Les Inscrits maritimes et les grèves récentes

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Les Inscrits maritimes et les grèves récentes
Auguste Moireau

Revue des Deux Mondes tome 24, 1904


LES INSCRITS MARITIMES
ET
LLES GRÈVES RÉCENTES

La grève de Marseille s’est distinguée des grands mouvemens ouvriers du même genre qui l’ont précédée, par plusieurs traits dignes, à des titres divers, d’appeler l’attention. Jamais le système des mises à l’index, — le boycottage des Irlandais et des Américains, — n’a été appliqué avec une telle âpreté, un tel dédain de la loi. Rarement les prescriptions, aussi vaines que bien intentionnées de la législation de 1884, ont été détournées avec un tel sans-gêne de leur objet. Rarement aussi les ouvriers ont montré avec plus d’éclat dans quel mépris, quand ils sont syndiqués, ils tiennent des engagemens pris en leur nom par leurs propres délégués.

Les péripéties de la grève se sont d’ailleurs déroulées avec une sorte d’apparat théâtral. La pièce a eu son prologue, ses quatre ou cinq actes, son épilogue, un décor magnifique, la mer bleue vide de navires, les quais vastes et inanimés, les bateaux de la marine marchande immobilisés, les charbonniers oisifs, les dockers bruyans, les « inscrits maritimes » en révolte, les grands premiers rôles, ces messieurs des syndicats, et divers personnages secondaires, très affairés, les pères nobles conciliateurs, au second plan les comparses, la foule, et, dans les coulisses, les familles des grévistes attendant, avec une anxiété résignée, la fin de la représentation.

Parmi les traits particuliers de ce « tumulte » ouvrier, l’un des plus curieux a été l’intervention des inscrits maritimes dans la bagarre. A quel titre y sont-ils intervenus ? Avaient-ils le droit d’y intervenir ? Et, s’ils ne l’avaient pas, pourquoi le gouvernement ne les a-t-il pas rappelés au respect de leurs obligations ? On sait quelles controverses a suscitées l’attitude singulière d’observateur désintéressé, de témoin indifférent, adoptée par le ministre de la marine, lorsque, d’une façon plus ou moins directe, il fut sollicité d’appliquer les rigueurs de la loi maritime commerciale à des délinquans qui n’étaient point des grévistes ordinaires, lorsqu’on lui rappela que ces délinquans venaient de se mettre très nettement, sans ambages, dans une situation qui, aux termes mêmes de cette loi, les devait faire ipso facto réputer « déserteurs. »

Rappelons en quelques mots les faits. Les inscrits maritimes, composant les équipages des bateaux de la Compagnie transatlantique à Marseille, avaient engagé avec la direction une négociation relative à des changemens qu’ils désiraient introduire dans la réglementation du service à bord pour le personnel des paquebots et au paiement des heures de travail supplémentaire. La réglementation actuelle reposait sur un contrat conclu en 1900, que compagnies et équipages s’accusaient mutuellement d’avoir violé. Les pourparlers suivaient leur cours entre le syndicat des inscrits et les représentans de la Compagnie, lorsque les « dockers » entrèrent en scène. Les dockers, ouvriers des ports et quais, déchargeurs, constituent, à Marseille, une corporation ouvrière des plus remuantes. Ils s’étaient déjà mis en grève un nombre de fois difficile à calculer, depuis 1900, et avaient aussi obligé à se mettre en grève à leur tour leurs patrons directs, les entrepreneurs, qui se chargent des travaux de manutention ou de manipulation des marchandises sur les quais, réclamés par le commerce. L’exercice de la grève, est en effet, comme le fit judicieusement remarquer un jour le directeur d’une grande société marseillaise, un droit légal qui appartient aussi bien aux entrepreneurs qu’à leur personnel.

Les ouvriers des ports sont organisés en syndicats multiples, ayant chacun leurs chefs et agissant plus ou moins indépendamment les uns des autres. Mais ces groupemens sont fédérés et laissent volontiers la direction de leurs mouvemens au syndicat international des dockers, qui centralise l’action ouvrière. Dans les premiers mois de 1904, le syndicat international avait lié partie avec le syndicat des « inscrits maritimes. » Les équipages à bord, les ouvriers sur les chantiers, combinaient la poursuite en efforts communs de leurs revendications respectives. Les uns et les autres voulaient un travail moins pénible et mieux rémunéré, mais de part et d’autre aussi on voulait tenir tête au patronat, traiter de pair avec lui, l’assouplir, lui imposer la loi du quatrième état, la loi du prolétariat.

Les dockers n’avaient certes pas inventé le procédé de la mise à l’index, outil redoutable d’importation étrangère, mais ils en usaient avec une audace, une brutalité, dont on avait vu peu d’exemples jusqu’alors dans nos annales ouvrières. De février à juillet de cette année, notamment, les armateurs et les directeurs d’entreprises de navigation furent accablés de sommations, suivies presque immédiatement de mises effectives en interdit[1]. Les patrons cédèrent d’abord, ce qui ne fit qu’accroître la violence de l’attaque. Un jour vint où, pour une raison quelconque, le syndicat des dockers mit la Compagnie transatlantique à l’index. Aussitôt, sur un ordre du syndicat, les équipages de trois paquebots qui étaient prêts à prendre la mer, débarquèrent sans avis préalable, abandonnant les navires, laissant là officiers et passagers. L’exemple fut suivi par tous les inscrits des autres paquebots de la compagnie et des autres entreprises d’armement à Marseille. Il ne restait plus aux compagnies qu’à désarmer.

Ainsi les marins avaient quitté le bord comme des ouvriers d’une usine quittent l’usine, alléguant le droit que la loi de 1884 sur l’organisation syndicale donne à tout travailleur de refuser son travail. Dans un cas comme dans l’autre la cessation brusque de travail est le plus souvent synonyme de rupture d’un contrat de travail. Mais c’est la question de savoir si le cas de rupture du contrat de travail est le même pour l’inscrit maritime que pour l’ouvrier ordinaire.

Le seul terme d’« inscrit maritime » suffirait à indiquer que le cas est différent, et que le marin, soumis à l’inscription maritime, ne peut pas être, n’est pas un ouvrier ordinaire, ne peut pas, comme un ouvrier ordinaire, se mettre en grève. Un rapide coup d’œil sur la législation de l’inscription maritime et sur la situation qu’elle crée à l’inscrit dans la vie civile, permettra de discerner quelle lourde responsabilité a encourue le gouvernement en refusant d’appliquer à cette catégorie de grévistes, à des marins du commerce en état manifeste d’insubordination, les prescriptions formelles de la loi qui les concerne.


I

L’inscription maritime est essentiellement un moyen de fournir à notre marine de guerre les matelots et les ouvriers dont elle a besoin pour le service de la flotte, pour la formation des équipages de ses navires. C’est un « mode de recrutement » qui a été substitué, dans les premières années du règne de Louis XIV, par le ministre Colbert, exactement en 1669, à l’ancien système de la « presse » ou de l’enrôlement forcé. La presse donnait lieu à d’odieux abus, et à certains momens, comme cela avait eu lieu en 1665, lors d’un armement subit de la flotte royale, paralysait tout le commerce maritime en enlevant à la flotte marchande la totalité de ses équipages. Colbert imagina un système de répartition de la population maritime en « classes, » qui fut modifié à plusieurs reprises, et finalement par une loi du 27 décembre 1896, mais dont le principe n’a pas varié depuis 1669 : tous les citoyens français ou naturalisés français qui se livrent à la navigation ou à la pêche, tant en mer que sur les côtes ou dans les rivières jusqu’au point où la marée remonte, ou, à défaut de marée, jusqu’au point où peuvent remonter les bateaux de mer, doivent leur service à la marine de l’État et sont « inscrits » à cette fin sur des registres spéciaux, d’où le terme d’« inscription maritime. »

La côte française est divisée en cinq arrondissemens correspondant à nos cinq ports de guerre, Cherbourg, Brest, Lorient, Rochefort et Toulon, et subdivisée en sous-arrondissemens et quartiers maritimes. Dans chaque division ou subdivision, un administrateur ou commissaire de l’« inscription maritime » tient les registres d’inscription et « lève » les inscrits au moment voulu pour le service de l’Etat.

