Les Institutions Militaires de la France - Louvois - Carnot - Gouvion-Saint-Cyr

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Les Institutions Militaires de la France - Louvois - Carnot - Gouvion-Saint-Cyr
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 68 (p. --66).
LES
INSTITUTIONS MILITAIRES
DE LA FRANCE

LOUVOIS. — CARNOT. — SAINT-CYR.

Il y a environ cent ans, l’Europe apprit avec quelque surprise qu’elle comptait une grande puissance militaire de plus, et que cette puissance s’était d’emblée placée au premier rang. Ce n’était pas, comme au temps de Gustave-Adolphe, un brillant météore surgissant au milieu d’une confusion universelle pour disparaître bientôt, après avoir rempli le monde de son éclat; c’était la plus petite, la plus pauvre, la plus récente des monarchies qui battait successivement les armées les plus célèbres. Non-seulement elle remportait des victoires et savait en profiter, mais elle pouvait sans succomber perdre une ou plusieurs parties au terrible jeu de la guerre; elle pouvait supporter l’épreuve des revers, reprendre la lutte après les défaites et ramener la victoire sous ses drapeaux.

Au XVIIIe siècle, on cherchait librement la solution des problèmes les plus difficiles; un phénomène aussi remarquable ne pouvait se produire sans donner lieu aux commentaires les plus divers. A côté de ceux qui rendaient simplement hommage au génie, à la ténacité de Frédéric, ou qui saluaient en lui le philosophe couronné, il y eut des prôneurs pour tous les détails de l’organisation et de la tactique prussiennes : celui-ci vantait « l’ordre oblique, » cet autre le « fusil à baguette de fer; » enfin de profonds esprits jugeaient que, si l’on donnait des coups de bâton à nos soldats, nous n’aurions plus à redouter l’humiliation de Rosbach. Tous avaient plus ou moins tort et raison : la discipline sévère, les évolutions savantes, l’armement perfectionné, avaient eu leur part dans le succès des armées prussiennes; mais ce n’étaient que des élémens, des parties d’un grand ensemble, et c’était cet ensemble qu’il fallait embrasser et étudier. La vérité, c’est que la grande intelligence de Frédéric avait trouvé un puissant instrument dans le système d’institutions militaires ébauché, fondé par sec prédécesseurs, développé, complété par lui, adapté à son siècle et à son pays.

Et quand en 1866 on a vu la même puissance sortir soudainement d’un repos de cinquante années, mettre en œuvre des ressorts dont certains observateurs superficiels méconnaissaient l’élasticité et la force, obtenir enfin le triomphe le plus éclatant que l’histoire ait depuis longtemps enregistré, on s’est mis à surfaire après la victoire ce qu’on méprisait avant le combat, et nous avons pu lire des appréciations analogues à celles qu’avait fait éclore la guerre de sept ans. Il y a bien quelques différences : cette pénible contorsion qui récemment encore faisait le désespoir des conscrits et des instructeurs, le « pas oblique, » n’est plus de mode; le « fusil à baguette » est bon à mettre au musée des antiques, et qui donc maintenant oserait parler du bâton? Mais encore aujourd’hui, selon les uns, tout s’explique par l’emploi des mouvemens tournans, du télégraphe électrique et des chemins de fer; selon d’autres, c’est le fusil à aiguille qui a tout fait. Plus d’armée! répète un chœur nombreux, nous ne voulons qu’une landwehr.

Tout comme il y a cent ans, les jugemens qu’on porte actuellement pèchent par ce qu’ils ont d’exclusif; si l’on ne prend qu’un côté de la question, on l’envisage imparfaitement; il suffit de partir d’un point de vue trop étroit pour arriver à une conclusion fausse, et l’erreur ici peut mener loin. Il est inexact d’attribuer les dernières victoires des Prussiens à telle ou telle branche de leur système militaire, et ce serait faire injure au vainqueur que de chercher dans l’excellence même d’un système l’unique explication des événemens de l’été dernier. L’issue de la campagne de 1866 a tenu à des causes très diverses, dont quelques-unes sont frappantes, dont quelques autres ne sont pas suffisamment connues, et que d’ailleurs nous ne cherchons pas à exposer ici. Ce qu’il nous importe de dire et ce que nous croyons vrai, c’est que si la Prusse a pu presque instantanément mettre en ligne une armée considérable, très instruite, bien commandée, complètement pourvue, et, à défaut d’expérience, animée du plus vif sentiment de l’honneur; si elle a pu opérer à la fois sur l’Elbe, sur le Mein, dans la Thuringe, et, tout en dispersant les levées de la confédération germanique, envahir la Bohême avec des troupes supérieures en nombre et en organisation aux légions vaillantes et aguerries que lui opposait l’Autriche, elle doit ce grand résultat aux institutions militaires qu’elle a su maintenir, coordonner, développer pendant la paix.

Les institutions militaires ne donnent pas, ne garantissent pas la victoire; elles donnent le moyen de combattre, de vaincre ou de supporter des revers. Sans elles, tant que durera l’état actuel des sociétés européennes, tant que nous ne verrons pas fleurir cet âge d’or, pax perpetua, qui, selon Leibniz, n’existe qu’au cimetière; sans elles, disons-nous, pas de sécurité ni de véritable indépendance pour les nations. Comment se sont-elles fondées? Par quelles transformations peuvent-elles s’adapter aux temps ou au génie des peuples? D’où vient qu’elles se fortifient ou s’affaiblissent, qu’elles s’épurent ou se corrompent? Comment peuvent-elles devenir un fardeau insupportable, un instrument de tyrannie, ou s’implanter dans les mœurs, s’associer aux libertés publiques et former la base de la puissance nationale? Nous essaierons de l’étudier dans l’histoire de notre pays.


I.

C’est Louvois qui a fondé notre état militaire. Avant lui, sans doute, la France avait des armées, vaillantes, nationales, souvent bien commandées et maintes fois victorieuses ; mais on peut dire que l’armée française n’existait pas. Depuis plus de deux cents ans, la vieille organisation féodale avait disparu sans avoir été remplacée d’une façon définitive. Charles VII avait créé la gendarmerie et les francs-archers; mais le remarquable édifice d’ordonnances élevé par les Valois pour compléter cette création s’écroula bientôt dans les guerres de religion. Le génie inventif et réparateur de Henri IV avait exercé sur l’établissement militaire de la France la même influence salutaire que sur les autres services publics; la mort le frappa avant qu’il n’eût mis la dernière main à son œuvre : armée et règlemens disparurent avec lui. Au mois de mai 1610, il avait réuni en Champagne 60,000 fantassins formés en régimens compactes de 4,000 hommes; son artillerie était la plus nombreuse, la plus mobile qu’on eût encore vue, sa cavalerie instruite et bien montée; les places, les frontières, étaient pourvues. Avant la fin de l’année, il ne restait plus que des squelettes de régimens, des bandes de pillards et des arsenaux vides; comme la neige au soleil, tout avait fondu sous l’action dissolvante des intrigues et des rivalités de cour. Puis était venu Richelieu; sans rien faire de complet, il pourvut à bien des lacunes, et les réformes qu’il avait conçues furent rudement exécutées. Au milieu des échecs, des revers, des trahisons, il avait poursuivi son œuvre, essayant, brisant les généraux, les administrateurs, jusqu’à ce qu’il eût trouvé les instrumens qui lui convenaient. Il marque son passage par la suppression de la charge de connétable, rouage inutile qui gênait l’omnipotence du premier ministre, par la création des intendans de justice et de finances qui devaient représenter dans les armées l’ordre et la légalité, par de bonnes ordonnances sur la solde, la durée du service, par de sévères mesures contre les passe-volans (on a dit depuis les hommes de paille), les déserteurs, les voleurs, etc.; puis le désordre, qu’il n’avait pas entièrement étouffé, reparaît. La victoire nous resta fidèle pendant la régence si agitée d’Anne d’Autriche, car Mazarin comprenait la guerre aussi bien que la politique; mais son autorité était trop contestée pour qu’il pût bien administrer. Il n’avait pas les mains très nettes; il avait besoin des généraux et les redoutait; il les flattait et ne les voulait pas trop forts; il lui convenait de leur passer beaucoup, et un peu de confusion ne lui déplaisait pas; en somme, Mazarin ne régla rien, ne fonda rien, et sous son gouvernement les institutions militaires de Richelieu tombèrent en désuétude.

Vers 1660, les gardes du roi, les escadrons de gendarmerie, quelques régimens d’infanterie qu’on appelait les vieux composaient les seules troupes permanentes. Les autres corps d’infanterie et de cavalerie étaient créés au commencement de chaque guerre et donnés à l’entreprise comme des espèces de concessions. Formés pour un objet spécial, destinés à servir sur certaines frontières, souvent inféodés à tel prince ou à tel général, ces régimens restaient agglomérés en armée jusqu’à ce que la fin des hostilités ou une nécessité d’économie les fît débander. Les déplacer était une grosse affaire. Lorsqu’on 1643 le duc d’Enghien parvint à conduire l’armée de Flandre en Allemagne, on lui en sut presque autant de gré que de la victoire de Rocroy ou de la prise de Thionville, et en 1647 Turenne dut charger les « Weymariens » qui étaient sous ses ordres depuis nombre d’années, pour les décider à le suivre d’Allemagne en Flandre.

Les chefs de tout rang spéculaient sans vergogne. De même que les colonels et les capitaines, les généraux étaient des entrepreneurs. A mettre sur pied un régiment, à entretenir une armée avec ce que le roi donnait, beaucoup se ruinaient, d’autres faisaient des bénéfices. Parmi ceux qui gagnaient, les plus délicats ou ceux qu’animait l’amour du bien public employaient leurs profits à bien assurer le service; le plus grand nombre mettait le gain en poche : cela s’appelait « griveler sur les gens de guerre, » et personne n’y trouvait à redire. Nulle mesure régulière pour assurer les subsistances, l’habillement, ni même l’armement; nulle garantie donnée au soldat pour le présent ou pour l’avenir : officiers, cavaliers, fantassins, gentilshommes et paysans entraient au service, en sortaient, y rentraient, le quittaient encore à peu près à leur gré; aucune règle pour l’avancement ; les attributions de chaque grade mal définies, la hiérarchie militaire à peine ébauchée, souvent des généraux commandant les uns à côté des autres sans reconnaître un chef supérieur. De là un extrême désordre, une discipline très relâchée, de grands mécomptes dans les effectifs, sans parler des excès et des souffrances de tout genre dont les gravures de Callot et certains tableaux flamands donnent une idée saisissante.

L’artillerie, les fortifications étaient dans les mains d’entrepreneurs, d’officiers, d’ouvriers civils qui ne se croyaient astreints à aucun des devoirs de la profession militaire. Fallait-il faire un siège, on cherchait dans l’infanterie des capitaines, des lieutenans ayant un peu plus d’instruction ou d’aptitude; ils traçaient les attaques, aidaient les généraux à diriger les travaux, à placer les batteries. C’est tout au plus si, pour cette fonction spéciale, ils étaient exempts de leurs gardes ordinaires; le siège fini, lorsqu’ils n’étaient pas tués ou estropiés, ils reprenaient le service de troupe. Quelquefois, comme récompense extraordinaire, ils recevaient une compagnie dans un vieux régiment; mais un général bien en cour pouvait seul faire obtenir une pareille faveur à ceux que Vauban appelait « les martyrs de l’infanterie. » Pour unique réserve, on avait les milices communales, qui n’existaient guère plus que de nom, et « l’arrière-ban » ou levée en masse de la noblesse, dernier vestige de temps passés pour toujours; c’était pour les cas extrêmes deux ressources bien précaires, et sur lesquelles on ne faisait plus de fonds depuis longtemps. Tout, dans les armées, restait à l’état d’ébauche imparfaite; mais une des institutions de Richelieu lui survivait : la charge de secrétaire d’état de la guerre avait été conservée. Ce fut le levier dont Louvois se servit pour accomplir une véritable révolution. Il fit passer l’armée des mains des particuliers dans celles du roi. Entre le chaos qui existait avant lui et l’ordre de choses qu’il a créé, la distance était immense. Son œuvre a été durable : l’état militaire qu’il a fondé était encore debout en 1792.

Ce grand niveleur n’était pourtant pas ce qu’aux derniers temps de l’aristocratie de Rome on eût appelé un homme nouveau, et quand il se mit à l’œuvre, il n’avait ni affront à venger ni haine de caste à satisfaire. La fortune de sa famille était de fraîche date : son aïeul, un très petit bourgeois, commissaire de l’un des quartiers de Paris, avait reçu de Mayenne une charge de maître des comptes pour le récompenser de son dévouement à la ligue; mais son père était secrétaire d’état, et si fort en faveur qu’en 1655 le jeune François-Michel Letellier, le futur marquis de Louvois, eut la survivance de la charge paternelle : il n’avait pas quinze ans. Il fût donc en quelque sorte élevé pour les fonctions qu’il allait remplir, et dès l’enfance il s’y prépara par une énergique application. En 1662, après la disgrâce de Fouquet, il obtint l’autorisation de signer comme secrétaire d’état. Dès ce moment, le vieux Letellier se retire peu à peu, abandonnant à son fils les affaires de la guerre. De l’étude Louvois passe à l’action; son administration commence. Il arrivait avec des idées arrêtées et des connaissances spéciales très étendues; il n’apportait pas un système tout fait. Sans chercher à créer tout d’une pièce l’armée, les divers services, il se met à modifier, supprimer, réglementer, au fur et à mesure des besoins qui se révélaient, essayant tous les rouages qu’il avait sous la main, et ne les changeant qu’après les avoir reconnus mauvais ou usés, procédant avec méthode, ayant toujours sous les yeux un but bien défini, mais sans tout détruire pour tout réédifier à la fois.

Si on ne peut voir en lui une sorte de Sieyès militaire, on ne peut pas non plus le mettre sur la même ligne que Richelieu; ce serait faire à Louis XIV un rôle qui ne fut pas le sien. L’histoire ne tient pas compte de certaines apothéoses prématurées, œuvre éphémère des flatteurs : ce nom de « grand » si souvent prodigué par les panégyristes à gages, elle ne l’a donné qu’à peu d’hommes, mais elle l’a décerné à coup sûr : la postérité a continué de dire Louis le Grand; c’est un jugement qu’on peut tenir pour définitif. Associé à la pensée de son maître, animé des mêmes passions, entraîné par les mêmes tendances, Louvois fut plus qu’un commis; il ne fut jamais qu’un ministre. Serviteur parfois désagréable, trop souvent complaisant, sans pitié pour les fripons, sans merci pour les peuples, intègre, brutal, cruel, il établit dans l’ordre militaire la centralisation qui s’emparait de toute la France.

Son premier soin fut de faire compléter ses attributions : les marchés pour le logement, les étapes, les vivres et les hôpitaux étaient dans le département du contrôleur-général; il les lui enleva. Il fit aussi concentrer dans ses mains le service des fortifications, réparti jusque-là entre les divers secrétaires d’état. Plus tard il créa le « dépôt de la guerre, » et dans l’intérêt de sa propre gloire jamais son goût pour l’ordre et la méthode ne l’a mieux inspiré. S’il n’avait pas prescrit de conserver et déclasser l’amas de dépêches et de minutes qui s’accumulaient autour de lui, nous n’aurions pas l’excellent livre que M. Rousset lui a consacré, et qui nous a si bien fait connaître l’homme et son œuvre. Deux directeurs-généraux, Saint-Pouange et Chamlay, se partagèrent les détails de l’administration, du personnel et des opérations militaires. La confusion qui existait entre les diverses branches de la profession cessa, et on peut dire que pour la première fois le principe de la division du travail fut appliqué à la guerre. L’artillerie eut ses troupes, et les lieutenans du grand-maître devinrent des officiers; les ingénieurs furent organisés. Avec ou sans titre spécial, chaque arme eut ses inspecteurs-généraux, qui établissaient, maintenaient l’uniformité dans le service et dans l’instruction : Martinet pour l’infanterie, Fourille pour la cavalerie, Dumetz pour l’artillerie, et pour les fortifications celui dont nos lecteurs ont déjà prononcé le nom, celui dont l’amitié, comme l’a très bien dit M. Rousset, protège la mémoire de Louvois, l’homme de génie, l’homme de bien par excellence, Vauban.

La discipline s’exerça à tous les degrés de la hiérarchie militaire; non-seulement les déserteurs, les passe-volans et autres coupables obscurs furent poursuivis avec une rigueur que la nouvelle organisation rendait plus efficace, mais les hauts grades mêmes furent soumis à des règles qui étaient jusqu’alors inconnues, et que de tout temps il est fort difficile de maintenir. Si plusieurs maréchaux étaient présens dans une même armée, ils étaient obligés d’obéir à celui que le roi avait désigné; d’éclatantes disgrâces servirent d’exemple aux récalcitrans. Les officiers-généraux avançaient selon l’ordre du tableau; ils roulaient entre eux pour le service. Quiconque a ouvert un volume de Saint-Simon se rappelle toutes les lamentations que de telles mesures arrachent à l’orgueil du duc et pair. Tout en faisant la part des préjugés et des rancunes du grand seigneur mécontent, il faut reconnaître que ses critiques n’étaient pas sans fondement; commode pour le pouvoir, qui se trouvait délivré de beaucoup d’obsessions et d’embarras, ce système avait de graves inconvéniens pratiques : il était favorable aux médiocrités; la responsabilité était divisée, le commandement instable ; on avait mis un terme au désordre, mais en dépassant le but. Les colonels-généraux furent supprimés ou dépouillés de prérogatives devenues exorbitantes; il n’y eut plus d’officiers nommés sans l’attache du roi; tous se trouvaient sous la surveillance du ministre; ils avaient leurs notes, leur dossiers; ils étaient protégés contre les caprices de leurs chefs, et les actes de prévarication ou d’oppression dont ils se rendaient coupables envers leurs soldats étaient sévèrement punis. Une fois la hache mise en plein bois, il semble que Louvois eût dû frapper plus ferme, supprimer la vénalité des grades; il la laissa subsister, se bornant à tarer les charges, à exiger certaines conditions d’admission ; il eût voulu ouvrir la porte des honneurs militaires à la bourgeoisie aisée et la fermer aux nobles trop ignorans. Il essaya même d’une institution qui aurait joué le rôle de nos écoles militaires, et il créa des compagnies de cadets, dont il rendit l’accès facile. On y apprenait les détails du métier, les manœuvres, les mathématiques. Le temps manqua au ministre pour développer cette idée et en soigner l’exécution, les résultats furent nuls et les compagnies licenciées; mais une sorte de noviciat fut imposée à quiconque voulait devenir colonel, et la naissance n’en exemptait personne : pour parvenir à ce grade, il fallait avoir servi au moins deux ans dans un des corps qui étaient présentés comme des types et dont le roi s’était réservé le commandement direct, — le régiment d’infanterie qui portait son nom, et sa maison militaire.

