génération en génération, malgré les défrichemens et les colonies, malgré l’émancipation des nouvelles républiques : les peuplades dispersées sur les rives du Saint-Laurent et des fleuves de l’ouest, enclavées au milieu des blancs, n’adoptent quelques usages de leurs voisins que par faiblesse, en désespoir de cause, par l’impossibilité où elles se trouvent de vivre à leur manière. C’est moins sans doute incapacité qu’orgueil. Peut-être les Indiens auraient-ils fait plus de progrès sans ces découvertes qui bouleversèrent les empires du Pérou et du Mexique, car il est évident qu’ils ont rétrogradé depuis lors, et les florissantes missions du Paraguay n’avaient produit qu’un peuple d’enfans, de néophytes, qui s’est arrêté là.
Quant à l’habitant de la Pampa, il est demeuré la tradition vivante des peuples nomades, depuis les Scythes jusqu’aux Bédouins. Le pillage est tout pour lui ; quand ses troupeaux ne suffisent plus à la consommation, il faut à toute force entreprendre une nouvelle campagne : cela s’appelle, chez lui, travailler. On s’y prépare long-temps d’avance ; des traités sont conclus avec les tribus voisines ; on observe le soleil, les signes de la lune nouvelle, et si les astres laissent apercevoir de fâcheux pronostics, l’expédition est ajournée. Les vieillards, les enfans et quelques guerriers restent aux toldos ; pour les esclaves, ils sont envoyés bien loin dans l’intérieur avec les troupeaux, isolés le plus souvent les uns des autres, relégués dans le désert, dans des pays inconnus pour eux, à une telle distance, que cette liberté momentanée ne leur laisse aucune espérance d’évasion, et les expose encore aux Indiens des régions plus reculées.
Les feux de la nuit trahiraient la marche de la Indiada ; aussi ont-ils soin de faire sécher au soleil des tranches de viande dont chacun porte une abondante provision. D’abord ils marchent lentement, pour ne pas fatiguer leurs chevaux, plutôt la nuit que le jour, surtout pendant les chaleurs, et leurs précautions augmentent à mesure qu’on approche des habitations. Le cacique a un pouvoir absolu sur son armée, et règle les heures de halte, et l’ordre de bataille. Ainsi s’avance cette horde silencieuse à travers des plaines immenses comme les steppes de l’Asie. Ils vont droit à leur proie, avec l’instinct du vautour, car moins l’intelligence humaine est développée, et plus elle participe de l’infaillibilité de la brute ; sans compas ni boussole, ces hommes sauvages arriveront juste au point nommé. Les longues lances de roseau laissent flotter au vent leurs touffes de plumes d’autruche ; le sabre sans gaîne, fabriqué peut-être dans les arsenaux de Grenade, est passé sous les sangles de la selle ; le visage des guerriers est barbouillé de sang ; à leurs oreilles pendent de larges boucles d’argent, débris de riche vaisselle enlevée dans les incursions ; les femmes suivent aussi à cheval, les cheveux tressés ou retenus par un bandeau, et parfois dans les plis de leur poncho dort un enfant à la mamelle : c’est une grande fête pour tous les membres de la tribu, et les femmes ont aussi leur poste pendant et après le combat.
C’est ordinairement une ou deux heures avant le lever du soleil que commence l’attaque. Alors les gauchos dorment tranquilles sur le recado ; les chiens, fatigués de veiller, se couchent aux pieds de leurs maîtres ; les chevaux sont rassemblés au corral, les bœufs n’ont pas encore quitté les rodéos où ils se réunissent chaque soir : il y a tant de paix et de silence dans ces latitudes de l’Amérique pendant les ténèbres de la nuit !
