Les Indiens de la baie d'Hudson/Partie 1/Chapitre 6

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Traduction par Édouard Delessert.
Amyot (p. 41-48).



CHAPITRE VI.


J’arrivai au fort Garry environ trois jours après que les métis l’avaient quitté ; mais comme je tenais à voir une chasse aux bisons, je me procurai un guide, un char et un cheval de selle, et je partis pour rejoindre une des bandes. Nous fîmes le premier jour trente milles et campâmes dans une magnifique plaine semée de roses innombrables. La marche du lendemain fut fort pénible, car notre route traversait un pays marécageux ; nous fûmes obligés de filtrer l’eau que nous buvions, parce qu’elle renfermait énormément d’insectes très-dangereux, qui percent, dit-on, les parois intérieures de l’estomac, et causent la mort des chevaux eux-mêmes.

Le jour suivant, j’atteignis la rivière Pambinaw, et je trouvai la bande de chasseurs qui coupait des pieux pour mettre sécher la viande. On ne trouve plus après de lieux boisés, excepté à la réunion des trois bandes, près de la montagne de la Tortue, où on transforme la viande séchée en pimmikon. Voici le procédé : on presse les fines tranches de viande entre deux pierres, jusqu’à ce que les fibres se séparent ; on en met environ cinquante livres dans un sac de peau de bison, avec quarante livres de graisse fondue ; on mêle le tout et on coud le sac, ce qui forme une masse solide et compacte, d’où le nom pimmi, signifiant viande, et kon graisse. Chaque charrette rapporte dix de ces sacs, et tout ce dont les métis n’ont pas besoin pour leur usage est acheté avec avidité par la compagnie, qui l’envoie aux postes éloignés, pauvres en nourriture. Une livre de pimmikon équivaut à quatre livres de viande ordinaire, et se conserve pendant des années, exposée à n’importe quelle température.

La bande m’accueillit avec la plus grande cordialité. Il y avait deux cents chasseurs, sans compter les femmes et les enfants. Ces hommes vivent pendant les chasses dans des cases faites de peaux de bisons. Ils sont toujours accompagnés par un nombre immense de chiens, qui se nourrissent des carcasses et des restes de bisons tués ; ces chiens ressemblent beaucoup à des loups et viennent certainement d’un croisement de ces animaux. Pour la plupart, ils ne connaissent pas de maîtres, et sont parfois dangereux en temps de famine. J’en ai vu qui attaquaient des chevaux et les mangeaient.

Au lever du jour, on reprit la route vers les plaines. Les charrettes remplies de femmes et d’enfants, chacune décorée d’un drapeau ou de tel autre signe destiné à les faire reconnaître par leurs propriétaires, s’étendaient sur une longueur de plusieurs milles, et formaient avec les cavaliers qui les escortaient le plus curieux spectacle du monde.

Le lendemain, nous passâmes la montagne de la Danse-Sèche, où les Indiens ont coutume de danser et de faire des fêtes pendant trois jours et trois nuits, quand ils partent pour la guerre. Ils observent toujours cette coutume afin d’habituer les jeunes guerriers aux privations qui les attendent en expédition, et pour éprouver leur force et leur énergie. Car si l’un d’eux faiblit pendant ces trois jours de fête, on le renvoie impitoyablement au camp avec les femmes et les enfants.

Le soir du jour suivant, nous fûmes visités par douze chefs sioux avec lesquels les métis soutenaient une guerre depuis plusieurs années. Ils venaient négocier une paix durable ; mais pendant qu’on fumait le calumet de paix, on apporta le cadavre fraîchement scalpé d’un métis qui s’était écarté du camp, et sa mort fut tout de suite attribuée aux Sioux. Comme les métis n’étaient en guerre avec aucune autre tribu, une rage soudaine s’empara des jeunes gens, et ils se seraient vengés de la trahison supposée, sur les douze chefs qui étaient en leur pouvoir, sans l’intervention d’un chasseur plus âgé et plus calme, qui, blâmant un pareil manque à l’hospitalité, escorta les chefs jusqu’aux limites du camp, en les prévenant cependant que toute paix était impossible jusqu’à la réparation du meurtre de leur ami.