Un « inscrit maritime » est donc, par définition, un citoyen français exerçant le métier de marin. Le seul fait d’exercer le métier de marin crée à la fois le droit à l’inscription et l’obligation de l’inscription. Mais l’obligation ne naît qu’après un certain temps déterminé de navigation, et lorsque, ce temps accompli, le marin prend de nouveau la mer, soit sur un bateau armé pour la pêche, soit sur un navire de commerce.

Ces généralités établies, précisons les faits. Il suffit qu’un Français exerce le métier de marin pour qu’il soit inscrit sur le registre dit « matricule. » Mais l’inscription est d’abord provisoire. Elle devient définitive sur une demande de l’inscrit adressée à un administrateur de l’inscription maritime ou à un consul. Elle devient encore définitive d’office, quand un marin, ayant déjà accompli dix-huit mois de navigation, embarque à nouveau. Son silence est alors considéré comme une adhésion. Le délai de dix-huit mois de navigation est un maximum. Dans le calcul qui l’établit, le temps passé au long cours, aux grandes pêches ou sur les bâtimens de l’Etat, est en effet augmenté de moitié. Par suite de l’inscription définitive, l’inscrit appartient au recrutement des équipages de la flotte.

De dix-huit à vingt ans, l’inscrit ne peut être « levé » pour les équipages de la (lotte qu’en temps de guerre. A vingt ans, il est pris par la « levée » permanente pour une période de sept années, dont cinq de service actif et deux de disponibilité. L’inscrit doit ainsi cinq années de service actif dans les équipages de la flotte, et l’État peut les lui imposer, mais il ne le fait point généralement. Il ne le fait même jamais et ne le retient au service actif que pendant une période qui dans les dernières années avarié de trente-six à quarante-sept mois. C’est le ministre de la Marine qui fixe la durée suivant les besoins du recrutement de la flotte.

La période de service actif est suivie de la période de réserve qui se termine pour l’inscrit à l’âge de cinquante ans et pendant laquelle il peut être rappelé, à tout instant en cas de mobilisation, ou à deux reprises différentes, en temps de paix, pour une période d’exercices de vingt-huit jours.

Là ne se termine pas la liste des obligations que comporte l’assujettissement de l’inscrit au service militaire. Il est tenu de faire connaître à l’autorité militaire tous ses mouvemens d’embarquement et de débarquement, ses départs et ses retours. Il ne peut se fixer à l’étranger, ni même se déplacer pour plus d’un mois sans en faire la déclaration. S’il veut naviguer sous pavillon étranger, il faut qu’il en obtienne l’autorisation de l’autorité compétente, l’administrateur de l’inscription maritime ou, hors de France, un consul.

Toutes ces obligations constituant l’assujettissement militaire de l’inscrit existaient, avec quelques variantes, bien avant l’établissement en France du service militaire obligatoire pour tous, alors que les citoyens n’exerçant pas la profession de marin vivaient, au point de vue des charges militaires, sous le régime du tirage au sort et de la faculté du remplacement.

Les charges de l’inscrit étaient alors très lourdes, par comparaison avec celles des autres citoyens. Et c’est pourquoi il avait paru équitable de lui conférer des compensations.

Celles-ci sont de divers ordres. Par exemple l’inscrit, atteint par la levée permanente, reçoit, à son arrivée au service, le grade de matelot, avec une solde trois ou quatre fois supérieure à celle du marin non inscrit qui n’est qu’un apprenti marin et ne touche que dix centimes par jour. Si l’inscrit est porteur du brevet de capitaine au cabotage, il reçoit le grade de quartier maître avec une solde d’un franc par jour.

Rentré dans la vie civile, le marin peut naviguer pour le commerce, ou, s’il le préfère, exercer l’industrie de la pêche et vendre les produits péchés, sans payer ni patente ni redevance. Il peut suivre gratuitement les écoles d’hydrographie de la marine pour obtenir les brevets de maître au cabotage ou de capitaine au long cours. A cinquante ans d’âge, et s’il a trois cents mois de navigation sur les navires, soit de l’Etat soit du commerce, il a droit à une pension représentant la moitié de la solde qu’il touchait dans les équipages de la flotte.

La Caisse des Invalides de la marine, qui lui sert cette pension, est alimentée pour une faible partie par des retenues sur les salaires des inscrits. La plus grosse part des ressources de la Caisse est formée des arrérages de rentes lui appartenant et d’une subvention annuelle inscrite au budget de la marine.

La création de la Caisse des invalides est à peu près contemporaine de celle de l’inscription maritime. Elle a été organisée par Colbert en 1673 (ordonnance du 23 septembre), et réorganisée par une loi de l’Assemblée législative du 13 mai 1791. Des modifications ont encore été apportées à son fonctionnement par la loi de finances du 21 mars 1885. La Caisse avait reçu aux XVIIe et XVIIIe siècles des dotations qui l’avaient fort enrichie, au point que, lors des guerres impériales, de 1804 à 1814, l’État put puiser sur les fonds appartenant à cette institution une somme de plus de 100 millions. En 1816, il fut remboursé 82 millions à la Caisse des invalides. Son avoir est encore très important aujourd’hui, puisqu’il lui fournit un revenu annuel de plus de 3 millions de francs. Mais ce revenu, joint aux retenues sur les salaires, serait tout à fait insuffisant pour constituer aux marins de l’Etat et du commerce les pensions auxquelles ils ont droit après vingt-cinq années (trois cents mois) de navigation, et c’est pour combler cette insuffisance que le Trésor a commencé depuis 1872 à verser à la Caisse une subvention annuelle dont l’importance s’accroît sans cesse et qui atteint aujourd’hui 12 millions de francs, alors que, dans le projet de budget pour 1905, le montant des retenues sur les salaires est évalué à 1900 000 francs et que celui des arrérages des rentes du portefeuille est porté pour 3 150 000 francs. Le service de la pension de demi-solde aux marins est la principale charge de la Caisse ; mais celle-ci paie encore des supplémens de pensions pour blessures, infirmités, vieillesse, des secours aux enfans des marins, des pensions aux veuves, des secours aux enfans des veuves, etc.

Nous passerons sous silence divers autres avantages secondaires concédés aux inscrits pour arriver tout de suite à deux importans monopoles qui leur ont été réservés.

Le premier est celui de la pêche maritime. Les inscrits maritimes lorsqu’ils sont en congé pendant leur période d’activité, ou lorsque cette période est terminée, peuvent se livrer à toute espèce de navigation, soit pour le commerce, soit pour les grandes ou les petites pêches.

L’Etat, en ce qui concerne la pêche, leur donne des faveurs de toute sorte. Tout d’abord, la pêche maritime en bateau est monopolisée à leur profit. Un inscrit seul peut s’y livrer à titre professionnel. C’est là une protection des plus sérieuses, le monopole étant à la fois intérieur et extérieur. La pêche est en effet interdite aux étrangers sur toute l’étendue des côtes, dans la limite de trois milles marins au-delà de la laisse de basse mer. De plus, des droits de douane frappent les produits de la pêche étrangère. Les inscrits sont en outre exemptés, comme il a été dit plus haut, de la patente pour l’industrie de la pêche. Ils obtiennent des primes d’armement, ils ont la franchise pour les sels employés à la conservation du poisson pris par eux, etc.

Le second des monopoles importans concédés aux inscrits est celui qui leur réserve la composition de la presque intégralité des équipages de la marine marchande. On peut le considérer comme la plus substantielle des compensations pour les charges résultant de la situation spéciale où la loi les a placés.


II

Ce monopole résulte de la législation qui, dans l’industrie de la navigation de commerce, régit les relations entre employeurs et employés, c’est-à-dire entre les patrons, compagnies ou armateurs, et le personnel de leurs bâtimens. Les règles particulières auxquelles est soumise ainsi cette industrie sont définies à la fois dans la législation de la marine marchande et dans celle de l’inscription maritime. Le monopole concédé aux inscrits consiste en ceci que la loi impose aux armateurs de n’admettre dans leur personnel marin français que des inscrits, et qu’ils ne peuvent armer leurs bateaux avec des étrangers, dans les cas où cette facilité est concédée, que dans la proportion maximum d’un quart de l’équipage. Une telle prescription, qui fait bénéficier les inscrits d’un privilège fort avantageux, constitue en revanche pour les armateurs une obligation très onéreuse, et il est probable que, tout compte fait, la plupart d’entre eux préféreraient le système du recrutement libre. En fait, les faveurs concédées aux inscrits sont, ou directement conférées par l’État, ou prennent naissance dans les obligations que celui-ci impose aux armateurs.