Tout à coup les Indiens se précipitent avec l’impétuosité de l’ouragan sur la première habitation qu’ils rencontrent, estancia ou rancho ; ils massacrent les hommes, enlèvent les femmes, saccagent, brûlent, torturent les prisonniers, brisent les madones, tandis que les femmes se tiennent à l’arrière-garde pour rassembler les troupeaux, recueillir le butin et piller en détail : parures, argent, sous quelque forme qu’il se présente, rien n’est oublié. Si par hasard un gaucho échappe au désastre, il se jette sur un cheval, s’enfuit à toute bride, et va semer l’alarme dans les environs. Alors on se hâte de toutes parts d’enfouir ses richesses ; chacun, monté le mieux qu’il peut, se met à galoper vers les lieux habités, où ce cri d’alerte, après avoir glacé de terreur toute la frontière, arrive enfin aux oreilles plus calmes des gens de l’intérieur. Alors seulement on se rassemble, on se cherche, on s’arme, on se met en mesure de se défendre. Il est impossible de se figurer quelle épouvante répandent dans la campagne ces mots terribles : los Indios ! los Indios !
Mais l’œuvre de destruction va vite ! Les Indiens savent de quel côté peuvent arriver les ennemis, et changeant brusquement leur marche, ils se plongent de nouveau dans le désert pour reparaître sur un autre point, échappant ainsi à toute poursuite, et mettant en émoi une immense étendue de pays. Que de sommes d’argent ont été ainsi perdues ! Celui qui a enterré ses piastres fortes et ses doublons est tué dans sa fuite, emportant son secret avec lui. Un jour, si jamais ces contrées sont délivrées de ce terrible fléau, le laboureur, en conduisant sa charrue, retrouvera ces trésors enfouis ; mais, combien de temps resteront-ils ainsi sans profiter à personne !
Souvent les forces des Indiens ne s’élèvent pas au-delà de quatre cents combattans ; mais l’impossibilité d’opposer aucune résistance, la perspective d’une mort certaine ou d’un éternel esclavage, les contorsions épouvantables de ces démons, leurs cris affreux, font une impression terrible sur l’esprit des gauchos. L’Indien charge avec une remarquable vitesse, tenant sous le bras sa lance longue de dix à douze pieds, formée d’un roseau flexible que le poids du fer fait trembler ; quand elle trouve une résistance, l’arme s’enfonce, et il est difficile de parer les coups de cette lance acérée dont la continuelle vacillation trompe le regard.
Une de ces hordes errantes se présenta, en janvier 1833, à la poste du Lobaton, dans la province de Cordova. Deux voyageurs se mettaient en route pour Buenos-Ayres, l’un colonel des troupes du Tucuman, l’autre Français, tous deux courageux, habitués à traverser la Pampa ; ils n’avaient pas fait cent pas quand ils entendirent hennir les chevaux de la indiada. Ils rentrèrent en toute hâte et s’enfermèrent dans la cour. — Toutes les postes, dans les lieux les plus exposés, sont entourées d’un petit fossé, défendu intérieurement par une haie très épaisse de cactus impénétrables ; il n’y a qu’une seule entrée, fort étroite. — Les Indiens entourent la poste du Lobaton et somment le propriétaire de leur livrer son argent et celui des voyageurs. Cette injonction était faite en langue castillane. — On en a conclu que des Espagnols, pour se venger de l’expulsion de leurs compatriotes, se sont incorporés aux sauvages et dirigent leurs attaques. Cela est faux ; mais il arrive parfois que des gauchos, las de piller pour leur compte, et de vivre ainsi exposés d’un côté à être livrés à la justice, de l’autre à devenir victimes des Indiens, vont se réunir volontairement à ces derniers. — Pour toute réponse, le vieux Cordovez décrocha une carabine rouillée, pendue au-dessous de l’image de santa Rosa, et du premier coup étendit mort un sauvage impatient, qui déjà ébranlait la porte à coups de pieds. Les autres étaient descendus de cheval, et avec leurs lances, leurs sabres, leurs couteaux, essayaient, en se cachant dans le fossé, d’entamer la forte muraille de cactus, tout hérissée de longues épines. À peine avaient-ils pratiqué une brèche, qu’elle devenait pour cette forteresse un créneau par lequel les pistolets des voyageurs vomissaient les balles à bout portant. Alors une grêle de pierres tomba sur les assiégés ; mais les assaillans, rebutés par une défense opiniâtre, découragés à la vue de trois des leurs tués sur la place, et d’un grand nombre de blessés, se retirèrent après trois heures de combat, ayant soin de cacher leurs morts, pour les soustraire aux profanations des vainqueurs. Quand nous nous arrêtâmes à cette poste, trois mois après, le vieux gaucho s’empressa de nous faire voir les tiges de cactus coupés à leur racine, la trace des coups de lance dans la porte ; et les postillons, tremblans encore au récit de cette fameuse bataille, avouaient franchement que, pendant tout le temps de l’action, ils s’étaient tenus blottis au pied du rempart.
