Les Infortunes d’un Poète autrichien

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Les Infortunes d’un Poète autrichien
Revue des Deux Mondes4e période, tome 124 (p. 697-708).
LES
INFORTUNES D’UN POÈTE AUTRICHIEN

Un poète autrichien, Franz Nissel, né à Vienne le 14 mars 1831, mort le 20 juillet de l’an dernier, s’est toujours regardé comme le plus malheureux des hommes. Il se plaignait d’avoir perdu sa vie, et il s’en prenait à lui-même autant qu’aux autres. « Mes cheveux grisonnent, disait-il en 1889, mes forces s’en vont. Je n’ai jamais eu de bonheur ; j’ai peu vécu et, ce qui m’est plus amer encore, peu produit et désormais je n’ai plus rien à espérer. Cependant je me sentais heureusement doué, j’avais de l’ambition, et jamais cœur plus noble ne battit dans une poitrine d’homme. Si on avait été plus bienveillant pour moi et si ma santé délicate et chancelante n’avait entravé tous mes efforts, le monde aurait eu un grand poète de plus. — Est-ce ma faute, avait-il écrit trente ans auparavant à l’un de ses meilleurs amis, M. Maurice Loewy, est-ce ma faute si Dieu m’avait commandé de n’aspirer qu’aux grandes choses, et si nous vivons dans un temps où quiconque a le goût du grand doit se résignera n’être qu’un paria ? » Et en 1867, il écrivait à sa sœur, la tendre et secourable confidente de ses pensées : « Je suis un moderne Sisyphe, mais je suis aussi un Prométhée, cloué à son rocher et dont un vautour ronge le cœur. »

Cet incurable hypocondre avait-il donc tant à se plaindre de la nature et des hommes ? Sa santé, si délicate qu’elle fût, ne l’a jamais empêché de travailler, et le ciel lui avait fait la grâce de lui révéler de bonne heure sa vocation, sans qu’il eût la peine de la chercher. Dès sa première jeunesse, il avait eu la passion des vers, des drames historiques, des tragédies, et il a passé sa vie à faire des tragédies et des drames en vers. Les plus malheureux des poètes sont ceux qui, ayant plus de génie que de talent, conçoivent, imaginent, inventent et ne savent pas exécuter. L’outil leur manque. Cette misère a été épargnée à Franz Nissel. Il avait un vrai talent, et ses pièces ne pèchent point par l’exécution. Il connaissait le théâtre, il avait le don de l’émotion, il y a dans tous ses drames des scènes qui portent. Ce qu’on pouvait lui reprocher, c’était d’avoir trop de goût pour les situations noires, pour les caractères sombres et mystérieux. Il a mis en scène, dans son Persée, une Romaine fort étrange et fort romantique, dont la destinée est de tuer tous ceux qui ont l’imprudence de l’aimer, et qui finit par se tuer elle-même. C’est une vraie furie, et cette furie n’est pas adorable. On lui a reproché aussi d’avoir trop de penchant à la déclamation, ses héros se donnent trop souvent le plaisir de s’apostropher eux-mêmes : — « Oh ! mon œil, regarde-le mourir, et reste sec, si tu le peux !… Coule, mon sang, coule à gros bouillons !… Ô mon oreille, le bruit de ses victoires t’assourdit, et le moindre souffle de la brise te parle de sa grandeur. » Ulysse a dit un jour à son cœur : « Sois patient ! » Mais il ne l’a dit qu’une fois. De son temps, la rhétorique n’avait pas encore été inventée.

Nissel était un artiste sérieux, et il a su se corriger avec l’âge de ses défauts de jeunesse. C’est à peine si on en retrouve quelque trace dans son Agnès de Méranie, qui ne ressemble point à celle de Ponsard et qu’il considérait avec raison comme sa meilleure tragédie. Cependant, si mon impression est juste, son vrai chef-d’œuvre est la comédie historique qu’il a intitulée : Une couchée de Mathias Corvin : Ein Nachtlager Corvins. Un seigneur hongrois, gouverneur du château de Pressbourg, s’est marié sur le tard ; fort jaloux de sa femme beaucoup plus jeune que lui et d’une remarquable beauté, il la tient enfermée entre les quatre murs de sa forteresse. Son mauvais destin le condamne à donner pour une nuit l’hospitalité à son roi, Mathias Corvin. Il admire beaucoup ce héros, mais il le sait fort sensible à la beauté des femmes, et il s’arrange pour lui cacher la sienne. Quand ce vert-galant demande à voir la châtelaine, il lui présente sa belle-sœur, jeune éventée, qui se prête de grand cœur à la plaisanterie. Il s’est cru fort habile, et peu s’en faut que son stratagème n’attire sur lui le malheur qu’il redoutait. Cette comédie, que Nissel aurait pu intituler : Les précautions dangereuses, est vivement menée. L’intrigue est ingénieuse, les situations sont piquantes, il y a de l’esprit dans le dialogue, de la fantaisie dans l’invention, et, chose rare dans le théâtre allemand, les caractères, finement tracés, se soutiennent jusqu’au dénoûment. Je suis de l’avis d’un critique qui trouvait cette pièce aussi agréable, aussi amusante qu’habilement construite, et je me demande si ce poète qui aimait le sombre n’avait pas encore plus de talent pour la comédie que pour le drame.