La raison d’être de ce traitement privilégié ne saurait être seulement que l’État, s’étant arrogé la tutelle des inscrits maritimes, les suit avec sollicitude dans toutes les étapes de leur vie civile, et cherche, après avoir exigé d’eux un temps île service actif, à les indemniser en diverses façons des rigueurs de ce service. L’idée de Colbert il y a deux cents ans, comme l’idée de la Constituante en 1790, comme aussi l’idée de nos législateurs en 1896, a été d’assurer à notre flotte la disposition, en tout temps, d’un personnel de marins éprouvés… et disciplinés. Grâce au monopole concédé aux inscrits, la marine marchande forme dès leur jeunesse ces marins, elle les donne à l’Etat pendant la période d’épanouissement de leur vigueur, les lui reprend quand il n’a plus d’eux un besoin immédiat, les lui conserve, prêts et exercés, pour les grandes éventualités. Mais, s’ils ne sont plus disciplinés, il est clair que le but visé ne serait pas atteint.

Pour que la marine marchande puisse jouer ce rôle, dont l’utilité est si manifeste au point de vue des intérêts de la défense nationale, pour qu’elle puisse rendre à l’Etat le service que celui-ci attend d’elle, il faut qu’elle soit privée de la faculté de recruter à son gré ses équipages indistinctement parmi les Français et les étrangers désirant servir sur ses bateaux. La loi lui enjoint donc de n’embarquer, dans une proportion déterminée, que des inscrits, afin que ceux des inscrits qui ne veulent point exercer l’industrie de la pêche ni rester à terre, soient assurés de trouver une occupation lucrative dans la navigation de commerce, afin aussi que le plus grand nombre des inscrits ne perdent point l’habitude de la mer qu’ils ont contractée au service actif, afin qu’ils soient toujours en état de reprendre leur rang dans les équipages de la flotte, si un jour la patrie menacée venait à les y rappeler.

La possession de ce monopole, on le voit sans peine, constitue par elle-même une différence catégorique entre l’inscrit maritime naviguant pour le commerce et l’ouvrier employé dans toute autre industrie. Elle équivaut pour l’un à une protection directe qui fait défaut à l’autre, la protection contre la concurrence.

Tant d’avantages n’ont pas été concédés aux inscrits maritimes, sans que naturellement certaines obligations leur soient imposées, formant en quelque sorte la contre-partie du traitement privilégié dont ils sont l’objet. Quelques-unes de ces obligations sont d’ordre permanent, et suivent l’inscrit pendant toute sa vie d’inscrit, comme la nécessité de faire connaître en tout temps à l’autorité son lieu de séjour ou ses déplacemens. D’autres naissent seulement le jour où il signe un engagement d’embarquement, soit pour la pêche, soit pour le commerce.

Il y a ici deux points à considérer. Lorsqu’un inscrit n’a point d’engagement, ou que celui qu’il avait pris est expiré, il est libre de n’en point prendre un autre, de disposer de sa personne, de son temps et de ses actes comme il l’entend ; il peut même, à tout âge, renoncer formellement à la navigation et à la pêche, et se faire rayer des registres de l’inscription maritime, sauf, naturellement, en temps de guerre. La radiation à lieu un an et un jour après la déclaration de renonciation.

Si l’inscrit maritime veut au contraire prendre un engagement pour le commerce, ou pour la poche, c’est alors que naissent pour lui certaines obligations entraînant, en cas d’infraction, certaines pénalités, le tout édicté dans divers articles du deuxième livre du Code de commerce[2], dans la législation générale sur l’inscription maritime de 1896, et dans la loi de 1898, forme révisée du décret-loi disciplinaire et pénal de 1852.

Nous allons revenir sur ces textes législatifs. Qu’il soit entendu seulement dès maintenant, que si le contrat passé entre le capitaine, l’armateur et les hommes de l’équipage, en vertu duquel des inscrits maritimes deviennent des employés des armateurs ou des compagnies de navigation, est un contrat librement consenti, ce que personne ne songe à contester, on ne peut cependant assimiler l’engagement d’un inscrit à bord d’un navire de commerce à l’embauchage d’un ouvrier pour une usine ou pour un chantier. Dans ce dernier cas, aucun agent de l’autorité publique n’intervient entre l’employeur et l’homme qui, demandant à être employé, discute lui-même les conditions auxquelles il consent à l’être, les rejette ou les accepte, et, s’il les accepte, n’est responsable de la façon dont il exécute ou n’exécute pas son contrat que devant la juridiction commune.

Les choses ne se passent pas de même entre un armateur et un inscrit maritime demandant à faire partie de l’équipage d’un navire de commerce. Le contrat qui se conclut entre l’inscrit et l’armateur, pratiquement entre l’inscrit et le capitaine, — car le capitaine est maître, légalement[3] et théoriquement, de la composition de son équipage, — est constitué par un acte officiel passé devant un agent de l’autorité publique, qui est, dans l’espèce, l’administrateur de l’inscription maritime. Cet acte s’appelle le rôle de l’équipage ; il contient les conditions de l’engagement. L’administrateur de la marine doit, avant de laisser s’engager l’inscrit qui lui est présenté, s’assurer qu’il connaît pleinement ces conditions. Après cette formalité seulement, l’administrateur fait signer l’inscrit et signe lui-même.

Dès lors l’inscrit est lié, et l’armateur l’est également. L’exécution du contrat n’est pas laissée au libre arbitre de chacun deux, et, s’il y a violation de part ou d’autre, ce n’est pas la juridiction commune qui doit être saisie[4]. Des lois et des règlemens obligent les parties contractantes, l’armateur, le capitaine et les marins composant l’équipage, garantissent l’exécution de l’engagement réciproque, et édictent les pénalités encourues en cas d’infraction. En un mot, les contrats entre marins et armateurs sont placés sous la sauvegarde de l’administration maritime, qui « doit » en assurer l’exécution.


III

Le système institué par Colbert fut modifié dans ses détails, mais confirmé à maintes reprises au XVIIIe et au XIXe siècle. Les actes législatifs les plus importans sur la matière ont été : le décret de la Constituante du 31 décembre 1790, où il fut déclaré que ceux qui exerceraient la profession maritime seraient exonérés de tout autre service public ; la loi du 3 brumaire an IV, des décrets rendus en 1856 et 1863, sous le second Empire, d’autres décrets rendus en 1872 et en 1885 sous la troisième République. Le 13 août 1791, l’Assemblée constituante avait supprimé la juridiction spéciale instituée pour les délits maritimes et fait rentrer les gens de mer dans le droit commun. Ce fut un coup funeste porté à la discipline, qui, jusqu’alors, avait été strictement maintenue parmi les équipages des navires de commerce.

Au commencement de 1852, les trois années d’agitation politique qui venaient de s’écouler avaient stimulé dans les équipages des navires de commerce un tel esprit d’insubordination qu’il parut indispensable de prendre des mesures efficaces pour enrayer le mal. M. Ducos, qui était alors ministre secrétaire d’Etat de la Marine et des Colonies, adressa au Président de la République un rapport sur la nécessité de refréner « l’indiscipline des équipages, qui entrave le développement de la marine marchande, base essentielle de la puissance navale du pays[5]. » Le rapport était suivi d’un « décret disciplinaire et pénal pour la marine marchande », qui fut signé par le Président de la République.

C’est le fameux décret-loi du 24 mars 1852, que M. Pelletan, dans ses interviews, a qualifié de « terrible décret » et qu’en fait, il a traité en décret inapplicable. C’est ce texte législatif qui érige en délit de « désertion » le fait pour l’inscrit maritime, lié par un engagement et figurant au rôle d’équipage, de quitter son navire sans autorisation pendant plus de trois jours ou de ne point réintégrer le bord au moment du départ du navire.