De là, cette horde irritée se mit à remonter le Rio Tercero, par la route de Buenos-Ayres à Cordova. Une troupe de chariots était en marche : c’étaient de ces carretas pesantes, traînées chacune par six bœufs, seuls moyens de transport connus dans la Pampa. Ces longs waggons sont souvent chargés des plus riches produits de France, d’Angleterre, d’Italie et d’Espagne ; ils sont recouverts de cuir, grossièrement construits, mais disposés de manière à se trouver en équilibre sur la tête des deux bœufs du timon ; les autres sont attelés à une distance de cinq à six pieds en avant de ceux-ci, afin d’agir avec plus de force, et surtout pour retirer le waggon des ruisseaux, souvent débordés au printemps, car il n’y a pas un seul pont sur une route de plus de deux cent cinquante lieues. Au-dessus de la charge, dans le fond du chariot, se tient un picador qui aiguillonne d’une main les trunqueros (bœufs du timon) au moyen d’un roseau de quinze à vingt pieds, suspendu par une corde ; et armé en outre d’un piqueron transversal qui s’abaisse à volonté sur le dos des bœufs du milieu, le conducteur peut, sans quitter sa place, diriger et animer la tête de l’attelage. Puis, à côté, viennent quelques voyageurs, suivant au pas de leurs mules la marche du convoi ; puis encore arrivent les bœufs de relais, et ceux qui sont destinés à nourrir toute la peonada. Ce troupeau est confié à la garde d’autres hommes à cheval, nommés conboyeros, qui, par la nuit la plus obscure (car les chariots s’arrêtent régulièrement de six heures en six heures), s’en vont lacer, avec une admirable adresse, ces animaux confondus entre eux, que l’Européen ne pourrait distinguer en plein jour. Cette famille voyageuse, en y comprenant le chef, capataz, galopant d’un waggon à l’autre, dirigeant, surveillant tout comme un général d’armée, cette famille, dis-je, se compose environ de trente individus ; et de plus, il y a souvent dans le fond du chariot une femme que le picador emmène avec lui pour charmer les ennuis de la route.
Les Indiens de l’avant-garde signalèrent donc ce beau convoi, qui serpentait gravement au milieu d’un nuage de poussière, cahotant et criant sur l’essieu. Ce n’était pas la première fois qu’ils auraient pillé une de ces flottes du désert ; dans la province de San Luis, bien des choses précieuses, dont ils ignorent l’usage et la valeur, étaient tombées entre leurs mains ; ils avaient défoncé, brûlé, brisé de magnifiques pianos, et les touches rendaient de lugubres accords sous la poignée de leurs sabres. Heureusement on les vit venir de loin. Si les chariots eussent été dételés, si c’eût été l’heure de la halte, tout était perdu ; mais on eut le temps de s’approcher de la rivière, et s’adossant à la rive escarpée, les charrettes se placèrent en rond, le timon en dedans, les bœufs et les chevaux enfermés dans l’intérieur de cette enceinte circulaire. Elles présentaient ainsi une forte barricade, défendue dans les intervalles par les carabines des gauchos, les fusils de chasse et les tromblons des voyageurs. Les Indiens ne s’étaient point attendus à cette réception ; ils firent le tour de cette forteresse crénelée, hérissée d’armes à feu ; et ne sachant par où l’entamer, ils se retirèrent précipitamment, furieux, désappointés comme des vautours qui, arrivant à tire-d’aile vers un tigre endormi qu’ils ont cru mort, se sauvent à grand bruit, tout effrayés de le voir se dresser sur ses quatre pattes. Quand ils furent hors de vue, les chariots reprirent leur route avec la même lenteur. Ainsi l’on voit la tortue, qui s’est ramassée sous son écaille à l’instant du danger, allonger peu à peu la tête, et continuer sa marche en traînant sa lourde carapace.