La transformation de la maison du roi est l’une des conceptions les plus ingénieuses de Louvois. Cette troupe n’était pas réduite à de simples devoirs d’escorte et d’antichambre; elle fut portée à 4,000 hommes environ, alors que 800, malgré le luxe de la cour, suffisaient à la garde du souverain. C’était à la fois une cavalerie d’élite, une pépinière d’officiers et une institution qui remplaçait les derniers débris de l’organisation féodale. L’arrière-ban avait été réuni une seule fois sous Louis XIV, et semblait n’avoir été appelé que pour faire constater son impuissance. On vit une sorte de cohue mal montée, à peine armée, incapable d’obéir ou de combattre, et qu’il fallut bien vite licencier. Dans l’ordre militaire, ce fut la fin de l’ancien régime, et pour lui donner le coup de grâce Louvois remplaça l’obligation du service, base et seule justification des privilèges nobiliaires, par une mesure fiscale, par une sorte d’exonération. A ceux qui préféraient payer de leur sang, la maison du roi fut ouverte : ils se firent mousquetaires, gardes-du-corps, gendarmes. On n’était pas bien sévère sur les preuves à fournir pour l’admission dans ces corps, dont l’un même, celui des grenadiers à cheval, se composait d’anciens soldats ; patriciens et plébéiens y étaient unis par une confraternité d’armes complète et touchante. La maison du roi ne conserva pas tous les caractères que Louvois avait voulu lui donner; mais jusqu’à la fin de sa carrière elle se signala par tous les genres de courage. Les mêmes brillans jeunes gens qui avaient enlevé Valenciennes en plein jour par un trait d’audace inoui gardaient leur poste à Senef avec le stoïcisme des guerriers les plus éprouvés. « O l’insolente nation! » s’écriait le prince d’Orange en voyant à Neerwinde la ligne des escadrons rouges et bleus onduler sous les boulets qui la frappaient et serrer ses rangs sans reculer. A Steenkerke, les mêmes compagnies décidèrent la bataille, et quand vinrent les mauvais jours, à Malplaquet, elles traversèrent dans une charge les trois lignes de l’ennemi. La dernière victoire éclatante de la vieille monarchie fut aussi leur dernier fait d’armes; ce furent elles qui à Fontenoy se jetèrent dans la brèche ouverte par les canons de Lally et culbutèrent la grosse colonne du duc de Cumberland.

Si la maison du roi donnait à la cavalerie de ligne une réserve efficace, il manquait une cavalerie légère nationale. Louvois la trouva dans les dragons, auxquels il joignit des brigades munies d’armes rayées. Nos dragons et nos carabiniers d’aujourd’hui auraient peine à se reconnaître dans leurs ancêtres militaires. La proportion des troupes à cheval, quoique considérable encore, fut diminuée : en 1678, sur un effectif d’environ 280,000 hommes, on comptait 50,000 cavaliers et 10,000 dragons. Le rôle de l’infanterie grandissait toujours, et c’était elle surtout que Louis XIV et son ministre voulaient non-seulement augmenter, mais relever, améliorer. Le roi avait tenu à s’inscrire sur la liste des colonels; son régiment, nous l’avons dit, et celui des gardes-françaises devaient servir de modèles pour l’instruction, pour le service; ils avaient plusieurs bataillons, et leurs compagnies étaient fortes. Les circonstances ne permirent pas d’appliquer ces deux principes d’une manière générale : les régimens restèrent à un bataillon avec des compagnies assez faibles; mais ils devinrent permanens, astreints à la régularité dans l’habillement, dans l’armement surtout, qui fut fort perfectionné, quoique la grande réforme, l’adoption du fusil à baïonnette, n’ait été accomplie que plus tard. Les Suisses et les Allemands formaient environ le tiers de l’infanterie ; mais les premiers étaient en quelque sorte incorporés dans nos rangs depuis près de deux siècles, et les seconds, habitans pour la plupart des provinces rhénanes, avaient en France les droits de régnicoles. Sauf quelques privilèges insignifians et peu choquans alors, ni les régimens étrangers, ni même ceux du roi, des princes et des gardes, n’étaient distingués des autres corps; ils avaient les mêmes devoirs, obéissaient aux mêmes généraux. La véritable élite de l’infanterie restait dans les régimens : à la droite de chaque bataillon, on plaça les soldats les plus braves, les plus robustes, sous les ordres d’un officier de fortune; on leur mit sur l’épaule ce morceau de laine rouge illustré depuis par tant d’actions, et qu’ils portent encore aujourd’hui ; nous avions nos grenadiers.

La règle était la même pour tous, et l’action du ministre s’étendait à tous les détails de la vie intérieure des régimens. L’état n’en était pas encore arrivé à tout faire directement. Les chefs de corps conservaient toujours cette responsabilité qui les faisait ressembler à des entrepreneurs; mais on les soumettait à une surveillance si étroite que les bénéfices n’étaient plus possibles, et que pour les pauvres ou les négligens la ruine était à peu près certaine : aussi se plaignait-on amèrement de la dureté du ministre. Avec les fonds que le roi faisait remettre pour la solde, quelques distributions en nature et la contribution qui, sous le nom d’ustensile, était imposée aux communautés affligées du logement des gens de guerre, les colonels, les capitaines devaient nourrir, habiller, équiper la troupe, faire le prêt tous les dix jours. Gare à ceux qui se permettaient des retenues illégales, qui, aux jours des revues, se passaient des hommes ou des armes pour dissimuler la faiblesse de leur effectif ou le mauvais état de leurs compagnies! Ce n’est pas tout; il fallait trouver les recrues. Ici Louvois n’était pas gênant; pour l’enrôlement, les officiers pouvaient à peu près impunément se permettre les violences et les supercheries. Une fois les prétendus volontaires amenés sous le drapeau, ils devaient y rester quatre ans. Nulle prescription pour la taille; il suffisait de ne présenter « ni gueux, ni enfans, ni contrefaits. » Plus tard, on devint encore plus facile; il fallut arriver aux bataillons de salades, aux levées d’enfans, de pauvres petits misérables ; il fallut moissonner les générations en herbe. Louvois lui-même vécut assez pour constater l’insuffisance du racolage ; il n’avait d’abord tenu aucun compte de l’antique institution des milices, qu’il trouvait mal définie, qu’il considérait comme oubliée et mettait à peu près sur la même ligne que l’arrière-ban. Aussi avait-il accepté volontiers l’argent que les états de Languedoc et autres avaient offert au lieu de contingent; mais quand la guerre fut partout, au midi comme au nord, les hommes et les cadres manquèrent à l’armée de ligne : les provinces durent fournir des régimens de milice, composés d’abord de volontaires non mariés, puis complétés par le tirage au sort, habillés, équipés par les paroisses, commandés par des gentilshommes du pays. Cela donna de 25 à 30,000 hommes qui servirent surtout en Italie, et s’y comportèrent bien. Aux yeux du ministre, l’appel des milices n’avait été qu’un expédient; il est fort douteux qu’il ait jamais songé à les constituer définitivement, à y chercher les élémens d’une transformation de notre état militaire; mais, quels que fussent ses projets, le temps lui manqua pour les exécuter : il mourut presque au moment où Catinat menait pour la première fois au feu les régimens provinciaux.

Si, malgré son énergie et son audace, Louvois paraît avoir hésité à compléter son œuvre par certaines mesure radicales, il ne connut pas d’obstacles dans l’impulsion donnée à deux services qui entre ses mains semblaient se confondre, la haute administration de la guerre et les fortifications. Avec les conseils et le concours de Vauban, avec l’aide de quelques intendans actifs, ingénieux, vigilans, sans pitié comme lui, les Robert, les Jacques, les Berthelet, il ne se contenta pas de réformer, il créa. Les provinces frontières, les anciennes et nouvelles conquêtes se couvrirent de citadelles, de magasins, de casernes, d’hôpitaux; leurs ressources en numéraire, en subsistances, en matériel de tout genre, étaient exploitées avec cruauté parfois, avec dureté le plus souvent, toujours avec promptitude et méthode. Chaque pays où entraient nos colonnes était aussitôt saisi par l’ingénieur et par le munitionnaire; les vivres étaient absorbés, accumulés; de vieilles murailles étaient renversées, d’autres s’élevaient. Le fléau de la guerre semblait plus lourd aux peuples; si les maux qu’elle entraîne n’étaient pas partout aggravés, on en sentait le poids plus constamment, plus uniment. La condition du soldat fut améliorée; on songeait à le nourrir, à le vêtir, à le mettre à couvert; c’était chose neuve. Cependant l’augmentation du nombre, l’agglomération des hommes ramenaient une partie des souffrances que la prévoyance avait atténuées; les rapports des inspecteurs parlent sans cesse de soldats « demi-nus, sans bottes, logés comme des porcs, hâves et maigres à faire peur;» mais il y avait progrès, car on constatait le mal, on y cherchait remède. N’oublions pas à ce propos que Louis XIV et Louvois arrachèrent les guerriers infirmes ou estropiés à la misère, et leur ouvrirent l’hôtel des Invalides. Quant aux opérations militaires, elles trouvèrent de nombreux points d’appui, des bases solides, des dépôts bien pourvus; elles acquirent une portée, une durée inconnues; on put menacer partout à l’entrée en campagne, choisir son point d’attaque, débuter par des coups de théâtre inattendus, avancer ou reculer sans mourir de faim, s’abriter en cas de revers, arrêter les progrès de l’ennemi vainqueur. Nous ne possédons plus toutes les forteresses construites ou retouchées sous le règne de Louis XIV, beaucoup de celles qui nous restent n’ont plus aujourd’hui la même importance; mais soyons reconnaissans envers ceux qui ont enveloppé notre frontière de cette formidable ceinture. Non, l’argent employé par Vauban avec tant de probité et de génie n’a pas été une dépense de luxe; que ceux qui conservent quelques doutes à cet égard relisent l’histoire des campagnes de 1713 et de 1793 : deux fois nos places ont sauvé la France.

Nous venons de résumer en quelques pages l’œuvre accomplie pendant trente années de travail assidu; nous en avons assez dit pour faire comprendre par quels efforts on parvint à monter une première fois cette immense machine, combien les rouages en étaient compliqués, et comme tout s’y tenait. Ainsi qu’on a pu le voir, il y avait dans ce vaste ensemble quelques parties déjà parfaites, d’autres seulement ébauchées, beaucoup de bons germes à développer, des mesures excessives et des lacunes importantes. Il serait superflu d’insister davantage sur les détails; mais il nous reste à indiquer aussi brièvement que possible ce que devint un pareil instrument entre les mains d’un prince et d’un ministre qui ne connaissaient pas de frein à leur volonté, quel usage et quel abus ils en firent.

Leur première entreprise importante fut la guerre de Hollande. Louvois dirigeait déjà depuis dix ans le ministère de la guerre, lors- que le 17 février 1672 il remit au roi un état détaillé dont le total montait à 91,000 fantassins, 28,000 cavaliers et 97 bouches à feu; c’était la situation d’une armée toute réunie, largement approvisionnée, prête à marcher et à combattre. Quelques jours plus tard, cette masse imposante était en route. Par une heureuse combinaison de l’administration et de la politique, elle trouvait ses étapes, ses magasins préparés à l’avance; jamais encore on n’avait vu un pareil déploiement de force et d’habileté. Bientôt la Hollande, envahie, vaincue, demande la paix, offre des conditions qui dépassent les rêves patriotiques de Henri IV ou de Richelieu; mais le même orgueil, les mêmes passions enflamment le roi et son ministre; ils se comprirent trop bien : l’un conseilla, l’autre décida de rejeter toute proposition. C’était l’inauguration de la politique à outrance qui sous d’autres chefs devait nous être un jour si fatale. Cette fois le châtiment fut moins terrible, mais la leçon fut sévère et promptement donnée. Les Hollandais se relevèrent par un sacrifice héroïque; nos troupes, ayant à lutter contre les eaux, les hommes et les rigueurs de l’hiver, se retirèrent ruinées. L’Europe accourut au secours des opprimés aussitôt que ceux-ci eurent repoussé l’agresseur, et la France se trouva en face d’une coalition.

Elle n’était pas épuisée et fit tête à l’orage : elle fournit six campagnes, les plus belles peut-être de notre histoire, témoignage éclatant de la puissance des créations de Louvois. D’abord notre armée se concentre, se réorganise, se renforce. L’ennemi s’y méprend; il juge mal ce grand mouvement rétrograde. Les coalisés se croient déjà au cœur du royaume; déjà ils parlent d’aller traiter les dames à Versailles; ils ont une juste confiance dans leurs troupes, dans leurs généraux, Guillaume et Montecuculli. À ces grands hommes Louis XIV oppose des adversaires dignes d’eux, Condé et Turenne. L’un déjoue le gros dessein des alliés, tient longtemps le prince d’Orange en échec par la force d’une position bien choisie, puis le « prend en flagrant délit, » et le paralyse par la sanglante bataille de Senef. L’autre, opposé à l’un des plus froids calculateurs, à un les hommes les plus subtils qu’ait produits l’Italie, évente toutes les ruses, déjoue tous les pièges; prudent par tempérament et devenu audacieux par réflexion, il marche sans cesse, passant, repassant le Rhin et les Vosges, se couvrant tantôt du fleuve et tantôt des montagnes, gagnant bataille sur bataille et combat sur combat, Sinzheim, Entzheim, Mulhouse, Türckheim! Puis, quand ces deux héros disparurent de la scène du monde, Turenne pour descendre dans le caveau de Saint-Denis, Condé pour s’enfermer dans la retraite, Créqui et Luxembourg succédèrent à leurs maîtres, marchèrent sur leurs traces, mais sans rencontrer les mêmes difficultés. Les alliés étaient devenus plus modestes; ils étaient passés à la défensive. Louis XIV prenait beaucoup de villes, c’était devenu le grand objet de la guerre; la paix était dans l’air, il fallait pouvoir négocier pièces en main, travailler à « faire le pré carré. » Les hommes, les moyens ne manquaient ni aux ingénieurs ni aux généraux; l’effectif en 1678 avait atteint le chiffre de 280,000 hommes; aucune place ne résistait à Vauban, et celles qu’il avait retouchées devenaient à peu près imprenables. Tout justifiait les prévisions de Louvois. Notre cavalerie, qui avait eu quelque appréhension des cuirassiers de l’empereur, les chargeait maintenant partout où elle les rencontrait. Notre infanterie n’avait pas d’égale : surprise à Saint-Denis, près de Mons, écrasée par le nombre, elle soutint et rétablit le combat par sa solidité. Cette sombre bataille fut le dernier épisode de la guerre : elle fut livrée entre deux généraux qui avaient en poche la nouvelle de la paix, engagée par Guillaume avec la haine sauvage qu’il portait aux Français, acceptée par Luxembourg avec la légèreté cruelle qui ternissait alors ses brillantes qualités. Il eût suffi d’envoyer un trompette avec un mouchoir blanc pour sauver la vie à cinq ou six mille hommes.

Ce n’était pas l’humanité qu’on apprenait à l’école de Louvois, non qu’il eût inventé ces effroyables dévastations au souvenir desquelles on a rattaché son nom : le « dégât, » comme on disait, était depuis longtemps dans la pratique de la guerre, et l’incendie du Palatinat ne dépasse pas en horreur le ravage que l’armée de Galas avait fait en Bourgogne pendant l’invasion de 1636; mais le ministre de Louis XIV avait introduit dans la destruction la méthode qu’il apportait partout. Il en fit une mesure administrative, et les intendans, trouvant aussi naturel de ruiner un pays que de nourrir un régiment, apportaient indistinctement le même zèle à l’exécution d’ordres barbares qu’à l’accomplissement de leurs fonctions habituelles. Les généraux bons vivans, comme Luxembourg, riaient volontiers de la brûlerie; les hommes graves, comme Turenne, comme le vertueux Catinat lui-même, laissaient faire sans mot dire; un seul, à son éternel honneur, protesta, ce fut Condé. Il y avait quelques malheureuses contrées comme le Palatinat, le Waez, le Brisgaw, sur lesquelles on s’acharnait particulièrement, et Louvois se complaisait dans le spectacle de ces œuvres effroyables. Deux mois avant la paix de Nimègue, au retour d’un voyage par-delà le Rhin, il mandait à son père avec une sorte de joie féroce : « Rien n’est égal à la ruine de ce pays que le roi rend à l’empereur; c’est entièrement désert et en friche. De dix villages, à peine y en a-t-il deux où il y ait une ou deux maisons habitées. » Hélas! ce n’était pas seulement contre lui que Louvois par de tels actes soulevait de justes malédictions, il semait en Europe la haine du nom français.

Aux cruautés de la guerre succédèrent les violences de la paix. Ce que notre gouvernement n’avait pu obtenir par le traité de Nimègue, il le reprit par les « réunions, » les « exécutions pacifiques; » l’on dirait aujourd’hui « annexions, exécutions fédérales, saisies de gages matériels. » C’est ainsi que Louvois s’empara de Strasbourg (Dieu l’absolve pour cette fois!), de Casal, de Luxembourg, etc. Une des raisons qui le portaient à multiplier ces occupations définitives ou temporaires, c’était la nécessité de subvenir à ce que, déjà alors, avec le seul mot « budget » de moins, on appelait « l’extraordinaire; » on n’avait pas encore trouvé le moyen de couvrir les dépenses militaires à coups d’emprunts, le grand art était de les faire supporter à l’ennemi, au moins à l’étranger. Mais sans rien désorganiser, tout en conservant même les moyens d’exécuter les prétendus arrêts du parlement de Metz et du conseil souverain de Brisach, on aurait pu diminuer les charges, réduire l’effectif. A quoi donc étaient employées tant de troupes? Au détournement de la rivière d’Eure et aux dragonnades.