Ce délit de « désertion » assimile l’inscrit maritime au soldat, et rend futile toute argumentation destinée à établir que la loi de 1884 sur les syndicats professionnels s’appliquerait aux marins aussi bien qu’aux terriens, et donnerait aux inscrits maritimes le même droit de quitter le bord qu’aux ouvriers ordinaires de quitter l’usine.

Le décret-loi de 1852 serait-il abrogé dans la pensée du ministre de la marine, par les actes législatifs ultérieurs sur la matière ? Il semble bien que nos gouvernans considèrent en effet comme incompatibles les prescriptions disciplinaires dû décret et les immunités et autorisations de la loi de 1884. Mais cette incompatibilité n’est pas même apparente, aucun rapport n’existant ni ne pouvant exister entre les situations auxquelles s’appliquent l’un et l’autre textes. Toute la législation sur l’inscription maritime et le décret disciplinaire et pénal de 1852 font de l’inscrit un travailleur placé sous la tutelle de l’État, destiné exclusivement à la mer, qu’il s’occupe de pêche ou de navigation de commerce, un ouvrier-soldat, pour qui l’abandon non autorisé du travail dans certaines conditions bien définies est traité et puni comme la « désertion. » Est-il croyable que le législateur de 1884, s’il avait entendu que les immunités qu’il conférait aux travailleurs industriels et agricoles de toutes catégories s’appliqueraient aussi à l’ouvrier-soldat qu’est l’inscrit maritime, ne l’eût pas dit expressément ? Or la loi de 1884 sur les syndicats professionnels ne dit pas un mot des inscrits maritimes, et pour cause, puisque les dispositions nouvelles ne pouvaient les concerner en rien, alors qu’ils étaient placés sous un régime tout spécial, sous une législation d’exception. M. Rivelli, secrétaire du syndicat des inscrits maritimes, terminait un article paru dans un journal de Marseille en juillet dernier, par cette déclaration aussi creuse que sonore : « Si à bord on est esclave, à terre on est citoyen ! » Des mots, des mots, rien que des mots. Un inscrit maritime n’est nullement esclave à bord, et, quand il est à terre, pour peu qu’il ait un engagement en cours, il est soldat en même temps que citoyen.

D’autres textes législatifs que la loi de 1884 pourraient être plus légitimement invoqués par ceux qui estiment que les pénalités édictées dans le « terrible décret » sont un reste suranné, honteux, d’un passé de barbarie et d’oppression. Le 21 février 1891, le ministre de la Marine, M. Barbey, présenta un projet de loi qui avait pour objet de « résumer et régulariser les divers actes, ordonnances et décrets antérieurs, concernant l’inscription maritime, en leur donnant force de loi. » Ce projet était le produit condensé des longues études auxquelles s’était livrée une commission extra-parlementaire où figuraient des sénateurs, des députés et des représentans du département de la Marine. M. Lockroy déposa sûr le même sujet une proposition en juillet 1891. Projet de loi et proposition furent l’objet d’un rapport commun, rédigé par M. de Kerjégu et déposé le 27 février 1892. La Chambre n’eut pas le temps de s’occuper de ce rapport immédiatement, et le projet dut être proposé de nouveau le 5 juin 1894, par M. Félix Faure, ministre de la Marine. Un nouveau rapport de M. de Kerjégu, présenté le 29 novembre de la même année, resta soumis pendant dix-huit mois aux réflexions des législateurs et fut enfin voté le 2 juin 1896 à la Chambre. Le 30 novembre le projet passa au Sénat et fut promulgué le 24 décembre. C’est la loi de 1896, qui régit aujourd’hui toute la matière concernant l’inscription maritime.

Or si ce nouveau document législatif abrogeait d’une manière générale, comme il est dit habituellement, « toutes les dispositions légales antérieures, contraires à la présente loi, » il abrogeait spécialement et nommément les dispositions pénales de l’ordonnance du 31 octobre 1784 concernant les classes, la loi du 3 brumaire an IV, et… les seuls articles 67 et 68 du décret-loi disciplinaire et pénal pour la marine marchande du 24 mars 1852. L’ensemble du décret-loi était donc maintenu, et notamment la section III qui traite des délits maritimes, articles 60 à 88 inclus. De cette série d’articles, deux disparaissaient, le 67 et le 68, mais leur disparition même faisait ressortir avec plus de netteté le maintien des autres articles, et, parmi ceux-ci, de l’article 65.

Celui-ci disait que « l’inscrit maritime ne doit, dans un port de France, ni s’absenter sans permission pendant trois fois vingt-quatre heures de son navire ou du poste où il a été placé, ni laisser partir le navire sans se rendre abord après avoir contracté un engagement. » Et l’article disait ensuite que les gens de mer qui enfreindraient les interdictions sus-énoncées seraient « réputés déserteurs et punis de six jours de prison. » À cette punition s’en ajoutait une autre, un embarquement correctionnel sur un navire de l’Etat pour une campagne extraordinaire de six mois à un an. Toutefois le capitaine, maître ou patron du navire, sur lequel le « déserteur » était embarqué, pouvait demander et obtenait généralement sa réintégration à bord, si l’arrestation avait été opérée avant le départ du navire. Mais, dans ce cas, les gages du délinquant étaient réduits de moitié à partir du jour de la « désertion » jusqu’à l’expiration de l’engagement.

Déserteur ! La loi qualifiait de ce terme sinistre le marin employé sur un navire de commerce, qui, pour une cause ou pour une autre, abandonnait pendant plus de trois jours son navire où cependant il n’était au service que d’intérêts privés. Dans la matinée du quatrième jour après sa descente non autorisée du bord, il pouvait, il devait être appréhendé par les gendarmes, et conduit en prison[6]. La loi lui rappelait ainsi durement, reconnaissons-le, qu’il n’était qu’un mineur, un demi-citoyen en tutelle, et que, travaillant pour l’Etat d’abord, pour l’industrie ensuite, il était toujours l’inscrit qu’attendait, après trois cents mois de navigation, la pension des Invalides de la marine.


IV

La loi n’était-elle pas vraiment trop sévère ? était-elle encore, — on ne se faisait point faute de le nier, — en conformité avec l’idée que l’on se fait communément aujourd’hui des droits du citoyen lorsqu’il a payé sa dette à la patrie en s’acquittant de ses obligations militaires. Était-il possible d’admettre plus longtemps qu’un homme libre, qui s’engage à travailler sur un navire de commerce au bénéfice d’un patron que son travail peut et doit contribuer à enrichir, ne puisse, dans un moment de découragement ou d’irritation, abandonner sa tâche pendant une période excédant soixante-douze heures, sans que son escapade soit punie et flétrie comme une « désertion militaire ? »

C’est à cet ordre de considérations humanitaires, à ce besoin de moderniser une loi déjà ancienne, de la mettre en harmonie avec les notions du droit politique présent, avec les conceptions les plus actuelles de la dignité, de la personnalité humaine, que répondait le projet de loi présenté le 12 juin 1894 par le ministre de la Marine, M. Félix Faure, « portant modification du décret-loi disciplinaire et pénal du 24 mars 1852 concernant la marine marchande. » Le projet fut étudié et mûri pendant quatre années ; il y eut un premier rapport à la Chambre de M. Leffet, un au Sénat de M. Grivart, un autre à la Chambre de M. Le Myre de Vilers. Les hommes les plus compétens en la matière prirent part aux discussions, qui aboutirent au vote de la loi du 19 avril 1898.

Il est clair que la question des pénalités exceptionnelles, auxquelles une violation de contrat d’embarquement expose l’inscrit maritime, a dû être étudiée et scrutée à fond, que les décisions insérées dans le texte nouveau n’ont pu être prises à la légère et on admettra que la date récente de la loi de révision ne permet plus de parler de prescriptions vieillottes, surannées, appartenant à un autre âge.