Les habitans de la poste voisine échappèrent en traversant la rivière à la nage ; de là, cachés dans les hautes herbes, ils virent la horde avide de pillage passer au galop : la maison fut brûlée, les troupeaux dispersés, la route balayée pendant vingt lieues environ. Les Indiens détruisirent une autre cabane, dont le maître fut massacré. Nous n’y trouvâmes que deux postillons et un enfant de huit ans, qui s’amusait à grimper sur un grand cheval, en posant un pied sur le genou de la bête, et l’autre dans l’étrier. Il se mit à galoper autour de la maison ruinée avec une étonnante adresse ; puis, me regardant avec un sourire moqueur, il me demanda si je voulais courir une carrera avec lui. — Je cours mieux que les Indiens, ajouta-t-il : je leur ai échappé, moi, et ils ont tué mon père. —
Pendant l’espace de cent cinquante lieues, il n’y a guère de poste où l’on ne raconte quelque lamentable histoire. Ainsi, dans nos villages de l’Ouest, ce sont, à la veillée, des légendes de sorciers et de revenans, dont le récit fait trembler les petits enfans ; les plus âgés tournent la tête vers la porte, et n’osent plus sortir ; le conteur lui-même s’effraie. Mais dans la Pampa ces terreurs sont plus fondées ; celui qui parle a une sœur, une mère, une fille emmenée en esclavage, dont on n’a plus entendu parler ; un père, un frère, un amant a rougi de son sang le sol de la cabane. Ici c’étaient des poutres encore noircies, des meubles brisés ; le maître de la maison me menait voir ce qui fut un bosquet planté par ses pères ; nous trouvions des troncs d’arbres brûlés jusqu’au niveau du sol, et sur les buissons commençant à reverdir, des perruches, hôtes de ces lieux depuis tant d’années, erraient, étonnées de ne plus savoir où s’abriter. Dans la province de San Luis, de grands peupliers, desséchés par les flammes, s’élevaient au-dessus d’un toit écroulé, comme des mâts sans agrès au-dessus de la carcasse d’un navire. Là, c’était une vieille femme redisant à nos peones, surpris de ne pas retrouver son fils, les détails de sa mort. — Les Indiens avaient été repoussés par la milice du Fray le Muerto, petit village à trente lieues de Cordova. Juancito, disait-elle en soupirant, sortit pour rassembler les débris de nos troupeaux ; il ne reparut point. Nous avions ordonné des messes pour lui : après trois jours, nous rencontrâmes un cadavre dépouillé de ses vêtemens, percé de coups de lance, et à son fouet passé dans le bras nous reconnûmes… — Elle ne put achever.
Il y a le plus souvent aussi une incroyable apathie chez les habitans de la frontière : ils sont nés là, ils y restent, sans songer peut-être qu’il y ait d’autres lieux habitables. Il ne leur vient pas dans l’idée que cela soit une existence plus triste, plus précaire, que tant d’autres ; et ils se prennent à demander naïvement aux Européens : — Dans votre pays y a-t-il des Indiens ? — L’habitude a donc une grande puissance : il y a une population joyeuse et insouciante au pied du Vésuve, dans les villes du Chili et du Pérou, dont chaque année les édifices publics et les maisons même sont renversés par les tremblemens de terre ; des êtres enfin qui vivent isolés, environnés de dangers, sans qu’aucun avantage apparent rachète tant de misères. Passer ses jours dans une plaine morne, inculte, sans pouvoir réjouir son regard de ces admirables paysages, de ces campagnes délicieuses, de ces montagnes aux pics couverts de neige, dont l’aspect a quelque chose de si prestigieux pour ceux qui y sont habitués dès leur enfance ! Mais peut-être aussi cette Pampa sévère, glacée en hiver, brûlante en été, solennelle dans son immensité comme l’Océan, a-t-elle son charme pour le gaucho ; peut-être est-elle en harmonie avec le caractère de cet homme fier et indépendant, dont la vie tout entière est employée à parcourir au galop, dans tous les sens, ces vastes solitudes.
