Les Innocentes/Pendant l’absence

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Arthème Fayard & Cie (p. 5-12).

PENDANT L’ABSENCE

… C’est un bien beau mystère, mon amour, qu’un visage qui, par son naturel, sa gravité, son enjouement, se donne l’air aux yeux de tous de s’allier à la vie présente, aux circonstances du moment, alors qu’enveloppé de son obsession il est éloigné de l’univers et s’en va sans cesse regoûter à un secret bonheur, — précis et limité comme la lune ronde sertie d’obscur indigo, — mais dont il se nourrit avec une infatigable répétition. C’est ainsi que par la mémoire et le délice je suis plongée dans notre heure heureuse, autant que le pigeon affamé dans son écuelle rayonnante de grains radieux. Je fais avec minutie et avec ordre ce repas de l’âme. Je revois la chambre où je t’attendais et où, malgré la certitude de ta venue, je croyais que tu ne viendrais pas. Non pas que je doutasse de ton amour, mais de tout ce qui est possible, de tous les moyens de se rejoindre ; et cette simplicité parfaite qui était que tu arrivasses près de moi, je ne me la représentais plus. J’étais dans cette chambre avec le sentiment du désert et du délaissement infini. Tout m’était devenu hostile, inaccoutumé : les sièges, le sofa, et moi-même, et mon vêtement grave et modeste. Je ne savais si je devais m’allonger pour un moment de repos ou bien inspecter cette pièce mi-obscure, où les meubles et la tapisserie, contemplés distraitement, devaient m’être pourtant plus sacrés soudain qu’un port d’Orient pour le voyageur d’Europe qui, établissant sa carrière, aperçoit pour la première fois l’horizon dévolu désormais à sa destinée nouvelle.

Je pressais sur moi mon manteau, sachant instinctivement que ces tissus accumulés sur le cœur représentaient ma défense, ma négation, ma force contre toi, et ma solitude aussi, l’obstacle à notre unité.

L’esprit comme essoufflé de minute en minute, je m’étendis enfin sur un canapé, et là, immobile, glacée, l’âme comme frappée d’un poignard, j’expirai dans l’accélération d’une mort rapide, je t’oubliais, je ne te souhaitais plus, je renonçais à toi… Et la porte s’ouvrit, et tu vins, et tu fus là. Dans l’ombre tu me tendis ta main timidement, et moi aussi je t’offris la mienne avec tristesse et confusion, et nous fûmes comme ceux qui vont mourir, qui se confessent tout l’un à l’autre en silence, s’emparent spirituellement l’un de l’autre, et par anticipation se sont tout avoué et tout pardonné.

Et c’est en effet un grand aveu et un grand pardon d’être seuls ensemble, avec l’intention du bonheur, dans une chambre secrète, fermée comme un tombeau. Fut-ce une minute heureuse ? Je ne sais, nul mot ne peut convenir, mais il y a de la majesté, et du désarroi sacré, et un calme funèbre aussi, dans ces deux voix qui se parlent dignement encore, alors que l’âme ne peut ignorer ce qu’il adviendra. Tu avais ajouté une goutte de parfum de fleur à ta personne, et tandis que cet arome de jardin montait vers moi comme un fin rayon d’odeur satisfaisante, je m’attendrissais à l’idée que tu avais cru pouvoir te parachever, te surcharger de meilleur, t’environner de quelque agrément encore, toi si complet pour moi, si mystérieusement trop bien, et dont un seul des cils brillants me transperce ardemment comme la flèche plantée au cœur des saintes andalouses.

Et puis, après cette stupeur muette, embarrassée, balbutiante, tout nous devint naturel ; nous fûmes à l’aise et comme sans émotion ; nous organisions de reposer côte à côte et de respirer ensemble loin de tout l’univers. Nous étions tranquilles, nous qui nous aimions tant, et pareils à des enfants qui, ayant pu échapper par ruse à la vigilance des grandes personnes, ont rejoint le coin préféré du parc, son ombre enchanteresse où se trouvent les arceaux du jeu de croquet, les cordages aériens de la gymnastique et la délicieuse balançoire, convoitée, défendue, enivrante. Dans cette chambre étroite et sombre, tant que tu fus près de moi, contre moi, miré en moi, oui, tout nous parut naturel. Nous n’eûmes pas ces grands bouleversements dont on parle dans les livres romanesques. J’étais, certes, éblouie par ton visage si proche et ton regard recouvrant le mien, et je me disais, pour la première fois de ma vie, que c’est bien beau les yeux, que c’est incroyablement beau, mais on est étourdi aussi par le soleil sans qu’il y ait là un miracle angoissant ; et s’il nous faut expier un jour ce simple et divin bonheur d’avoir pressé notre passion entre notre bras, je dirai que l’inimitié du sort excède ses droits, que nous fûmes sans torts et sans prétentions extrêmes, et non désignés pour la vengeance du destin. Nous n’avons voulu que ce baiser dont l’absence nous eût tués, nous n’avons pas mêlé à cette ineffable nécessité, à cet appétit céleste, les exigences désordonnées de l’esprit, les serments âpres, les cruautés de la jalousie ; non, mon amour, tu t’en souviens bien, au sein même de l’ardeur nous fûmes paisibles et reconnaissants.

