Les Indiens de la baie d'Hudson/Partie 1/Chapitre 8

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Traduction par Édouard Delessert.
Amyot (p. 54-66).



CHAPITRE VIII.


Ayant appris que deux petits sloops appartenant à une compagnie dont le territoire s’étend entre la rivière Rouge et Norway-House, allaient quitter le fort Inférieur ou le fort de pierre, je m’y rendis immédiatement avec M. W. Simpson, et nous y arrivâmes en trois heures. Cet établissement est plus grand que le fort Supérieur et plus solide encore, mais moins bien installé à l’intérieur. Nous nous y reposâmes une heure et nous embarquâmes dans un des sloops ; deux missionnaires catholiques, qui se rendaient à l’île la Croix, occupaient l’autre sloop. Nous descendîmes quelques milles sur la rivière, et jetâmes l’ancre devant la résidence de M. Smithers, le missionnaire protestant, où nous passâmes une bonne soirée, grâce à l’excellente cave de notre hôte. Le lendemain matin nous fîmes le tour de la ferme, qui nous parut dans un état magnifique. M. Smithers emploie surtout les Indiens, qui reçoivent, dans le produit, une part proportionnelle à leur travail.

Après un déjeuner cordial, nous nous séparâmes à contre-cœur de notre aimable hôte, et nous descendîmes le courant. À la nuit, j’entendis distinctement le bruit produit par le poisson de la rivière Rouge appelé le soleil ; je ne l’ai entendu que dans cette rivière. C’est un son qui ressemble au soupir d’une personne ; d’où provient-il ? je n’ai jamais pu m’en rendre compte. Nous ne fîmes que peu de chemin, le courant étant très-lent. Après avoir jeté l’ancre pour passer la nuit, les moustiques devinrent si odieux que M. Simpson et moi prîmes nos couvertures à terre, et nous réfugiâmes dans une case indienne à peu de distance du rivage, parce que la fumée qui remplit ces habitations en écarte les insectes. Il y avait là trois ou quatre familles de femmes et d’enfants, les hommes étant à la chasse. On nous abandonna un coin pour dormir, mais un effroyable orage qui s’éleva troubla notre repos. Ces tempêtes sont fréquentes ici ; les éclairs étaient si éclatants et les roulements de tonnerre si rapprochés que je crus plusieurs fois entendre notre vaisselle se briser en pièce. Les missionnaires restés à bord furent terrifiés, et passèrent, je pense, la nuit en prières. Peu de temps avant, une case contenant plusieurs personnes fut frappée par le fluide électrique ; quatre d’entre elles furent tuées sur le coup, les trois autres très-gravement blessées. Ce sont là des accidents communs sur les bords de la rivière Rouge.

8 juillet. — Ce matin grand vent debout, qui nous empêche de continuer pour le moment. Nous prenons, M. Simpson et moi, un canot, et remontons la rivière jusqu’à un camp indien de Saulteaux que nous avions vu le jour d’avant. Les Indiens nous entourent en nous demandant ce que nous voulons. Notre interprète leur dit que je venais pour faire leur portrait. Un d’entre eux, un énorme individu fort laid, tout à fait nu, s’avance en me disant de le dessiner, parce qu’il était tel que le Grand-Esprit l’avait fait. Je refusai toutefois, parce que je désirais dessiner une des femmes ; mais celle-ci s’y opposa, sous prétexte qu’elle ne pouvait se vêtir convenablement, à cause du deuil dans lequel elle était.

Après quelque difficulté, je réussis à exécuter un croquis d’une jeune fille dans le costume de la tribu, malgré les terreurs de sa mère, qui croyait la vie de son enfant en danger. Je lui répondis qu’au contraire, mon dessin prolongerait son existence, et elle se déclara satisfaite. Alors un magicien s’avança et nous offrit, moyennant une livre de tabac, de nous donner trois jours de bon vent. Nous marchandâmes jusqu’à amener le magicien à nous promettre du bon vent pour une petite poignée de tabac, et nous refusâmes de partager un grand chien rôti qu’on avait tué à notre intention. Nous retournâmes à bord pour y passer une nuit de tortures, dévorés par les moustiques, que la fumée ne suffisait plus à éloigner de notre cabine brûlante.