Nissel était-il un de ces génies qui, méconnus de leur vivant, ont besoin d’avoir quelques années de cercueil pour se faire rendre parmi monde ingrat une tardive justice ? Un de ses drames populaires, la Magicienne, Die Zauberin am Stein, obtint à Vienne un éclatant et durable succès. Le public avait fait à son Persée, il en convenait lui-même, l’accueil le plus chaud et témoigné son enthousiasme « par une tempête d’applaudissemens tels que les murs du vieux et vénérable temple des Muses n’en avaient jamais entendu. »

Il était connu, apprécié dans toute l’Allemagne. En 1878, le prix de la fondation Schiller, destiné à récompenser la meilleure tragédie, fut décerné à l’auteur d’Agnès de Méranie. Dès ses débuts il avait trouvé dans un journaliste autrichien fort courtisé et fort redouté, le célèbre Saphir, rédacteur de l’Humoriste, un bienveillant protecteur qui ne lui a jamais marchandé les éloges. Plus tard il fut loué, prôné par les maîtres de la critique allemande, Julian Schmidt, Rudolf Gottschall, Paul Lindau, Julius Rodenberg. Le conseil municipal de Vienne lui vota à l’unanimité une récompense honorifique. L’année suivante, comme il entrait dans sa 61e année, il reçut de toutes parts des adresses, des lettres, des télégrammes : sa porte était assiégée par les délégués qui lui apportaient les congratulations de toutes les sociétés littéraires.

Il fut très sensible, il en convenait encore, à ces témoignages d’admiration et de respect ; mais il restait sombre ; il se disait mélancoliquement : « Et après ? On m’honore aujourd’hui ; m’honorera-t-on demain ? Ma gloire n’est-elle pas un soleil qui se couche ? » Il se demandait si ces derniers hommages, qui réjouissaient sa vieillesse, n’étaient pas comme un adieu de la destinée, qui prenait congé de Franz Nissel, se mettait en règle avec lui, et lui disait : « Je t’ai payé ma dette, me voilà quitte, et tu peux mourir, tu ne recevras plus rien de moi. »

Quand il se comparait à Sisyphe et à Prométhée, on était tenté de lui répondre : « Vous avez l’humeur bien chagrine. Un homme qui a fait tout ce qu’il voulait faire, qui a été tout ce qu’il voulait être, qui a donné au monde tout ce qu’il pouvait lui donner et que le monde a récompensé selon ses mérites, n’a pas de griefs sérieux contre la destinée. Vous êtes un de ces poètes qui transforment leurs contrariétés en catastrophes, à qui les petits chagrins communs à tous les hommes apparaissent comme des calamités extraordinaires et qui, lorsqu’il leur échoit quelque bonne fortune, s’empressent de mêler l’amertume de l’absinthe à la douceur de leur vin et d’empoisonner leurs joies par leurs réflexions moroses. » Et cependant, en lui parlant ainsi, on lui aurait fait tort ; il avait bien quelque sujet de n’être pas content de la vie. Il tenait à ce qu’on le sût ; il s’était promis d’expliquer son cas à ses amis comme aux indifférens, et en 1889, il avait entrepris d’écrire ses mémoires. Il n’est pas allé jusqu’au bout, le temps ou la force lui a manqué, il s’est arrêté à la fin de l’histoire de sa jeunesse. Sa sœur, Mlle Caroline Nissel, qui vient de publier ces mémoires inachevés, les a complétés par des fragmens de journal et des lettres, et désormais de sa naissance jusqu’à sa mort nous le connaissons bien[1].

Quand on a lu ce livre, on est obligé de confesser que quels qu’aient été ses succès et ses satisfactions d’amour-propre, Nissel n’a pas fait tout ce qu’il voulait faire, qu’il n’a pas été tout ce qu’il voulait être, qu’il serait injuste de le classer parmi les simples hypocondriaques, qui ne savent pas distinguer une mouche d’un éléphant. S’il n’était pas Prométhée, si son vautour n’était qu’un épervier, il est certain que ses malheurs n’étaient pas purement imaginaires, mais il l’est aussi que son imagination travaillait sans cesse à les aggraver. Plût au ciel qu’il ne l’eût employée qu’à trouver des sujets de tragédie ! Il aimait à s’en servir pour se tourmenter lui-même, après quoi il faut convenir que c’est un mal très réel que d’être né avec une imagination malheureuse.

