Les Indiens de la baie d'Hudson/Partie 1/Chapitre 21

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Traduction par Édouard Delessert.
Amyot (p. 186-213).



CHAPITRE XXI.


21 septembre. — Ce soir, arrivent deux hommes de Walla-Walla. Mon chagrin et mon horreur d’apprendre d’eux le triste sort de ceux qui m’y avaient donné l’hospitalité. Il paraît que la troupe de guerre dont j’ai parlé plus haut avait rapporté la rougeole ; la maladie s’était propagée avec une effrayante rapidité parmi les tribus environnantes, mais surtout chez les Kye-Uses. Whitman, comme médecin, fit tout ce qu’il put pour en arrêter le cours. Mais, par suite de la manière déraisonnable de vivre, un grand nombre périt. À cette époque, la famille du médecin se composait de lui, de sa femme, de son neveu ; il avait plusieurs domestiques, quelques enfants d’adoption, et aussi un jeune Espagnol, métis, qu’il élevait depuis quelques années. Plusieurs familles d’émigrants se trouvaient aussi au fort avec leurs troupeaux.

Les Indiens supposaient que le médecin aurait pu arrêter la maladie, idée funeste dans laquelle le métis espagnol les confirma, car il dit qu’il avait entendu le médecin annoncer à sa femme, en se couchant, qu’il leur donnerait une mauvaise médecine pour les tuer, afin de s’approprier leurs terres. Aussitôt, les Indiens de combiner les moyens de faire périr le médecin, sa femme et tous les mâles de l’établissement. Le plan arrêté, une soixantaine d’entre eux s’arment et viennent au fort. Ils trouvent là nulle méfiance ; personne ne s’attend à un coup de main. M. et Mme Whitman et leur neveu, âgé de dix-sept à dix-huit ans, se tenaient dans le salon ; Til-au-Kite et le chef To-ma-kus entrent très-tranquillement et annoncent au médecin leur intention de le tuer. Le docteur ne veut pas y croire et le leur dit ; mais, pendant qu’il parle, To-ma-kus tire un tomahawk de sa robe et le lui enfonce dans le cerveau. Le malheureux tombe mort de sa chaise. Mme Whitman et le neveu se sauvent au haut de la maison, là ils s’enferment.

Pendant ce temps, Til-au-Kite donnait le war-whoop, ou signal, à sa troupe pour commencer le massacre ; c’est un ordre ; on l’exécute aussitôt avec une férocité diabolique. Mme Whitman, entendant les cris et les râles des mourants, se met à la fenêtre et y reçoit du fils du chef une balle dans la poitrine. Pour une bande de furieux c’est le signal de monter en haut, de tuer le neveu sur-le-champ, de traîner la pauvre femme par les cheveux jusqu’en avant de la maison et de la mutiler atrocement à coups de couteau et de tomahawk. Un homme dont la femme était alitée dès le commencement de l’affaire court dans sa chambre, et, la prenant dans ses bras, la porte, sans qu’elle soit aperçue des Indiens, dans les épaisses broussailles qui bordent la rivière ; il transporte son cher fardeau dans la direction du fort Walla-Walla. À quinze milles environ, il se sent tellement épuisé, que, ne pouvant aller plus loin, il cache sa femme dans une épaisse touffe d’herbes, près de l’eau, et court au fort pour demander du secours. À son arrivée, M. Mac-Bain envoya des hommes avec lui pour chercher la malheureuse. Elle n’avait souffert que de la peur. Le nombre des morts, en comptant M. et Mme Whitman, fut de quatorze. Les Indiens emmenèrent les autres femmes et tous les enfants ; le fils de Til-au-Kite et un autre Indien épousèrent deux des captives. Un homme, employé dans un petit moulin qui faisait partie de l’établissement, fut épargné, à la condition de faire marcher le moulin pour leur compte.

Le lendemain de cet affreux drame, un prêtre catholique, qui n’avait pas entendu parler du massacre, voit les cadavres mutilés qu’on a jetés autour de la maison ; il demande la permission de les enterrer, ce qu’il fait avec les rites de son église. La permission lui est donnée avec d’autant plus de facilité que les Indiens témoignent de l’amitié pour les prêtres catholiques. Quand le prêtre quitta l’endroit, il rencontra à cinq ou six milles de là un missionnaire, le confrère de celui qui venait de périr, M. Spalding, dont la résidence était près de Cold-Water-River. Il lui communique la triste fin de son ami et lui conseille de fuir aussitôt que possible pour éviter un pareil sort. Le catholique donne au protestant une partie de ses provisions, et M. Spalding reprend au plus vite le chemin de son habitation, fort inquiet du sort de sa famille. Malheureusement son cheval lui échappe pendant la nuit. Après six jours d’une marche à pied fort pénible, il arrive sur les bords de sa rivière, mais du côté opposé à sa maison.

C’était au milieu de la nuit ; il est tout affaibli depuis trois jours, et, voyant que tout paraît tranquille chez lui, il s’embarque sans bruit dans un canot et traverse la rivière. À peine aborde-t-il au rivage qu’un Indien le prend et l’entraîne dans sa maison, où il trouve toute sa famille prisonnière et les Indiens maîtres de toutes choses. Ces Indiens n’appartenaient pas à la tribu qui avait fait périr la famille Whiman, et ils n’avaient pris aucune part à l’affaire ; mais, l’ayant apprise et craignant que les blancs ne les comprissent dans une représaille, ils avaient saisi la famille de M. Spalding, comme otage de leur propre sûreté, sans lui faire aucun mal. M. Spalding fait contre mauvaise fortune bon cœur.

Sur ces entrefaites, M. Agden, le facteur en chef de la compagnie de Hudwis-Bay, sur la Columbia, arrive à Walla-Walla. Quoique l’affaire ait eu lieu sur le territoire des États-Unis, et que les prisonniers n’aient d’autres droits à la protection de la compagnie que ceux de l’humanité, il rachète de suite leur liberté et se fait donner les détails du massacre. Les Indiens, dans leur négociation avec M. Agden, offraient de rendre les prisonniers gratuitement, à la condition que les États-Unis ne leur déclareraient pas la guerre ; mais, comme de raison, M. Agden ne peut pas s’engager.