Eh bien, cette loi de 1898 établit que le décret de 1852, par cela même qu’il avait pour objet de rétablir l’ancienne juridiction spéciale, supprimée le 13 août 1791, « pour le plus grand dommage de la discipline à bord des navires de commerce, et par voie de conséquence à bord des navires de l’État, » reposait sur un principe non contestable, et que les législateurs de 1898 ne songeaient pas à contester. Le décret de 1852 avait prêté à des critiques de détail, justifiées, auxquelles la loi nouvelle donnait satisfaction. Elle modifiait en effet un certain nombre des articles de la section III du décret, relative aux délits maritimes, comprenant les articles 60 à 88. Elle introduit des changera en s dans la composition du tribunal maritime commercial, abolit les peines corporelles, supprime rembarquement correctionnel à bord des bâtimens de l’État, qui constituait sur nos vaisseaux une sorte de bagne et dégradait le service, et supprime enfin les retenues de solde, qui frappaient surtout les familles des inscrits coupables.

Le fameux article 65 du décret de 1852 est donc modifié, lui aussi, mais seulement dans une partie de son contexte. L’article 65 nouveau, supprimant, comme il vient d’être dit, la peine de l’embarquement correctionnel et celle de la réduction de salaire, maintient et aggrave celle de l’emprisonnement. Tout comme en 1852, l’absence non autorisée du bord pendant plus de trois fois vingt-quatre heures est assimilée, en 1898, à la « désertion militaire. »

Voici le texte même du nouvel article 65 :


Les gens de mer, mécaniciens, chauffeurs et médecins français ou étrangers, qui, dans un port de France, s’absentent sans permission pendant trois fois vingt-quatre heures de leur navire ou du poste où ils ont été placés, ou laissent partir le navire sans se rendre abord, sont réputés déserteurs, et punis de quinze jours à six mois de prison.


En 1852, il s’agissait de six jours d’emprisonnement. Le législateur, en 1898, estime que c’est trop peu. L’inscrit maritime qui se sera placé dans la situation délictueuse prévue par la loi ne se verra plus, il est vrai, embarqué sur un navire de l’Etat pour une campagne extraordinaire de plusieurs mois, et s’il est réintégré à bord du navire de commerce sur la demande du capitaine ou patron, il ne sera plus privé de la moitié de sa solde. En revanche, au lieu de six jours de prison, il en fera quinze au moins et la durée de sa détention pourra atteindre six mois.

Ainsi, en 1898 comme en 1852, comme en tout temps depuis Colbert jusqu’à 1791, l’inscrit maritime ayant signé un engagement de marin à bord d’un navire de commerce, s’il quitte son poste sans permission et reste plus de trois jours absent, n’est pas un ouvrier ou un employé qui, mécontent de son patron, rompt son contrat, au risque de se voir assigné devant le juge de paix, ou simplement prend part avec quelques camarades à une cessation concertée de travail pour une période plus ou moins longue, cessation qui ne saurait être délictueuse puisque la loi la justifie sous le nom de grève : cet inscrit maritime sera, de par la loi, un déserteur.

Dura lex, sed lex. M. Pelletan, ministre de la Marine, n’admet pas qu’il puisse exister une telle loi, et comme sa raison, disons ici sa raison d’homme politique, n’admet pas qu’on puisse user de telles rigueurs à l’égard de gens qui votent et peuvent contribuer à faire ou à défaire une majorité, il s’ensuit que les choses vont exactement comme si la loi en effet n’existait pas. Des équipages entiers descendent un matin de navires de commerce effectuant des opérations de débarquement ou d’embarquement. Ils n’ont, bien entendu, demandé ni obtenu aucune autorisation. Ils abandonnent le travail en cours, se réunissent pour disserter sur leurs griefs, rédiger des ordres du jour, présenter des revendications, demander le déplacement de tel ou tel de leurs officiers qu’ils trouvent sévère ou injuste ; ils fraternisent avec les dockers qu’ils encouragent à ne point débarquer les marchandises, avec les charbonniers qu’ils incitent à ne pas embarquer du charbon. Ils laissent ainsi passer trois fois vingt-quatre heures et n’ont pas reparu à bord. Dès lors, si les dockers et les charbonniers sont et restent de simples grévistes, eux, les inscrits, deviennent, ipso facto, des déserteurs, passibles d’emprisonnement pour une durée de quinze jours à six mois. Mais il ne s’agit plus là, depuis quelque temps, que d’une pénalité théorique. La loi qui l’édicte n’est plus qu’une lettre froide, d’où la vie s’est retirée. L’administrateur de l’inscription maritime, par ordre supérieur, ne sait plus ce que la loi ordonne. L’autorité publique ne se met plus en mouvement. Le ministre en effet, oubliant la révision de 1898, estime que le décret de 1852, dans sa rigueur féroce, fait honte à l’état social plein de mansuétude, où nous vivons, et, si on lui oppose la loi de 1898, il répond seulement qu’il n’est pas seul de son avis, et que son prédécesseur, M. de Lanessan, n’avait rien voulu savoir non plus du délit de désertion des inscrits maritimes.

Donc, en fait, les obligations imposées aux inscrits, et attachées spécialement au cas d’engagement à bord d’un navire de commerce, sont considérées par l’autorité compétente comme n’existant plus. Mais, par une étrange incohérence, les obligations corrélatives imposées par la loi aux armateurs à l’égard des inscrits avec lesquels ils ont contracté, subsistent toujours, aux yeux de cette même autorité compétente, ainsi que toutes les autres obligations d’un caractère général attachées à l’industrie de la navigation de commerce.

L’obligation imposée aux armateurs de ne composer, pour la plus grande partie, leurs équipages que d’inscrits maritimes, est accompagnée en effet d’obligations secondaires qui rendent encore plus onéreuse, au point de vue matériel, cette restriction qui n’existe qu’en France, aucun autre pays, sauf l’Italie dans une certaine mesure, n’ayant adopté notre système de l’inscription maritime avec toutes les conséquences qu’elle implique[7]. Citons, parmi ces obligations secondaires, celle de faire donner gratuitement des soins au marin malade pendant la durée de l’engagement, celle de le rapatrier, au cas de vente du navire ou de naufrage, celle de lui maintenir son salaire, en cas de maladie, non seulement jusqu’au retour en France, mais pendant quelques mois encore après le débarquement. Le marin, congédié sans cause valable après l’ouverture du rôle d’équipage, a droit à une indemnité. Un marin ne peut être congédié à l’étranger sans l’assentiment du consul français. On pourrait continuer l’énumération.


V

On a parlé d’une grève des états-majors de la marine marchande à Marseille, qui aurait précédé, qui même, prétend le syndicat des inscrits maritimes, justifierait la grève ultérieure des équipages. M. Pelletan, dans une de ses nombreuses interviews, a déclaré qu’il cherchait vainement une grève des inscrits, mais qu’il voyait nettement une grève d’officiers de la marine marchande.

Il convient de rechercher ce qu’il peut y avoir de fondé, ce qu’il y a surtout de spécieux dans de telles assertions.

Comme en l’an IV après la Révolution, comme en 1852 après la deuxième République, une véritable anarchie, après toutes les fantaisies de grèves, d’insubordination, d’oubli de leur situation légale, auxquelles se livraient depuis plusieurs années les inscrits maritimes de la navigation de commerce, régnait, au commencement de 1904, à bord des navires de la marine marchande. Les capitaines n’avaient plus aucune autorité. La discipline n’existait plus. Les mises à l’index sur les navires et sur les chantiers l’avaient tuée. Les armateurs et les compagnies attendaient vainement qu’une intervention des autorités compétentes fît tout rentrer dans la légalité. Les incidens les plus graves se multipliaient à Marseille. Il suffira de rappeler, sans les exposer en détail, quelques-uns des plus caractéristiques, ceux de l’Abd-el-Kader, de l’Amphion, du Magali. Ils ont été relatés dans la Revue à mesure qu’ils se produisaient. Ils présentent, sous leur diversité, ce caractère commun qu’ils procédaient tous du même esprit d’indiscipline. Les officiers donnaient des ordres. Le représentant du syndicat des inscrits enjoignait aux équipages de ne point obéir. Les patrons, pour avoir la paix, débarquaient les officiers qui « se faisaient des affaires. »

Après le déplacement d’un de ces officiers, le capitaine en second de l’Abd-el-Kader, le secrétaire du syndicat des inscrits, M. Rivelli, exprima ses intentions et celles de ses amis en ces termes peu voilés : « Les officiers veulent garder pleines et entières les prérogatives infâmes que les lois iniques leur conservent ; nous combattrons sans merci contre les lois et contre les officiers jusqu’à ce que les lois aient disparu, et que les officiers aient revêtu des sentimens plus humains. »

Les équipages s’exerçaient donc à la nouvelle méthode et travaillaient avec entrain à « discipliner » leurs chefs, lorsque ceux-ci résolurent de ne pas se prêter plus longtemps à une telle interversion des rôles.