« Ai-je jamais été jeune ? dit-il dans ses mémoires. Si l’insouciance, la gaîté du cœur, la légèreté des pensées, si la fraîcheur des sensations, les douces espérances et les illusions couleur de rose, si les joies candides et les chagrins facilement consolés sont l’apanage de la jeunesse, la mienne a fini à l’âge de treize ou quatorze ans. Jusque-là j’avais été un enfant, et tous les enfans se ressemblent. » Il avait ressenti pourtant dans les premières années de sa vie un étonnement que tous les enfans n’ont pas eu l’occasion d’éprouver. Sa mère était accouchée de trois jumelles. Ces microscopiques créatures, mignonnes et jolies à ravir, se ressemblaient tant que lorsqu’on les baptisa, on ne les distinguait les unes des autres qu’à la couleur de leurs rubans. Elles ne tardèrent pas à mourir. « Leurs petits cercueils, nous dit-il, me firent l’effet de jouets. » Peu après, d’autres décès survinrent ; dans l’espace de quatorze mois, il vit sortir de la maison paternelle cinq morts, et il lui sembla que sa vie s’annonçait mal.

Ses parens étaient comédiens. Son père, qui appartenait à une vieille famille bourgeoise de Vienne, s’était senti de bonne heure la vocation du théâtre et sous le pseudonyme de Joseph Korner avait joué les premiers rôles à Nuremberg, à Munich et sur les principales scènes de province de l’Autriche. Sa mère avait plus d’ambition que de talent, le public ne l’avait jamais goûtée. Jalouse des succès de son mari, elle entendait qu’il n’acceptât aucun engagement sans avoir stipulé au préalable que les directeurs la traiteraient sur le même pied que lui. C’était lui demander de mourir de faim. De là des récriminations, des zizanies, d’incessantes querelles, qui attristaient cet intérieur ; peu s’en fallut qu’on n’en vînt à une séparation. Franz Nissel armait tendrement sa mère, il était porté à épouser tous ses griefs. Il ne comprit que plus tard que son père avait quelquefois raison, que le plus grand tort de Joseph Korner avait été de compliquer son existence par un mariage imprudent.

Ces époux mal assortis s’en allaient de ville en ville, se rendant où les directeurs les appelaient, et leurs enfans étaient condamnés à la vie nomade. Franz avait commencé ses études à Linz, il les continua à Lemberg, puis à Vienne. Cela faisait une éducation fort décousue. Ne prenant racine nulle part, changeant sans cesse de professeurs et de camarades, il se dégoûta bientôt de l’école, voulut être son propre maître, s’en remit à lui-même du soin de s’instruire. Les autodidactes sont une race fort méritante, mais sujette à de grands travers. Il leur arrive souvent d’enseigner pompeusement à l’univers des vérités aussi vieilles que lui, qu’ils considèrent comme leurs inventions personnelles. Ils découvrent l’Amérique, et quand ils sont forcés de convenir qu’elle avait été découverte avant eux, ils en éprouvent quelque déplaisir. C’est un chagrin que Nissel a ressenti plus d’une fois dans sa vie.

Sa mère s’entendait mieux à mettre des enfans au monde qu’à les élever. Après les trois jumelles, elle devait perdre encore une fille et un fils. Franz était destiné à devenir sexagénaire, mais il fut toujours frêle et languissant, et il s’en prenait à sa mère, qui l’avait trop choyé, trop dorloté, élevé dans du coton. Quoiqu’il eût la taille haute, élancée et que sa moustache et sa barbe lui soient venues de bonne heure, il n’eut jamais de santé. Il avait la poitrine faible, et dès sa première jeunesse il fit connaissance avec le catarrhe, la fièvre, les crachemens de sang. Se repliant sur lui-même, ce valétudinaire devenait de plus en plus impropre au commerce des hommes. Il s’en trouva mal dans son âge mûr ; quand il eut des marchés à conclure, il s’y prit gauchement, et tour à tour il cédait ou résistait trop. Comme il avait l’âme aimante, il est toujours demeuré fidèle à ses amitiés de jeunesse ; mais il ne se sentait parfaitement à l’aise que dans sa propre société, et à tous les plaisirs il préférait les douceurs de la vie contemplative. Ses songeries solitaires et ses lectures clandestines lui suggéraient une foule de réflexions, dont il ne faisait part à qui que ce fût, qu’il ne discutait avec personne, et c’est surtout dans la jeunesse que les discussions sont utiles. Elles nous apprennent à nous défier un peu de notre jugement, à ne pas nous ériger en pontifes infaillibles.