22 septembre. — Nos deux bateaux avec leurs équipages de six hommes chacun étant prêts, nous nous embarquons de nouveau sur le fleuve. Comme il arrive quand on quitte un port, nous ne partons que le soir et nous nous arrêtons pour la nuit à dix milles plus loin, à Day’s-Encampment. Nous n’avions pas de regals, car ces hommes n’allaient pas à l’intérieur ; ils ne faisaient que porter l’express à Boat-Encampment, où ils échangent leurs boites avec l’express de l’est des montagnes.

23 septembre. — Aujourd’hui, nous passons les Little-Dalles en sûreté, c’est le rapide le plus étroit de la Columbia. D’immenses rochers encaissent le fleuve dans un couloir de cent cinquante mètres de large, précipitent son cours avec une violence effrayante, en formant des tourbillons capables d’engouffrer les plus gros arbres.

Cet endroit est un des plus dangereux pour les bateaux. En remontant la rivière, on les décharge complètement et on transporte la cargaison pendant un demi-mille sur les sommets rugueux des rochers. Un homme reste dans chaque bateau, avec un grand bâton pour l’éloigner des rochers, pendant que d’autres, avec une longue corde, le tirent contre le courant. L’an dernier, un homme qui se trouvait en dehors de la corde fût jeté par-dessus les rochers par une secousse subite et disparut aussitôt. Quand il faut descendre, tous, au contraire, restent dans le bateau et déploient dans ce passage périlleux le plus grand courage et une véritable présence d’esprit dans des moments où la moindre erreur dans la direction de la fragile embarcation causerait une mort certaine. En arrivant à la tête des rapides, le guide monte sur les rochers et observe les tourbillons. S’ils se remplissent ou se font, comme disent les marins, les hommes se reposent sur leurs avirons jusqu’au moment où ils commencent à se dégorger ; alors les guides se rembarquent à l’instant, poussent le bateau et traversent le terrible défilé avec la rapidité d’une flèche. Quelquefois le tourbillon saisit les bateaux avec une si effrayante furie que toute direction devient impossible : alors bateaux et équipages s’engloutissent dans l’abîme.

25 septembre. — Matinée sombre et menaçante, bientôt accompagnée d’une grosse pluie ; mais le vent était favorable, on largua la voile et bientôt nous entrâmes dans un grand lac.

27 septembre. — Encore dans le lac. Je puis distinguer, par une éclaircie, le paysage environnant ; il est borné de hautes montagnes qui dominent les nuages. La terre semble stérile et peu cultivable. On aperçoit des cèdres d’une taille gigantesque, quelques-uns de trente à quarante pieds de circonférence.

28 septembre. — Nous chassons une chèvre de montagnes qui se montre dans le lointain, sur une pointe de terre qui s’avance dans le lac. Je me mets à sa poursuite avec trois ou quatre Indiens, et après une longue course je finis par la tuer. Elle ressemblait, comme taille et comme forme, à la chèvre domestique, mais au mouton pour la laine. Ses cornes étaient noires, droites, courtes et très-pointues.

29 septembre. — À cinq heures après midi, les lacs étaient traversés, et nous reprenions le fleuve. La pluie tombait à torrents tout ce jour-là, et nous voyions les sommets des montagnes se couvrir d’une neige, qui se transformait pour nous en averse.

30 septembre. — Partis à six heures après midi par une ondée torrentielle qui nous transperce bientôt. Nous nous arrêtons ici pour couper des avirons dans une forêt de bouleaux, seul bois bon pour cet usage, et qui ne se trouve pas plus bas dans la Colombie. D’énormes cèdres poussent ici en abondance.

1er octobre. — Matinée claire et belle et température agréable. Cela me permet de quitter le bateau et de me promener quelques milles le long de la rive, ce qui me fait grand bien aux jambes. Dans cet endroit s’étend, sur plusieurs milles, et parallèlement à la rive, une sablonnerie qui se nomme « le grand Batteur. » L’escarpement des berges de la rivière et l’épaisseur des broussailles nous tenaient renfermés dans le bateau depuis trois jours ; cette promenade est une vraie jouissance. Nous rencontrons de grandes piles de bois flotté que les Canadiens nomment « Aumbereaux. » Elles consistent en arbres de toutes les tailles, généralement très-grands, qui descendent la rivière, s’empilant les uns sur les autres par la force de l’impulsion. Je m’amuse à mettre le feu à quelques-uns de ces arbres, laissant ainsi sur mon passage un énorme feu de joie dont nous voyons pendant bien des jours la fumée derrière nous.

2 octobre. — La pluie continua jusqu’au campement du soir. Nous passâmes le Lipper little Dalle, un rapide de trois ou quatre milles. Un des Indiens apporta des mûres blanches ; il en mangeait avidement ; pour moi, je les trouvai nauséabondes.

Les Indiens mangent aveuglément tous les fruits sauvages, et cela sans aucune conséquence pour leur santé ; c’est une grâce d’état sans doute.

3 octobre. — Vu quatre carriboos, espèce de daim de taille ordinaire ; nous les suivîmes sans succès, parce qu’ils nous sentaient de très-loin. Nous rencontrâmes le chef indien des lacs ; il nous procura de la viande d’ours et de daim, dont il semblait fort bien pourvu. Près de sa hutte, jappaient de tout petits chiens dont il se servait pour chasser. Le chef me dit que quand il voulait chasser avec eux, il n’avait qu’à les mettre sur une voie fraîche de daim, puis il se couchait et dormait, et les chiens ne manquaient jamais de lui amener l’animal sans jamais tomber en défaut. Nous vîmes en effet de ces chiens qui étaient en chasse à douze ou quinze milles de la loge du chef.