S’il est un fait absolument incontestable, c’est que la condition essentielle, nécessaire, non seulement du succès, mais de l’existence même, dans l’industrie de la navigation de commerce, est la garantie d’une discipline parfaite à bord et sur les chantiers. Cette discipline n’existant plus, et le gouvernement se tenant strictement à l’écart, enjoignant même à ses agens de l’administration de la marine de n’entraver en aucune façon les agissemens du syndicat des inscrits, les états-majors des équipages, sachant qu’ils étaient en pleine communauté d’idées avec leurs patrons, les armateurs et les compagnies se souvinrent du proverbe si français : « Aide-toi, le ciel t’aidera ! » que nos amis les Russes pratiquent et expriment en des termes presque identiques : « Prie Dieu, mais ne t’endors pas ! » Après s’être concertés avec l’association fédérative des capitaines au long cours et officiers de la marine marchande, avec le syndicat des capitaines au cabotage, et avec celui des mécaniciens diplômés, ils décidèrent, après avoir accompli toutes les formalités voulues, — car les officiers sont des inscrits, comme les hommes qu’ils commandent, — de porter au bureau de la marine leurs rôles d’équipage, et firent savoir qu’ils ne reprendraient leur poste, que lorsque les officiers récemment déplacés, sur l’injonction du syndicat des inscrits sous menace de grève, seraient réintégrés sur leurs navires.

Voilà ce que fut la grève des états-majors, une réaction des chefs, effectuée dans les formes les plus légales, contre l’indiscipline, devenue intolérable, des équipages. Le gouvernement, très surpris, un peu déconcerté, eut un moment la pensée de décréter la mobilisation des états-majors de la marine marchande, d’autant que les officiers du commerce dans les autres ports paraissaient résolus à se solidariser d’une façon complète avec leurs camarades de Marseille. L’idée n’eut pas de suite. Mais comme la révolte légale des états-majors risquait d’entraîner un long et dangereux chômage des inscrits, et que la situation semblait devoir conduire avant peu à la formation générale d’une double ligue des états-majors dans tous les ports de France et des inscrits dans ces mêmes ports, c’est-à-dire à l’extension la plus fâcheuse du mal qui résultait déjà de la non-application des lois par le gouvernement, on fit entendre à M. Rivelli, de bonne source, qu’il serait sage qu’il avertît les inscrits de la position fausse où ils allaient se trouver, leur syndicat ne pouvant agir longtemps avec impunité à l’encontre des prescriptions de la loi disciplinaire de 1898 et du Code de commerce. L’avis fut entendu. Bientôt après, il fut admis qu’il y avait eu un malentendu entre les officiers et les équipages. Les officiers déplacés, quelques-uns d’entre eux au moins, furent réintégrés sur leurs navires respectifs. La paix était faite, officiers et équipages rembarquèrent.

Ce n’était qu’une trêve. Bientôt après, éclata la grève générale, qui frappa de paralysie le port de Marseille, et à laquelle les équipages des navires prirent part bruyamment, en abandonnant leur poste, sans souci des formalités prescrites par la loi. Cette fois, c’était l’indiscipline généralisée, systématisée. On vit, le 5 août, le syndicat des inscrits accorder à la Compagnie transatlantique un délai de huit jours pour donner satisfaction aux desiderata des équipages en acceptant le « cahier de revendications » qu’ils avaient composé pour une nouvelle réglementation du travail à bord. Cette sommation et le ton sur lequel elle fut adressée ne fut pas du goût de la Compagnie, qui consentait bien à négocier avec les hommes de ses équipages, mais non à recevoir les ordres d’un syndicat. Sur sa réponse négative, la Compagnie fut mise à l’index, et, le 17 août, l’équipage du Maréchal-Bugeaud débarqua « d’une façon irrégulière. » Les dockers, pour soutenir les inscrits, refusèrent de débarquer des marchandises et les charbonniers d’embarquer du charbon. A mesure que les navires rentraient dans le port, les matelots demandaient leur débarquement. C’est alors que le syndicat des armateurs fit une déclaration dont voici les principaux passages :


Depuis deux années, l’industrie maritime marseillaise se débat au milieu d’un état de choses anarchiste… Les marins et les ouvriers obéissent, inconsciens ou terrorisés, à une poignée de meneurs, soulèvent chaque jour de nouveaux incidens, émettent de nouvelles exigences, prétendent’ imposer en tout leur volonté. Les conventions établies à la suite des grèves précédentes sont constamment violées, les signatures tenues pour nulles. Marins et ouvriers interrompent à tout instant le travail, en affectant le plus absolu dédain pour les lois et les contrats. On a vu, samedi dernier, un équipage entier abandonner un paquebot-poste, quinze minutes avant la partance, sans souci des lois maritimes, ni de la sécurité des chaudières en pression, ni des nombreux passagers, ni des intérêts commerciaux lésés. Les principes d’autorité et de discipline sont partout méconnus. Parmi les travailleurs en butte à tous les genres d’intimidation, aucune protestation ne s’élève, aucune bonne volonté ne peut se faire jour, et nous voyons l’autorité chargée de l’application des lois reculer devant les sanctions nécessaires… La mesure est comble.


La déclaration se termine par l’exposé de la résolution que l’armement a dû prendre comme conséquence de l’arrêt du travail de ses auxiliaires les plus indispensables. Cet arrêt de travail le réduisant à désarmer ses navires et à cesser toutes ses opérations, l’armement a résolu « de faire sienne la cause de tous ceux que frappent les mises à l’index arbitraires, et d’attendre que les ouvriers de toutes les catégories reviennent à la conscience du mal qu’ils causent en perpétuant le désordre, et fournissent pour l’avenir des garanties sérieuses et définitives de stabilité dans le travail. »

Cette protestation des compagnies de navigation et des armateurs était d’autant plus opportune, que le gouvernement, non content de ne point agir contre les inscrits, qui se mettaient en grève, alors que la loi leur interdit formellement la grève, s’adressait déjà aux compagnies subventionnées pour leur rappeler les engagemens résultant du cahier des charges qui les lie avec l’Etat.

Il était assez naturel que le président de la Compagnie transatlantique, M. Jules Charles-Roux, n’eût pas le même sentiment que le ministre de la Marine sur les responsabilités en cause. A son avis, toute la responsabilité de la crise actuelle incombait aux pouvoirs publics, et il le dit en termes d’une netteté parfaite dans une lettre au Temps du 26 août :


… Puisqu’il existe une loi sur l’inscription maritime, qu’on l’applique ; ou, si on ne veut pas l’appliquer, qu’on l’abroge. Mais, cette loi consistant en un véritable contrat synallagmatique entre les inscrits maritimes et les armateurs, entraînant des charges et des avantages respectifs pour les uns et pour les autres, il est inadmissible et inique qu’elle reste lettre morte pour les inscrits et continue à peser de tout son poids sur les armateurs.


Là est le nœud de la question. Si l’on a pu dire quelquefois, par ironie, que c’est l’exception qui fait vivre la règle, que les règlemens sont faits pour être violés, et les lois pour n’être pas respectées, ce genre de plaisanterie ne saurait être de mise dans une affaire où il s’agit des intérêts vitaux de tout notre commerce maritime, et de l’intérêt supérieur, intangible, de la défense nationale. Si la discipline se perd sur les bâtimens de la marine marchande, elle ne vivra pas longtemps sur les navires de l’Etat, et peut-être n’y est-elle déjà que trop ébranlée. Si, d’autre part, on rend les conditions d’existence trop dures, trop malaisées, à l’industrie de l’armement, même subventionnée, si, ne lui laissant que les charges de la législation actuelle, et lui en retirant tous les avantages, non seulement on l’empêche de prospérer, mais encore on l’expose à la ruine, ce n’est pas seulement à des intérêts particuliers que l’on fait tort, en leur refusant l’appui légal auquel ils ont droit, c’est aussi à la sécurité du pays que l’on porte la plus sérieuse atteinte.