Ce fut à Lemberg qu’il dévora coup sur coup le plus de vers, de pièces de théâtre, de romans. Les Mystères de Paris et le Juif-Errant, alors dans leur nouveauté, lui firent la plus vive impression. Il déclare dans ses Mémoires « que ces deux livres ont exercé une grande influence sur le développement de ses principes politiques et sociaux, sur toute sa manière de penser et de sentir. » — « On rabaisse trop, nous dit-il, les romanciers français de ce temps, on les traite de haut en bas, et on croit avoir tout dit quand on les accuse d’avoir visé surtout à l’effet et aux excitations sensuelles. Leurs œuvres témoignaient d’un incontestable talent, d’une grande puissance de composition, d’une imagination riche et féconde, mise au service d’idées supérieures. » Ce fut d’Eugène Sue qu’il apprit que personne n’a le droit de posséder le superflu, aussi longtemps que tout le monde n’a pas le nécessaire. Il n’a guère eu l’occasion de pratiquer cette morale, car, durant tout le cours de sa vie, il eut à peine le nécessaire, et s’il n’a pas connu la faim, il s’est dit plus d’une fois : « Aurai-je de quoi vivre dans six mois d’ici ? » Après s’être repu de romans socialistes, il se mit à lire des manuels d’histoire, et sa mélancolie s’en accrut. Il ne voyait partout de siècle en siècle que des peuples opprimés, des luttes tragiques, d’indicibles souffrances, les natures nobles vouées aux plus tristes destinées, les petits condamnés à engraisser la terre de leur sang pour y faire pousser des lauriers. Ne fallait-il pas que les ambitieux, les grands capitaines, les rois et les empereurs eussent quelque chose à se mettre sur la tête ? Les conclusions qu’il tirait de ses lectures historiques le remplissaient tour à tour de pitié ou de colère. Que ne les discutait-il avec un ami sage et d’esprit mûr ! Mais, je l’ai dit, il ne discutait rien qu’avec Franz Nissel, et ils étaient toujours du même avis.

Cet adolescent s’était fait ses opinions surtout, et l’âge ne les a point changées. Il avait décidé que le monde tel qu’il est a un visage déplaisant, mais ce qui lui déplaisait encore plus, c’était la figure du prince de Metternich. Il écrira un jour qu’il aurait fait de grandes choses s’il était né dans un pays libre, mais que l’Autriche n’était pas une vraie patrie. L’Autriche dont il parlait était celle que M. de Metternich avait créée et façonnée à sa guise, et par malheur l’œuvre a survécu de quelque temps à l’ouvrier. Il faut avouer que personne n’a surpassé cet homme d’État dans l’art de cloîtrer les peuples, en les privant de toute communication avec le dehors et leur laissant tout juste assez d’air pour qu’ils ne mourussent pas d’asphyxie. Il reconnaissait aux hommes le droit de se nourrir et de s’amuser, et il favorisait les intérêts matériels comme les divertissemens publics ; mais il faisait une guerre implacable aux idées ; les plus inoffensives lui étaient suspectes et d’où qu’elles vinssent, il leur coupait le chemin, leur disait : « On ne passe pas. » Il posait en principe que la pensée est une maladie mortelle ou tout au moins un exercice dangereux qui n’est propre qu’à faire des mécontens ou des fous, et quand la partie pensante de la nation lui disait : « De grâce, ouvrez cette porte, cette fenêtre, l’air nous manque, laissez-nous respirer ! » il répondait : « Je n’en vois pas la nécessité ; mangez, buvez et amusez-vous. » Tous les poètes autrichiens qui ont passé la belle saison de leur vie sous ce régime de compression en ont gardé jusqu’à leur mort un angoissant et pesant souvenir. Ces prisonniers, élargis trop tard, se félicitaient d’être rendus à la liberté mais on n’avait pu leur rendre leur jeunesse.