4 octobre. — Le chef avec sa femme et sa fille nous suivirent dans leur canot, qu’ils manœuvraient avec une grande adresse pendant dix ou quinze milles. Ils construisent un canot en écorce de pin d’une forme singulière qui est fort belle. Ces embarcations traversent les rapides avec plus de sécurité que toute autre. Le chef et les femmes déjeunèrent avec nous, puis nous quittèrent. Nous campâmes le soir au-dessous de la « Dalle des Morts » ou le rapide des Morts, qui tire son nom de la catastrophe suivante.

Il y a vingt-cinq ou trente ans, un Iroquois, un métis et un Canadien français durent passer cet affreux rapide avec la charge d’un bateau. Craignant pour la descente, ils attachèrent une longue corde à l’avant du canot, et essayèrent de le descendre ainsi lentement le long du torrent écumeux, en se tenant sur la rive. Mais le bateau prit une fausse direction, et donna contre un rocher. Tous leurs efforts pour l’atteindre ou pour le retirer furent inutiles. La corde frottait contre les pointes aiguës des rochers ; elle se coupa, et le bateau se précipita dans les tourbillons, où il se perdit avec toutes les provisions qu’il contenait.

Ils suivaient toujours à pied les berges rugueuses et périlleuses de la rivière, sans nourriture, sans fusils et sans provisions ; ils n’avaient même pu sauver une couverture pour se protéger contre le mauvais temps. La nuit, il leur fallait camper en mourant de froid et de faim, on n’avait fait que trois milles à travers les obstacles qui obstruaient leur route à chaque pas. Le lendemain, ils poursuivaient sans plus de succès. Ils savaient bien que, s’ils construisaient un radeau, il ne résisterait pas une heure à cette partie de la rivière, à cause des nombreux rapides qui arrêtent la navigation, C’était le huitième jour de leur lent voyage ; le métis craint que ses compagnons ne le tuent pour le manger ; il les abandonne ; quant à lui, il fut, selon toute apparence, mangé par les loups. Les deux autres se couchent, et l’Iroquois, toujours au guet de cette occasion, se lève la nuit, tue son camarade à coups de bâton. Mais il procède avec méthode, il satisfait d’abord sa première faim, puis il coupe le reste du corps en tranches et il les étend au soleil en les préparant comme la viande de bison. Il passe trois jours à apprêter cette chair ; il en fait un paquet, et continue son voyage le long de la rivière jusqu’à ce qu’il arrive à l’entrée du lac Supérieur. Il organise alors un radeau sur lequel il place sa chair séchée, mais il l’a recouverte d’écorce de pin, et s’asseyant dessus, il traverse ainsi le lac. Il rencontre bientôt un canot qu’on avait envoyé d’un des forts situés plus bas sur la rivière Spokau, à la recherche des absents.

Les gens du canot lui demandent de suite des nouvelles de ses compagnons. Il leur répond qu’ils l’avaient abandonné ; il joint à son mensonge un récit vrai de la perte du bateau. On le prend à bord du canot, et un des hommes voyant l’écorce restée sur le radeau, cherche à la prendre pour s’asseoir dessus. L’Iroquois éloigne vivement le radeau, avec des marques évidentes de confusion. Alors l’homme, qui remarque son embarras, navigue vers le radeau, soulève l’écorce et découvre la chair séchée qui est dessous ; on y distinguait encore un pied humain. Quand on lui demande où il a pris cette viande, il répond qu’il avait tué un loup qui traversait la rivière.

Le pied avec la chair qui l’entoure est recueilli en cachette dans le sac d’un des hommes, mais pas assez secrètement pour que le meurtrier ne l’aperçoive, et pendant la nuit il jette le sac à l’eau. Sans paraître avoir rien vu de cette perte, les hommes arrivent à Fort-Sullivan, et remettent le cannibale aux mains de M. Mullau, le chef des forts, en lui racontant les détails de l’événement. L’Indien fut bientôt après envoyé à un poste éloigné de la Nouvelle-Calédonie ; c’était une punition, et aussi un moyen de s’en débarrasser, car aucun voyageur ne voulait s’associer à un tel compagnon.

J’avais récemment voyagé pendant plusieurs centaines de milles avec le fils de cet homme qui se conduisit toujours bien ; mais sa vue et les souvenirs attenant à sa naissance me rendirent fort pénible l’idée de me trouver avec lui dans une situation analogue.

5 octobre. — Matinée ravissante. Carriboos. On ne peut s’approcher assez pour les tirer. Nous découvrons dans le lointain les montagnes Rocheuses, admirables dans leur teinte azurée. Les eaux baissent assez pour nous permettre de remonter les rapides, quoique tout le jour soit employé à traîner nos bateaux sur trois milles seulement. Mais les bateaux souffrent tellement du cahot, qu’il faut les remonter sur le rivage, et graisser les quilles avec de la résine de pin. Je dessinais les rapides ; notre pilote s’approche et me raconte un triste événement arrivé à cet endroit ; je vais tâcher de le rapporter avec les propres termes du narrateur.

« Il y a quatre ans, me dit-il, je traversais les montagnes Rocheuses avec une quarantaine de personnes. Arrivés au Boat-Encampment, nous nous embarquâmes dans deux bateaux. L’un, que je gouvernais, portait vingt-deux voyageurs, parmi lesquels un monsieur envoyé dans l’intérieur pour des recherches botaniques. En allant à Saskatchawau, il avait rencontré une jeune fille métis qui devait traverser les montagnes et descendre la Colombie pour aller visiter quelques amis. Une affection réciproque les engagea à se marier à Edmonton, singulier voyage de noce, n’est-ce pas ? Mais ils supportaient bravement les fatigues et les difficultés de la route, heureux de les partager ensemble et de se rendre utiles à leurs compagnons. Nous avions avec eux deux ou trois autres dames, et j’avais ma fille, âgée de dix ans, que je ramenais à ma femme, à Vancouver. J’avais laissé cette enfant deux ou trois ans auparavant à l’est de la montagne, chez un de ses parents, n’ayant pu l’emmener avec moi en même temps que ma femme. Je mentionnerai aussi un jeune homme nommé M. Gillioray, qui appartenait à la compagnie ; il avait avec lui un petit chien. Le reste de la troupe était des voyageurs ordinaires.