Jusqu’à quel point, des hommes levés ou enrôlés pour faire le métier de soldat peuvent-ils être employés à d’autres travaux que ceux qui font rigoureusement partie du métier de soldat? En ce qui regarde même les fortifications, les routes stratégiques, quelle est la limite, durant la paix surtout? C’est un problème difficile à résoudre. Si du moins le travail procure à la troupe une paie plus forte, une nourriture plus abondante, une augmentation de vigueur et de bien-être, on peut ne pas trop approfondir la question et se montrer coulant sur le principe; mais, lorsqu’on voit toute une armée retenue pendant deux ans dans les marais où la fièvre la décime pour faire marcher des jets d’eau, on se croit ramené au temps des Pharaons. Quant aux dragonnades, ce mot seul en revenant sous la plume réveille l’indignation qu’on croyait avoir épuisée. Il nous faut bien en parler. Par une détestable confusion d’attributions, Louvois avait fait réunir les affaires des réformés au ministère de la guerre, et nous devons rappeler quelles furent, au point de vue militaire, les conséquences de la révocation de l’édit de Nantes. Elle fit passer à l’ennemi 8 ou 9,000 de nos meilleurs matelots, 5 ou 6,000 bons officiers, 19 ou 20,000 de nos soldats les plus aguerris. Ce n’est pas tout : les régimens disséminés pour convertir et châtier les religionnaires ne furent bientôt plus que des bandes. Ici Louvois est sans excuse : dégagé de tout zèle religieux, de toute ardeur de prosélytisme, animé de la seule rage du despotisme, il fut un instigateur pressant, un instrument passionné ; il conseilla la mesure, fournit les moyens, inventa la déportation, les persécutions militaires, et ce grand disciplinaire s’oubliait au point de recommander « qu’on fit faire aux soldats le plus de désordre possible. »

C’est avec les malingres tirés du camp de Maintenon, avec les pillards ramenés du Poitou et du Languedoc, qu’il fallut faire face à une nouvelle coalition, fruit de notre politique insolente, combattre sur le Rhin, en Flandre, en Italie, en Irlande (1688). Les chefs demandaient ce qu’ils pouvaient faire avec ces troupes « qui fondraient à la première fatigue. » Le ministre ne tenait pas compte de leurs observations. Il ne voulait pas s’apercevoir qu’il avait miné lui-même l’édifice élevé de ses mains ; d’ailleurs il espérait inaugurer un nouveau genre de guerre, sans hasards, sans batailles, sans marches rapides, où l’on n’aurait vu que des campemens marqués d’avance, des sièges calculés à heure fixe, des bombarderies et des dévastations. Il se laissait aller à une confiance sans bornes dans les vertus de la centralisation, qu’il avait assurément bien fait d’appliquer aux affaires militaires (car là du moins personne ne peut la blâmer), mais que là même il avait fini par exagérer. Le contact des généraux dignes de ce nom lui avait toujours été insupportable ; il ne s’était pas contenté de les soumettre, il avait voulu les annuler, et s’indignait de leur opposition aux rapports directs qu’il voulait établir avec leurs subalternes, de leur résistance aux pouvoirs illimités dont il armait les intendans. Délivré de Turenne par un boulet, de Condé par la goutte, il avait vu les portes de la Bastille se fermer sur Luxembourg, qui avait conservé certaines allures indépendantes, justifiées par sa naissance et ses talens ; Créqui, avec qui il fallait aussi compter, venait de mourir. Louvois ne songeait pas à les remplacer sérieusement ; l’infatuation, le goût des hommes commodes, ces deux vers rongeurs du despotisme, égaraient son jugement. Avec des tacticiens de cabinet, des ingénieurs, des munitionnaires, des généraux-porte-voix à la tête des troupes, il croyait suffire à tout. Une expérience de deux ans lui apprit la vérité de cet axiome bien connu, que les plans de campagne ne valent que par l’exécution. Tout alla mal. Notre prestige nous protégeait encore, quelques faits d’armes consolaient notre amour-propre ; mais nous reculions partout, notre péril grossissait chaque jour avec le nombre de nos ennemis, augmenté par des alliances nouvelles et par la fureur des populations, qui couraient aux armes pour se venger de nos incendies et de nos ravages. Il fallut pressurer le royaume, redoubler de violence pour trouver des hommes et de l’argent; il fallut enfin remettre Luxembourg à cheval, il fallut remercier la bonne étoile du ministre qui lui avait amené Catinat sous la main.

Librement, audacieusement interprétées par ces deux capitaines illustres, au lieu d’être prises au pied de la lettre par MM. d’Humières, de Lorges ou de Duras, les instructions parties de Versailles donnèrent d’autres résultats : Staffarde et Fleurus, noms chers à la France, furent ajoutés à la liste de nos victoires (1690). Ce furent les dernières joies de Louvois. Il mourut l’année suivante, écrasé par le travail, par les soucis, par le poids d’une responsabilité énorme. On ne lui épargna pas la haine, et il la méritait, car il avait infligé de grands maux; mais les clameurs dont le concert poursuit encore sa mémoire ne sont pas toutes de bon aloi : aux cris de douleur des huguenots déportés, des peuples foulés, des provinces dévastées, se mêlent les calomnies des intrigans évincés, des grands seigneurs froissés, des fripons pourchassés. Il fut aussi regretté, car il n’eut que des successeurs médiocres, et l’on se figurait que, s’il eût vécu, bien des calamités eussent été épargnées à la nation. Plus que personne cependant il avait contribué aux malheurs du règne. Il avait compromis par sa politique intérieure et extérieure les résultats de son administration. En poursuivant la chimère de l’unité religieuse, il avait troublé l’union de la patrie. Bien plus que l’engouement jacobite, bien plus que la querelle de la succession d’Espagne, ses usurpations et le mépris qu’il affichait de tous les droits avaient soulevé l’Europe contre nous, et si Louis XIV, vieillissant, employa des « généraux de goût, de fantaisie, de faveur, » s’il se laissa prendre trop souvent à u l’air admirant, rampant, plus que tout à l’air du néant devant lui, » ce fut la conséquence des habitudes créées par son ministre d’état. Le despotisme étouffant, partout introduit, avait abaissé le niveau des hommes, brisé les ressorts individuels; mais au milieu de tant d’erreurs Michel Letellier avait donné à l’armée une si forte charpente, il avait entouré notre frontière factice d’une si solide barrière, que la fureur de nos ennemis se brisa contre la résistance de la France. Les institutions de Louvois ont donné à Louis XIV et à Villars le moyen de repousser l’invasion. C’est ce que nous ne pouvons oublier.


II.

Louvois avait créé l’armée royale. Carnot constitua l’armée nationale. Nous n’avons pas à juger les actes de sa vie politique; notre tâche se borne à rappeler ses services. Il donna la base la plus large à nos institutions militaires, mit en pratique des principes auxquels il faut toujours plus ou moins revenir; il « organisa la victoire » sans lui sacrifier la liberté, et malgré ses fautes nous ne lui marchanderons pas ce sublime éloge, qu’il avait habitué le soldat français à considérer comme la plus belle des récompenses : « il a bien mérité de la patrie. »

Quelques traits ajoutés au tableau que nous avons tracé de l’armée de Louis XIV suffiront pour dépeindre celle de Louis XVI. Les réformes si courageusement et d’abord si heureusement tentées par ce dernier prince dans l’ensemble du système monarchique n’avaient pas touché à l’état militaire. C’était celui de Louvois, perfectionné sans doute dans quelques parties, mais atteint d’une sorte de marasme général et infesté de nouveaux abus. On n’était pas sorti de l’ornière du « racolage; » les milices provinciales, qui, au moment de la guerre de sept ans, avaient reçu un certain développement et rendu de vrais services, avaient été de nouveau négligées; d’ailleurs la façon arbitraire dont se pratiquait le tirage au sort avait dépopularisé cette institution, la plupart des cahiers des états-généraux en demandaient la suppression. Les 166 régimens de ligne, infanterie et cavalerie, présentaient un assez faible effectif; mais ces troupes étaient bien exercées. On avait élaboré au camp de Saint-Omer un règlement excellent qui, promulgué en 1791 et peut-être trop servilement copié depuis lors, sert encore de base à nos règlemens de manœuvres actuels; les instructeurs formés dans cette période furent d’un grand secours un peu plus tard. Les généraux, les officiers supérieurs étaient beaucoup trop nombreux, quelques-uns instruits, appliqués, presque tous sans expérience. Depuis longtemps, la paix n’avait été troublée que par la guerre d’Amérique, qui avait employé peu de monde et présentait un caractère particulier. Le corps de l’artillerie et celui du génie ne laissaient rien à désirer; le matériel créé par Gribeauval était le meilleur de l’Europe. Les écoles militaires, organisées depuis cinquante ans et maintenues à travers des vicissitudes diverses, avaient surtout profité aux armes spéciales, tout en élevant dans l’ensemble du cadre le niveau des connaissances. L’esprit de caste qui dominait parmi les officiers était plus que jamais exclusif; sauf quelques exceptions qui prouvaient la règle, la porte des honneurs militaires restait fermée à qui n’était pas ou ne se prétendait pas gentilhomme, et cependant cette brillante noblesse, toujours brave, aimable, dévouée, avait été durant le XVIIIe siècle moins féconde en capitaines qu’à d’autres époques de la monarchie : de là un certain discrédit, injuste à beaucoup d’égards, mais très répandu, qui la frappait au point le plus sensible.

On comprend quel effet produisit dans une armée ainsi composée le coup de tonnerre de 89, dans quel désarroi elle fut jetée par les agitations révolutionnaires d’une part, et de l’autre par l’émigration. Les corps privilégiés, le régiment des gardes-françaises à Paris, celui du roi à Nancy, avaient donné un exemple qui eut beaucoup d’imitateurs. La constituante avait l’intention de maintenir la discipline; mais, dans le feu de la lutte, les actes de cette illustre .assemblée ne pouvaient pas toujours être d’accord avec ses principes : elle fut impuissante à rétablir l’ordre. Elle proclama que tous les grades seraient ouverts à tous les Français, mais ne prit pas de mesures effectives pour la réorganisation des cadres. Elle agita la question du recrutement; mais, dans son respect pour la liberté individuelle, elle n’osa imposer aux citoyens l’obligation du service, et conserva le recrutement à prix d’argent[1]. Absorbés par d’autres soins, plaçant leur confiance dans l’institution récente des gardes nationales, les députés n’accordaient qu’une attention distraite aux affaires militaires. Cependant la guerre suivînt : il fallut bien reconnaître l’insuffisance de l’armée et du mode de recrutement. L’assemblée fit appel à la nation, qui répondit avec un admirable élan par le départ des volontaires.

Au commencement de la guerre de la révolution, les forces de la France formaient :

105 régimens d’infanterie de ligne de 2 bataillons chacun,
14 bataillons de chasseurs,
200 — de volontaires,
14 — d’artillerie, auxquels il faut ajouter quelques compagnies d’artillerie légère,
24 régimens de cavalerie (grosse cavalerie),
18 — de dragons,
12 — de chasseurs à cheval,
6 — de hussards.

C’étaient beaucoup de cadres pour peu d’hommes; l’artillerie, particulièrement trop peu nombreuse, mais excellente, avait conservé son corps d’officiers presque intact. Les troupes de ligne étaient, nous l’avons dit, rompues aux manœuvres; elles étaient en grande partie commandées par les anciens sous-officiers. Les volontaires, recrutés dans toutes les classes de la nation, formaient une véritable élite. Leurs chefs, désignés par l’élection, donnaient des espérances pour l’avenir, quelques-uns avaient servi, beaucoup étaient des hommes d’action et de mérite; mais pour le moment l’instruction, les habitudes militaires manquaient également aux soldats et à la plupart des officiers. Distingués par une solde plus forte et par la couleur bleue de leurs uniformes, les gardes nationaux en activité trouvaient pour leur noviciat peu d’assistance dans la ligne, qui leur témoignait une certaine jalousie. Parmi les généraux mis à la tête des armées, les uns étaient trop âgés, d’autres devaient leurs emplois à des combinaisons politiques; très peu d’entre eux avaient l’habitude du service et la confiance de leurs subordonnés. L’ensemble, comme on le voit, était loin d’être homogène, et les premiers incidens de la guerre furent désastreux; les paniques, les révoltes se succédaient avec une rapidité alarmante. Cependant les régimens de ligne retrouvèrent leur aplomb ; les volontaires apprirent au camp de Maulde les élémens de leur nouveau métier. Bientôt l’audace intelligente de Dumouriez, la fermeté de Kellermann et la bonne attitude des troupes arrêtèrent à Valmy le premier élan de l’ennemi. Les Prussiens reculent, et les Français profitent du trouble où cette retraite a jeté la coalition. Les Autrichiens sont battus à Jemmapes, la Belgique et la Savoie sont conquises, le drapeau tricolore flotte sur les murs de Mayence, et la mémorable année 92 s’achève au milieu de ces succès aussi brillans qu’inattendus.

Il ne manque pas de gens qui voudraient tirer le rideau après l’entrée de Dumouriez en Hollande et de Custine à Francfort. Supposons en effet qu’un bon génie ait tout terminé à cette glorieuse date, que Prussiens et Autrichiens se soient dès lors tenus pour vaincus sans retour; avec un peu de bonne volonté, en faisant abstraction de certaines circonstances essentielles, il serait permis de croire qu’un peuple belliqueux, par la seule fougue de son enthousiasme, peut repousser une injuste invasion et reporter la guerre sur le territoire de l’agresseur. Comme conséquence logique, il faudrait abroger les lois de recrutement, d’avancement, réduire l’établissement de paix à l’entretien d’un certain matériel et de quelques milliers de soldats de profession. Qu’un péril survienne, un habile général apparaîtrait comme le deus ex machina, la garde nationale ne lui ferait pas défaut, et que Dieu protège la France !

Mais le début de la campagne suivante suffit seul à renverser cette utopie. Dès les premiers mois de 93, l’armée du Rhin était rejetée sur la Lauter, et l’armée du nord repoussée de la Belgique. Avec les revers et les défections avaient reparu les méfiances, les distinctions d’origine ; les essais d’avancement à « l’ancienneté de service » donnaient les résultats les plus bizarres; nul progrès dans l’organisation, dans la cohésion; la proscription était aveugle, les mutations dans le commandement étaient continuelles; c’était une vraie cascade de généraux de plus en plus faibles. En quelques jours, l’armée du Rhin vit à sa tête, d’abord un intérimaire qui refusait de donner aucun ordre, et qu’aucune prière, aucune menace ne pouvait faire sortir d’un mutisme absolu, puis un vieux capitaine qu’on avait tiré d’un dépôt, et dont tout le plan de campagne se bornait à ranger les bataillons de la droite à la gauche par ordre de numéro, un troisième enfin qui à toute question répondait « qu’il fallait marcher majestueusement et en masse ; » lui-même ne marchait jamais. Ajoutez les armées révolutionnaires sur les derrières, l’intervention continuelle et souvent inopportune des représentans en mission, et vous aurez une idée de la confusion qui régnait.

Ce qu’il y avait de plus grave, c’était la réduction croissante de l’effectif : au 1er janvier 93, dans les huit armées de la république, on n’aurait guère trouvé plus de 150,000 hommes présens sous les armes. Il est de l’essence même des corps spéciaux de volontaires de ne pas se renouveler, et cependant la seule existence de ces corps avait complètement arrêté le recrutement des troupes de ligne. D’autre part, les patriotes de 91, n’étant engagés que pour un an, se croyaient libres de retourner chez eux; 60,000 avaient quitté les rangs. Il fallait des hommes en toute hâte ; le 20 février, la convention mit en « réquisition » 300,000 gardes nationaux. Ce contingent était réparti entre les départemens par le pouvoir exécutif, entre les districts par l’administration départementale, entre les communes par les directoires du district; à défaut d’un nombre suffisant de volontaires, les communes avisaient aux moyens de fournir, le complément, qui devait être pris parmi les célibataires ou veufs sans enfans, âgés de 18 à 40 ans. Cette mesure ne produisit pas l’effet attendu; la limite d’âge si vague, l’arbitraire laissé aux communes d’abord, puis déféré aux représentans en mission, donnèrent lieu à une foule d’abus et de prévarications. Ici, la réquisition était un moyen de persécuter ceux qui étaient soupçonnés d’aristocratie ou de modérantisme; là, on ne demandait que des certificats de civisme et on ne songeait qu’à alimenter les armées révolutionnaires, fût-ce même avec l’aide de primes en argent; Paris se souvint longtemps des « héros à 500 livres. » En somme, le chiffre des hommes qui rejoignirent les armées actives se trouva très inférieur à celui qu’on avait espéré; encore, parmi ceux-ci, beaucoup étaient si impropres au métier des armes que, bien qu’on n’y regardât point alors de très près, il fallut en renvoyer un grand nombre. D’après un état trouvé dans le portefeuille de Saint-Just, la force publique entretenue le 15 juillet 93 montait à 479,000 hommes. De ce total il faut déduire d’abord la gendarmerie, puis les dépôts, bataillons en arrière, etc.; mais il y a plus : l’armée du nord, qui figure sur cet état pour 92,000 hommes, n’avait alors que 40,288 présens sous les armes, et quinze jours plus tard 33,338 seulement répondaient aux appels. Qu’on juge par là de la situation de nos armées! Et cependant l’ouest avait pris les armes, Lyon était insurgé, Toulon au pouvoir des Anglais, toutes nos frontières étaient envahies, et si la barrière des forteresses de Vauban n’eût pas ralenti des généraux heureusement trop méthodiques, peut-être le mal eût-il été irréparable. C’est dans ce moment de suprême péril que Carnot entra au comité de salut public (14 août 93).