10 juillet. — Nous sommes obligés de nous tenir sous le vent d’une île rocailleuse assez basse, et bien que le flot se précipite avec force sur le rivage, nous nous décidons à le visiter pour nous reposer de la navigation. Nous avons une émotion, car le bateau se remplit d’eau avant d’arriver à terre. Cependant nous débarquons sains et saufs, et marchons à peu près un demi-mille. L’île est littéralement couverte de mouettes et de pélicans qui couvent ; tous s’enlèvent à notre approche en troupe si serrée que l’île entière semble s’envoler à la fois. Les pierres sont tellement criblées d’œufs et de petits, qu’on ne peut avancer sans en écraser. Fatigués par leurs cris discordants et par l’odeur fétide de leurs excréments, nous regagnons les vaisseaux. Les voyageurs et les Indiens prennent beaucoup d’œufs sur cette île, les œufs de mouette étant considérés comme un mets très-délicat dans de certaines saisons. Il ne semble pas qu’il y ait beaucoup de guano dans cet endroit, parce que probablement, dans les hautes eaux et pendant les pluies du printemps, l’île doit être couverte d’eau.

11 juillet. — Nous entrons dans les rapides situés entre le lac Winnipeg et le lac de la Plaine Verte. Ce nom lui vient d’une plaine de gazon où les Indiens jouent à la balle.

12 juillet. — Traversée du lac de la Plaine Verte : vingt-cinq milles ; le chenal passe au milieu de petites îles rocheuses, et si près qu’on pourrait y sauter du canot. De ce lac nous débouchons dans la rivière du Brochet, et le courant nous porte à Norway-House, à neuf milles, où nous arrivons dans l’après-midi. M. Ross, le gouverneur, nous reçoit avec une grande amabilité. Malgré l’aridité du sol et le froid de ces régions, une mission méthodiste s’est établie à quelques milles du fort. Elle est sous la direction du révérend M. Mason, et se compose d’environ trente habitations, avec une église et une maison pour le ministre. La compagnie soutient cette mission, dans l’espoir d’améliorer les Indiens ; mais, à n’en juger que par les apparences, sans grand succès ; car les naturels de ce lieu sont sans contredit les plus sales de tous ceux que j’ai rencontrés ; aussi, moins on parlera de leurs mœurs, mieux on fera.

Ces Indiens appartiennent à la tribu des Mas-ka-gau, ou Indiens boueux, ainsi appelés de leur habitation dans le pays marécageux qui s’étend de Norway-House à la baie d’Hudson. Cette race est plutôt plus petite que celle qui habite la plaine, probablement parce qu’elle souffre beaucoup de la faim. On cite même des cas où les Mas-ka-gau se sont mangés entre eux. Leur langage ressemble un peu à celui des Crees, mais il n’est pas agréable à entendre parler. Je fis le dessin de l’un d’eux, appelé l-ac-a-way, ou « l’homme qui est allé à la chasse sans lever le camp. »

Je restai à Norway-House jusqu’au 14 août, attendant la brigade d’embarcations descendue au printemps à la factorerie de York, dans la baie d’Hudson, avec les fourrures, et que l’on attendait à son retour avec les provisions pour le commerce de l’intérieur. Notre temps s’écoula d’une façon très-monotone jusqu’au 13, jour où M. Rowand, facteur chef, arriva avec six bateaux ; un des bateaux, sous la direction de M. Lane, était destiné à porter les fourrures que paye annuellement la compagnie de la baie d’Hudson au gouvernement russe, pour le privilège de commerce sur son territoire. Ces fourrures se composaient de soixante-dix paquets, contenant chacun soixante-quinze peaux de loutre de la plus belle espèce. On les réunit principalement sur la rivière Mackensie, d’où on les expédie à la factorerie d’York ; là on les trie et on les enveloppe avec le plus grand soin, puis on les porte sur le Saskatchawan, à travers les montagnes Rocheuses et la rivière Columbia jusqu’à l’île de Vancouver, d’où on les envoie à Sitka. Je parle ici en détail de ces fourrures, parce qu’elles nous causèrent toute sorte d’ennuis dans la suite de notre voyage.

Le 14 au matin, nous quittâmes Norway-House dans les embarcations pour aller au lac de la Plaine des Jeux. À peine entré dans le lac de la Plaine des Jeux, une grosse bourrasque sépara les bateaux, et nous jeta sur un rocher au milieu des eaux. Nous dûmes y rester deux nuits et un jour, sans un morceau de bois pour foire du feu, et exposés à une telle pluie qu’il nous fut impossible de dresser une tente. Dans le lointain, nous apercevions à terre nos compagnons plus fortunés, sous leur tente confortable, se chauffant devant un bon feu ; mais la bourrasque était si terrible que nous n’osâmes pas nous hasarder à quitter notre abri.