Franz Nissel était à Vienne, où son père avait été appelé par le directeur du Burgtheater, lorsque éclata la révolution de 1848, qui lui parut l’étincelante aurore d’une ère nouvelle. Il se flatta quelque temps que ses rêves humanitaires s’étaient accomplis, que, par l’effet d’un miracle, l’Autriche allait devenir en un jour le paradis des belles âmes et des esprits libres. Sa joie fut courte. La réaction triompha, et, après une fâcheuse alerte, on crut ne pouvoir mieux faire que d’en revenir aux vieux principes de gouvernement, et de répéter le grand mot : « Quiconque pense est notre ennemi, amusez-vous. » Ce jeune homme, qui prenait tout au sérieux, n’eut garde de profiter de la permission ; il était capable de tout, sauf de s’amuser. Il gémit durant de longues années encore sur l’asservissement de son pays. Mais lorsque les désastres de 1866 eurent mis hors de service la vieille machine, et qu’un souverain, éclairé par le malheur, appela dans ses conseils un ministre intelligent et libéral, tout changea, et Nissel reconnut lui-même que l’Autriche était devenue une patrie habitable.

Cependant il ne put jamais dégorger le fiel et le poison dont il s’était si longtemps nourri, et il continua de trouver à l’univers une figure déplaisante. Il n’y avait pas un souverain, un homme d’État dont la politique ne lui fût un sujet de tristesse ou de scandale. Napoléon III lui inspirait une invincible aversion, et il tenait l’attentat d’Orsini pour une œuvre de sainte justice, l’exécution de ce héros pour un abominable forfait. Il s’indignait du crédit dont « le tyran » jouissait en Europe et qu’il fût honoré des uns comme le sauveur de la société, des autres comme le représentant de la Révolution et le libérateur des peuples. Cependant on ne voit pas qu’il se soit réjoui de sa chute et des victoires allemandes. Il reprochait à ceux qu’il appelait les missionnaires de la culture germanique les exagérations de leur amour-propre national, qui leur avait rétréci le cœur et le cerveau. Il ne leur pardonnait pas leur mépris pour les peuples étrangers, et il comparait leurs procédés à l’égard des provinces conquises à ceux d’un séducteur brutal, disant à la femme dont il recherche les bonnes grâces : « Aime-moi, ou je te viole. » Somme toute, il ne s’est pas passé jusqu’à sa mort un seul événement qui lui ait procuré un véritable plaisir. Il croyait s’être aperçu que les accidens heureux de l’histoire ont souvent de funestes conséquences ; il avait peur des lendemains et pensait que, quoi qu’il arrive, c’est le diable qui rit le dernier.

Les seules bonnes heures de sa vie étaient celles où, retiré dans quelque maison de campagne, en pleine solitude, au milieu de la verdure et des fleurs, il s’occupait d’imaginer ou d’écrire une tragédie. Tout entier à son inspiration, il s’identifiait avec ses personnages, s’associait à leurs glorieux destins et marchait avec eux sur les nuées. Alors il oubliait tout, les mélancolies de son enfance, les trois petits cercueils, les morts qui avaient suivi, le prince de Metternich, NapoléonIII et les misères de la vie humaine. Il éprouvait aussi d’assez vifs plaisirs quand son drame était joué et applaudi. Mais que de mécomptes, de déconvenues, de déboires se mêlaient à ses joies ! Il fallait multiplier les démarches pour faire accepter ses pièces, et on les refusait souvent. Une fois reçues, il fallait les défendre contre les ciseaux d’une impitoyable censure et contre la critique pointilleuse ou fantasque des directeurs. On exigeait de lui des changemens auxquels il se résignait la mort dans lame. Il croyait au caractère sacré de ses inspirations et que mutiler telle tirade, supprimer telle scène était un crime contre le Saint-Esprit.

Un jour qu’on demandait à Henri Laube s’il reprendrait Agnès de Méranie : « L’auteur, répondit-il, est un homme de grand talent, il y a du bon dans sa pièce, mais elle est beaucoup trop longue. — Ne pourrait-on pas la raccourcir ? — Allez le lui demander, si vous l’osez. » Nissel manquait de souplesse ; c’est une qualité ou un défaut que n’acquièrent pas les solitaires. Au surplus, quand il avait franchi tous les défilés, et amené sa pièce à bon port, quelque accueil que lui fit le public, il en retirait peu de profit. Les Viennois n’ont pas l’imagination tragique ; les aventures de Betty et de Peppi les intéressent beaucoup plus que les révolutions des empires ou les emportemens d’un roi qui a des difficultés avec le Saint-Siège. « Entrez dans le goût du public, faites-nous des comédies, faites-nous des vaudevilles. » Il répondait qu’il ne faisait rien de bon que lorsqu’il se sentait inspiré, qu’il n’y avait que les grands sujets, les grands événemens, les grandes passions qui l’inspirassent, et, maudissant le public et son sort, il s’indignait que les tragédies fissent de si maigres recettes. Il était le moins cupide des hommes, mais il était fier, et s’il voulait gagner de l’argent, ce n’était pas pour satisfaire de coûteuses fantaisies, mais dans le louable dessein de n’être plus à la charge de sa famille, qui avait dû subvenir souvent à ses pressantes nécessités. Dès 1859, son père lui avait dit un mot qui lui était resté sur le cœur : « À dater de ce jour, arrange-toi pour conquérir ton indépendance. » C’était son plus cher désir ; mais, les dieux conspirant avec les hommes, il n’a jamais pu dire : « Je n’ai plus besoin de personne. »