Six jours plus tard, la « levée en masse » était votée par la convention nationale. Elle différait essentiellement de la réquisition. Plus dure en apparence, elle était en réalité moins vexatoire et moins écrasante. La loi du 20 février tenait tous les citoyens de 18 à 40 ans (un moment même de 16 à 45) sous le coup d’un appel arbitraire, et les soumettait au caprice d’un représentant, d’un maire, d’un agent de police; celle du 20 août mettait un terme à la fantaisie administrative, n’atteignait que les hommes de 18 à 25 ans, mais dans cette limite elle saisissait tout le monde, elle fut acceptée par le bon sens et le patriotisme de la nation. En six mois, tout l’appareil de la terreur avait été impuissant à réunir les 300,000 soldats requis en février, et en trois mois la levée en masse était achevée sans avoir rencontré de résistance sérieuse; qu’on ne vienne plus nous dire que c’est la guillotine qui a sauvé la France[2]! Au 1er janvier 1794, l’effectif était remonté à 770,932 hommes; en déduisant les armées de l’ouest, des côtes, de l’intérieur, les dépôts, les non-valeurs, on peut estimer, en nombres ronds, qu’alors la France, attaquée par 400,000 coalisés, leur opposa 500,000 combattans en ligne, chiffre imposant que nous croyons exact, quoiqu’il soit inférieur aux évaluations de Cambon, et qui jusqu’à ce jour n’a jamais été dépassé dans aucune armée exclusivement composée de troupes nationales[3].

Les armes, les munitions avaient manqué autant que les hommes. Ici on fit des prodiges. Guidée par la science, assistée par tous, une industrie nouvelle s’improvisa; la France ne fut qu’un vaste atelier où l’on fabriquait les canons, les fusils, la poudre. C’était un de ces efforts qu’on ne peut pas souvent demander aux peuples, qu’ils n’accordent pas toujours, et que la prévoyance des gouvernemens doit leur épargner; mais, dans la fièvre dont la France était saisie alors, il y eut des créations qui devaient survivre à ce mouvement généreux et former une partie définitive de notre établissement militaire. En même temps qu’on levait, qu’on armait les soldats, il fallait les organiser, car il était impossible de laisser subsister plus longtemps entre les corps les distinctions d’origine. Plusieurs généraux avaient déjà essayé de les effacer, sans pouvoir vaincre des résistances fondées sur des droits acquis, sur des garanties formelles. Les soldats de ligne tenaient aux traditions de leurs régimens, ils tenaient à leurs uniformes blancs qu’ils croyaient plus redoutés de l’ennemi; les volontaires étaient jaloux de leurs privilèges. Chaque jour, les difficultés et les inconvéniens se multipliaient. La levée en masse allait jeter dans l’armée 543 bataillons nouveaux, dont les cadres étaient formés par l’élection. Il fallait une mesure radicale; Carnot sut la prendre et la faire exécuter. D’abord les cadres de la levée en masse furent licenciés : sergens et officiers quittèrent galons ou épaulettes; confondus avec leurs subordonnés de la veille, ils furent incorporés au même titre dans les anciens bataillons de volontaires. Puis on fit « l’amalgame, » c’était le mot du temps : gardes nationaux actifs de 91 et de 92, réquisitionnaires de 93, anciens soldats de ligne, hommes du nord ou du midi, citadins ou campagnards, tous furent mêlés ensemble; les lois pénales, la discipline, la solde, les conditions du service furent égales pour tous. Plus de rivalités départementales, plus de tradition du passé; adieu les vieux noms illustres : Picardie, Champagne, Navarre sans peur, Auvergne sans tache! Mais les numéros des demi-brigades eurent bientôt aussi leur auréole de gloire. Qui n’eût été fier d’appartenir à « l’invincible 32% » à «la terrible 57e, » à « l’intrépide 106 ? » J’en passe, et des meilleurs.

L’infanterie entière revêtit l’habit bleu, et fut formée en demi-brigades de trois bataillons; il y avait dans chacune un chef de brigade, trois chefs de bataillon (grade nouveau) et vingt-sept cadres de compagnies, dont trois de grenadiers. Au nom près, c’est le type du régiment d’infanterie actuel. La cavalerie conserva son ancienne organisation, qu’elle n’avait jamais perdue; elle fut renforcée en hommes et en chevaux. Elle était bonne, rendit de grands services, mais ne reçut pas un développement proportionnel à celui de l’infanterie; dans nos armées républicaines, elle ne fut pas employée en masse comme elle l’avait été par Frédéric, comme elle devait l’être par Napoléon. L’artillerie de ligne comprenait sept régimens, auxquels il faut ajouter l’artillerie volante, créée aux premiers jours de la révolution et déjà devenue un juste sujet d’orgueil pour nos armées; en outre de nombreux canonniers servaient les pièces attachées à l’infanterie à raison de deux par bataillon, disposition qui eut parfois d’heureux effets, que Napoléon reprit ou abandonna à diverses époques, mais qui ne paraît pas devoir faire partie d’une organisation régulière. Les ingénieurs militaires eurent le commandement de leurs troupes, sapeurs et mineurs, réunies pour la première fois en un seul corps; il appartenait à un officier du génie de réaliser sur ce point le rêve de Vauban. Pour les armes spéciales, l’important, le difficile, avec les idées de l’époque, était de maintenir parmi les officiers les traditions scientifiques qui les distinguaient depuis longtemps; les établissemens fondés à cet effet par la monarchie avaient été enlevés ou dénaturés par la tourmente révolutionnaire; il fallait les reconstituer sur un nouveau plan. Au grand profit de la science et des services publics, on réunit par un lien commun ce qui avait été séparé jusqu’alors; on créa un système qui se composait d’une école centrale préparatoire (nommée bientôt après école polytechnique), commune à tous les corps savans, civils et militaires, et d’écoles d’application particulières à chacun de ces corps. Les jeunes gens devaient entrer par concours dans la première, y recevoir une instruction théorique supérieure, en sortir officiers ou ingénieurs, et aller ensuite acquérir dans les secondes les connaissances pratiques nécessaires à l’exercice de leurs diverses professions[4]. Inspiré par Monge, son ancien professeur, Carnot, qui était lui-même un savant de premier ordre, jeta les bases de ce bel ensemble qui subsiste encore aujourd’hui. Il essaya aussi de doter l’armée d’une institution analogue, mais exclusivement militaire; en ceci, il échoua : l’école de Mars n’eut que quelques mois de durée. Le personnel des officiers d’infanterie et de cavalerie se recruta exclusivement dans la troupe; on se contenta de régler le mode d’avancement. L’absurde principe de a l’ancienneté de service » fut abandonné, et on mit un terme aux caprices des représentans en mission, qui abusaient trop souvent de l’urgence des circonstances pour s’élever au-dessus de toutes les lois. On réserva une large part dans les promotions à « l’ancienneté de grade, » l’élection fut maintenue pour une partie seulement des emplois subalternes. La plupart des officiers supérieurs étaient nommés par le pouvoir exécutif; le choix du gouvernement ou des soldats électeurs ne pouvait s’exercer que dans des limites nettement tracées. Ces mesures eurent une salutaire influence sur la composition des cadres; mais c’était surtout la situation de l’état-major général qui réclamait une réforme, réforme périlleuse, car il fallait se heurter aux engouemens, aux passions du jour. S’il n’était que trop facile d’envoyer certains généraux au tribunal révolutionnaire, il était moins aisé de déplacer ceux qu’il importait le plus d’éloigner. Carnot a laissé frapper bien des victimes. Il ne suffit pas d’avoir traité Robespierre mort de « lâche vociférateur » pour se justifier d’avoir donné un blanc seing à Robespierre vivant, et nous ne pouvons accepter qu’après avoir mis son nom au bas de tant d’arrêts terribles, on se dégage de toute responsabilité en déclarant qu’on a signé sans lire[5]; mais reconnaissons aussi que Carnot ne provoqua aucune exécution sanglante : il réussit à renvoyer beaucoup d’indignes, à mettre les hautes fonctions militaires aux mains d’hommes capables de les exercer. Peu de temps après son entrée au pouvoir, Jourdan était à la tête de l’armée du Nord, Hoche dirigeait celle de la Moselle, Pichegru celle du Rhin, Kléber et Marceau étaient en Vendée, Dugommier et Bonaparte devant Toulon. Ce qui était presque aussi important que le choix des hommes, les fonctions étaient définies, et la formule vainement cherchée par Louvois enfin trouvée. Au service de jour succédait la formation des divisions, des brigades et de l’état-major (adjudans-généraux, adjudans commandans). Au lieu de recevoir à tour de rôle une sorte de délégation du com- mandant supérieur et d’alterner pour des missions temporaires, les généraux employés dans les armées actives eurent désormais des devoirs fixes et constans, une responsabilité précise. Sauf ceux qui avaient une attribution spéciale (état-major, génie, artillerie), chacun eut à conduire une certaine partie des troupes toujours les mêmes, qu’il connaissait et dont il était connu. Jadis le général en chef devait déléguer ses pouvoirs, communiquer sa pensée à un de ses lieutenans qui changeait chaque jour; aujourd’hui il a auprès de lui son chef d’état-major pour transmettre ses ordres, ses divisionnaires pour les exécuter. Soulagé du souci des détails, il peut mieux embrasser l’ensemble. Il n’a plus à remuer par une impulsion directe toute la masse de son armée; il trouve les bataillons réunis en demi-brigades, celles-ci en brigades, les brigades en divisions; au premier degré de cette échelle admirablement proportionnée, le bataillon, unité tactique, — au plus élevé, la division, unité stratégique.

Ainsi les enrôlemens à prime et le recrutement arbitraire abolis, l’obligation du service imposée à tous et acceptée sans résistance, l’unité de l’armée rétablie et marquée du sceau national, le mode d’avancement réglé par la loi, l’éducation scientifique et guerrière assurée aux officiers des armes spéciales, les devoirs des généraux tracés, les principes qui doivent présider à la formation des armées actives posés et mis en pratique, la légion romaine ressuscitée dans la division française, tels sont les progrès accomplis sous l’administration de Carnot. — Tout n’était pas exclusivement son œuvre, mais il eut le mérite de faire exécuter partout ce qui avait été tenté avec succès sur quelques points, et d’étendre à tous le bénéfice de l’expérience si promptement et si chèrement acquise par quelques-uns. Dans cette œuvre immense commencée au milieu des défaites, ébauchée en quelques jours, menée à fin en quelques mois, il fut assisté par Robert Lindet et par Prieur de la Côte-d’Or, son ancien camarade du génie; à eux trois, ils formaient au milieu du redoutable comité le groupe des travailleurs. Chef de ce triumvirat administratif, Carnot exerçait une incontestable supériorité. Devenu le véritable ministre de la guerre (car le ministère même avait été supprimé), il pouvait considérer ses deux collègues comme des directeurs-généraux auxquels il confiait certaines attributions; il s’était exclusivement réservé les opérations militaires, qui devaient marcher de front avec la réorganisation de l’armée, dont le succès cependant dépendait de cette réorganisation même. Il substitua l’accord et la méthode à l’absence de plan et à la dissémination des efforts. Convaincu qu’en voulant être présent partout on était faible partout, il recommanda aux généraux en chef de resserrer leur front, leur indiqua le point qu’il jugeait décisif, et leur prescrivit d’y porter les masses principales. Bientôt Dunkerque est délivré par la bataille d’Hondschoote; Carnot, joignant l’exemple au précepte, court auprès de Jourdan et prend part à la victoire de Wattignies, au déblocus de Maubeuge. En même temps l’armée du Rhin s’avance aux cris de « Landau ou la mort, » et par un effort héroïque dégage cette forteresse, qui faisait partie de la vieille France. Après ce triple retour offensif, un changement s’opère dans la distribution des armées; nous en avions cinq entre la mer et le grand fleuve, elles sont réduites à trois : à gauche l’armée du Nord, à droite celle de Rhin et Moselle, sous un même commandement, au centre celle de Sambre et Meuse, destinée au principal rôle, formée de l’ancienne armée des Ardennes et de divisions enlevées aux deux ailes. Cette disposition, conçue avec sagacité, exécutée avec hardiesse, étonne l’ennemi, déjoue ses plans, et s’achève dans les plaines de Fleurus par une victoire qui sauva la France. Les derniers jours de l’année 1794 voient nos armées border le Rhin de Bâle à Dusseldorf, pénétrer en Hollande, couronner les cimes des Pyrénées et des Alpes. Le 4 mars 1795, Carnot parlant devant la convention put résumer les résultats d’une administration de dix-huit mois par un tableau qui vaut la plus éloquente péroraison : « 27 victoires, dont 8 en bataille rangée, 120 combats; 80,000 ennemis tués, 91,000 faits prisonniers; 116 places fortes ou villes importantes prises, dont 36 après siège ou blocus; 230 forts ou redoutes enlevés; capture de 3,800 bouches à feu, 70,000 fusils, 1,900 milliers de poudre, 90 drapeaux! » En descendant de la tribune, Carnot sortit du comité de salut public. Un mois après, il passa chef de bataillon à l’ancienneté; il était capitaine du génie et chevalier de Saint-Louis avant la révolution.

Ce qu’il n’avait pu décrire dans ce discours d’adieu, c’était le noble et mâle tempérament de cette armée victorieuse. Par son exemple, par l’esprit qui inspirait ses actes, Carnot n’avait pas peu contribué à développer dans tous les rangs les vertus civiques et militaires. Pour faire un emprunt à la phraséologie de l’époque qui a gâté tant de choses, mais qui ne sonnait pas toujours faux, il avait mis à l’ordre du jour le courage, l’abnégation, le désintéressement.

Certes je ne parle pas des hordes dont les excès prolongeaient la guerre civile à l’intérieur et faisaient succéder la chouannerie à l’héroïque Vendée. Kléber, Marceau, les vrais soldats que les chances de leur carrière avaient rendus quelque temps témoins de ces horreurs, s’arrachaient, dès qu’ils le pouvaient, à ce hideux spectacle, laissant le champ libre, hélas! à l’inventeur des colonnes infernales et à cet autre que je ne veux pas nommer, qui tuait les femmes après les avoir violées. Au contraire, parmi ceux qui repoussaient l’invasion, l’humanité avait reparu avec les vertus guerrières : les soldats se refusaient au métier de bourreau, laissaient fuir le plus souvent les émigrés qui leur tombaient dans les mains; les généraux, malgré les plus terribles menaces, ne tenaient plus compte des ordres de la convention qui frappaient de mort les commandans des garnisons laissées dans quelques-unes de nos places par les coalisés en retraite; Moreau, en promulguant le décret qui défendait de faire quartier à aucun Anglais ou Hanovrien, ajoutait : « J’ai trop bonne opinion de l’honneur français pour croire qu’une telle prescription soit exécutée[6], » et elle ne fut pas exécutée. C’étaient les seuls cas où l’on se permît de violer la loi, car ces armées que nous avons vues au début, valeureuses assurément, mais impressionnables, méfiantes, sujettes aux paniques, souvent en révolte, étaient devenues solides, subordonnées. La discipline avait cessé d’être tracassière et blessante; elle était ferme, sévère au besoin dans les cas rares où la répression devenait nécessaire. Je lisais récemment le journal tenu en 94 par un habitant des bords du Rhin, relation tout allemande et nullement française, et pourtant on y trouve le reflet de l’étonnement, de l’admiration qu’inspirait l’attitude des républicains. On y voit ces hommes redoutés entrer dans les villes avec leurs vêtemens en lambeaux, souvent des sabots aux pieds, mais avec l’allure guerrière, faire halte sur les places au milieu de la population tremblante, manger auprès de leurs faisceaux le pain noir qu’ils ont apporté, et attendre sans rompre les rangs les ordres de leurs chefs. Il y eut des exactions, mais commises par l’administration qui suivait l’armée et ne la valait pas; c’était aussi l’incurie administrative qui parfois engendrait la maraude; mais de pillage point. Durant le rude hiver de 94 à 95 que l’armée du Rhin passa devant Mayence, les soldats, réduits aux dernières extrémités, ne volaient que le pain. Le jour, au moment des semailles, ils guettaient les paysans, et s’en allaient la nuit ouvrir les sillons avec leurs baïonnettes pour se nourrir du grain qu’ils déterraient. Au dire de ceux qui avaient fait les deux campagnes, les souffrances furent alors aussi vives qu’en 1812. Beaucoup d’hommes mouraient de faim et de froid, mais les survivans ne quittaient pas le drapeau; s’ils s’éloignaient pour chercher des vivres, et quels vivres! souvent des fruits sauvages, des oignons vénéneux, on les voyait reparaître au premier coup de canon. Les officiers partageaient la misère, le dénûment du soldat. Tous vivaient de la même vie frugale, et de gré ou de force tous pratiquaient le même désintéressement. Sans doute il y avait alors aussi sous l’uniforme des rivalités, des jalousies, des ambitions, toutes les passions grandes ou petites; mais l’abnégation était générale, et s’imposait aux plus récalcitrans. Il était souvent difficile de pourvoir aux emplois vacans. J’ai connu un homme qui avait reçu une éducation assez forte pour devenir chef d’un service forestier important, qui était assez robuste pour avoir pu faire pendant sept ans une telle guerre, sac au dos et fusil au bras, assez vaillant pour avoir mérité une arme d’honneur; jamais il n’avait voulu d’avancement : parti soldat, il revint soldat. Il citait volontiers les noms de beaucoup de ses camarades qui, comme lui, s’étaient volontairement acharnés à rester dans l’obscurité. Saint-Cyr raconte qu’il n’accepta le grade de général qu’après deux refus, et sur la menace d’être envoyé en surveillance. Cette hésitation semble assez naturelle quand à la page suivante des mêmes mémoires on lit le récit du conseil auquel le nouveau général fut aussitôt appelé par les représentans : le premier objet qui frappa ses yeux fut une guillotine placée devant la fenêtre ouverte; mais, répétons-le encore une fois pour l’honneur de l’espèce humaine, la crainte de l’échafaud n’a inspiré aucune noble action. Le régime sanglant qui pesait sur la France était arrivé si vite au paroxysme que si jamais il eut un but, ce but fut bientôt dépassé; le nombre des victimes était tel que chacun s’attendait à voir arriver son tour, et se préparait au supplice avec une insouciance qui prolongea la durée du fléau. Saint-Cyr se hâte d’ajouter que le hideux appareil exposé par les représentans manqua son effet, et refroidit le zèle des plus ardens. C’est à la source du plus pur patriotisme que s’inspiraient nos généraux et nos soldats. Chacun se croyait récompensé si le nom de sa division, le numéro de sa demi-brigade était mentionné au Moniteur. « Barrère à la tribune! » criait-on au moment de la charge, car c’était Carrère qui lisait à la convention les bulletins de nos victoires.