Les pays un peu boisés sont moins exposés au pillage. Ce ne sont point de ces magnifiques forêts, si puissantes de végétation, comme dans les déserts du Brésil, mais des arbres serrés, des caroubiers aux branches épineuses et entrelacées, à travers lesquelles l’Indien n’ose guère s’aventurer, par la raison très simple que les troupeaux y sont disséminés, et difficiles à rassembler ; et puis d’ailleurs, une partie de la troupe pourrait s’égarer : revenir par la même route, ce serait se risquer à tomber dans une embuscade, et les fantassins auraient un avantage immense sur des cavaliers dépourvus d’armes à feu ; se frayer une nouvelle route retarderait beaucoup la retraite.
Nous avons vu les Indiens passer outre, si on leur résiste. Dans la province de Buenos-Ayres, la poste de Lima, près du village d’Arrecifé, est défendue par une petite muraille très basse, garnie, vers la partie qui regarde le désert, d’une pièce de canon : la plupart des habitations moins importantes sont protégées par une haie de cactus ; aux Alchîras, dans la province de San Luis, les habitans, harcelés par des incursions continuelles, se sont réunis au nombre de vingt à trente familles, et ce village a été entouré d’un rempart de terre, haut de quatre pieds, sur lequel sont rangés quelques vieux fusils évasés en forme de tromblons, montés sur des pivots : c’est là un fort.
Mais attaqués chez eux, ou poursuivis par une armée, les sauvages deviennent terribles ; ils savent qu’il n’y a point de quartier pour eux. Vers le mois de février 1833, cette même horde vagabonde, mise en déroute par trois hommes déterminés, à la porte du Lobaton, combattit vaillamment l’armée de Cordova, forte au moins de cinq cents soldats, mais la plupart miliciens levés à la hâte, peu habitués à se battre hors de leur pays. L’action se passa au pied du Morro, haute montagne en pain de sucre, hérissée de rochers, trouée de cavernes ; c’est la dernière cime de la Sierra de Cordova du côté du sud. Les gauchos racontent des histoires merveilleuses sur cette montagne, qui ne manque jamais de se mettre en colère à l’apparition des Indiens ou même d’un étranger. À une lieue de là était un village que les sauvages ont détruit ; quand nous nous y arrêtâmes, un silence de mort régnait dans ces cabanes dévastées ; pas un habitant, pas un être vivant, si ce n’est quelque volée de gallinazos sautillant sur les toits. Un pauvre nègre, arrêté dans sa fuite, eut les yeux arrachés, et on le brûla à petit feu dans la maison de ses maîtres : c’était précisément celle où nous fîmes halte. Deux autres montagnes, celles du Rosario, un peu plus loin dans l’intérieur, attirèrent aussi l’attention des sauvages : ils les entourèrent successivement ; mais inquiétés par des tirailleurs cachés dans les buissons, ils mirent le feu aux arbres du côté des habitations, et forcèrent ces malheureux à se rendre ; tous furent égorgés. Les troupes de Cordova arrivaient donc en toute hâte, cinq cents hommes de la provincia de San Luis accouraient aussi ; mais on ne les attendit pas, on les évita même, dit-on ; les Cordoveses jaloux se réservaient tout l’honneur de la journée. Les deux armées se rencontrèrent dans une belle plaine semée de petits arbres et parfaitement unie ; après une action sanglante, quatre-vingts fantassins restèrent sur la place, et le reste des forces de Cordova fut mis en déroute. Les vainqueurs redoublèrent d’audace ; ils inspiraient une telle crainte dans cette vallée dépeuplée, que les ossemens des morts furent laissés deux mois sans sépulture ; peut-être même ne restait-il pas assez d’habitans dans tout l’espace compris entre les deux Sierras pour leur rendre ce triste devoir. Les cinq cents Puntanos n’eurent point occasion de combattre, et tinrent la campagne. Quand les Indiens se portèrent sur la ville de San Luis, on y rassembla à grand’peine quarante fusils, mais on défendit, sous peine de mort, de faire feu si la troupe victorieuse n’attaquait pas ; heureusement la indiada passa outre, emmenant son riche butin sous les yeux des habitans. Le chef de la junta (San Luis est trop appauvri pour payer un gouverneur) nous a assuré lui-même que cette seule province a perdu plus de trente mille chevaux, soixante mille moutons, et une grande quantité de bœufs et de mulets ; environ quatre cents personnes ont péri victimes de cette terrible incursion.