Exposés aux vicissitudes de la vie indienne, les métis se font toujours précéder par des éclaireurs, qui dépistent les bisons et les ennemis. Ils annoncent les bisons en jetant en l’air des poignées de poussière, et les Indiens en courant à cheval dans tous les sens.

Trois jours après le départ des Sioux, nos éclaireurs annoncèrent des ennemis en vue. Aussitôt cent des chasseurs les mieux montés se rendirent sur la place, et se cachant derrière les bords d’un petit ruisseau, dépêchèrent deux d’entre eux, en guise d’appât jeté aux Sioux ; ceux-ci, les croyant seuls, se précipitèrent en avant ; alors les chasseurs, se levant, firent une décharge qui descendit huit de leurs ennemis ; les autres s’échappèrent, bien que plusieurs dussent être blessés, à n’en juger que par le sang répandu sur leurs traces. Quoique ressemblant beaucoup aux purs Indiens, les chasseurs ne scalpent pas leurs ennemis, et dans le cas présent, satisfaits de leur vengeance, ils abandonnèrent les cadavres à la cruauté d’un petit parti de Saulteaux qui suivait la bande.

Les Saulteaux sont une fraction de la grande nation des Ojibbeways, les deux noms signifiant sauteurs, désignation qui leur vient de leur adresse à sauter avec leurs canots par-dessus les rapides qui se rencontrent sur leurs rivières.

Je fis le dessin de l’un d’eux, Peccothis, « l’homme à la loupe sur le nombril. » Il parut enchanté d’abord, mais ses compagnons rirent tellement du portrait et firent tant de plaisanteries, qu’il se mit en colère et insista pour que je le détruisisse ou du moins que je ne le montrasse plus pendant mon séjour dans la tribu.

Les Saulteaux, bien que nombreux, ne sont pas une tribu belliqueuse, et les Sioux, célèbres pour leur audace, leur ont longtemps fait une guerre acharnée ; aussi les Saulteaux ne chassent dans les prairies qu’en compagnie des métis. Sitôt qu’ils furent en possession des cadavres, ils commencèrent la danse du scalp et mutilèrent les corps de la plus horrible façon. Une vieille femme, qui avait eu plusieurs parents tués par les Sioux, se montra particulièrement forcenée en arrachant les yeux des morts et en les déchiquetant de toutes façons.

L’après-midi du lendemain, nous atteignîmes un petit lac où nous campâmes plus tôt que d’usage, à cause de l’eau. Le jour suivant, je vis une bande d’environ quarante vaches-bisons ; nos chasseurs de se mettre à l’œuvre. C’étaient les premières que je voyais, mais j’étais trop loin pour me mêler à la chasse. Les métis en rapportèrent vingt-cinq, qui furent les bienvenues, car nos vivres devenaient rares et j’étais fatigué de pimmikon et de viande sèche.

La partie supérieure de la bosse du bison, pesant quatre ou cinq livres, se nomme, chez les Indiens, la petite bosse. Elle est plus compacte que le reste, bien que fort tendre, et on la garde d’ordinaire. On couvre de graisse la partie inférieure, la plus large, qui est juteuse et d’un goût délicieux. La bosse et la langue sont les meilleurs morceaux du bison. Après nous être gorgés de ce festin, les chasseurs passèrent la soirée à rôtir les os et à en avaler la moelle.

Les deux ou trois jours suivants, nous ne vîmes que de fort petites troupes de bisons ; mais en avançant elles devinrent plus fréquentes. Enfin nos éclaireurs nous annoncèrent un troupeau immense à deux milles en avant. On reconnaît de loin les mâles à ce qu’ils paissent isolés, tandis que les vaches accompagnent les veaux et les maintiennent toujours au centre du troupeau. Un métis nommé Hallett, qui me soignait beaucoup, me réveilla le matin pour l’accompagner dans une reconnaissance, afin que je pusse examiner les bisons à leur pâturage et avant la chasse. Après six heures d’une rude marche, nous fûmes à un quart de mille du bison le plus rapproché. Le corps du troupeau s’étendait à perte de vue. Heureusement, le vent nous soufflait dans le visage, sans quoi les bisons nous auraient sentis à plusieurs milles. Je voulais les attaquer tout de suite, mais mon compagnon s’y opposa, afin de laisser le temps d’arriver au reste de la tribu, suivant les lois de la chasse. Nous nous cachâmes donc derrière un monticule, en dessellant nos chevaux pour les faire rafraîchir. Au bout d’une heure les chasseurs arrivèrent au nombre de cent trente ; chaque homme chargea son fusil et en examina la batterie.