Ce n’est pas pour rompre la monotonie de notre récit que nous avons essayé d’esquisser les principaux traits de cette grande figure du soldat républicain; il nous a paru utile de montrer comment l’armée refondue, transformée par de bonnes lois, par un bon recrutement, guidée par des chefs patriotes, s’épurait, se fortifiait par la guerre au lieu de s’y affaiblir ou de s’y corrompre. On ne peut pas considérer les institutions militaires comme un simple problème d’arithmétique à résoudre; pour les juger, il faut observer l’influence morale qu’elles exercent, non moins que leurs résultats matériels. Dans cet ordre d’idées, nous avons encore à rappeler que les événemens de cette époque ont donné un éclatant démenti à ceux qui accusent les Français de ne pas résister aux revers, et c’est là un point essentiel, car nul peuple ne peut espérer que la fortune des armes lui sera toujours favorable, ni que ses troupes seront commandées par des généraux infaillibles. Si les échecs de 95 furent vaillamment supportés, on peut dire que les opérations eurent peu de durée et furent concentrées sur un théâtre assez restreint; mais en 96 l’épreuve fut terrible. Partis tous deux de la rive gauche du Rhin, Jourdan et Moreau s’étaient avancés, l’un jusqu’aux confins de la Bohême, l’autre jusqu’aux montagnes du Tyrol. Le Danube et un vaste espace les séparaient; des fautes d’exécution avaient aggravé les inconvéniens de la direction excentrique donnée à leurs mouvemens, et le jeune chef qui leur était opposé, l’archiduc Charles, était trop habile capitaine pour laisser échapper une telle occasion. Il se dérobe à Moreau, tombe en masse sur Jourdan, qu’il bat à Amberg, à Wurzbourg, et ramène jusqu’au Rhin. Eh bien! après une longue marche en avant terminée par deux défaites, une plus longue marche en arrière où chaque jour voyait un combat, sans repos, sans secours, sans magasins, l’armée de Sambre et Meuse, partie des environs de Dusseldorf avec 71,000 soldats, en présentait à son retour 60,000 sous les armes; il ne manquait que les tués, les blessés et les prisonniers. Découvert par le malheur de son camarade, Moreau n’avait pu se maintenir dans sa position avancée et isolée auprès d’Augsbourg. Il illustra sa retraite par la victoire de Biberach et par la hardiesse avec laquelle il s’engagea dans le Val-d’Enfer; mais laissons un de ses lieutenans, qui ne sacrifie jamais au pittoresque et se livre rarement à l’enthousiasme, nous dire dans quel état revint la vaillante armée du Rhin : « Six mois de bivouacs continuels avaient exténué les hommes et les chevaux; l’habillement ainsi que la chaussure étaient totalement détruits, un tiers des soldats marchait pieds nus, et l’on n’apercevait sur eux d’autre vestige d’uniforme que la buffleterie. Sans les haillons de paysans dont ils étaient couverts, leurs têtes et leurs épaules eussent été exposées à toutes les injures du temps. C’est dans cet état que je les ai vus défiler sur le pont d’Huningue, et cependant leur aspect était imposant: à aucune époque, je n’ai rien vu de plus martial[7]. »

C’est encore Carnot qui avait présidé à la campagne de 1706. Rappelé au pouvoir, après quelques mois d’inaction, comme membre du directoire, il se renferma presque exclusivement dans la conduite des opérations militaires. Il était l’auteur du plan qui avait échoué dans la vallée du Danube, et qui a été justement critiqué. Cependant à la même heure ce plan était couronné en Italie par le plus éclatant succès; mais, si Jourdan vaincu était couvert par les ordres du directoire, les instructions envoyées de Paris n’avaient aucune part aux victoires de Bonaparte. Ici tout appartient au général, et dès les premiers pas la longue prévoyance de son ambition imprime à l’armée sous ses ordres un cachet particulier. Rappelez-vous cette proclamation que tout le monde sait par cœur, vous n’y trouverez ni le mot de patrie ni celui de liberté. Que promet il à ses troupes? Gloire et richesse. Un horizon nouveau s’ouvre devant nos soldats, devant les généraux surtout; d’autres habitudes succèdent à la vie rude et sévère. Quand en 97 le futur duc de Castiglione, nommé au commandement de l’armée du Rhin, arrive à Strasbourg couvert de broderies des pieds à la tête, suivi de sa femme dans un carrosse doré, les modestes lieutenans de Hoche et de Moreau, à peine distingués de la foule par le mince galon qui bordait leur capote, ne pouvaient en croire leurs yeux.

Par un contraste qui n’est qu’apparent, en même temps que le goût du luxe se répandait dans l’armée d’Italie, les sentimens purement révolutionnaires semblaient y prendre une intensité nouvelle. Bonaparte voulait ses soldats jacobins; il encourageait les railleries contre le républicanisme austère qu’on professait ailleurs, contre les « messieurs » de l’armée du Rhin. Aux approches du 18 fructidor, il provoqua dans les rangs les démonstrations les plus vives contre les constitutionnels, et il accompagnait les adresses de ses troupes d’une lettre significative. « Appelez les armées, brûlez les presses, » écrivait-il au directoire. Quand Hoche, malgré ses opinions avancées, recula devant le service que lui demandaient les meneurs de Paris, Bonaparte expédia le général qui devait exécuter le coup d’état. Ses vœux furent exaucés; la liberté naissante fut étouffée, l’armée remplaça la rue comme instrument de révolution. Par une sorte de dérision, Carnot le « votant, » le collègue de Saint-Just, fut proscrit comme ayant conspiré pour le rétablissement de la royauté. Il était bien coupable en effet, car il avait cru qu’un régime légal pouvait s’établir en France, et que la seule mission des armées était de défendre la loi et la patrie.


III.

Dès que Napoléon paraît sur la scène, il l’occupe seul; avant même qu’il n’ait atteint le pouvoir suprême, ses actes, ses opinions, ses procédés absorbent l’attention de quiconque étudie l’histoire militaire, ne fût-ce que par un seul côté. Et cependant il est impossible de rattacher son nom à aucune des grandes transformations de l’armée française. Au point de vue spécial qui nous occupe, la période républicaine et la période impériale, malgré des différences profondes, ne peuvent pas être séparées; elles s’enchaînent en quelque sorte sans solution de continuité. Il y a plus, aucune des institutions fondamentales dont l’empereur a fait pour la guerre un usage à la fois si grandiose et si funeste ne lui appartient en propre; il les a empruntées à la monarchie ou à la révolution. Certes il possédait le souffle créateur, et jamais homme n’a poussé plus loin l’art de varier à l’infini les combinaisons administratives. Pour reproduire une citation dont on a un peu abusé dans ces derniers temps, nul plus que lui n’était capable de « maçonner la nation à chaux et à sable; » mais on sait assez combien peu il a réalisé le vœu qu’il exprimait sous cette image. La nécessité d’improviser sans cesse l’a empêché de rien fonder de durable, et sa prodigieuse habileté à créer des ressources n’était égalée que par l’effrayante prodigalité avec laquelle il les épuisait. Pour la fécondité à produire des armées, la rapidité à les mettre en action, il est sans rival. A cet égard comme sous d’autres rapports, il est même supérieur aux cinq capitaines qu’une opinion généralement acceptée a placés au-dessus des grands hommes de guerre des temps historiques. C’est avec une seule et même armée qu’Alexandre a conquis tout le pays compris entre la Méditerranée et l’Indus; c’est avec l’armée amenée d’Espagne qu’Annibal a remporté ses grandes victoires et s’est maintenu huit ans dans le Brutium ; c’est avec les légions organisées dans la guerre des Gaules que César a enlevé l’empire romain à Pompée et à ses lieutenans. Les bandes que Gustave-Adolphe avait conduites à travers toute l’Allemagne ont survécu au héros suédois. Si Frédéric a essuyé de grands revers, ce sont cependant les cadres des mêmes régimens sans cesse alimentés qui l’ont suivi de 1742 à 1763; mais Napoléon, combien d’armées a-t-il enfantées et dévorées ! Suivons-le de Montenotte à Waterloo, et tâchons de compter.

L’armée d’Italie, lorsqu’il en prit le commandement, était solidement constituée malgré son dénûment. Renforcée par les troupes que la paix avec l’Espagne rendait inutiles sur les Pyrénées, elle se composait de soldats instruits d’abord dans des camps d’exercice, ensuite formés par plusieurs années de guerre dans les montagnes, petite guerre si l’on veut, mais excellente école qui développe le courage et l’intelligence individuels, et donne aux grades inférieurs l’habitude de la responsabilité. L’infanterie était répartie en quatre fortes divisions que depuis quelque temps déjà dirigeaient des chefs expérimentés, énergiques, tacticiens habiles, jeunes d’âge et anciens de service; la division de cavalerie, peu nombreuse, mais excellente, venait d’être placée sous les ordres d’un des compagnons de Dumouriez, Allemand d’origine, qui avait échappé par miracle au tribunal révolutionnaire, et qu’une des plus belles dictées de Sainte-Hélène nous dépeint comme le type du général de cavalerie d’avant-garde. Bonaparte ne changea rien à cette organisation; il n’y toucha que pour des opérations spéciales (siège de Mantoue, invasion des Légations) ou pour remplacer les chefs tués sur le champ de bataille (Laharpe, Stengel). C’est dans les mêmes divisions qu’il versa les contingens fournis par l’armée des Alpes ou envoyés de l’intérieur; c’est avec elles qu’il exécuta en quelques mois ces opérations qui semblent l’œuvre de plusieurs années, les plus rapides, les plus complètes dont il reste trace dans les annales de la guerre; c’est avec elles qu’il battit les Piémontais de Colli, les Autrichiens de Beaulieu, de Wurmser, d’Alvinzi et de l’archiduc. Sur la fin seulement, il put y joindre une cinquième et superbe division prise dans l’armée du Rhin et formée par Moreau avec un soin qui dans des circonstances analogues a trouvé peu d’imitateurs.

Si les campagnes de 96 et de 97 avaient placé Bonaparte au-dessus de tous les capitaines de son temps, l’expédition d’Egypte allait révéler en lui des facultés d’un autre ordre. Cette fois il choisit lui-même ses troupes, en règle le nombre, désigne les généraux, préside à tous les préparatifs, combine les moyens militaires, maritimes, administratifs : on ne saurait imaginer rien de plus prompt et de plus parfait; mais la formation du corps expéditionnaire avait enlevé la fleur de nos armées, les avait toutes affaiblies, celle d’Italie surtout qu’un terrible orage menaçait, car elle allait avoir sur les bras les Autrichiens et les Russes. Et des 36,000 hommes d’élite qui s’embarquèrent à Toulon au mois de mai 1798, combien ne devaient jamais revoir la France !

Le général en chef revint le premier et saisit le pouvoir. Libre de toute entrave, entouré d’assemblées sur l’appui desquelles il peut compter sans avoir à redouter leur contrôle, Bonaparte va désormais donner pleine carrière à son génie organisateur : hommes, argent, matériel, la nation entière et ses richesses sont sous sa main ; il les façonne et en use à son gré. Il avait trouvé un grand désarroi à l’intérieur, une situation extérieure difficile, mais non sérieusement compromise : le grand péril dont la France était menacée avait été détourné ; la victoire de Zurich avait fait échouer le plan de la coalition : les Anglo-Russes venaient d’être battus en Hollande, la Suisse que nous occupions s’avançait comme un bastion entre les deux masses autrichiennes dont l’une nous pressait devant Huningue, et dont l’autre nous bloquait dans Gênes. Le premier consul voulait déboucher par les flancs de ce bastion sur les derrières des deux armées ennemies. Pour pénétrer en Souabe, l’armée du Rhin, toujours admirable, suffisait ; il ne lui fallait qu’un chef et quelques secours : elle fut pourvue et mise sous les ordres de Moreau ; mais pour descendre en Italie il fallait créer une armée nouvelle. Ce fut la première improvisation de Napoléon. Découvrant des ressources dont personne ne soupçonnait l’existence, il les groupe, les rassemble avec un art extrême, sans laisser pénétrer son dessein. La Hollande dégagée, la Vendée pacifiée, les garnisons inutiles, les dépôts de l’armée d’Egypte lui fournissent des cadres et de vieux soldats. Officier d’artillerie, il augmente l’efficacité de cette arme en confiant les attelages à des canonniers conducteurs. Pour ramener l’ordre dans l’administration des troupes, il rétablit, sous le nom d’inspecteurs aux revues, les intendans de l’ancienne monarchie, et par la création du train des équipages il donne une constitution militaire au service des transports. Ces mesures, quelques autres moins importantes, mais non moins bonnes, lui assurent un certain accroissement de forces. Il les complète en appelant tous les conscrits de la classe de l’an VII.

Nous devons nous arrêter un moment pour expliquer ce que signifiaient ces mots, nouveaux alors, de classe et de conscrit. Quatorze mois avant le 18 brumaire[8], les conseils de la république avaient adopté une loi qui, donnant un caractère normal aux dispositions prises en 93 lors du vote de la levée en masse, mais appliquant d’une façon moins rigide les principes posés à cette époque, consacrait à la défense de la patrie toute la jeunesse française, et permettait cependant de ménager les intérêts du trésor et de la population. Tout Français, en cas de danger national, devait le service militaire. Hors ce cas extrême, l’armée de terre se formait par des enrôlemens volontaires et par la voie de la « conscription, » qui comprenait tous les citoyens de 20 à 25 ans, sauf certaines exemptions et dispenses déterminées ultérieurement[9]. Les « défenseurs conscrits, » selon le mot consacré, étaient divisés en cinq « classes : » la première composée de tous ceux qui au premier jour de l’année courante (1er vendémiaire, 22 septembre) avaient accompli leur vingtième année ; la seconde, de ceux qui à la même époque avaient terminé leur vingt et unième année, et ainsi de suite en remontant. Le pouvoir législatif fixait le chiffre du contingent, et le pouvoir exécutif procédait à l’appel en commençant par les plus jeunes ; on ne devait revenir sur les classes précédentes qu’après avoir épuisé la première classe. Appelés ou non appelés, les défenseurs conscrits étaient rayés du tableau cinq ans après leur inscription, et recevaient alors leur congé définitif, sauf les circonstances de guerre. Quand ils n’étaient pas en activité, ils conservaient tous leurs droits politiques. Ajoutons que les enrôlemens volontaires devaient être gratuits, que les rengagemens donnaient droit seulement à une haute paie, et nous aurons un aperçu de la loi dite de l’an VI ou de Jourdan (qui en fut le rapporteur), mais plus connue encore sous le nom à la fois populaire, et plus tard exécré, de « conscription. » Les détails étaient imparfaits, les dispositions incomplètes ; dans son ensemble, la loi était efficace, juste, pourvu que l’usage en fût réglé par des assemblées libres et vigilantes. Le premier consul demanda tout d’abord et obtint du corps législatif, non pas un contingent, mais la première classe tout entière. Il ne se borna point à cela : dans l’acte[10] qui, toutes réductions calculées, mettait en activité plus de 100,000 hommes, il fit insérer des articles qui modifiaient profondément la loi organique. L’objet de ces changemens, développé dans un arrêté consulaire, était de limiter le nombre des exemptions, surtout de mettre un terme à « l’insoumission, » qui avait pris des proportions inquiétantes, paralysait le recrutement, et troublait l’ordre public. De ces mesures, les unes étaient fiscales : lourdes amendes infligées aux réfractaires, contribution imposée aux dispensés, toutes imputables sur leurs biens présens et à venir ; les autres, nécessaires peut-être dans les circonstances, mais bien regrettables en principe. mettaient toute la population en surveillance, donnaient aux officiers-généraux des pouvoirs extraordinaires et des attributions de police. La plus importante était l’autorisation du u remplacement, » qui, toléré jadis dans la formation des milices, permis par la loi de la réquisition, était prohibé par les lois de la levée en masse et de l’an VI. La faculté de présenter un « suppléant » était accordés aux appelés « qui ne pourraient supporter les fatigues de la guerre ou qui seraient reconnus plus utiles à l’état en continuant leurs travaux ou leurs études qu’en faisant partie de l’armée. » C’est aux sous-préfets qu’était délégué le soin d’apprécier la vocation des jeunes gens et de décider s’ils seraient admis à se faire remplacer. Rien ne pouvait être plus arbitraire et plus favorable à la prévarication.

Quels que fussent le mérite absolu et la valeur morale de ces dispositions, il est certain qu’elles donnèrent à la conscription une efficacité qu’elle n’avait pas eue à son début. Certain de laisser derrière lui des dépôts bien garnis, le premier consul put mettre en mouvement l’armée de réserve, et quatre mois après le vote de la loi de l’an VIII il avait gagné la bataille de Marengo. Nous n’avons pas à raconter les détails de cette fameuse journée, ni à exposer l’admirable combinaison stratégique qui fut exécutée avec une précision si parfaite; nous rappellerons seulement que, si le courage déployé par les vainqueurs de Marengo leur mérite la reconnaissance de la patrie, les détails de l’action ne permettent pas de regarder cette armée comme égale en tous points à celles qui servaient la république depuis plusieurs années. Elle manquait un peu de cohésion, le nombre des très jeunes soldats était loin d’excéder une proportion raisonnable; mais une partie des cadres était d’organisation récente, et ils renfermaient trop d’hommes habitués à la vie des dépôts : un très long service de garnison n’augmente pas la valeur du soldat.