Il y avait long-temps que la contrée n’avait tant souffert. Au temps des Espagnols, les attaques étaient rares, et, depuis les guerres de l’indépendance, les Républiques Argentines avaient de fortes armées ; mais de là même naquirent les dissensions civiles. Ces généraux, alors inactifs, rendirent la paix plus fatale à la patrie que ne l’avait été la guerre ; tant de combats livrés de province à province ruinèrent le pays, et l’indépendance, achetée au prix de tant de sang et de gloire, a vu son éclat flétri par les mains de ceux qui s’étaient illustrés pour elle.
Quoique séparées, depuis sa chute, du parti de l’Union (autre joug trop pesant pour ces peuples jaloux et ombrageux), les provinces les plus maltraitées se concertèrent pour entreprendre contre les Indiens une formidable expédition. On parvint à former trois corps d’armée : le plus considérable partit de Buenos-Ayres sous les ordres du général Rosas, le gaucho le plus accompli de la république. Personne en effet ne dompte un potro, ne boule un cheval sauvage, ne lace un tigre mieux que lui. J’ai eu l’occasion d’admirer son adresse pendant le carnaval. Il se faisait un jeu de lancer son beau cheval chilien ventre à terre dans les rues les plus mal pavées, pour revenir brusquement sur ses pas, et caracoler en pirouettant sur des pierres glissantes, évitant ainsi les seaux d’eau et les œufs que, selon l’usage, les dames font pleuvoir ce jour-là sur les passans. Malheureusement, on ne peut oublier que Rosas fut gouverneur dans un temps de guerres civiles et de réactions ; il parvint même à se faire concéder des pouvoirs extraordinaires, et dut user de sa dictature.
Il s’avança donc vers le sud, dans des pays inexplorés, ou tout au moins inhabités, emmenant avec lui une belle division de soldats dévoués, et une tribu d’Indiens amis qui étaient venus, parés de leurs bizarres costumes, traiter à Buenos-Ayres avec le gouvernement. On envoyait de fréquens bulletins des opérations de la campagne. À ces détails stratégiques se joignaient des observations météorologiques et astronomiques, faites par un Allemand distingué ; mais cet étranger, assez mal vu des chefs, et dégoûté d’être considéré à peu près comme un être inutile, s’en revint seul à Buenos-Ayres, avec deux peones, au grand étonnement des gens de l’armée, qui n’eussent jamais cru qu’un Européen, qu’un savant rien moins que gaucho, pût ainsi retrouver sa route : on n’avait généralement rien compris au camp à l’utilité de ses travaux.
L’ennemi se retirait toujours, l’armée alla loin ; on découvrit des rivières navigables, et là-dessus on fondait déjà de brillantes espérances d’établissemens : quelques petits engagemens eurent lieu, et on reprit aux Indiens beaucoup d’argenterie brisée (chafalonia).