La législation de l’inscription maritime a-t-elle fait son temps ? Est-il opportun d’en finir avec la création de Colbert, quelques consécrations qu’une expérience de plus de deux siècles lui ait données ? C’est une question sur laquelle les avis peuvent différer, et sur laquelle il est légitime qu’ils diffèrent. Mais aussi longtemps que cette législation existe, le devoir strict, le devoir absolu du gouvernement, est de l’appliquer, aux employés comme aux employeurs, aux inscrits maritimes comme à l’armement.


VI

Au surplus, ce n’est pas seulement contre les inscrits que le gouvernement a refusé d’appliquer la loi. Par ses procédés de pression, par l’exercice ininterrompu des mises à l’index[8], par les incessantes ruptures des contrats de travail, par l’emploi chaque jour plus audacieux de tous les moyens d’intimidation sur ses propres membres comme sur les ouvriers non syndiqués, l’Union syndicale, qui englobait à Marseille les ouvriers des corporations les plus diverses, était ouvertement sortie des limites où la loi de 1884 a voulu contenir l’action des syndicats. Les pouvoirs publics avaient le devoir d’inviter cette action, et au besoin, de l’obliger, à se cantonner strictement dans les limites de la légalité. C’est précisément ce que le gouvernement ne pouvait faire sans être infidèle à sa clientèle électorale.

Il y a dans la loi de 1884 un article 3, aux termes duquel les syndicats professionnels ont exclusivement pour objet l’étude et la défense des intérêts économiques, industriels, commerciaux et agricoles, et un article 9 qui édicté diverses peines, entre autres la dissolution, dans le cas où les syndicats s’écartent de leur objet. Il est possible, et cela paraît assez bien établi aujourd’hui, que le législateur n’ait délimité qu’en des termes trop vagues le champ où pouvait s’exercer l’action syndicale. C’est à cause de cette imprécision que, ce qui dans la pensée des auteurs de la loi devait être un instrument d’association libre, de rapprochemens volontaires, d’initiatives fécondes en bienfaisans résultats, de paix sociale, est devenu un instrument de lutte déloyale contre les patrons, de tyrannie insupportable sur les ouvriers eux-mêmes, une arme destructrice du libre arbitre. Et l’organisation syndicale est devenue tout cela parce qu’on en a fait avant tout une organisation électorale, dans la dépendance de laquelle se trouve de toute nécessité un gouvernement allié au socialisme.

Les syndicats ouvriers prétendent s’imposer comme uniques dispensateurs de la main-d’œuvre, intermédiaires obligatoires entre les chefs d’industrie et les salariés. En face d’eux, les patrons affirment leur droit de traiter individuellement avec leurs employés, syndiqués ou non syndiqués. Propriété privée, contrat individuel, droit pour chacun de disposer de ses forces sans aliéner son libre arbitre, liberté du travail : tout cela se tient. C’est le programme libéral. Propriété commune, contrat collectif, omnipotence du syndicat seul dispensateur de la main-d’œuvre, impossibilité pour un ouvrier de vivre hors du syndicat, négation de la liberté du travail : tout cela se tient aussi. C’est le programme socialiste.

Il est singulier que M. Waldeck-Rousseau soit à la fois l’auteur de la loi de 1884, qui produit aujourd’hui les déplorables résultats que l’on sait, et l’homme qui a fait cette belle déclaration que le droit d’un ouvrier non syndiqué vaut le droit de tous les ouvriers syndiqués. Avec les déviations que l’on a fait subir à la loi de 1884 et l’interprétation que les meneurs des syndicats veulent faire prévaloir de ses intentions fondamentales, interprétation que le gouvernement encourage par la complicité de son inaction, il n’y a plus de droit pour les non-syndiqués, et l’affirmation de la loi qu’aucun travailleur ne peut être contraint d’entrer ni de demeurer dans une union syndicale n’est plus qu’une parole vide de sens.

Aussi les ouvriers se laissent-ils passivement diriger par ces meneurs, qui ont orienté leur carrière vers la politique, et à qui une loi imprudente a fourni trop opportunément l’instrument nécessaire pour agir sur les masses qui disposent du suffrage. Le mal que peuvent faire ces meneurs serait sans doute assez limité, si leur action se heurtait à l’obstacle du rappel par les pouvoirs publics à l’observation de la loi. Il est illimité, dès lors que cet obstacle est délibérément écarté. Et le mal ne vient pas seulement des pertes énormes que des grèves comme celles de Marseille peuvent infliger à de grandes industries, à des entreprises d’intérêt général, à une multitude d’intérêts privés, à toute la population d’une grande ville, au commerce d’exportation, et finalement au Trésor. Il vient aussi de ce que la fausse interprétation de la loi de 1884, la méconnaissance voulue de l’esprit qui l’a inspirée, inspirent aux ouvriers et entretiennent au milieu d’eux des espérances chimériques, irréalisables, pour la réalisation desquelles, cependant, ils attendent, durant des semaines ou des mois, la coopération d’une Chambre qui leur prodigue les promesses et d’un gouvernement qui les soustrait à l’application des rigueurs légales auxquelles ils s’exposent. Mais cette coopération, ils l’attendent vainement, car elle ne peut venir, au moins dans l’état où se trouvent encore les choses en France. Au lieu du secours tutélaire, ce qu’ils voient arriver un jour, c’est… la troupe, chargée de maintenir l’ordre matériel, intérêt qui prime tout, l’ordre moral ne comptant plus que pour peu de chose, sinon pour rien.

La grande grève de deux mois, qui réunit dans un même effort de combat contre les nécessités impitoyables de la vie, des marins, des portefaix, des charretiers, des ouvriers de multiples métiers, a donc finalement échoué. Elle s’est terminée par la capitulation successive de toutes les associations ouvrières ou professionnelles qu’elle avait groupées, devant la coalition vigoureuse des intérêts légaux menacés. Tel avait été déjà le sort de toutes les grandes levées de boucliers du monde ouvrier dans les quinze dernières années : grève des dockers, marins et tondeurs de moutons d’Australie ; grève monstre des ouvriers de chemins de fer aux États-Unis ; grève des ouvriers mécaniciens d’Angleterre, par laquelle fut paralysée pendant sept mois, si inutilement pour les grévistes, toute l’activité industrielle de la Grande-Bretagne.

Ces échecs sont aisément explicables. La grève n’est qu’une absurdité, si elle n’est pas capable de produire ce qui est son unique objet, l’intimidation[9]. En tant qu’effort pour obtenir une amélioration de la situation des ouvriers, elle constitue un procédé misérable qui ne peut réussir que dans des cas isolés, contre des patrons surpris, sans défense. Elle n’a de raison d’être que si elle se comporte comme une tentative audacieuse de substitution, dans toutes les branches d’activité, de la tyrannie syndicale à l’autorité patronale. Mais il faut alors qu’elle intimide, qu’elle terrorise. De là ces mises à l’index, ces brusques cessations de travail sans cause, même sans prétexte, cette pression constante exercée tantôt sur un point, tantôt sur un autre de la forteresse patronale, par la masse des organisations ouvrières, tout le contre-pied des intentions de la loi de 1884, qui avait cru organiser la paix entre l’employeur et l’employé, cette loi d’illuminés ou de faux bonshommes, qui prétendait, en proclamant le droit à la grève, couper les vivres aux gréviculteurs, ruiner leur profession.

La grève devant terroriser si elle veut avoir quelques chances de succès, les inscrits maritimes, on aura pu le voir par ce qui précède, sont les travailleurs les moins qualifiés de France pour se livrer à ce genre de sport politique, pour s’engager dans ce procédé de lutte pour la conquête d’un plus grand bien-être. Ils n’y ont aucun droit, et ils y courent les plus grands risques. Leur intervention dans la grève de Marseille était absolument illégale ; elle n’a été en outre d’aucune utilité aux autres organisations ouvrières et n’a produit d’autre résultat que de faire subir à l’industrie de la navigation de commerce et au port de Marseille des pertes considérables. Même avec la coupable indifférence, avec l’inaction systématique du gouvernement, ils n’ont pu réussir à intimider le patronat que menaçait leur alliance délictueuse avec les autres associations ouvrières. Quant aux grévistes ordinaires, bien que leur situation fût dans une large mesure moins mauvaise au point de vue légal que celle des grévistes « déserteurs, » ils ont également fait un marché de dupes. Après deux ou trois mois de chômage et de perte de salaire, ils ont repris le travail comme ils l’avaient quitté, sans avoir rien obtenu. C’est l’histoire d’hier, et ce sera l’histoire de demain, si les ouvriers ne s’assagissent pas, si les entrepreneurs de grèves ne désarment pas.