Les traités de Lunéville et d’Amiens avaient assuré à la France une glorieuse paix; par la fondation d’une quatrième dynastie, l’empereur, car on peut devancer un peu le sénatus-consulte de 1804 pour lui décerner ce titré, l’empereur voulait donner à la révolution de 89 sa formule définitive. Avec certains déguisemens parfois, et souvent sans détours, il adaptait au régime nouveau d’anciens usages monarchiques. La légion d’honneur était créée, les dignités militaires reparaissaient, le bâton de maréchal redevenait l’insigne du commandement supérieur, et donnait aux plus célèbres de nos généraux une autorité incontestée sur leurs camarades moins heureux ou moins illustres; des titres purement honorifiques (colonel-général, etc.), des charges de cour, de gros traitemens, des dotations complétaient le système, dont on aurait pu retrouver le germe dans la proclamation du jeune général de 96. Les demi-brigades changèrent de numéros et reprirent le vieux nom de régiment, on essaya même de rendre à l’infanterie l’uniforme blanc; mais Napoléon avait trop de tact pour persévérer dans une expérience futile et mal accueillie, l’habit bleu fut conservé. Il prit des mesures plus sérieuses pour détruire l’esprit républicain, qui, malgré le caractère du coup d’état, s’était effacé moins vite dans l’armée que dans la nation. Les généraux, les officiers soupçonnés d’attachement aux institutions renversées le 18 brumaire, furent maintenus dans des positions inférieures, obscures, ou mis en réforme. Les envois de troupes à Saint-Domingue et aux colonies présentèrent le moyen d’éloigner des corps, des fractions de corps, des militaires de tout grade qui étaient entachés de ce vice originel et réputés dangereux. La Correspondance de Napoléon Ier ne fournit pas sur l’organisation de ces expéditions les éclaircissemens qu’on espérait y trouver; les instructions données au ministre de la guerre pour la formation des détachemens n’y tiennent pas la même place que les simples ordres d’embarquement adressés au ministre de la marine. C’est une des lacunes qu’on regrette de rencontrer dans cette publication si précieuse pour l’histoire et si instructive de toutes façons; mais nous avons eu occasion de consulter les témoignages écrits et de recueillir les récits de personnages véridiques que des circonstances particulières avaient mis à même de connaître dans tous ses détails cet épisode des origines impériales, ou qui figuraient eux-mêmes parmi les rares survivans de ces expéditions lointaines et meurtrières. Témoins ou acteurs de ce drame sinistre ne conservaient pas de doute sur les motifs de police militaire qui avaient eu une large part au choix des 40 ou 45,000 hommes envoyés au-delà des mers pendant les années 1801 et 1802. Pour remplir tous les vides et remplacer les soldats congédiés, la conscription continuait de fonctionner, mais dans une mesure qui convenait à un établissement de paix armée. La loi du 28 floréal an X (17 mai 1802) affectait pour cinq ans aux mêmes corps les conscrits de chaque arrondissement, divisait en deux portions les 120,000 soldats demandés aux deux classes de l’an IX et de l’an X, et laissait en réserve la moitié de ce contingent; les conscrits désignés par les municipalités pour former la réserve devaient être périodiquement réunis et instruits par des cadres détachés. Notons que cette dernière disposition ne reçut pas d’exécution : pendant trois ans et demi de paix, l’armée n’eut en réserve que des conscrits non exercés. — On ne tint pas plus de compte des prescriptions relatives aux arrondissemens de recrutement. Enfin la loi du 8 nivôse an XII (28 décembre 1803) rétablit le procédé employé jadis pour la formation des milices, le « tirage au sort, » qui, malgré d’incontestables inconvéniens, était fort supérieur aux modes d’appel bizarres et variables mis en essai depuis cinq ans.

Cette modification réglementaire arrivait à propos pour faciliter de nouvelles levées, résultat inévitable de la rupture de la paix d’Amiens. Les classes de l’an xi et de l’an xii durent fournir leur contingent, et par une sorte de liquidation Napoléon recouvra une partie de l’arriéré des conscrits qui appartenaient aux classes précédentes. L’effectif fut porté à 450,000 hommes, dont 300,000 disponibles sur les côtes et sur le Rhin. Ces 300,000 hommes formaient une armée qui n’a pas encore eu d’égale, l’armée du camp de Boulogne. Grâce à une habile combinaison des ordonnances de la monarchie et des institutions de la république, l’instruction, l’administration militaires étaient arrivées à un rare degré de perfection. Le personnel était incomparable; aussi rompus aux manœuvres que les grenadiers de Frédéric, les soldats mêlaient à l’enthousiasme pour leur glorieux chef un reste du feu sacré de Jemmapes et de Fleurus; les plus jeunes étaient déjà robustes et exercés, et les plus âgés, encore dans toute leur sève, comptaient autant de campagnes que d’années de service. Les cadres régimentaires, l’état-major général, étaient dignes de commander à de pareils soldats. L’empereur avait conservé l’organisation en brigades et divisions; les divisions étaient réunies en corps d’armée. Cette dernière disposition n’était pas absolument nouvelle; déjà nos armées d’Allemagne avaient été distribuées en groupes principaux qui le plus souvent prenaient le nom d’ailes et de centre, et le premier consul avait ainsi réparti l’armée de Marengo. Ce qui était neuf, c’était la multiplication des corps d’armée, et surtout la création des corps spéciaux de cavalerie destinés à agir en masse. Avec un chef tel que Napoléon et des lieutenans qui s’appelaient Davoust, Lannes, Soult, Ney, Augereau, Bernadotte, Murat, ce nouveau mécanisme devait donner aux opérations une impulsion extraordinaire, et produire de puissans effets sur le champ de bataille. Pour réserve suprême, l’empereur avait sa garde. Nos rois avaient toujours eu des troupes attachées à leur personne; les assemblées nationales, héritières du pouvoir souverain, avaient imité cet exemple, et Napoléon continua. Les grenadiers qui avaient si bien protégé la représentation nationale dans la journée du 18 brumaire avaient formé le noyau de la garde consulaire, petit bataillon qui avait passé les Alpes en 1800, et par sa conduite héroïque avait ralenti le mouvement offensif des Autrichiens dans la plaine de Marengo. Aux grenadiers, on joignit des chasseurs à pied, des grenadiers et chasseurs à cheval, 24 canons; le tout formait un corps de 7,000 hommes. Napoléon cependant n’était point en théorie partisan des corps d’élite, et regardait cette création comme « un sacrifice fait à la majesté de son vaste empire et aux intérêts de ses vieux soldats[11]. » L’empereur était sévère pour lui-même quand il portait ce jugement; l’état de guerre devenant l’état normal de la France, l’existence de la garde impériale ne pouvait soulever de critique fondée tant qu’elle conservait ces proportions restreintes, et qu’elle restait sous la main d’un souverain qui était en même temps le meilleur des généraux de bataille.

Telle était l’armée qui, par ses exploits plus encore que par le nombre, restera toujours la « grande armée; » telle elle était à Ulm, à Austerlitz, à Iéna, à Auerstedt, à Eylau, à Friedland. Cruellement décimée par ses victoires, mais assez fortement organisée pour conserver son caractère et l’imprimer aux levées qui s’incorporaient dans ses rangs, telle elle partit pour aller se disséminer et s’anéantir dans le gouffre de la guerre d’Espagne.

La grande armée était entrée dans la Péninsule pour réparer le premier revers de l’empire. Une cruelle expérience venait de se faire. Les conscrits versés dans les régimens du camp de Boulogne devenaient de vieux soldats en quelques jours. Les « légions, » formées de conscrits qu’on encadrait avec des officiers et des sous-officiers pris de toutes parts, étaient exposées à de funestes accidens. Les entraînemens de la politique ne permirent pas à Napoléon de tenir compte de la leçon de Baylen. Il fallut recommencer, pour aller à Vienne en 1809, les mêmes improvisations que pour aller à Madrid en 1808. Parcourez les volumes récemment publiés de la correspondance de Napoléon; vous retrouverez à chaque page les mots de « division provisoire, régiment de marche, bataillon provisoire, légion de réserve. » Ces formes diverses ont un même sens; elles signifient des réunions de soldats et d’officiers inconnus les uns aux autres, dont les shakos portent vingt numéros différens, des agglomérations d’hommes formées pour une destination temporaire, mais auxquelles la nécessité donne bientôt un caractère permanent. L’un après l’autre les régimens s’éparpillent entre les bouches du Cattaro et le Texel, entre Hambourg et Tarente, entre Cadix et l’Oder. Il faut des créations nouvelles pour déguiser la perte de force et aussi, hélas! la consommation d’hommes qui résulte de ce perpétuel va-et-vient. Il faut former des quatrième et cinquième bataillons pour ne point dire à quoi sont réduits les trois premiers. Pour qu’on ne remarque pas l’absence de tant de régimens, il faut donner des noms nouveaux à ceux qui les remplacent : fusiliers, flanqueurs, tirailleurs, éclaireurs, etc. Il faut augmenter la garde au-delà de toute mesure. Ln 1806, Napoléon considérait comme un sacrifice un corps d’élite de 7,000 hommes; en 1812, il l’avait porté à 47,000. Et pourtant dans l’intervalle il avait pu apprécier la nature des conflits qui devaient en son absence surgir du contact des troupes de ligne et des troupes privilégiées. A Fuentes de Oñoro, Masséna, rejoint la veille par une partie de la garde, voulut naturellement s’en servir; mais l’artillerie ne put avancer, la cavalerie ne put charger, les fourgons ne purent aller chercher des cartouches sans un ordre spécial du commandant particulier de la garde, qu’on ne trouva jamais au moment opportun, et le succès de la journée, qui aurait pu appartenir à la France, restait à l’armée anglaise. Avec le système que Napoléon avait établi, avec l’esprit qu’il avait introduit dans l’armée, il aurait fallu qu’il fût partout. A force de ne parler que du service de l’empereur, on ne songeait pas toujours assez au service de la patrie, et loin de l’œil redouté du maître on en prenait parfois à son aise; on était peu disposé à s’entr’ aider ou à obéir. On n’était plus au temps où Moreau se mettait sous les ordres de Joubert, qui n’était que colonel quand son nouveau lieutenant commandait l’armée du Rhin. Et lorsque dans la cour des Tuileries, en 1815, Napoléon poussa le vieux cri de vive la nation! oublié depuis seize ans, les fédérés seuls répondaient; autour de l’empereur, on ne comprenait plus cet anachronisme.

Revenons à 1809. Au milieu de la confusion qui augmente. Napoléon peut encore se reconnaître. Grâce à sa mémoire, à sa vigilance, à ses rares facultés de tout genre, il n’oublie aucun détail, et suit d’un bout à l’autre de l’Europe le moindre détachement; mais il n’a pas dérobé le feu du ciel, il ne peut communiquer aux autres son génie, son ardeur, et animer de son seul souille ce limon de la conscription qu’il ne cesse de pétrir. Un simple sénatus-consulte suffit maintenant pour mettre en action cet engin formidable; on appelle une, deux classes en avance, on revient sur deux, trois classes en arrière : il y a des gens qui se sont fait remplacer trois fois et qui ont dû marcher ensuite. L’empereur apprend-il que les jeunes héritiers de quelques grandes familles, retenus par leurs parens, s’écartent des écoles militaires, au mépris des règles de l’avancement il leur envoie des brevets d’officier, singulières lettres de cachet! Tout est bon pour avoir des hommes; quant aux enfans, on les met dans les « vélites, » les « pupilles. » Tandis que la garde s’augmente de régimens non moins braves, mais aussi jeunes et aussi inexpérimentés que les autres, il faut licencier les fameux grenadiers réunis d’Oudinot, ce corps d’élite sans privilèges, pour les éparpiller dans trente-six quatrièmes bataillons qui arrivaient des dépôts avec des soldats levés depuis quelques mois. Dans d’autres bataillons moins bien traités, il faut donner l’épaulette de grenadier ou de voltigeur à ceux des conscrits qui ont le plus vite appris le maniement des armes. Et cependant cette armée, ainsi façonnée à la hâte, a déjà pris Ratisbonne; elle descend le Danube. Un seul corps, celui du vainqueur d’Auerstedt et d’Eckmuhl, a conservé son ancienne organisation. Pour donner de l’ensemble et de l’élan aux autres, Masséna et Lannes sont là; Macdonald marche à côté du brave et modeste Eugène. Les troupes supportèrent vaillamment l’épreuve d’Essling, elles triomphèrent à Wagram; mais la Providence n’épargnait pas les avertissemens à Napoléon. Lui-même disait qu’il ne pouvait plus tenter ce qu’il avait risqué avec les soldats d’Austerlitz, les actions étaient bien plus disputées; les généraux devaient payer beaucoup de leur personne. Lorsque dans cette même journée de Wagram le corps de Masséna fit un à-gauche pour réparer l’échec de la division Boudet, et que l’armée d’Italie le remplaça au centre, celle-ci s’avança dans un ordre profond de bataillons déployés les uns derrière les autres « à distance de masse, » le même ordre qui devait être si funeste au corps de d’Erlon le 18 juin 1815. Longtemps après, le maréchal Macdonald expliquait les motifs qui lui avaient fait prendre cette disposition tant critiquée : il avait observé des symptômes alarmans; l’appel répété plusieurs fois avait constaté que le nombre des absens allait croissant dans une proportion que n’expliquaient point les pertes essuyées par le feu. « Quoi! s’écria un des assistans, voulez-vous dire que nos soldats n’étaient plus aussi braves?» Le maréchal réfléchit un moment, puis, avec son accent honnête et simple: « Si, répliqua-t-il, nos soldats étaient aussi braves, mais ils n’étaient plus cousus ensemble.» De même que la grande armée était allée s’épuiser en Espagne, l’armée de Wagram alla s’ensevelir sous les neiges de la Russie. Nous n’avons à parler de cette colossale expédition que pour rappeler son caractère particulier au point de vue de l’organisation. C’était une croisade avec l’ordre de plus et la foi de moins; l’Europe militaire suivait l’empereur en maudissant son pouvoir. Les troupes purement françaises qui traversèrent le Niémen en 1812 étaient dans des conditions meilleures qu’au début de la guerre de 1809 : pour reprendre l’expression de Macdonald, elles étaient mieux cousues ensemble; mais elles étaient comme enchevêtrées au milieu de troupes étrangères. Il y avait des corps entiers de Bavarois, de Saxons, de Westphaliens, il y avait des divisions étrangères dans tous les corps d’armée français, et dans presque toutes les divisions françaises il y avait des bataillons de langue et de nationalité diverses, Badois, Espagnols, Hollandais, Croates, Anséatiques, etc. Tout en s’inclinant devant les motifs impénétrables qui ont pu provoquer les résolutions du génie, l’humble bon sens se demande quelle confiance pouvait inspirer une semblable distribution; il s’étonne de voir incorporer dans nos rangs jusqu’à 60,000 réfractaires qui ne semblent amenés que pour apporter un élément d’indiscipline et de dissolution. On reste surtout confondu quant aux points essentiels, aux deux ailes de cette immense ligne de bataille déjà si bigarrée, on rencontre les Prussiens d’un côté et les Autrichiens de l’autre. L’aveuglement cependant ne pouvait aller jusqu’à croire qu’en cas de malheur ils dussent faire de grands efforts pour garder les flancs de la colonne française. On sait ce qu’il en fut.

Les illusions suprêmes qui s’étaient emparées de l’âme de Napoléon à son départ pour Moscou semblent avoir laissé place à quelques arrière-pensées que peut-être il ne s’avouait pas. Sans doute il ne prévoyait pas un désastre, mais il avait voulu parer à des accidens tels que ceux qui s’étaient produits sur ses derrières en 1809, le débarquement des Anglais à Walcheren, les tentatives du major Schill et du duc de Brunswick. A cet effet, il avait établi un corps d’armée sur l’Oder, et il avait laissé des ordres pour appeler ces 140,000 conscrits de 1813, dont un roman justement populaire nous a dépeint le type. Il avait aussi prescrit de former en « cohortes » environ 100,000 gardes nationaux âgés de 22 à 27 ans, résidu des plus anciennes classes de la conscription; ces hommes avaient été assez arbitrairement réunis sous la promesse de n’être employés qu’à la défense du territoire. Napoléon devait donc trouver, après son rapide retour de Smorgoni, environ 240,000 hommes sous les armes en France. Un sénatus-consulte suffit pour enrégimenter les gardes nationaux et mettre à néant les conditions spéciales de leur enrôlement. En retirant de l’Espagne des cadres et de nos ports les garnisons des vaisseaux devenus inutiles au fantôme de notre marine, en usant de plusieurs expédiens déjà employés à d’autres époques et dont la forme seule variait. Napoléon put réunir sur l’Elbe, au mois d’avril 1813, non pas 265,000 hommes, comme l’indiquait l’addition de ces ressources sur le papier, mais 195,000 au plus, tant le déchet, inséparable de toute formation d’armée, était grossi alors par la nature des élémens dont celle-ci se composait. Quand toutes les levées eurent rejoint, le total de notre armement, dans cette funeste année, montait à 260,000 soldats. Miracle que cette création! Mais les miracles des hommes même les plus grands ont une limite, et les peuples apprennent par de cruelles leçons à mesurer la distance qui sépare les hommes providentiels de la Providence.

Au mois de novembre 1813, 44,000 combattans, débris du désastre de Leipzig, s’arrêtaient autour de Mayence; quelques jours plus tard, ils reculaient devant l’immense armée des coalisés. L’invasion! et que faire pour la repousser? L’empereur appela 550,000 hommes qui devaient être pris sur les treize classes de 1803 à 1815 : c’était un beau projet, quoique bien autrement tyrannique que tous les décrets de la convention; mais ce n’était qu’une chimère. Quelques milliers de conscrits à verser dans les cadres qui revenaient d’Espagne, ou conduits par des officiers en réforme, voilà tout ce que put donner la nation. Par l’abus qu’il avait fait de toutes les institutions militaires, Napoléon en avait brisé les ressorts, il les avait frappées de stérilité; ce n’étaient plus que des machines qui n’agissaient pas ou qui s’agitaient dans le vide. Les corps d’armée n’étaient que de faibles divisions; les forteresses essentielles n’étaient ni réparées ni pourvues ; pas un ouvrage autour de Paris; nulle place de manœuvres créée; rien ou presque à Laon, à Soissons, à Langres, à Lyon; presque plus de fusils! et ceux à qui on donnait le peu d’armes qui restaient ne savaient pas les charger !