Les plus âgés recommandèrent vivement aux plus jeunes de ne pas tirer les uns sans les autres. Chaque chasseur remplit sa bouche de balles pour les couler dans l’arme sans bourrer, afin de gagner du temps et de pouvoir charger au grand galop. Ajoutons tout de suite que le fusil risque d’éclater, mais les chasseurs n’y prennent pas garde ; l’arme ne porte pas loin non plus, mais cela n’a pas d’inconvénient, car on fait feu à bout portant.

Ces énormes bisons, qui dévorent la plaine en courant et que bousculent les chasseurs, et par-dessus tout une fusillade incessante, cela forme une scène d’une excitation inouïe. Sur chaque bison tombé, le chasseur heureux jetait simplement un objet de sa toilette, pour indiquer son gibier, puis il se précipitait sur un autre. Ces marques sont rarement contestées, mais, dans ce cas, on se partage le bison.

Tous préparatifs faits, nous marchâmes vers le troupeau ; à peine avions-nous fait deux cents pas, que les bisons nous virent et partirent à toute vitesse ; nous les suivîmes à fond de train, et en vingt minutes nous fûmes au milieu d’eux. Il pouvait bien y en avoir quatre ou cinq mille, tous taureaux, sans une seule vache.

La chasse ne dura qu’une heure et s’étendit sur un terrain de cinq ou six milles carrés, où l’on pouvait voir cinq cents bisons tués ou expirant. Pendant ce temps, mon cheval, qui marchait vite, se trouva tout d’un coup en face d’un gros bison qui était caché derrière un pli de terrain ; il se jeta de côté et, mettant son pied dans un trou, il tomba en me lançant avec une telle violence, que je perdis connaissance. Je revins assez vite à moi : des chasseurs avaient repris le cheval ; je me remis en selle, fort heureusement, car je trouvai plus loin un chasseur renversé de la même façon et qu’on rapportait évanoui au camp.

Je me joignis de nouveau à la chasse, et arrivant près d’un taureau très-fort, j’eus le bonheur de le descendre du premier coup. Excité par ce succès, je jetai sur l’animal ma casquette, et bientôt logeai une nouvelle balle dans un énorme bison. Celui-là ne tomba pas, mais s’arrêta et se tourna vers moi en mugissant et en me lançant des regards sauvages. Le sang lui coulait abondamment de la bouche, et je croyais qu’il allait tomber. Il était si beau ainsi que je ne pus résister au désir d’en faire un croquis. Je descendis donc de cheval et je commençais, quand l’animal se précipita sur moi ; je n’eus que le temps de sauter en selle et de me sauver, abandonnant mon fusil et toutes mes affaires.

Quand le bison arriva à l’endroit où je me tenais, il se mit à bousculer tout ce qu’il trouva, en mugissant furieusement ; puis il regagna le troupeau. Je repris mon fusil, le rechargeai et parvins à blesser mon gibier d’une deuxième balle. Cette fois le bison resta sur ses jambes assez longtemps pour que je pusse le dessiner. Ceci fait, je pris la langue des deux animaux que j’avais tués, et je rentrai au camp, suivant l’usage, avec ces trophées de ma victoire de chasseur.

J’ai souvent, depuis, vu des chasses indiennes au bison, mais jamais une semblable. En retournant au camp, je rencontrai un chasseur qui ramenait doucement un bison blessé. Il me dit qu’il ne le tuerait que près des tentes, afin d’éviter d’aller le chercher en charrette ; il lui avait déjà fait faire sept milles de cette façon. Le soir, en l’absence des chasseurs, un bison effarouché pénétra dans une des tentes du camp, faisant une peur horrible aux femmes et aux enfants. Les chasseurs, en rentrant, le trouvèrent encore embarrassé dans la tente et le tuèrent par l’ouverture d’en haut.