Un mariage d’amour avait encore empiré sa situation. Après avoir longtemps cherché une femme capable de savoir ce qu’il valait et de le rendre heureux, il avait épousé en 1863 la fille d’un baron, veuve d’un premier mari, laquelle ne possédant rien et ne pouvant avoir aucune part à l’héritage de son père, s’était faite cantatrice. Elle était belle, elle avait du talent, les directeurs lui voulaient du bien, et en joignant à ce que gagnait sa femme le peu qu’il gagnait lui-même, Nissel pouvait se promettre de renflouer sa pauvre barque éternellement échouée sur des bas-fonds. Peu après leur mariage, sa femme fut prise d’une toux opiniâtre, elle perdit la voix et mourut bientôt, en lui laissant trois enfans à nourrir et à élever. S’il avait été sage, il aurait consenti à faire dans ce monde autre chose que des tragédies. On lui avait maintes fois proposé d’écrire dans les journaux, et il n’aurait tenu qu’à lui d’obtenir une place dans les bureaux d’un ministère.

Que ne suivait-il l’exemple d’un autre poète autrichien, plus âgé que lui d’un an ? En sortant de l’université, Hamerling, le futur auteur d’Ahasvérus à Rome, avait donné des leçons au Theresianum ; plus tard, pour venir en aide à sa mère, il avait demandé et obtenu une place au lycée de Trieste. « Vos tragédies ne seront jamais qu’un triste gagne-pain, disait-on de toutes parts à Nissel ; faites quelque chose à côté. » Et sa sœur elle-même, la plus dévouée des Antigones, lui donnait ce conseil. Il entrait alors dans de terribles agitations d’esprit. Il répondait qu’on ne le connaissait pas, qu’il ne pouvait remplir aucune place, s’astreindre à aucune obligation déterminée, et il répétait que, depuis que le monde était monde, on n’avait jamais vu de poète aussi esclave de son inspiration. — « Quelle figure ferais-je dans un bureau ? Demandez-moi d’écrire de beaux vers, je suis votre homme ; mais rédiger un simple rapport ou la minute d’une lettre officielle, impossible. Je ne puis non plus être journaliste ; rédacteur ou reporter, je passerais mon temps à mordiller ma plume, sans voir rien sortir de mon écritoire. Prenez-moi pour ce que je suis. Exiger que je m’accommode d’un métier pour lequel je ne suis pas fait, c’est vouloir hâter une catastrophe, depuis longtemps préparée, où je laisserais ma vie et ma raison. »

Devant une réponse si tragique, il ne restait qu’à s’incliner. À la bonne heure, mais de grâce mettez votre orgueil sous vos pieds, et ne rougissez plus de tendre la main. Il la tendait et s’obstinait à rougir. Hamerling avait été plus heureux que lui. Lorsqu’une maladie chronique l’obligea à prendre sa retraite, une généreuse inconnue, enthousiaste de son talent, lui assura une rente viagère qui le mit à jamais à l’abri du besoin. Il ne se trouva aucune noble inconnue assez éprise des drames de Nissel pour le mettre en état de ne plus manger le pain des autres. Il alla vivre avec sa sœur, prélevant une dîme sur les modestes revenus qu’elle tirait de ses leçons de musique et lui donnant ses enfans à élever. À la pension de 750 marks qu’il touchait s’ajouta un secours de l’État, qui malheureusement ne lui était octroyé que d’année en année ; les douze mois accomplis, il fallait le solliciter de nouveau. Et sa maudite fierté lui adressait de perpétuels reproches : « Je mendie, je mendie, s’écriait-il, je serai l’éternel nécessiteux. » C’était là le vautour ou l’épervier qui lui rongeait le cœur.