C’est en rase campagne, avec 60 ou 70,000 héros harassés de fatigue ou à peine arrivés à la virilité, que l’empereur, en 1814, ralentit pendant trois mois la marche des 300,000 soldats d’élite que l’Europe poussait sur la France épuisée. Lorsqu’il revint de l’île d’Elbe en 1815, il trouva sous sa main un personnel militaire bien autrement nombreux et bien autrement constitué. Le retour des prisonniers et des garnisons lointaines avait ramené dans nos rangs beaucoup d’hommes aguerris, et sauf le funeste changement de cocarde, sauf la malheureuse création de « la maison du roi, » l’ensemble des mesures prises par la première restauration à l’égard de l’armée était digne d’éloges : point de licenciement, la vieille garde conservée; les régimens de ligne refondus sous de nouveaux numéros, mais reformés avec soin; ceux d’infanterie au nombre de 105 à 3 bataillons, 56 de cavalerie, 15 d’artillerie, donnant, y compris les semestriers, un effectif de 230,000 bons soldats, bien encadrés. En recherchant les hommes qui avaient quitté le drapeau sans congé régulier, en demandant un contingent à la conscription, en faisant à la garde nationale un appel qui semblait plus d’accord avec les dispositions de l’acte additionnel qu’avec la conduite passée et les allures actuelles du souverain. Napoléon comptait arriver au chiffre de 800,000 combattans. Cependant, malgré sa prodigieuse activité, son esprit aussi ingénieux que profond, ses habitudes impérieuses, il ne put en trois mois atteindre l’effectif de 300,000 hommes. Il en réunit 124,000 pour entrer en Belgique, troupes superbes, excellentes et bien commandées. On ne saurait imaginer un chef d’état-major plus complet que le maréchal Soult; qui pouvait mieux mener un gros corps d’infanterie que Gérard, Lobau ou Reille? Que ne devait-on pas attendre d’une cavalerie conduite par Pajol, Kellermann, Excelmans, Miihaud? Et pour entraîner tout le monde, le « brave des braves » était auprès de l’empereur. Mais, comme l’a si bien dit M. Thiers dans ce beau livre qu’on ne saurait trop relire, cette armée manquait de calme et d’union; l’humeur de tous les chefs ne répondait pas à l’ardeur des soldats ; généraux, officiers se rencontraient pour la première fois, ou se retrouvaient après avoir été longtemps séparés, moins encore par les distances que par les sentimens, les habitudes contractées dans des pays très divers, dans des guerres très différentes. La conduite que tel ou tel avait tenue pendant les derniers événemens était sévèrement jugée; on s’observait, on se soupçonnait. Cette absence d’harmonie, ce défaut d’entente, se reconnaissent à tous les momens de ces courtes opérations, et marquent d’un cachet particulier la campagne de 1815. Nous n’entrerons point dans l’inépuisable controverse que ce lugubre épisode de notre histoire a soulevée, et qui ne paraît pas épuisée par cinquante ans de discussions, nous le résumerons en peu de mots. Jamais capitaine n’avait frappé plus juste au défaut de la cuirasse de son ennemi, jamais chefs et soldats n’avaient été plus vaillans; jamais désastre ne fut plus complet. La dernière armée de Napoléon succombe à Waterloo ; avec elle s’abîmaient les institutions militaires de la France. Aux survivans de tant de batailles, aux glorieux « brigands de la Loire, » il ne restait à donner qu’un admirable exemple de patriotique résignation. Ils surent épargner à leur pays les maux qui avaient toujours accompagné le licenciement des bandes nombreuses, pratiquant ainsi à l’heure dernière les vertus civiques qui inspiraient les armées issues de la révolution, et que les splendeurs comme les calamités de l’empire avaient un moment laissées dans l’ombre.


IV.

La France était désarmée, forcée de subir la loi du vainqueur. Cette fois nos institutions militaires n’étaient pas seulement ébranlées, dénaturées, elles étaient détruites. Il ne s’agissait plus d’une transformation à conduire, c’était une création complète à entreprendre au milieu des circonstances les plus défavorables, œuvre plus difficile encore que celle qui fut accomplie en Prusse de 1808 à 1813 par Stein et Sharnhorst; car si, comme les Prussiens, nous avions à subir l’humiliation de l’occupation étrangère et le poids des contributions de guerre, et si, comme eux, nous ressentions vivement l’amour de la patrie, ce noble sentiment revêtait dans les cœurs français des formes très diverses, n’étouffait pas les passions ennemies, n’effaçait pas les différences d’opinion, se traduisait chez quelques-uns par le désir de détruire tous les vestiges de ce que l’on appelait alors l’esprit révolutionnaire, et chez un plus grand nombre par la haine du gouvernement nouveau. Plusieurs constitutionnels étaient peu favorables au rétablissement de l’armée permanente; ils la regardaient comme une entrave au développement des libertés publiques. Enfin, dans la masse de la nation, une profonde antipathie pour la conscription se conciliait avec un regret platonique de l’homme légendaire qui avait fait de la conscription un abus si fatal au pays.

Les difficultés de cette situation complexe étaient de nature à jeter le découragement dans plus d’un vaillant cœur; elles n’arrêtèrent pas Gouvion Saint-Cyr. Austère dans tous les temps, libéral sous l’empire et à ce titre peu goûté de Napoléon, qui avait toujours jugé sévèrement les travers de son humeur, il pouvait, sans rien désavouer, professer des opinions constitutionnelles, rappeler avec quelque fierté de glorieux souvenirs, et témoigner sans trop de réticence sa vive sympathie pour les anciens militaires. Le mouvement de 1792 l’avait lancé dans la carrière des armes à un âge où, en général, l’on ne songe plus à y entrer (à vingt-huit ans), et il s’était distingué tout de suite par un rare mélange de fermeté et d’ardeur, par son esprit lucide, mesuré et inventif. Ce sont les mêmes qualités qu’il apporta dans le maniement des affaires. Habitué à peser froidement et résolument les chances du combat, il aborda les obstacles qui l’entouraient avec le courage calme et clairvoyant qui l’animait sur le champ de bataille; il manœuvra sur ce terrain nouveau avec l’habileté et la méthode qui faisaient dire jadis aux soldats de l’armée du Rhin : « Voilà Saint-Cyr en train de jouer aux échecs avec les Autrichiens... » Unissant l’intelligence des sociétés modernes à une grande expérience fortifiée par la méditation et l’étude, il prépara la loi de 1818, a qu’on pourrait dire inspirée par le génie de la France, comme le fut par un dieu, si l’on en croit Végèce, l’institution de la légion romaine[12]. » Il la fit adopter au roi, et la présenta aux chambres. « Spectacle unique dans l’histoire du monde, s’écriait-il, que celui d’un gouvernement national et libre discutant sa force et son système militaire en présence des armées de l’Europe qui résident encore sur son territoire! »

C’était en effet tout un système que la loi Saint-Cyr; elle déterminait le mode de recrutement, l’effectif de l’armée, la composition de la réserve nationale, les règles de l’avancement. Ce mode de légiférer dans un seul acte sur des sujets divers n’était pas sans inconvénient. Toutes les parties ne purent être traitées avec la clarté, la précision désirables, et ces imperfections nuisirent à l’efficacité de certaines dispositions; mais dans les circonstances ce procédé avait l’avantage de faire vider promptement des questions essentielles, aujourd’hui hors de cause, alors fort contestées, de poser d’un seul coup les bases de l’organisation militaire, qui, ne l’oublions pas, était à construire tout entière, enfin de faire passer dans l’ensemble des mesures qu’on ne pouvait espérer de voir accepter en détail.

L’article premier présentait un artifice de rédaction commandé par le sentiment public et par les déclarations antérieures de Louis XVIII : le mot de conscription n’était pas prononcé; l’engagement volontaire apparaissait comme l’élément principal du recrutement, l’appel comme le moyen subsidiaire. L’effectif de paix était fixé à 240,000 hommes et devait être complété par des levées anuelles qui ne pouvaient dépasser 40,000 hommes. Le contingent était réparti entre les départemens, arrondissemens et cantons suivant le chiffre de la population, et formé au moyen d’un tirage au sort entre les jeunes gens de vingt ans, le minimum de la taille de 1m 57. Les exemptions et dispenses étaient sagement définies et laissées à l’appréciation d’un conseil de révision qui donnait à l’état et aux intéressés des garanties suffisantes. Les engagemens devaient être gratuits, les « primes » étaient proscrites, et les rengagemens ne donnaient droit qu’à une haute paie. Le remplacement était autorisé sans intervention administrative, sauf pour constater l’aptitude du remplaçant; le remplacé restait responsable pendant un an pour le cas de désertion. La durée du service était de six ans à compter du 1er janvier de l’année où avait eu lieu l’incorporation; l’époque des libérations était fixée au 31 décembre, sauf les circonstances de guerre. Les appelés ou remplaçans étaient tous incorporés, mais pouvaient être laissés dans leurs foyers, pour être mis en activité au fur et à mesure des besoins. En cas de besoins plus grands, il devait y être pourvu par une loi spéciale.

Telles furent les principales dispositions contenues dans les trois premiers titres de la loi du 10 mars 1818. Nous avons dû les indiquer avec quelque détail, car la plupart figurent encore dans les lois qui règlent le recrutement de l’armée. Le titre IV instituait les « vétérans, » réunissait sous ce nom les sous-officiers et soldats libérés, et tout en leur laissant la faculté « de se marier, de former des établissemens, » leur imposait un « service territorial » qui devait durer six ans, mais ne pouvait être exigé qu’en temps de guerre; même en ce cas, il fallait une loi pour qu’ils fussent requis de marcher hors de la division militaire. Cette institution, définie dans les termes que nous venons de reproduire, avait un objet immédiat qui devait se transformer dans l’avenir. L’hostilité contre la France paraissait survivre, dans les desseins de plusieurs cabinets, à la chute de l’empire; une nouvelle collision pouvait être prochaine; Saint-Cyr voulait assurer à notre jeune armée le concours de 240,000 soldats aguerris que les événemens de 1815 avaient rendus à la vie civile. Il composait immédiatement sa réserve en remontant jusqu’à la classe de 1807, et comptait l’alimenter en remplaçant successivement les soldats éprouvés par des hommes qui, à défaut de l’expérience du combat, auraient au moins toute l’instruction militaire qu’on peut acquérir en temps de paix : pensée profonde assurément et habile combinaison; mais la rédaction était obscure, et le mode d’exécution n’était pas assez nettement tracé pour que cette grande expérience pût être complète. Qu’était-ce que ce « service territorial? » Les vétérans devaient-ils être placés sous le régime militaire? Devaient-ils former des corps à part? Comment seraient-ils encadrés? Ces questions et bien d’autres n’étaient pas résolues[13]. Pénétré de la sagesse du principe, le maréchal lui-même était-il bien fixé sur la manière de l’appliquer? Avait-il voulu seulement garder quelques ménagemens envers des préjugés très arrêtés, des méfiances très vives, et tenir compte des assurances données aux soldats de l’armée de la Loire lors de leur licenciement, assurances que le maréchal Macdonald rappela devant la chambre des pairs dans un touchant langage? Toujours est-il que l’idée fondamentale insérée dans la loi restait enveloppée de quelques nuages.

Le titre V renfermait les dispositions pénales, et le titre VI, consacré à l’avancement, posait des règles dont l’équité est si universellement reconnue aujourd’hui qu’il semble superflu de les résumer. Nul désormais ne put être officier, s’il n’avait passé dans les rangs un temps suffisant, ou traversé l’épreuve des écoles militaires, ouvertes seulement au concours; un tiers des sous-lieutenances était réservé aux sous-officiers des corps; pour les promotions à d’autres grades, un équilibre heureusement établi donnait au pouvoir exécutif le moyen de récompenser les bons services ou de faciliter l’essor du mérite, tout en faisant une part aux droits de l’ancienneté et posant des limites au favoritisme, si on ne pouvait espérer de l’exclure absolument.

Le principe des appels rencontra des contradicteurs : un orateur qui avait commandé quinze ans un brave régiment « formé à 60 livres par homme » n’imaginait pas qu’on pût rien inventer de meilleur, et il trouvait de l’écho dans son auditoire; mais les attaques sur ce point furent plutôt détournées. M. Royer-Collard revendiquant, dans un magnifique langage que notre libéralisme d’aujourd’hui pourrait envier, le droit pour les chambres de fixer le contingent annuel entraîna peu de monde. L’opposition concentra ses efforts sur les titres IV et VI; c’était, disait-on, la révolution incarnée dans l’armée, le pouvoir royal anéanti, un plan de conspiration permanente contre le trône. Cependant l’appui sincère que le roi, M. de Richelieu et les autres ministres donnèrent au maréchal assura le succès, et, malgré le vif mécontentement que le projet de loi causait aux chefs des armées alliées, il fut adopté à peu près dans les termes proposés par Saint-Cyr. Peu de jours après, les troupes étrangères repassaient les frontières, et la facilité avec laquelle s’exécuta l’appel des premiers contingens imposa silence aux critiques. La France délivrée avait retrouvé son armée, et l’armée avait sa charte.

Pour obtenir ce grand résultat, Saint-Cyr avait dû faire un sacrifice. Selon lui, le privilège ne devait pas reparaître, même atténué ou déguisé, dans notre armée constitutionnelle; il lui fallut transiger sur ce point. La vieille garde, qu’il eût été si désirable de pouvoir conserver, ayant cessé d’exister, il ne croyait pas qu’il y eût lieu de la rétablir; surtout il pensait qu’un nombreux corps d’élite causerait à la guerre beaucoup d’embarras, faiblement compensés par quelques avantages, et que pendant une paix prolongée ses inconvéniens seuls subsisteraient. Tous les incidens de la révolution et des guerres de l’empire étaient restés gravés dans son esprit observateur, et il professait sur l’utilité des corps privilégiés la même opinion que la plupart des militaires français qui ont pu librement traiter cette question; mais dès les premières tentatives faites pour réorganiser l’armée les souverains alliés ou leurs ministres, croyant toujours voir reparaître le spectre redouté de nos vieilles phalanges, éprouvant ou feignant d’éprouver de vives craintes pour la solidité du trône de Louis XVIII, avaient voulu mettre un veto absolu à la législation nouvelle. Dès 1815, lors de son premier ministère, le maréchal avait dû compter avec ces résistances, que le malheur des temps ne permettait pas de tenir pour non avenues; il avait fallu aussi obtenir du roi l’abandon de la vaste maison militaire dont il s’était entouré ou laissé entourer en 1814. Saint-Cyr s’était rendu ix regret : il avait maintenu les quatre compagnies des gardes-du-corps et créé la garde royale. Elle fut composée d’environ 30,000 hommes répartis dans un régiment d’artillerie, deux divisions de cavalerie et deux d’infanterie; il y avait une brigade suisse. C’étaient de magnifiques troupes, bien encadrées, et qui assurément eussent fourni pour la guerre un excellent corps d’armée; mais elles ne purent remplir la mission politique qui leur avait été assignée : le dévouement de la brave garde royale ne sauva pas le trône des Bourbons, et la révolution de juillet s’est faite aux cris de vive la ligne! Si les avocats des corps d’élite ne peuvent pas s’appuyer de l’autorité de Saint-Cyr, ceux qui voudraient édifier un système de réserve sur une base de régimens immobiles et recrutés dans des zones fixes ne peuvent pas non plus le ranger sous leur bannière. L’organisation de l’infanterie en légions départementales donnait un moyen simple et rapide de grouper les élémens militaires disséminés par le licenciement de 1815; elle facilitait la reconstruction de l’armée. C’était une mesure de circonstance que le maréchal n’avait pas voulu rendre définitive; quand, après sa sortie du ministère, on put revenir à la forme régimentaire, il ne cacha pas son approbation. Nous n’avons pas besoin d’insister sur les inconvéniens du caractère sédentaire qu’un séjour illimité dans les mêmes garnisons imprimerait aux corps de notre armée, et sur les difficultés que rencontrerait l’exécution des divers services imposés à nos troupes. Appliqué à la composition du personnel, ce système n’est pas moins défectueux. Mis en pratique pendant quatre ou cinq années de crise, il avait laissé des traces fâcheuses; ceux qui ont servi il y a quelque temps doivent se rappeler les petites et tenaces passions de clocher qui divisaient certains corps d’officiers, et dont l’origine remontait à la courte existence des légions. Dans l’histoire de notre armée, les partisans du recrutement localisé ne comptent pas un précédent qui leur soit vraiment favorable. Les membres du conseil supérieur de la guerre qui avaient préparé sous la restauration un projet de division du royaume en arrondissemens de recrutement se sont toujours défendus d’avoir rien voulu faire de pareil[14]. Les noms que les régimens portaient sous l’ancienne monarchie ne leur imposaient pas l’obligation de prendre leurs soldats dans certaines provinces, et la république n’eut une bonne armée qu’après avoir fondu tous les bataillons départementaux en demi-brigades nationales. Qu’on nous permette de le rappeler, ce généreux et insaisissable peuple de France échappe aux classifications absolues qui sont si fort à la mode de nos jours; la race française, type incomparable de la variété dans l’unité, est le produit de la fusion de plusieurs races; là est le secret de sa force et l’explication de quelques-unes de ses faiblesses. Cette fusion ne s’est pas faite d’une façon uniforme; sur tel point, l’analyse constatera la prépondérance d’un élément qui fera défaut plus loin; les climats sont aussi divers que la configuration du sol. De là des aptitudes physiques ou morales qui ne sont pas partout les mêmes, des genres de courage différens. C’est l’amalgame de ces aptitudes, de ces courages confondus dans nos divers corps de troupe, qui donne à notre armée son maximum de valeur. Et puis la guerre a des rigueurs inégales; même en un jour de victoire, une division essuie des pertes considérables, un régiment peut être anéanti : à Eylau, tous les officiers du 14e de ligne furent tués, et le corps d’Augereau était tellement réduit, que l’empereur dut le dissoudre. Se figure-t-on les conséquences d’une calamité pareille frappant un régiment départemental, un corps d’armée recruté dans une seule région! Mais, répondra-t-on, voyez la Suisse, l’Autriche, la Prusse. La Suisse est liée dans l’organisation (si remarquable du reste et si digne d’étude) de sa milice par sa constitution fédérative ; sous une autre forme, on en peut dire autant de l’Autriche; quant à la Russe, il n’est pas certain qu’elle n’augmenterait pas encore la puissance de son armée en mêlant par exemple les robustes habitans de la Poméranie ou du Brandebourg avec les hommes levés dans les régions industrielles; elle est d’ailleurs placée dans des conditions exceptionnelles par la composition de son corps d’officiers et par le genre d’aptitude militaire propre à la race allemande. L’armée française aussi a son caractère particulier qui mérite d’être conservé; rien de ce qui se passe au dehors n’indique la nécessité de modifier une organisation consacrée par l’expérience de la guerre comme par celle de la paix, et qui s’adapte si heureusement au tempérament national.