AUGUSTE MOIREAU.


  1. La Société pour la défense du Commerce de Marseille a publié une liste énumérative, des plus curieuses et instructives, des « principaux faits de tyrannie syndicale ouvrière (grèves, mises à l’index, entraves à la liberté du travail, etc.), survenus à Marseille du 1er janvier au 1er septembre 1904. » A la page 12 de cette publication se trouve reproduite une lettre adressée le 27 avril 1904 au président du syndicat des armateurs à Marseille par M. Manot, secrétaire général de l’Union syndicale des « ouvriers des ports, docks et similaires. » Nous extrayons de cette lettre les passages suivans :
    «… Depuis bientôt huit longs jours, les dockers assistent attentivement et patiemment à la lutte que vous avez fait engager par vos capitaines contre nos frères de misère (les inscrits maritimes)… Notre corporation, marchant la main dans la main avec les inscrits maritimes, saura bien vous atteindre, le jour qu’il lui plaira de mettre un frein à toutes les méchancetés que vous employez… Demain, s’il le fallait, les inscrits sauraient se solidariser pour nous aider à nous défendre contre vos gardes-chiourme… Comme, à notre tour, nous défendrons les marins contre les mercenaires, capitaines et consorts, qui voudraient, au mépris de toutes les règles, commander en despotes, et museler des citoyens, qui, quoique de simples inscrits, ont droit aussi aux égards…
  2. Livre II du Code de commerce : Commerce maritime ; titre IV : le Capitaine ; titre V : De l’engagement et des loyers des matelots et gens de l’équipage.
  3. Art. 223 du Code de commerce, livre II, Commerce maritime.
  4. « L’intervention du commissaire de l’inscription maritime dans un contrat d’embarquement est obligatoire dès que l’embarquement devient effectif. La convention présente ce caractère particulier que l’engagé ne sera plus admissible à décliner l’exécution personnelle de son contrat, que sa résistance sera considérée comme un fait délictueux et qu’elle pourra être réduite par la force. » (Ordonnance du 31 octobre 1784 ; décret-loi du 24 mars 1852.)
  5. « Parmi les causes qui entravent le développement de notre marine marchande, base essentielle de la puissance navale du pays, l’indiscipline des équipages n’est pas la moins sérieuse. Les rapports des capitaines constatent journellement leur impuissance à réprimer les excès des marins placés sous leurs ordres. Les plaintes des armateurs contre un esprit de révolte si préjudiciable au succès de leurs entreprises se multiplient de plus en plus. Enfin les doléances incessantes des chambres de commerce de nos ports prouvent combien il est urgent de remédier à un mal très ancien déjà, qui, en frappant la fortune commerciale, atteint par contre-coup la fortune publique et menace dans son principe vital la force maritime de l’État.
    « La loi est la base de l’autorité du chef et de l’obéissance du subordonné ; elle est la source naturelle de l’ordre dans toute réunion d’hommes. Ce principe, d’une vérité générale, s’applique particulièrement à la grande famille des marins ; La vie de l’homme de mer est une exception…
    « L’ascendant moral ne suffit pas toujours pour obtenir cette obéissance si nécessaire, il faut que la loi assure au chef des moyens de répression en rapport avec les impérieuses exigences de sa situation difficile. Il n’est pas de nation maritime qui n’ait compris cette nécessité, et qui ne s’y soit soumise. A toutes les époques, et chez tous les peuples, les lois maritimes ont eu pour base commune des juridictions spéciales, des pénalités exceptionnelles… Avant 1790, la législation de la France concernant la marine marchande était complète et efficace. Elle procurait à une classe d’hommes voués à l’existence la plus exceptionnelle, ayant des mœurs, des habitudes toutes spéciales, des juges compétens pour apprécier leurs actes en pleine connaissance de cause.
    «… Les capitaines des navires du commerce n’ont plus d’action sur leurs équipages… Dans les ports de France, aussi bien que dans les ports étrangers, il y a absence totale de moyens de répression. Depuis l’arrêt de cassation du 13 décembre 1828, le pouvoir des commissaires de l’inscription maritime est borné à la punition des fautes relatives au service de l’État et à la police des classes, et ne s’étend plus aux manquemens qui intéressent la marine marchande. Et pourtant, à bord d’un navire de commerce comme sur un bâtiment de l’État, la vie de l’équipage et des passagers dépend de l’ensemble et de la précision des manœuvres, de l’obéissance ponctuelle aux, ordres donnés… » (Rapport de Ducos.)
  6. Dans les ports, sur les rades de France et dans les ports des colonies françaises, l’exercice du pouvoir disciplinaire, concernant les fautes de discipline et les délits maritimes, appartient au commissaire de l’inscription maritime. Il l’exerce à l’aide des gendarmes maritimes.
    Dans un opuscule publié en 1890 par M. A. Jouan, sous-commissaire de la marine, et intitulé Guide-formulaire à l’usage des agens de l’inscription maritime, se trouve le modèle suivant d’un procès-verbal à rédiger par les gendarmes de la marine, au cas qu’ils fussent appelés à constater que l’équipage d’un navire de commerce refuse l’obéissance au capitaine :
    «… Nous, gendarmes de la marine,… agissant en vertu d’une réquisition de M. le commissaire de l’inscription maritime, nous nous sommes rendus à bord du vapeur ***, mouillé dans le bassin à flot, où nous avons trouvé le capitaine du navire aux prises avec les hommes de l’équipage… lesquels réclamaient des avances sur leurs gages et refusaient de travailler, si le capitaine n’accédait pas à leur demande. Ayant représenté à ces marins qu’ils tombaient sous l’application des peines édictées par le décret-loi disciplinaire et pénal en cas de refus d’exécuter les ordres de leur chef,… voyant nos efforts inutiles pour ramener ces marins à leur devoir, nous nous sommes emparés des nommés… et les avons conduits devant M. le commissaire de l’inscription maritime, qui, après les avoir interrogés, nous a délivré un billet d’écrou, en vertu duquel ils ont été internés a la prison civile de cette ville. »
  7. Quelques pays d’Europe, l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie, appliquent des dispositions diverses dont l’ensemble se rapproche plus ou moins du système de l’inscription maritime. L’Italie exige que les deux tiers au moins des équipages de ses navires de commerce soient de nationalité italienne. En Angleterre il existe une immatriculation des marins, pour faciliter la police de la navigation, mais non une inscription maritime envisagée en tant que moyen de recrutement. (Paul Falloy, De l’Inscription maritime, thèse pour le doctorat, 1893.)
  8. L’emploi des mises à l’index tombe directement sous l’action des articles 414, 415, 416, du Code pénal.
  9. La douzième réunion annuelle du « Congrès maritime national » s’est ouverte il y a quelques jours, le 24 octobre, au Havre. Le citoyen Rivelli, de Marseille, était présent. Le bruit se répandit aussitôt que les ouvriers du port étaient sur le point de se mettre en grève, et que les inscrits maritimes du Havre se joindraient à eux. La nouvelle était fausse. Le lendemain 25, au début de la seconde séance du congrès, M. Rivelli, secrétaire de la Fédération nationale des syndicats maritimes, fut élu secrétaire de la réunion présente, et prononça une allocution en déposant le rapport du bureau fédéral. Il fit appel à l’union des inscrits, dit que l’attention du pays devait être appelée sur la situation des corporations maritimes, mais déclara qu’il n’était pas partisan des grèves, ces mouvemens partiels, plus ou moins bien préparés, ne donnant généralement que des avantages douteux. Ce sont là paroles d’un sage. Mais quantum mutalus ab illo… !