Le 16, nous pûmes rejoindre nos compagnons ; le feu et un bon repas nous remirent bientôt, et on repartit malgré le temps encore gros.

Ce lac, de trois cents milles environ, est si bas que, par les grands vents, la boue du fond remonte à la surface, ce qui lui a valu le nom de lac Winnipeg, ou lac boueux. Les vagues s’élevèrent tellement que la plupart des hommes furent malades, et que nous fûmes obligés de nous échouer, ne trouvant pas d’endroit pour débarquer. On vida les bateaux tant bien que mal, et nous restâmes dans cet endroit jusqu’au 18, occupés à tirer les canards et les mouettes, qui s’y tenaient en abondance, et qui fournirent à notre ordinaire.

Le 18 au matin, nous partîmes de bonne heure et arrivâmes dans l’après-midi à l’embouchure de la rivière Saskatchawan. La navigation s’interrompt à la chute que l’on nomme le Grand Rapide, long de trois milles, et qui présente partout une eau écumeuse : les bateaux peuvent le descendre, mais non le remonter.

Un de nos rameurs, nommé Paul Paulet, tomba un jour dans ce rapide, son aviron s’étant cassé, comme il s’en servait pour godiller : grâce à sa force herculéenne, Paulet put se remettre sur ses jambes et résister au courant jusqu’à ce que le bateau qui le suivait le rejoignît : il sauta dedans, et faisant force de rames, réussit à rattraper son canot, et à sauver ainsi un chargement d’une grande valeur. C’était un métis, et certainement un des plus beaux hommes que j’aie jamais vus. Nous campâmes sur le rivage, où nous demeurâmes jusqu’au troisième jour pour faire passer successivement toutes les marchandises. On rencontre habituellement dans ces parages des Indiens qui aident pour les transports, mais ils n’étaient pas là, pour notre malheur.

21 août. — Embarqués dans l’après-midi du 22, nous traversons le lac du Cèdre, pour rentrer dans la rivière Saskatchawan : d’innombrables petits lacs s’étendent sur tout le pays. Le 25, nous atteignons le « Pau, » église d’une mission anglaise, occupée par le révérend M. Hunter. Il habite une jolie maison, très-élégante à l’intérieur, décorée de peintures bleues et rouges ; c’est la grande admiration de son troupeau, qui se compose de la même tribu indienne qu’aux environs de Norway-House. M. Hunter m’accompagna à une case de magie, à peu de distance de son habitation. En y pénétrant, j’aperçus un sac en peau de loutre très-artistement travaillé, et en apparence rempli ; je demandai sa destination, et le magicien m’informa que c’était son sac de magie ; mais il ne voulut m’en laisser regarder le contenu que quand il eut appris que je dessinais et que j’étais moi-même magicien. Ce contenu se composait de morceaux d’ossements, de coquilles, de minéraux, de terre rouge et d’autres objets hétérogènes, d’un usage incompréhensible pour moi.

26 août. — Mais continuons notre route sur le bord de la rivière. Le 28 nous croisons l’embouchure de la rivière Cumberland. Là, les hommes mettent les bricoles pour traîner les bateaux en remontant la rivière pendant plusieurs jours. Vu une grande quantité d’os de bisons noyés l’hiver précédent en essayant de passer sur la glace : les loups les avaient rongés et nettoyés avec le plus grand soin.

30 août. — Nous avons rencontré aujourd’hui une bande de Crees qui nous procurèrent de la viande de bison, avec des langues et des queues de castors ; ce dernier morceau est considéré comme d’une grande délicatesse. C’est une substance grasse et cartilagineuse que je ne trouvai pas mangeable ; le reste de notre troupe sembla néanmoins le goûter beaucoup. Quant aux langues, elles étaient excellentes ; on les prépare en les séchant à la fumée des cases.

À mesure que nous remontions la rivière, les bords présentaient une apparence plus agréable ; ils se couvraient de pins et de peupliers ; ces derniers poussent où les pins brûlent. Les hommes souffrirent beaucoup de la chaleur, qui était excessive.

6 septembre. — À environ dix-huit ou vingt milles de Carlton, nous entendons un bruit terrible dans l’eau, mais si loin qu’on ne pouvait s’en expliquer la cause. M. Rowand crut d’abord que c’était un grand parti de Pieds-Noirs traversant la rivière à cheval derrière nous. Nous chargeons de suite nos fusils ; mais, en arrivant à l’endroit, nous découvrons que c’était le gardien des chevaux du fort qui faisait passer ses animaux, pour les mettre à l’abri des loups du voisinage.