« J’arrivai en haut des rapides sur l’autre bateau ; le principal guide avait déjà passé, et je supposai les rapides dans la bonne période pour le passage. Je continuai donc sans m’arrêter ; mais engagé au milieu des rapides, trop tard pour faire reculer le bateau, je m’aperçois avec effroi que les tourbillons se remplissent. Un moment après, l’eau frise notre bord et retombe en nous remplissant d’eau. Je crie à tous de rester immobiles et de se tenir fermes sur leurs sièges ; que le bateau ne s’enfoncerait pas complètement à cause de la nature de sa cargaison, et que je les mènerais au rivage dans cet état. Nous courons ainsi pendant un mille. Le bateau rase un coin de rocher. Le botaniste, qui tenait sa femme dans ses bras, se sentant si près de terre, fait un bond subit pour l’atteindre ; à ce mouvement, nous nous remplissons d’eau, et ils disparaissent en se tenant embrassés. Le bateau chavire à l’instant même.

« Nous pouvons, moi et un autre, monter sur sa quille, et nous nous sauvons ainsi. Nous croyons entendre du bruit sous nos pieds ; l’homme qui est avec moi plonge dessous. Mais bientôt, à ma grande joie, il reparaît avec ma petite fille qui avait été préservée miraculeusement. Le bagage l’avait maintenue et empêchée de se noyer. Nous sautons à terre. Mac Gillioray et quatre autres se sauvent à la nage. Les quatorze autres périssent. Nous avons recherché de suite les cadavres, et nous les avons tous retrouvés. Le malheureux botaniste et sa femme étaient encore tendrement serrés dans les bras l’un de l’autre. Nous les ensevelîmes ainsi enlacés.

« Le petit chien de Mac Gillioray, qui avait été rejeté sur le rivage, tenait encore entre ses dents la cassette de son maître.

7 octobre. — Pluie continuelle et insupportable.

8 octobre. — Le temps s’est levé et nous avons vu des cariboos en grand nombre. Mais, comme toujours, ils sont trop prudents pour nous laisser approcher. Passé les rapides de Saint-Martin avant la nuit.

9 octobre. — Fait peu de chemin aujourd’hui. Nous avons dû nous ouvrir un chemin entre les nombreux troncs d’arbres qui, en tombant, embarrassaient la rivière et même obstruaient la voie près du rivage.

10 octobre. — Dans la matinée, nous aperçûmes des traces de pas humains sur le sable du rivage, ce qui nous étonna beaucoup, parce que les Indiens n’approchent pas de ces côtes. En approchant de Boat-Encampment, vers deux heures après midi, nous vîmes de la fumée, ce qui nous fit espérer un moment que la brigade de l’est venue par l’express était arrivée ; mais c’était seulement mon vieil ami Capote-Blanche, le chef Sho-Shawp, de Jasper’s-House, et deux Indiens qui venaient pour chasser. Nous retirâmes nos bateaux sur le sable. Capote-Blanche rapportait une bonne provision de viande d’élan séchée et de queues de castors. Il nous en fournit abondamment en échange de quelques petits articles et de munitions.

Il nous fallait maintenant passer le temps de notre mieux jusqu’à l’arrivée de la brigade qui devait nous joindre par l’est des montagnes. Les hommes employaient la journée à jouer, puis à se livrer à des sortilèges pour hâter l’arrivée de la brigade. Ils élevaient des croix avec un des bras tournés dans la direction de l’est. Ils préparaient aussi ce qu’ils appellent un lobstrik. Pour cela, on choisit un grand arbre au sommet touffu ; on coupe avec soin toutes les branches inférieures, puis on taille une surface lisse sur un des côtés de l’arbre. Sur cette surface, on prie quelqu’un d’important de graver son nom. On fait trois décharges de mousqueterie ; trois salves d’applaudissements les suivent et dès lors l’endroit du campement conserve ce nom. On me fît l’honneur du lobstrik. Une pluie incessante, accompagnée d’immenses flocons de neige, nous cacha, la plus grande partie du temps, la vue des montagnes. Nous trouvâmes très-peu de gibier alentour. Les hommes prirent quelques martres, mais nous commencions à craindre pour notre brigade de canots. Je tâchai de décider quelques-uns des hommes à m’accompagner à travers les montagnes ; mais ils ne voulurent pas, et il me fallut rester au Boat encampment (campement du bateau}, qui prend son nom de ce qu’il est à l’endroit même où l’eau commence à être navigable. Là, trois rivières se réunissent, formant le commencement du bras nord de la Columbia, de sorte que la rivière s’élargit subitement.

28 octobre. — Vers trois heures de l’après-midi, un commis du service de la compagnie accourt, disant qu’il précède la brigade de l’est, qu’elle arrive le jour suivant, sous le commandement de M. Low.

29 octobre. — M. Low et sa suite nous joignent le matin avec cinquante ou soixante chevaux chargés de provisions et des sommes destinées à la Russie. Ils avaient mis neuf jours à venir de Jasper’s-House. M. Low semble douter que nous puissions retourner avec les chevaux ; mais les chevaux m’importaient peu ; je me fatiguais de ma longue inaction. Mes provisions devenaient courtes, et la personne chargée des approvisionnements ne parlait point de les renouveler, de sorte qu’il ne me restait qu’à retraverser les montagnes au plus vite. C’est ce que je résous de faire.

30 octobre. — À dix heures nous partons, après avoir chargé quinze chevaux sur les cinquante-six de M. Low, et nous allons le premier jour jusqu’à Grande-Batture ; là nous campons.