Pendant ce temps, cette pauvre province de Cordova, si belle, si vaste, si déchirée, centre de la république et de toutes les révolutions, envoyait aussi un corps de troupes commandé par le colonel Reynafé, le même qui avait éprouvé un échec au Morro. Il rejoignit au Rio-Quarto un régiment des auxiliaires des Andes, vieux soldats des guerres du Pérou, que le gouvernement de Buenos-Ayres prêtait dans cette circonstance au général Quiroga, trop malade pour diriger en personne cette expédition, dont il était cependant nommé généralissime. Les auxiliaires avaient pour chef Ruiz d’Obro, Espagnol d’origine, fait prisonnier sur la côte du Pérou à bord d’une frégate, qui se rendit faute de vivres. — Ruiz d’Obro a établi des théâtres d’amateurs dans quelques villes des provinces voisines des Andes, a joué lui-même, et s’est depuis occupé d’apprendre à danser à ses officiers : la langue française lui est assez familière ; il a servi très jeune dans les armées de Joseph. — Quiroga le combla de richesses, lui confia son fameux régiment des auxiliaires ; mais le faste de Ruiz, et la bizarre idée de conduire une voiture dans la Pampa, pour une semblable guerre, déplut beaucoup au sévère général, qui lui en fit des reproches. Cependant ce fut Ruiz, aidé des Cordoveses, plus heureux cette fois, qui remporta les plus grands avantages sur la indiada du Morro, commandée par le fameux cacique Yanquetruz. De vieux soldats blessés dans l’action m’ont assuré n’avoir jamais vu combattre avec plus d’acharnement. À portée de canon, les Indiens laissèrent leurs chevaux, trop effrayés par cette artillerie de quatre pièces de petit calibre ; trois fois ils se précipitèrent la lance à la main, en poussant des hurlemens de rage, jusque sur les canonniers, et se jetant à plat ventre, essayaient de couper les jambes des fantassins. Les sauvages furent complètement battus, et harcelés à un tel point, qu’ils se virent réduits à manger leurs chevaux de combat et obligés de fuir à pied. Les captifs délivrés répétaient les plaintes du cacique à la vue des cadavres de ses deux fils, tués à ses côtés. Il arrachait sa longue barbe, et comme le roi Rodrigue, il jetait un triste regard sur ses guerriers morts ou dispersés, et, se voyant privé de ses deux enfans, il répétait en rugissant : On m’a coupé les deux bras !
Le troisième corps d’armée fut expédié de Mendoza sous les ordres de don Féliz Aldado, le même qui se montra si cruel pendant les guerres civiles, et qui fut traîné, le corps traversé d’un coup de lance, dans les rues de Cordova, au grand trot sur un cheval maigre, honni et bafoué par toute la population exaspérée. Aldado, jadis moine, chapelain dans les armées de San-Martin, puis soldat, officier, colonel, était à la tête de cette division. Il eut peu à combattre. Les Indiens épièrent ses mouvemens, le suivirent pas à pas, et, par une nuit très obscure, ils parvinrent à surprendre son avant-garde, endormie paisiblement sur une île. Ils passent la rivière à la nage, égorgent plus de soixante soldats, et disparaissent. À cette époque, j’étais sur le point de quitter Mendoza ; malgré toutes les précautions prises pour cacher ce fâcheux événement, la nouvelle s’en répandit promptement, et consterna les habitans. Une armée vaincue laissait la route ouverte aux Indiens, et la lui frayait même par sa retraite.
Le plus grand résultat de cette expédition fut de reprendre beaucoup de troupeaux, d’épouvanter les Indiens qui avaient le plus dévasté les provinces du centre, et surtout de délivrer des captifs. On les envoyait à Mendoza pêle-mêle avec les femmes des sauvages emmenées à leur tour en esclavage. Ces convois arrivaient escortés par de vieux soldats qu’on eût pris pour des Cosaques à leur figure sévère et farouche, à leurs longues lances. Toute la population accourait de bien loin pour chercher parmi ces rescatados, méconnaissables après tant de misères, celui ou celle qu’on avait cru perdu pour jamais. On s’embrassait en pleurant, et à ces démonstrations de joie se joignaient aussi des scènes de douleur, quand, après avoir passé en revue tous ces visages hâves et décolorés, un gaucho, venu de l’extrémité de la province, voyait son dernier espoir évanoui. Pour consoler tout le monde, Quiroga faisait distribuer des femmes indiennes aux assistans ; elles sont devenues servantes dans les maisons, et s’occupent là comme sous les toldos à faire des ponchos. La liberté pour elles n’existe guère dans la plupart des peuplades indiennes ; les femmes sont les humbles esclaves de leurs maris : aussi ne m’ont-elles pas semblé regretter beaucoup le désert. Pour les Indiens, ils furent égorgés par représailles ; mais il y a, à propos de ces vengeances, un fait odieux : les sauvages ont l’horrible habitude de faire des brides, des ornemens pour leurs chevaux, avec la peau des blancs, artistement tressée. Un des généraux de la province de Cuyo a cru devoir, lui aussi, parer son cheval d’un semblable trophée de cuero de Indio.