7 septembre. — Le pays dans les environs de Carlton diffère beaucoup de celui que nous avions traversé jusque-là.

Il ressemble beaucoup plus à un parc, car les plaines ondulées sont parsemées çà et là de bouquets d’arbres. Les berges s’élèvent jusqu’à cent cinquante ou deux cents pieds en collines insensibles couvertes de verdure. Le fort, distant d’un quart de mille de la rivière, est entouré de pieux de bois et fortifié avec des espingoles et des pierriers montés dans le bastion. Il est plus exposé aux attaques des Pieds-Noirs qu’aucun des autres établissements de la compagnie. Les chevaux ont souvent été volés sans qu’on osât sortir du fort pour les aller reprendre. Les bisons sont ici abondants, à n’en juger que par les nombreux ossements épars dans le voisinage.

Nous restâmes au fort Carlton pendant plusieurs jours pour attendre les embarcations. Le deuxième soir de notre séjour, nous vîmes avec terreur un incendie se déclarer à l’ouest, dans les prairies : heureusement, quand le feu arriva à un demi-mille du fort, le vent changea et tourna au sud. Nous restâmes debout cependant toute la nuit, de crainte d’accidents. Quelques Indiens crees se tenaient aux approches du fort, qui est un endroit de commerce pour cette peuplade, une des plus importantes de celles qui obéissent à la compagnie d’Hudson. Cette tribu est de temps immémorial en guerre avec les Pieds-Noirs, qu’elle a même soumis une fois à sa domination. Aujourd’hui encore, les Crees traitent les Pieds-Noirs d’esclaves, bien qu’ils aient reconquis leur indépendance et soient courageux à la guerre. Ces guerres indiennes se prolongent d’années en années, et si elles étaient aussi meurtrières en proportion que chez les nations civilisées, la race indienne serait bientôt anéantie ; mais par bonheur les Indiens se contentent de petites victoires, et pourvu qu’ils rapportent quelques scalps et des chevaux, ils se montrent satisfaits de ces trophées.

Je fis un dessin d’après Us-koos-koosich ou le jeune gazon, un brave de la tribu cree. Il était très-fier de montrer ses blessures et fut mécontent de mon travail, parce que je n’avais pas indiqué toutes ses cicatrices, quel que fût leur emplacement. Son frère cadet avait été tué dans une querelle par un homme de la tribu et il avait dû attendre six mois avant de pouvoir, à son tour, tuer le meurtrier.

Cet usage de prendre vie pour vie est commun à tous les Indiens, et la première mort en entraîne beaucoup d’autres, jusqu’à ce que la paix se fasse par l’entremise d’amis puissants, le payement de chevaux ou d’autres objets de valeur. Toutefois un Indien en vengeant la mort d’un de ses parents ne cherche pas toujours l’offenseur véritable : pourvu qu’il soit de la tribu ou un de ses parents, sa mort établit la vengeance. Si l’offenseur est un blanc, le premier blanc venu sert de victime expiatoire.

M. Rundell, missionnaire en résidence à Edmonton, attendait notre arrivée à Carlton pour s’en retourner avec nous. Il avait avec lui un chat qu’il avait apporté d’Edmonton, ne voulant pas le laisser derrière lui, de crainte de le voir dévoré en son absence. Ce chat fut une ressource pour nous, une curiosité pour les Indiens et une mine d’inquiétude et de soucis pour son excellent maître.

Le matin du 12 septembre, nous partîmes à cheval, M. Rowand, M. Rundell et moi, pour Edmonton. Les Indiens s’étaient réunis en foule au fort pour nous voir et nous serrer la main. Nous ne fûmes pas plutôt en selle, que M. Rundell, leur favori, entra pour une grande part dans leurs attentions, ce qui ne sembla pas sourire à son cheval. M. Rundell avait attaché son chat par le cou au pommeau de sa selle avec une ficelle de quatre pieds de longueur, et fourré l’animal dans sa redingote pour plus de sûreté. Le chat, qui ne goûtait pas les sauts du cheval, fit un bond, à l’ébahissement des Indiens, qui ne comprenaient pas d’où il sortait. Retenue par sa ficelle, la malheureuse bête s’enroula dans les jambes du cheval et se mit à les mordre. Celui-ci devint furieux, et se mettant à ruer, lança M. Rundell par-dessus sa tête, sans lui faire grand mal. Ce fut une convulsion de rire générale, avec accompagnement de miaulements et de cris d’Indiens, ce qui donnait à cette scène un caractère d’un comique indescriptible : par bonheur, la vie du chat fut sauve, parce que la ficelle se brisa.