1er novembre. — Nous passons la Pointe-des-Bois, en faisant dix milles par la plus mauvaise route du monde, toute labourée par les troupes de chevaux qui étaient passés récemment. Mon cheval s’enfonce dans un tourbier jusqu’à la tête, et c’est avec la plus grande difficulté qu’un des hommes et moi pouvons l’en tirer vivant. Grâce aux chevaux qui glissent dans la boue, aux paquets qui tombent, aux menaces que font les hommes aux animaux en langage stree, avec accompagnements de jurements français, les jurements n’existant pas dans le langage indien, la journée est agitée, fatigante et désagréable. Enfin nous arrivons au bas de la Grande-Côte, et là nous campons pour la nuit, très-dégoûtés de voyager à cheval.

2 novembre. — Nous nous arrêtons une heure avant la chute du jour pour monter l’étonnante Grande-Côte et bientôt nous découvrons que la neige devient à chaque pas plus profonde. Un de nos chevaux tombe à une profondeur de vingt-cinq à trente pieds, avec une lourde charge sur son dos, et, chose prodigieuse, il ne perd pas sa charge ni ne se blesse. La neige, maintenant, atteint les épaules des chevaux, et nous cheminons lentement. Nous touchons le sommet juste au moment où le soleil descend à l’horizon. Nous ne pouvons songer à nous arrêter, et il nous faut alors pousser en avant au delà de Committee’s Punch Bowl, lac que j’ai déjà décrit. Il faisait un froid intense, comme on le peut supposer dans une région si élevée. Malgré le soleil qui avait brillé pendant la journée, ma longue barbe était devenue une masse compacte de glace. Enfin, longtemps après la nuit venue, nous arrivons au camp de Fusée ; nous n’avions pas trouvé d’autre endroit qui pût fournir de nourriture aux chevaux et encore là, il leur fallait écarter la neige avec leurs pieds pour pouvoir trouver de l’herbe.

Un événement lugubre attrista ce lieu il y a quelques années ; pendant qu’une société faisait l’ascension de la montagne, une dame, qui traversait pour aller rejoindre son mari, était restée en arrière, et on ne s’en aperçut qu’arrivé au campement. Des hommes allèrent à l’instant la chercher. Après quelques heures de course, on trouva ses traces sur la neige ; on les suivit jusqu’à un roc perpendiculaire, suspendu au-dessus d’un torrent ; et on n’en entendit plus parler.

3 novembre. — La nuit dernière est bien la plus froide dont je me souvienne. Dépourvu de thermomètre avec moi, je ne puis pas dire le degré du froid ; je suis sûr pourtant qu’il a gelé davantage cette nuit que la précédente, où le thermomètre indiquait 56 degrés au-dessous de zéro, température par laquelle le mercure se solidifie. J’ai tâché de me réchauffer en mêlant de la neige au feu ; mais l’eau s’est glacée sur ma barbe et sur mes cheveux, bien que je me sois tenu aussi près que possible d’une flamme ardente. Je m’écorchais la figure si je détachais la glace. Nous passons alors Grande-Batture, et, à notre grand soulagement, en descendant, nous avons moins de neige. Nous voici au campement de Regnalle dans la soirée ; nous restons la nuit.

4 novembre. — Départ longtemps avant la nuit. Nous sommes bientôt dans une région sauvage, qui nous paraît avoir dû être dévastée quelques années auparavant par quelque terrible orage. Une forêt tout entière, sur un espace de plusieurs milles, était déracinée ; de jeunes pousses commençaient à lever leurs têtes au travers des troncs renversés de l’ancienne forêt. La faim nous prend si fortement, par suite de notre exercice violent dans une atmosphère si froide, que nous ne pouvons résister à la tentation de nous arrêter et de faire cuire quelque nourriture avant d’entrer dans cet épais labyrinthe. C’était la première fois que nous le faisions, car les heures du jour sont trop précieuses pour les perdre à se reposer, et le danger des effroyables tempêtes de neige, si fréquentes dans ces parages, menace trop pour permettre qu’on s’arrête. La neige, pendant ces tourmentes, s’élève quelquefois à vingt ou trente pieds ; le moins que puisse faire une tempête, c’est de causer la perte de nos chevaux et de notre bagage, en admettant que nous puissions nous sauver avec des snow-shoes ; il fallait donc un motif grave pour décider des hommes qui connaissent le pays à s’arrêter pour manger. La faim tranche la question. Après dîner, nous avons une double vigueur ; mais que de peines pour conduire les chevaux à travers les arbres couchés et enchevêtrés ! À la nuit close nous atteignons Grande-Traverse, où nous trouvons trois hommes envoyés à notre rencontre pour nous assister dans la conduite de nos soixante chevaux ; mais ceux-ci sont jusque-là sains et saufs.

5 novembre. — Le matin, c’est la rivière Atthatasca débordée. Une tempête de neige s’élève ; toutefois, nous traversons à gué le torrent rapide, malgré la neige qui nous fouette le visage avec une telle furie que nous ne pouvons distinguer la rive opposée. L’eau couvre presque le dos de nos chevaux, et ma valise, contenant dessins, curiosités, etc., etc., doit être portée par les hommes, sur leurs épaules, pour la maintenir hors de l’eau. C’est ensuite la Rouge’s prairie, et nous campons juste au même endroit que l’année précédente, à pareil jour.

6 novembre. — Le vent froid qui souffle nous oblige à côtoyer pendant sept ou huit milles un lac glacé : la neige nous coupe la figure. Nous avons si froid que nous ne pouvons rester à cheval et nous poussons nos chevaux devant nous. Ma barbe de deux ans me donne beaucoup d’ennui ; elle est lourde du poids de mon haleine gelée. Les glaçons bouchent même mes narines, et il me faut respirer par la bouche.

Heureusement je rencontre une maison indienne (indian lodge), je puis me raser ; de sorte que je continue ma route jusqu’à Jasper’s-House un peu plus confortablement. Là les peines sont oubliées devant un bon morceau de mouton de la montagne.