Et puis il a fallu que tu partes pour te marier, pour ce mariage que je t’ai défendu de briser, et ce n’est point de cela que j’ai souffert, car j’étais sûre de toi contre ta fiancée, contre ta femme. Je t’ai prié d’être prodigue et bon pour cette jeune fille que tu avais choisie avant que je ne vinsse, et c’est bien exact que je la soutiens dans ton cœur, qui m’appartient. Mais par l’absence la mélancolie vient cerner peu à peu cette île de l’esprit où je te rejoignais. Nous fûmes heureux, je ne le sens que trop, toi aussi : alors qu’allons-nous devenir ? Combien de temps allons-nous être séparés ? Je tremble de compter les jours.

— Ô difficile saison de l’été, effusion de l’azur sans défaut, montagnes roses et grises, troupeau des arbres confondus, dormant heureux sous le réseau immense de la chaleur d’argent, pétillante de bouillonnements, miel bas et stagnant des prairies herbues et fleuries, eau bleue des lacs, étalée comme une turquoise fondue, et appuyée à la géométrie baroque des rives, des roches, des épais roseaux, provocation de la nature, vous ne me touchez plus ! Je détourne de vous mon visage, qui a connu l’ombre étroite du bonheur, les ténèbres où se meuvent les gestes et les mots, où scintillent l’œil, la voix, l’interrogation haletante, l’assentiment sourd et sans restriction.

Pauvres abeilles des jardins, agitées, cahotantes, ivres de passer votre anneau d’ambre à tout l’azur, qui portez un miel qui n’est point pour moi, qui n’est pas celui dont je puisse être enivrée, se peut-il que je vous aie autrefois tant aimées ? Je considère avec indifférence votre vol désordonné. Mon regard jadis bondissait avec vous et pénétrait les calices et le ductile éther : ruche d’azur aux alvéoles bienveillantes ; comme vous, je faisais alliance avec l’univers, qui est sans âme et sans dessein.

— Qu’attendais-je donc de vous, beaux jours de juillet et d’août, exaltés et rapides comme la danse ? de vous, routes blanches embuées de votre respiration diamantée ? de vous, maisons rustiques entrevues dans le lointain des gais feuillages et qui dispensiez la certitude du bonheur ? de vous, auberges joviales et courtoises, qui paraissiez déverser jusque sur les chemins l’heureuse provision des bahuts et du cellier ? Vous ne me troublez plus, cris des trains qui indiquiez toutes les routes, tous les désirs ! Que m’importent à présent l’espace et un surcroît de beauté, à moi qui possède par toi la surabondance ?

Et pourtant, tout mon être acquiesce-t-il à ce luxueux renoncement ? Je ne sais ! Si tu m’accordes de t’avouer ma rêveuse faiblesse, j’eusse souhaité te mêler à mon romanesque turbulent. Sans doute mon désir eût été de poser tes pas et ton sceau en tous les lieux de la terre, comme pour m’emparer de ce sol éphémère pour l’homme, et me venger avec toi de ne pouvoir atteindre le secret des espaces altiers, devant qui veillent la nuit des milliers d’étoiles jalouses !

Si peu libre que tu sois, ne viendras-tu jamais ressentir ta solitude et la mienne en ces villes étrangères où, le matin, les vents légers, couleur de l’azur et pénétrés de soleil, ont un goût de pain blond qui réjouit le cœur ? Ne connaîtrai-je point avec toi ces midis de Rome, quand toute la ville, ébranlée de lumière, avec ses obélisques dressés dans les agrès du soleil d’or, semble le navire de l’amoureux Antoine s’en allant vers l’Égypte ? ni le dédale brasillant des rues de Naples, où, sur des fils électriques mollement jetés d’une maison à l’autre, on s’attend à voir glisser l’effréné Satyre, danseur de corde, d’une fresque de Pompéï ? N’écouterai-je pas avec toi cet accent fat et tendre des chanteurs du Pausilippe : voix caressante qui cherche le cœur, l’amollit, et le fait pencher de délices ? Que j’eusse aimé bondir, en te pressant à mon côté, dans ces carrioles ferrées qui traversent au galop, là-bas, les dalles défoncées des rues, arrosées en vain et qui fument de chaleur, cependant que le cri barbare, brutal, audacieux des cochers de Naples, ce « ha ! » stupéfiant de satisfaction et de jouissance, semble exciter encore la sournoise volupté, dans l’azur épandue ? Ne me consolerai-je pas, en toi, de toute espérance, dans Salerne, la ville haute, dont les ruelles tortueuses se traînent comme les noires racines du lierre, tandis qu’à ses pieds, son petit port de marbre, figé de silence, rêve, le soir, sur l’huile incarnate de la mer endormie, comme la lune dans un ciel rose ?

Ne voudras-tu pas, mon amour, me restituer l’univers, — sauf dans cette chambre de l’attente, du doute et de la stupeur, où tu t’es glissé un jour avec cet air furtif et coupable de celui qui a volé un trésor, qui le dissimule et l’apporte dans l’insécurité et l’angoisse ? Ce bien dérobé que tu m’apportes, c’est en effet le monde immense et réduit dont je t’ai fait le détenteur.

Et il est vrai que tu viendras toujours vers moi chargé d’un trouble mystérieux, qui est l’incompréhension de ta personne, que tu ne peux plus concevoir désormais, pour l’avoir vue déformée et agrandie jusqu’au divin dans mon œil ébloui et reconnaissant…