Ces trois divisions devaient, en marchant vers le sud, se rencontrer, et ainsi réunies, étendre leurs opérations, et affaiblir considérablement les Indiens. Mais ce projet ne fut point mis à exécution. La révolution, survenue en juin à Cordova, obligea Reynafé à quitter l’armée et à revenir avec ses troupes, déjà un peu diminuées par les désertions. Ruiz resta seul avec une très faible division, se dévoua pendant quelque temps à la cause commune et finit par ramener ses auxiliaires à San Luis. D’un autre côté, Rosas fut rappelé à Buenos-Ayres par des troubles alarmans pour son parti : il avait bien prévu qu’on tenterait un mouvement en son absence. Aldado rétrograda vers Mendoza ; de toutes parts on semblait pressentir de nouveaux malheurs, une guerre civile plus sanglante et plus générale que la dernière, et une coalition des Indiens.
Le Chaco, grand désert qui s’étend depuis le Rio Bernejo jusqu’aux environs de la ville de Santafé, est redevenu, depuis l’expulsion des Espagnols, la possession d’autres Indiens, ennemis jurés de ceux de la Pampa. Dans ce même temps, ils bloquaient étroitement Santafé ; la route par terre était interceptée ; les dépêches envoyées à Buenos-Ayres s’expédiaient par le Parana jusqu’au village du Rosario. Pendant la guerre que les Santafesinos, les pirates de la république, au dire de leurs voisins, soutinrent d’une manière si brillante contre Buenos-Ayres et Cordova, le gouverneur Lopez s’était servi de ces Indiens ; mais ils sont redevenus ennemis après le partage du butin, et enlèvent les habitans à deux milles de la ville.
Ces armées, levées à grands frais, ces formidables préparatifs, habilement combinés ; en un mot, cette expédition manquée peut avoir de très fâcheux résultats : elle a montré à toutes ces républiques leur faiblesse partielle et la presque impossibilité d’une union forte et durable. Les Indiens ne seront pas les derniers à s’en apercevoir ; ils connaissent les ressources des provinces, ils attaquent quand ils sont prêts ; les armées, au contraire, ne peuvent faire un mouvement qui ne soit prévu, leur marche est épiée d’avance, elles ne savent où trouver l’ennemi.
Puis, quand une guerre civile éclate derrière eux, les soldats démoralisés, las d’une campagne sans profit, sans gloire, se mettent à déserter ; plus de discipline, plus d’ordre ; ils s’en vont pillant sur les routes, tuant pour vivre les bœufs qui restent encore épars dans les plaines, portant ainsi le dernier coup à ces habitations déjà en proie à tant de maux. Point de communication d’une ville à l’autre, partant point de commerce. Pendant près de 80 lieues, nous fûmes nous-mêmes inquiétés par ces partidas sueltas ; personne ne voyageait alors ; il y avait un mois qu’on n’avait eu à Cordova des nouvelles de Buenos-Ayres ! La route de San Luis était infestée de ces bandits errans, qui rôdent sur les grands chemins, vivent aux dépens des campagnes, et se paient eux-mêmes des frais de la guerre. Voilà tout ce qu’avait produit dans les provinces de Cordova et San Luis la grande expédition de 1833, qui devait délivrer à jamais le pays des hordes de barbares cachés dans les solitudes de la Pampa. Cette fois encore, comme cela arrive toujours, une grande idée présida à la formation d’un projet louable et utile ; puis de petites haines, des ambitions misérables, en divisant les volontés, firent manquer l’exécution.