De hautes montagnes environnent complètement cet endroit ; quelques-unes sont proches de la maison, d’autres à la distance de quelques milles, et il y a souvent là des tourbillons de vent qui s’engouffrent à travers les rochers avec une violence effrayante. Un grand nombre de moutons de la montagne étaient descendus dans les vallées à cause du froid. J’ai compté jusqu’à cinq grands troupeaux de ces bestiaux paissant dans différentes directions près de la maison. Les Indiens en apportent chaque jour, de sorte que nous faisons une chère somptueuse. Ces moutons sont ceux communément appelés à grandes cornes.

Je dessine la tête d’un bélier d’une grandeur énorme. Ses cornes ressemblaient à celles de celui de notre pays, mais elles avaient quarante-deux pouces de long. Le pelage de ces béliers tient par la couleur et la qualité de celui du cerf. Nos hommes se mettent à l’ouvrage pour faire des raquettes : notre route prochaine doit se faire à travers une neige profonde. Le bouleau, dont le bois sert pour ces sortes de chaussures, ne pousse pas près de Jasper’s-House, il y a vingt milles à courir pour en trouver. Enfin, vers le 14, nos snow-shoes et un traîneau sont faits ; j’obtiens des Indiens avec grande difficulté deux misérables chiens. M. Colin Frazer m’en prête un et c’est celui que j’attèle au traîneau qui porte mes bagages, provisions et couvertures. Deux hommes m’accompagnent, un Indien et un métis. Ils viennent d’Edmonton avec sept autres qui devaient m’attendre, mais qui n’en avaient pas eu le courage. Si les deux autres avaient suivi leur exemple, j’aurais dû passer le plus rude des hivers dans le misérable établissement de Jaspers’-House.

15 novembre. — De grand matin, nous nous équipons pour la route ; nos raquettes de neige sont longues de cinq à six pieds. La paire que je porte a exactement ma hauteur, cinq pieds onze pouces. Avec un si petit nombre de chiens, nous ne pouvons emporter beaucoup de provisions ; nous nous confions à nos fusils pour nous en procurer le long du chemin.

À quinze ou seize milles de Jaspers’-House, nous arrivons à une habitation indienne occupée par une femme et ses cinq enfants. Son mari était à la chasse. Elle nous montra tant de bienveillance que nous décidons de nous arrêter chez elle, d’autant plus que c’est notre première journée avec les snow-shoes, et que nous évitons ainsi un campement. Le chasseur revient tard dans la soirée avec un mouton sur son dos. Nous nous mettons tous à l’œuvre pour le cuire. La femme en fait bouillir autant que sa marmite en peut contenir, et les hommes attachent les restes à des bâtons pour les faire rôtir. Toute la troupe attaque à belles dents et mange le mouton entier. Le chasseur nous dit qu’il avait vu ce jour-là trente-quatre moutons, et qu’il ne se souvenait pas d’un hiver où il en fût tant descendu des montagnes. Il se montre très-agréable hôte et il me conte toute la soirée les histoires de ses exploits de chasse. Ma bonne hôtesse me prépare pour la nuit un lit de peaux de mouton, le plus confortable qui me soit échu depuis bien des mois.

16 novembre. — Nous déjeunons avant le jour et partons dans des bois très-épais. Nous glissons sur Jasper’s Lake pendant douze milles de longueur. Le vent souffle comme pour une tempête ; heureusement qu’il vient de la montagne. Nous n’aurions pas pu passer le long du lac, sur sa glace éblouissante, avec le surcroît d’une tourmente de vent et de grésil. La bise nous pousse si bien que nous ne pouvions nous arrêter qu’en nous couchant par terre. Quelquefois notre traîneau glisse tellement vile qu’il passe en ayant des chiens, tandis que nous sommes enveloppés par un tourbillon de neige qui nous empêche de voir à quelques pas devant nous.

Quand nous sommes à peu près à moitié du lac, nous apercevons deux Indiens qui, traversant, nous barrent notre chemin. Les rejoignant, nous nous assoyons tous pour fumer. Les Indiens, quand ils arrivent sur la glace ou sur la neige durcie, et qu’il faut ôter les snow-shoes, enlèvent aussi leurs moccassins et marchent pieds nus, de sorte qu’ils préservent leurs moccassins. Quand ils s’assoient, ils les mettent secs et s’entourent les pieds de leurs fourrures. Cette marche nu-pieds sur la glace par un tel froid semblerait dangereuse aux inexpérimentés, mais en réalité les pieds de ceux qui y sont accoutumés souffrent moins ainsi que chaussés ; car la glace entre dans les moccassins, et finit par déchirer la peau. Après avoir traversé le lac, nous descendons la rivière pendant cinq milles et nous campons.

17 novembre. — Nuit glaciale. Mais nous partons cependant bien en train. Cette heureuse disposition s’évanouit devant les difficultés que nous rencontrons. Dans les endroits rapides de la rivière, la glace devient rude, crevassée, dangereuse, et s’élève en montagnes de hauteur considérable formées par les blocs poussés les uns sur les autres. Quelques-unes de ces montagnes de glace sont si formidables que d’abord nous doutons de la possibilité de les franchir. Même dans les profondeurs, nous avançons lentement, cherchant notre route avec de longs bâtons pour nous assurer de la glace ; précaution nécessaire, car il y a souvent des couches qui se forment au dessus du courant ordinaire de l’eau et qui cèdent facilement ; le voyageur tombe ainsi ou dans le torrent au-dessous ou sur un autre plan de glace. Ces dangereux endroits proviennent des blocs qui s’amoncellent contre les rochers ou à quelque tournant de la rivière ; leur masse arrête ainsi l’eau au-dessus de laquelle se forme une mince couche gelée. Aussitôt que le poids de ce qui s’amasse devient trop lourd pour la digue, elle se brise et l’eau coule, laissant la couche de dessous sans soutien. Quand la neige recouvre cette couche, on ne peut la distinguer de la bonne glace, sans la tâter avec un bâton.