Nous fûmes accompagnés par une troupe de chasseurs qui se rendaient à un piège à bisons placé à six milles de distance. On ne peut établir ces pièges que dans le voisinage des forêts, parce qu’ils sont faits de bûches grossièrement entassées, hautes de cinq pieds, sur un terrain de deux acres. D’un côté, on ménage une entrée de dix pieds de largeur ; puis, sur un espace d’un demi-mille, une rangée de poteaux symétriques, appelés hommes morts, vont en s’élargissant graduellement jusque dans la plaine. Nous trouvâmes près du piège une bande attendant impatiemment les bisons que les chasseurs devaient y pousser. Voici comment ils s’y prennent : un homme monté sur un cheval très-vite court en avant jusqu’à ce qu’il voie une bande de bisons. Dès qu’il l’a rejointe, il allume une poignée d’herbes sèches ; la fumée s’élève : aussitôt que les bisons l’ont sentie, ils s’enfuient à fond de train. L’homme alors galope le long du troupeau, qui, par suite d’un instinct invincible, cherche invariablement à passer devant le cheval. J’ai vu des bisons me suivre ainsi pendant des milles entiers. Le chasseur possède là un moyen sûr, pour peu qu’il manie bien son cheval, de conduire le troupeau où bon lui semble. Les Indiens, couverts de peaux de bisons, se placent derrière les poteaux ou hommes morts, et lorsque le troupeau est entré dans l’avenue, ils se lèvent et le poussent jusqu’au milieu de l’enceinte, où se trouve un arbre. À cet arbre pendent des offrandes au grand Esprit pour que la chasse soit belle. Dans les branches se tient un magicien avec sa pipe de magie, qu’il agite continuellement en chantant des prières afin que les bisons soient nombreux et gras.

Le troupeau entré dans l’enceinte, on ferme de suite la porte avec des pieux ; les bisons courent en rond les uns après les autres, essayant rarement de sortir, ce qui ne serait cependant pas difficile ; si un d’entre eux y songeait, tous les autres pourraient s’échapper. À ce moment, les Indiens les tuent avec leurs flèches et leurs couteaux.

Tant que l’on pousse les bisons, le spectacle est très-pittoresque ; mais le massacre le fait devenir plus pénible que beau à voir. C’était le troisième troupeau que l’on poussait dans cette embuscade depuis dix ou douze jours, et les carcasses en putréfaction infectaient l’air. Les Indiens massacrent ainsi des quantités de bisons, probablement pour le plaisir de la destruction. J’ai vu une embuscade de ce genre tellement pleine de carcasses que je ne pouvais comprendre comment tant de bisons avaient pu y tenir vivants. Il arrive parfois que les animaux sont si serrés dans l’enceinte qu’ils en brisent les pieux par leur seul poids. On me parla d’une embuscade entièrement formée des ossements de bisons empilés en rond comme les bûches que je viens de décrire. Cette négligence de ne pas recueillir la viande expose les Indiens à de grandes privations pendant la saison où les troupeaux émigrent vers le sud.

Comme cela arrive souvent dans ces chasses, une grande bande de loups errait autour de nous dans l’espoir d’une fête, et un jeune Indien, pour nous montrer son adresse, s’élança vers eux. Il arriva à en séparer un du troupeau, et, malgré tous les détours du loup, l’amena dans notre voisinage. En approchant, il lâcha la bride de son cheval et on aurait cru, aux évolutions de l’animal, qu’il était aussi ardent à la poursuite que son maître. Celui-ci, dès que le loup fut près de nous, le transperça d’une flèche du premier coup. Nous choisîmes un joli endroit sur le bord de la rivière, et nous y campâmes.

13 septembre. — Ce matin nous avons passé une petite île où nous avons vu dix-huit daims. Un de nos chasseurs les tourna, et fit coup double sur eux. Le reste du troupeau vint sur nous, et comme un superbe mâle montait la berge, nous le tirâmes. Je le suivis à son sang et je le vis bientôt couché, en apparence si épuisé, que je ne le tirai même pas ; je le perdis pour ce motif, car en m’approchant il fit un bond et disparut dans le fourré sans que je pusse le rejoindre. En revenant, je trouvai deux loups occupés à lorgner mon cheval, qui tremblait de tous ses membres. L’un d’eux se préparait à l’attaquer : j’eus la satisfaction de les tuer l’un après l’autre en deux coups de fusil.