Mais je me trompe, et je n’ai pas dit encore son plus grand malheur. N’eût-il goûté dans sa carrière d’auteur dramatique que des plaisirs sans mélange, quand il aurait vu à ses pieds tous les directeurs de théâtre se disputant ses pièces et le suppliant de faire leur fortune avec la sienne, quand Agnès de Méranie et la Magicienne, représentées tous les soirs devant des salles combles, lui auraient rapporté des millions, j’ose affirmer qu’il n’eût été qu’à moitié content. Il avait fait dans sa jeunesse des rêves inoubliables, qui furent le tourment de sa vie. Quand il eut reconnu à l’âge où l’on raisonne qu’il avait souhaité l’impossible, qu’on ne décroche pas la lune et les étoiles, il lui parut que toutes les joies qu’il pouvait éprouver dans son métier de poète étaient méprisables et puériles. Était-ce l’effet d’une enfance passée dans les coulisses des théâtres ? Peut-être avait-il vécu trop jeune avec les comédiens et les comédiennes, trop habité ce monde artificiel et fabuleux où le réel ne se distingue plus du fictif, où tout se transforme et se déforme, où aucune exagération n’étonne, où les mensonges ressemblent aux vérités et où les vérités prennent un air de mensonges. Il n’avait guère plus de seize ans lorsqu’il se persuada très sincèrement qu’il avait le don prophétique, qu’une grande mission lui était confiée, qu’il était de la race des élus, un de ces héros de l’intelligence dont la parole remue et change les âmes, qu’un charbon divin avait touché ses lèvres et que les puissances célestes lui commandaient de révéler au monde leurs secrets.

Ses premières amours témoignent de l’idée qu’il s’était faite de lui-même. À dix-sept ans, il devint éperdument amoureux d’une danseuse italienne, et ce n’est pas là ce qui m’étonne. Ce qui me paraît plus singulier, c’est qu’étant allé aux informations, ayant appris que vendue toute petite au prince Milosch, fondateur de la dynastie des Obrenovitch, Marietta était une créature fort dépravée, qu’elle se donnait au plus offrant, son amour se changea soudain en cette sainte pitié que ressentit un dieu de l’Inde pour une bayadère qui s’était faite marchande de plaisirs.

Il s’examina, il reconnut que son cœur était doué de la miraculeuse vertu d’épurer, d’ennoblir tout ce qu’il aimait. Que Marietta fût à lui, il se faisait fort de la sanctifier par ses caresses, de lui rendre en l’aimant son innocence perdue. Elle ne savait pas l’allemand, il apprit l’italien, et la suivant partout, s’attachant à ses pas, il guettait l’occasion de l’aborder, de lui parler. Mais Marietta, qui apparemment avait du flair, n’eut garde d’encourager ce jeune convertisseur, trop timide pour brusquer les choses. Elle ne tarda pas à quitter Vienne ; il en fut au désespoir, et longtemps encore, dans ses nuits blanches, il criait à cette pécheresse : « Marie-Madeleine, aimons-nous ; je serai ton berger et tu seras ma brebis. »

Mais il lui était venu une bien autre ambition que celle de convertir une danseuse ; il s’était mis en tête que Dieu l’avait choisi entre tous pour racheter et sauver le genre humain. Il faisait peu de cas de la philosophie, qu’il n’avait jamais étudiée, et il la jugeait incapable de donner aux hommes le pain de l’âme. D’autre part le christianisme lui semblait avoir fait son temps. Il reprochait au Christ de ne s’être occupé que du salut des individus, de n’avoir rien fait pour l’amélioration des sociétés et l’ennoblissement de notre espèce. Il lui en voulait d’avoir dit : « Mon royaume n’est pas de ce monde. » Triste consolation pour les malheureux que la vague et incertaine espérance des béatitudes d’outre-tombe ! C’est ici-bas que doit être fondé le divin royaume. Que fallait-il donc au genre humain ? Une religion nouvelle. Et qui avait reçu du ciel la mission de l’inventer et de la prêcher ? Il lui parut clair comme le jour que c’était Franz Nissel.

Pris de la fièvre de l’apostolat, il se mit à composer un nouvel évangile. Sa sœur en a publié quelques fragmens, qui rappellent par endroits Rousseau et la Confession du vicaire savoyard ; mais il serait cruel de pousser cette comparaison jusqu’au bout. C’était à de certaines heures et le plus souvent entre chien et loup qu’il sentait l’Esprit saint descendre sur lui ; sa tête s’échauffait, une lumière divine se répandait sur ses yeux ; aurait-il pu douter de sa mission sans s’insurger contre la volonté du Très-Haut ? « Est-il croyable, a-t-il dit lui-même, qu’un jeune homme modeste et timide, qui frémissait d’effroi lorsqu’il entendait le bruit d’une sonnette et d’une porte qui s’ouvrait, qu’un jeune homme qui devenait rouge comme braise quand un visiteur le surprenait dans son costume de maison fort étriqué et lui adressait quelques propos insignifians, est-il croyable que cet adolescent qui craignait tout se crût appelé par le ciel a métamorphoser le monde, à devenir un nouveau prophète, à fonder, pour le salut des hommes, une religion nouvelle ? »