Nous n’avions pas fait une longue marche qu’un des hommes tombe dans un de ces trous ; heureusement il ne descend pas jusqu’à l’eau et nous le retirons rapidement. Nos chiens deviennent à peu près inutiles, ils ne peuvent enlever le traîneau sur la surface rugueuse de la glace ; nous le poussions derrière eux avec nos bâtons et souvent nous montons et descendons chiens et traîneau le long des parois de glace perpendiculaires (appelées bourdigneaux par les voyageurs) qui interceptent sans cesse notre marche. À cet endroit, il était impossible de quitter la rivière, tant le sol aux environs était déchiré. La forêt était elle-même si fourrée et si touffue que nous serions morts de faim longtemps avant d’en sortir. Une heure avant le coucher du soleil, je m’embourbai moi-même, et ce fut avec les plus grandes peines que j’évitai d’être enlevé par le courant qui marchait comme l’eau d’un moulin. Heureusement je ne perdis ni ma présence d’esprit ni mon bâton, et les hommes arrivèrent à temps, pour me sauver. Mais, dès que je sortis de l’eau, mes vêtements devinrent roides et nous dûmes camper pour la nuit.

18 novembre. — Nos peines semblent augmenter à chaque pas, mais nous n’avons pas à choisir. Aussi, nous remontant avec cette pensée qu’on ne sait ce qu’on peut supporter qu’après l’épreuve, nous nous préparons à partir de bonne heure. Notre premier ennui vint du départ du chien que M. Frazer m’avait prêté (le meilleur de tous). Il avait rongé sa corde et pris la fuite. C’est une perte grave, car, à part son utilité pour tirer le traîneau, nous ignorions si nous ne devrions pas le manger, nos provisions devenant très-restreintes et les lapins très-rares.

La tribulation qui suivit est le passage du grand rapide ; nous trouvons la rivière obstruée par des bourdigneaux de dix à douze pieds de hauteur sur quatre milles de long. Nous franchîmes ces pointes de glace avec d’incroyable souffrances, les membres meurtris par des chutes incessantes et les pieds coupés par les angles tranchants des glaçons brisés. Enfin, épuisés de fatigue et de douleur, nous campons découragés après une journée de dix à douze milles.

Pendant la nuit, nous nous réveillons par un vacarme effroyable qui se fait dans les blocs de glace. C’était la rivière qui montait. Je tremble que nous ne soyons écrasés dans notre campement qui est si proche ; mais les hommes sont trop fatigués pour bouger, et moi trop épuisé pour les sermonner. Nous continuons donc à dormir.

19 novembre. — Le matin, nous voyons que l’eau a passé par-dessus la glace, et nous devons faire un circuit par les bois. Nous trouvons tant de buissons et le bois tombé en si grande abondance, que nous taillons un chemin pour le passage du traîneau et des deux chiens. Il nous faut trois heures pour faire un mille avant de rejoindre les bourdigneaux ; ils nous semblent préférables encore aux fourrés et aux taillis impénétrables qui côtoient la rivière en ces endroits. Je souffre cruellement ce jour-là, car mes pieds sont si coupés par les cordons gelés de mes raquettes, que je laisse une traînée de sang derrière moi à chaque pas. Le soir, quand nous campons, il fait tellement froid que nous ne pouvons dormir que quelques minutes de suite ; quelque grand que fût le feu, il ne réchauffait que les parties de notre corps qui le touchaient presque ; nous marchons sans cesse pour ne pas geler.

20 novembre. — Ce matin, je vois que j’ai le mal que les voyageurs appellent le mal de raquettes. C’est le sort de ceux qui ne sont pas faits à ces chaussures ; on le sent à chaque pas. Je ne saurais comment dépeindre cette atroce souffrance, mais il semble que les os soient fracturés et que les jointures disloquées se heurtent à vif par chaque mouvement.

21 novembre. — Le matin, la rivière vient s’arrêter tout près du campement. Elle entasse les glaçons en pyramides avec un bruit terrible. Encore un détour bien pénible à faire par les bois. En regagnant la rivière, une neige épaisse se met à tomber et dure le reste de la journée ; ni cet embarras de plus, ni mon mal de raquettes, ni mes souffrances, ne nous empêchent de faire vite un bon bout de chemin. Nos vivres disparaissent rapidement : nous avions jusque-là donné à manger à nos chiens tous les jours ; mais notre guide nous engage à réserver nos ressources, qui sont trop précieuses ; quant aux chiens, ils peuvent marcher vingt jours sans nourriture. On les attache donc sans rien leur donner, et nous-mêmes ne mangeons que la demi-ration.

22 novembre. — La neige continue, légère mais intense, ce qui augmente nos peines ; mais nous avons traversé la rivière de Baptiste avant la nuit ; cette nuit me paraît moins froide, sans doute à cause de la neige qui tombe et de la tranquillité de l’atmosphère.

23 novembre. — La neige a cessé, mais reste fort épaisse, de manière qu’elle couvre les raquettes et les rend fort lourdes. Cela rend ma marche fort douloureuse, mais le temps est clair et beau, et le soleil, tant qu’il brille, nous soutient si bien que le soir nous avons fait trente-cinq milles. N’ayant pas de lapins, on se couche sans manger et sans rien donner aux chiens.

24 novembre. — Encore l’eau libre, donc détour dans les bois pendant un mille et demi, mais la forêt était un peu moins touffue et difficile. En rejoignant la rivière, nous nous trouvons en haut d’une colline, en bas de laquelle nous poussons le traîneau, les bagages et les pauvres chiens. Pour nous, nous glissons au commencement de la pente, quand nous déboulons tout à coup et tombons au fond pour finir ; toutefois nous ne nous faisons pas de mal, grâce à l’épaisseur de la neige, et après un peu de peine pour nous déterrer les uns les autres, nous reprenons notre route.

26 novembre. — Après vingt milles de marche, nous trouvâmes un courant si rapide que les glaçons désunis se bousculaient les uns les autres. De chaque côté, les berges s’élevaient perpendiculaires et impossibles à gravir ; et comme c’est une règle dans les voyages à l’intérieur des terres, de ne jamais revenir sur ses pas, nous campâmes à l’abri d’une colline dans l’espoir que le froid de la nuit ferait prendre les glaçons et nous permettrait de passer le lendemain.