Quand il parle dans ses mémoires ou dans ses lettres de cette utopie de ses jeunes années, il s’en exprime quelquefois avec une douce ironie, et plus souvent sur un ton de mélancolique regret. Il n’était dans le fond qu’à moitié détrompé. « Peut-être, écrit-il quelque part, eus-je dans ce temps un accès de fièvre chaude ou de manie des grandeurs. » Mais il ajoute : « Je n’en suis pas sûr, car nous avons beau chercher à nous connaître, que savons-nous de certain sur nous-mêmes ? »

Au cours d’un voyage qu’il fit dans le Tyrol en 1861, il rencontra à Salzburg un enfant dont la figure expressive, ouverte et intelligente le frappa.

Il l’attira sur ses genoux, et lui dit : « Quel est le mystère de ta destinée ? Seras-tu un jour le sage des sages et trouveras-tu la formule magique qui guérit tous les maux ? Es-tu le grand homme dont les peuples ont besoin pour les délivrer des préjugés funestes et leur ouvrir la porte de ce monde idéal où les réalités sont belles comme des songes ? » Au moment où il étendait les mains sur la tête de l’enfant prédestiné pour le bénir et le sacrer, il s’aperçut que sa jaquette était râpée et trouée, et se ravisant, il s’écria : « Un grand esprit logé dans la tête d’un gueux ! Un prolétaire aspirant à devenir un héros ! Quelle misère ! Ah ! pauvre enfant, les petits soucis de la vie, la recherche laborieuse du pain quotidien, les humiliations, les injustes mépris, les persécutions sourdes ou déclarées auraient bientôt raison de ton courage, et c’en serait fait du héros. Tu ne serais plus qu’un songeur, un rêve-creux ou une de ces voix qui crient dans le désert. Nous n’avons jamais manqué de mendians d’un esprit génial, et qui sait combien d’embryons de grands hommes disparus avant le temps reposent dans des tombeaux surmontés d’une croix à demi pourrie ? » Victor Hugo disait un jour à M. de Bornier : « Il y a quelque chose au-dessus d’un grand poète, c’est un saint. » Tel était aussi l’avis de Nissel ; mais il avait découvert que le métier de saint est fort coûteux, qu’il exige de grands frais de représentation, que pour être un apôtre ou un fondateur de religion, il faut avoir de la santé et des rentes. C’est là ce qu’il expliquait à sa manière au joli garçon qu’il avait rencontré à Salzburg, et que son discours plongea sans doute dans un profond étonnement.

Il passa sa vie à rêver, à croire et à décroire. Etelka, l’héroïne de la charmante comédie que j’ai signalée comme son chef-d’œuvre, aurait dû lui servir d’exemple. Pour la soustraire aux curiosités dangereuses de Mathias Corvin, son vieux mari l’a reléguée dans une île du Danube, où les hasards d’une chasse aventureuse amènent subitement le roi. En se trouvant en présence de l’homme extraordinaire dont on lui avait si souvent parlé, et qui lui fait de hardis et tendres aveux, elle éprouve une émotion qu’elle n’avait jamais ressentie, sa tête se trouble, son imagination s’égare, son sang s’allume, elle se donne en pensée, elle commet l’adultère dans son cœur. Mais, dégrisée par un incident imprévu, elle reprend possession d’elle-même : « Il me semble, dit-elle, que je reviens d’un voyage où j’ai vu des choses magnifiques, et pourtant, si belles qu’elles soient, je respire. »

Comme Etelka, Nissel s’était égaré dans le royaume des chimères ; mais, moins heureux qu’elle et surtout moins sage, il n’en est jamais tout à fait revenu. Il y retournait clandestinement à l’heure du crépuscule, et les magnificences qu’il y voyait lui faisaient prendre en dégoût son métier de poète, les pièces de théâtre, les directeurs, les acteurs, le monde tel qu’il est et Nissel lui-même, l’éternel nécessiteux. Si j’en juge par son portrait, il avait quelque peu la tête d’un apôtre. Quand il se regardait dans son miroir, quand il contemplait sa barbe majestueuse, son grand front où la lumière aimait à se jouer, ses yeux de voyant, sa figure empreinte d’une autorité mêlée de douceur, il devait se dire : « J’ai manqué ma vie. » Mais il faut se défier des figures, elles sont trompeuses. Je me souviens d’avoir aperçu un jour sur un tas de cailloux, au bord d’un grand chemin, un mendiant très barbu et très beau, qui ressemblait à un prophète.

G. Valbert.
  1. Mein Leben, Selbstbiographie, Tagebuchblätter und Briefe, von Franz Nissel. Stuttgart, 1894.