Une fois au camp, les hommes me voyant souffrir terriblement du mal de raquettes, me conseillèrent de scarifier mon cou-de-pied et m’offrirent de faire cette opération, ce qui s’exécute avec une pierre à fusil aiguisée ; mais je redoutais que la gelée ne se mît dans les blessures et je refusai, sachant bien cependant qu’ils me conseillaient le meilleur remède. Nous n’avions pas pu tirer une seule pièce de gibier, et nous voyions avec terreur diminuer nos ressources ; nos pauvres chiens semblaient si épuisés et si sauvages que nous leur attachâmes la tête tout près des arbres pour les empêcher de ronger leurs liens et de se sauver.

26 novembre. — La rivière a pris pendant la nuit ; elle peut nous supporter, mais nous n’avançons qu’avec de grandes précautions ; nos raquettes couvraient assez de surface pour nous soutenir, mais la glace était encore si mince que les chiens et le traîneau la brisent ; nous aurions tout perdu, si notre Indien, avec une corde attachée au traîneau, ne l’avait tiré du trou. Après ce mauvais pas, nous glissons pendant quarante milles sur une glace suffisamment solide.

27 novembre. — Nous marchons très-bien jusqu’à midi, mais je souffre tellement du mal de raquettes, que je résous d’essayer de marcher sans elles. Je n’ai pas fait quelque pas que je passe à travers la glace. Heureusement j’en sors assez facilement, mais je suis trempé. Comme nous n’avons presque plus de provisions et que nous étions tous affamés, je pousse en avant, comptant sur le mouvement pour me réchauffer dans mes vêtements mouillés. Je n’ai pas froid, en effet, mais le frottement de mes habits de cuir dépouille mes jambes, grande souffrance. Nous campons après une rude journée, espérant pouvoir atteindre le fort Assiniboine le lendemain : ainsi nous achevons nos provisions.

28 novembre. — Départ à trois heures du matin, c’est plus tôt que d’habitude, mais nous n’avons rien à manger, et cela est décisif. Je commençais à me sentir cruellement éprouvé. Le mal de raquettes me torturait à chaque pas : la plante de mes pieds était à vif par suite des glaçons qui formaient tous les jours une épaisseur d’un pouce dans mes bas. Ces glaçons se brisent en petites miettes qui deviennent comme des graviers dans la chaussure ; de plus, j’étais affaibli par le manque de nourriture. L’espoir d’arriver en un lieu de sûreté me soutient pourtant, et je passe force bourdigneaux, lentement, il est vrai, mais avec courage. À la fin, la fatigue et l’affaiblissement nous font camper encore loin du fort. Longue consultation du soir pour savoir si nous mangerons les chiens ; mais leur maigreur les sauva : les deux ne nous auraient fourni qu’un repas insuffisant ; d’ailleurs ils pouvaient encore tirer le traîneau, et c’était à prendre en grave considération ; nous devions atteindre le fort le lendemain ; je dois avouer que si les pauvres animaux eussent été jeunes, ils auraient été mangés.

29 novembre. — Nous partons encore de grand matin, poussés par la faim. Dans ces régions du Nord, on part aussitôt éveillé et on va jusqu’au bout de ses forces. Le jour dure si peu (quatre ou cinq heures) à ce moment de l’année qu’on ne fait pas attention à la nuit, la réverbération de la neige et les lueurs du crépuscule suffisent pour qu’on voie à se conduire. Notre marche fût relativement moins pénible, quoique plus lente, et ce ne fut qu’à quatre heures du soir que nous atteignîmes le fort Assiniboine après avoir fait trois cent cinquante milles en quinze jours.

Aussitôt arrivés, tout le monde se met à la cuisine ; par bonheur, ce poste est bien fourni de poisson blanc que l’on prend en quantité immense dans un lac voisin, le lac M’Leod ; on en voit qui pèsent de six à sept livres.

Que ce fût la faim, ou la qualité du poisson, je l’ignore, mais il me parut le meilleur que j’eusse mangé de ma vie ; je me souvins de ce festin dans mes rêves, pendant bien des jours ensuite. Une des femmes se chargea de la difficile tâche de satisfaire mon appétit, tandis que mes deux hommes cuisinaient pour leur compte.

Pensant que personne n’y arriverait assez vite, les premiers poissons furent avalés dans un état qui eût fait rougir le cuisinier le plus ordinaire. Je me dominai cependant, et je donnai un instant à la dame pour préparer mon repas. Ayant enveloppé mes pieds dans des morceaux de toile propres et mis une paire de moccassins secs, je songeai aux pauvres chiens, et descendant avec des poissons, je les leur donnai. C’était merveille de voir les morceaux qu’ils engloutissaient sans songer un instant à les mâcher ; leur apparence après leur repas était singulièrement ridicule : leur ventre était gonflé comme une outre, et le reste du corps tout décharné.

En revenant, je trouvai que la brave femme n’avait pas perdu de temps, et bientôt, assis sur une pile de peaux de bison, devant un grand feu, je commençai le plus délicieux repas qu’il m’ait jamais été donné de faire. Je songeai alors avec joie aux dangers et aux souffrances par lesquelles je venais de passer. Je ne m’expliquai que par la terrible nécessité et l’instinct de la conservation la façon dont j’en étais sorti.

Combien les hommes mangèrent de poissons, je ne saurais le dire ; mais, une fois rassasiés, ils se mirent à dormir. Au milieu de la nuit, ils me réveillèrent pour me demander si je ne voulais pas me joindre à eux dans un nouveau repas, mais je refusai au grand étonnement de la femme qui m’avait cru malade parce que je n’avais mangé que quatre poissons sur sept préparés par elle. Le matin, toutefois, à cinq heures, je refis encore un déjeuner consciencieux, et quelle joie alors de me recoucher et de dormir encore, au lieu d’escalader les cruels bourdigneaux !