L’adoption momentanée du système départemental avait cependant eu, comme nous l’avons indiqué, un résultat: elle avait facilité le classement du nombreux personnel que la catastrophe de 1815 laissait sans emploi; les rigueurs injustes et les froissemens de la « demi-solde » furent atténués; beaucoup d’officiers purent être relevés de la position qui leur avait été d’abord si durement imposée. Après la violente réaction des premiers jours, malgré quelques retours fâcheux et de regrettables exceptions, le gouvernement de la restauration se montra généralement équitable dans la distribution des emplois militaires; mais il ne put échapper à tous les embarras. Les grandes promotions de 1809 et de 1813, le retour des émigrés, les fournées de sous-lieutenans qui avaient rempli la maison rouge de 1814, chargeaient les cadres d’un poids assez lourd. Si l’on peut faire remonter à ces origines diverses quelques-unes des plus illustres carrières dont s’honore notre armée, il faut reconnaître que des créations aussi soudaines, aussi vastes, aussi peu préparées, n’avaient pas pu donner des choix également bons, et qu’elles avaient légué un véritable encombrement. Le contre-coup s’en faisait ressentir encore après la révolution de juillet, et ce n’est qu’au bout de vingt ou de vingt-cinq ans que la France put recueillir tous les avantages des règles que Saint-Cyr, dans la loi de 1818 et dans les ordonnances subséquentes, avait posées pour l’avancement et la formation des corps d’officiers. Parmi les institutions de cet ordre que lui doit l’armée française, figure au premier rang celle du corps d’état-major et de l’école d’application qui s’y rattache. Au lieu d’être entourés d’aides-de-camp aussi braves qu’élégans, mais désignés par la faveur ou l’amitié, les généraux trouvent aujourd’hui auprès d’eux des officiers pourvus de connaissances spéciales, versés dans l’étude du terrain, initiés au détail des différentes armes, intermédiaires efficaces entre le commandement et la troupe. Ainsi fut comblée une des plus grandes lacunes de l’organisation militaire. Administrateur vigilant et actif, Saint-Cyr introduisit de nombreuses améliorations dans les services qui ressortissaient à son ministère; entre autres mesures importantes, il eut à exécuter une ordonnance, rendue pendant la gestion du duc de Feltre, qui réunissait le contrôle de la comptabilité des régimens et la direction de toutes les branches de l’administration dans les mains de « l’intendance militaire, » substituée ainsi aux inspecteurs aux revues, ordonnateurs et commissaires des guerres. Recrutée parmi les officiers de troupe, l’intendance a depuis lors rempli ces fonctions si multiples avec une efficacité qui honore autant la probité que l’intelligence du corps; peut-être cependant le problème de l’administration des armées n’est-il pas encore complètement résolu; peut-être serait-il possible de concilier la sévérité d’un contrôle intègre avec quelque chose de l’audace et de la fécondité qui distinguaient les anciens munitionnaires. Quant à la cavalerie et aux armes spéciales, elles furent constituées dans des proportions conformes à l’état de la science militaire, la cavalerie divisée en trois catégories principales, l’artillerie en régimens à pied et à cheval. Notons tout de suite que, vers la fin de la restauration et sous la direction éclairée du général Valée, cette dernière arme reçut, avec un matériel perfectionné, une distribution nouvelle : les pontonniers seuls restant à part, chaque régiment d’artillerie devint un centre d’instruction et d’organisation qui fournissait, selon les besoins du service actif, des batteries de diverses classes. Nous sommes bien loin aujourd’hui du matériel de 1829; mais les motifs qui, en 1860, ont fait rétablir l’ancienne séparation des régimens d’artillerie n’ont pas été compris de tout le monde.

Revenons à 1824 : nous sommes au lendemain de la campagne d’Espagne; l’armée formée sous le régime de la loi de 1818 s’est montrée calme, active, disciplinée, courageuse. Sauf le mécompte qui a nécessité l’intervention de M. Ouvrard, sauf le déboire causé dans certaines régions par l’étonnant succès de ce fournisseur[15], tout a réussi à souhait; mais l’institution des vétérans n’a pas tenu ce qu’on s’en promettait. Ceux de la classe de 1816 avaient seuls été rappelés; tous n’avaient pas obéi, et ceux qui répondirent à l’appel n’avaient pas caché leur mécontentement. Ce double fait s’explique par une cause générale et par des raisons particulières. D’abord il est toujours difficile de faire comprendre à l’homme qui « sert pour son sort, » — qu’on veuille bien me passer cet emprunt à l’argot militaire, — la différence qui sépare le congé provisoire du congé définitif; une fois le certificat de bonne conduite mis dans le tube de fer-blanc et le dos tourné à la caserne, il regarde sa dette comme payée. En 1823, cette opinion était d’autant plus enracinée chez les vétérans qu’ils avaient alors en main, non pas seulement leur congé, mais leur libération. La guerre d’Espagne n’était pas populaire; on ne la jugeait pas bien périlleuse; les soldats de 1816 s’étonnaient qu’on les eût convoqués pour si peu; la mesure n’ayant pas atteint les autres classes, leur mauvaise humeur redoublait. Placés dans les régimens par une interprétation large de la loi de 1818, ils avaient cependant été maintenus dans les dépôts par respect pour le texte de cette loi; au dépit causé par l’incorporation se joignait la quasi-humiliation « de ne pas marcher. » Cette expérience malheureuse n’était donc pas concluante; mais on la tint pour telle. Le gouvernement proposa aux chambres de rapporter le titre IV de la loi de 1818, de porter le chiffre du contingent annuel à 60,000 hommes et la durée de service à huit ans. Ces deux dernières dispositions étaient suffisamment motivées par la nécessité de remplacer la ressource dont on se privait en supprimant les vétérans et de suppléer au déficit des appels. En effet, si le nombre des insoumis allait toujours en diminuant, celui des exemptés pour imperfections physiques avait dépassé les prévisions, et ne pouvait manquer d’augmenter à mesure que le recrutement atteindrait les générations conçues au milieu des grandes hécatombes de l’empire. La nouvelle durée du service était celle des anciens engagemens[16]; combinée avec le chiffre du contingent, elle permettait de porter l’armée au complet de guerre de 400,000 hommes, qui, fixé par Saint-Cyr et alors déclaré suffisant par toutes les autorités, avait servi de base à la formation des cadres. Pour ménager les populations et renfermer l’effectif dans les limites établies par les chambres, la couronne avait le droit de laisser provisoirement dans leurs foyers un nombre indéterminé de jeunes soldats.

Bien que le maréchal Suchet, rapporteur très compétent, eut proclamé devant la chambre des pairs le succès de l’œuvre de 1818, l’institution des vétérans fut défendue par Saint-Cyr avec vivacité, mais sans beaucoup d’argumens; elle fut soutenue à la chambre des députés par la gauche, mais avec peu de chaleur. L’importance de la réserve semblait fort amoindrie dès qu’elle ne comprendrait plus les soldats qui avaient fait les dernières grandes guerres; or ce moment était arrivé. Cette circonstance au contraire procurait de nouveaux partisans au titre IV, les vétérans étaient fort goûtés de M. de La Bourdonnaye depuis qu’on ne devait plus trouver dans leurs rangs a ceux qui n’avaient pas toujours combattu sous le drapeau sans tache. » La vraie passion du débat se porta sur les amendemens; la droite en voulait surtout au titre VI de la loi de 1818, relatif à l’avancement, qu’elle déclarait contraire à la charte, et que le ministère défendait mollement par une fin de non-recevoir. Le droit d’aînesse venait aussi se mêler au recrutement sous la forme la plus bizarre; les théories des orateurs de la droite et l’attitude du gouvernement donnèrent beau jeu à la parole incisive de M. Casimir Perier et à la mâle éloquence du général Foy. Les amendemens furent repoussés, et la loi fut votée. On l’appliqua sans difficulté jusqu’à ce qu’une nouvelle législation vînt la remplacer en 1832.

L’attitude de l’Europe, le sentiment de la France commandaient au gouvernement de juillet de donner une sérieuse attention à notre état militaire; il fallait mettre l’organisation de nos forces en rapport avec les chances d’une guerre qui pouvait être générale et avec le progrès de l’éducation constitutionnelle du pays. La première question à examiner était celle du recrutement. Dès les derniers mois de 1830, l’étude en fut confiée à une commission présidée par le vainqueur de Fleurus, Jourdan, qui était en même temps le rapporteur de la première loi de la conscription, la célèbre loi de l’an VI. Le projet préparé dans cette réunion et remanié par le conseil d’état fut déposé par le maréchal Soult sur le bureau de la chambre des députés au mois d’août de l’année suivante. Prenant la loi de 1818 pour base, on avait d’abord élagué tout ce qui n’avait pas trait à la matière, entre autres le fameux titre VI relatif à l’avancement; mais l’armée ne perdit pas les garanties que Saint-Cyr lui avait si sagement et si habilement assurées; elles furent consacrées, développées dans une loi nouvelle, complétées par des dispositions qui prévenaient les destitutions arbitraires et faisaient du grade une propriété. Cette législation a donné à la France le corps d’officiers qu’elle possède aujourd’hui; c’est son plus bel éloge. On renonça aussi à fixer dans un acte organique le complet de guerre ou l’effectif de paix, laissant à des mesures temporaires le soin de déterminer des chiffres nécessairement variables comme les données qui permettent de les régler. Le droit de voter le contingent annuel était remis aux chambres. Un mode de répartition fondé non plus sur la population totale, mais sur le nombre des jeunes gens de vingt ans inscrits aux tableaux de recensement, la définition des conditions de nationalité exigées pour l’admission dans l’armée, quelques modifications des conseils de révision, des restrictions au droit d’exemption, des conditions plus étroites imposées au remplacement, la création des écoles régimentaires, telles étaient les dispositions nouvelles qui furent admises sans difficulté ou qui ne donnèrent lieu qu’à des discussions accessoires.

Le nœud de la question était la durée du service et la formation de la réserve. Le sujet fut traité à tous les points de vue; les théories les plus contradictoires furent posées : faible contingent et long service, gros contingent et court service, réserve fixe ou variable, formée d’un seul élément ou d’élémens divers, destinée à « serrer sur l’armée, » comme disait le général Foy, ou séparée avec des cadres à part; tous ces systèmes se produisirent sous forme d’amendemens, et soulevèrent de longs et intéressans débats, aussi dégagés des passions politiques du moment que la nature humaine le comporte. Le lecteur pourra retrouver dans le Moniteur le détail de ces diverses combinaisons, dont plusieurs ont été reproduites comme des nouveautés dans ces derniers temps. Parmi les orateurs dont les idées n’ont pas prévalu, celui qui développa son opinion avec le plus de force et l’appuya des calculs les plus justes fut le général d’Ambrugeac, organe, on peut le dire, dans cette circonstance, de plusieurs des sommités de l’armée. Il demandait un contingent fixe de 60,000 hommes, tous appelés sous le drapeau, retenus cinq ans en activité, puis restant cinq ans incorporés dans les corps et laissés durant cette période dans leurs foyers pour y former une réserve régimentaire, enfin libération définitive au bout de dix ans. Ce plan, dont nous avons indiqué les principaux traits, parce qu’il était le mieux étudié, le mieux ordonné, le plus pratique de tous ceux qui procédaient de l’initiative individuelle, avait l’inconvénient d’aggraver les rigueurs du sort et d’enfermer l’armée dans un cercle trop étroit. Il manquait d’élasticité, et dépouillait le pouvoir législatif d’une de ses prérogatives essentielles. Le gouvernement avait proposé d’abord cinq ans d’activité et deux ans de réserve pour tout le contingent. La discussion fit ressortir les inconvéniens de cette division trop absolue. Il y a en effet entre la paix et la guerre un état intermédiaire où, sans vouloir recourir à l’appel de la réserve, toujours un peu émouvant même lorsqu’il s’effectue par un simple décret, on peut désirer que les rangs de l’armée ne soient pas exclusivement remplis de très jeunes soldats. Or il fallait remarquer qu’au point de vue purement militaire la durée légale du service était nominale. La première année étant presque entièrement absorbée par les opérations du tirage au sort et de la révision, par la formation et la marche des détachemens, l’incorporation, l’équipement des hommes et les débuts de leur instruction, c’est après dix-huit mois environ de service légal que, dans les circonstances ordinaires, le soldat d’infanterie peut « passer au bataillon, » c’est-à-dire commencer son véritable noviciat, et le soldat des armes spéciales est encore bien plus en retard. Ces considérations décidèrent la commission de la chambre des députés à proposer par l’organe de son rapporteur, M. Passy, qui unissait des souvenirs militaires à la science de l’économiste et aux vues de l’homme d’état, un système modifié auquel le ministère se rallia, et qui fut adopté par les assemblées. La durée du service était fixée à sept ans; tous les hommes appelés par la loi à former le contingent annuel devaient être incorporés ; le pouvoir exécutif avait la faculté de fixer le nombre de ceux qui dans l’ordre des numéros seraient laissés dans leurs foyers, ou qui dans l’ordre des classes recevraient des congés provisoires. Ces deux catégories formaient la réserve, qu’une ordonnance royale pouvait toujours appeler, et que le ministre de la guerre avait le droit de faire réunir et exercer.

Il semble difficile de trouver des dispositions organiques qui soient à la fois plus élastiques et plus efficaces, qui fassent mieux la part de la loi et celle du décret, qui permettent de maintenir à un niveau plus juste l’esprit et l’instruction militaires, sans imposer la nécessité de « discipliner le pays, » qui placent plus complètement la jeunesse française entre les mains de l’état, tout en laissant la latitude d’épargner des charges inutiles au trésor et aux populations. L’autorité du pouvoir législatif est assurée par le vote annuel du contingent et des crédits ouverts au ministre de la guerre, et le pouvoir exécutif trouve une liberté d’action suffisante dans la faculté de faire passer les hommes de l’activité à la réserve et de la réserve à l’activité sans qu’il faille se heurter aux embarras d’une classification trop absolue. Pour fixer le contingent annuel, les chambres ne rencontrent d’autre borne que leur propre sagesse et le nombre de citoyens qui arrivent à l’âge de vingt ans sans être atteints d’incapacité physique, nombre qu’il n’appartient à aucune puissance humaine de modifier[17], tandis que le gouvernement, dans la seule limite des lois de finance et sous sa responsabilité constitutionnelle, dispose de sept contingens entiers. On pensait en 1832 qu’avec cette législation des levées de 80,000 hommes et les engagemens volontaires suffiraient à donner un complet de guerre de 500,000 hommes, et l’expérience a prouvé que ce calcul était juste[18]. Il a fallu depuis porter les appels à 100, à 140,000 hommes ; la loi de 1832 les a rendus possibles ; elle donne le moyen de les élever encore davantage jusqu’à épuisement de ce que les forestiers appelleraient « la possibilité de la nation. »

Si les soldats laissés en disponibilité ou renvoyés en congé provisoire n’ont été ni réunis ni exercés, cet état de la réserve a tenu, comme on vient de le voir, non pas à l’insuffisance de la législation, mais à une question de cadres. Le maréchal Soult appliqua sa haute intelligence et ses facultés de travail à la solution de ce problème : il voulait composer la réserve exclusivement de militaires qui auraient servi. Pour qu’on pût leur donner dans les régimens l’instruction suffisante et disposer d’eux ensuite pendant un temps raisonnable, il demandait que la durée du service fût portée à huit ans ; il comptait détacher les cadres des troisièmes bataillons de nos cent régimens pour les consacrer au commandement de la réserve. À ce plan général il ajoutait d’excellentes mesures contre les abus du remplacement, mesures qui malheureusement disparurent dans le naufrage du projet de loi. L’échec de cette combinaison ne saurait atteindre la justesse de la pensée qui l’inspirait. Sans ôter à la réserve son véritable caractère, qui est de former le complément de l’armée, on peut, on doit, surtout aujourd’hui, augmenter son importance et son efficacité, tout en diminuant peut-être les restrictions qui, multipliées par la progression croissante des appels, nuisent au développement de la richesse publique et contribuent à la stagnation affligeante de la population[19]; mais voici quelles furent les raisons qui, après quatre années de débats et de nombreuses transformations, firent aboutir les propositions du ministre de la guerre à un de ces avortemens silencieux dont les gouvernemens représentatifs ont le secret. Les chambres trouvèrent que les avantages du système n’étaient pas suffisans pour motiver une aggravation de la charge du recrutement et le bouleversement d’une loi à laquelle le pays était habitué; la prolongation de la durée du service fut donc rejetée, ce qui détruisait l’économie du projet. Par là les autres dispositions perdaient de leur importance; on y avait reconnu d’ailleurs des causes de dépenses considérables et de sérieuses difficultés pratiques. Il fallait remanier les cadres, en changer l’affectation; or il n’est rien qu’il faille toucher à la fois avec plus de prudence et de résolution. Nous ne parlons pas des mécontentemens passagers que le dévouement au pays doit braver; mais l’on ne saurait négliger l’épargne des finances, les ménagemens dus à des positions honorablement, parfois glorieusement acquises, enfin et surtout les conditions d’un bon service. Le passage du pied de paix au pied de guerre doit pouvoir se faire sans exiger de créations nouvelles; mais espérer qu’on pourra l’effectuer sans extension des cadres, c’est poursuivre une utopie dont l’expérience démontre les périls. Entretenir durant la paix des cadres disproportionnés, les immobiliser ou les vouer à instruire sans relâche des hommes qui leur échappent sans cesse, c’est préparer des difficultés à l’avenir. De même que les illusions entretenues par des effectifs trompeurs sont plus funestes que la faiblesse réelle des effectifs, de même des cadres alourdis, dégoûtés ou déshabitués du commandement, seraient plus insuffisans que des cadres trop restreints. En 1841, la France avait une bonne armée, la réserve était imparfaite, mais elle existait, elle était saisissable; au moment où l’on discutait, elle avait rejoint les drapeaux. Pour lui assurer dans l’avenir un rudiment d’instruction, fallait-il affaiblir notre établissement militaire sans soulager le pays? C’est absolument le contraire que le gouvernement prussien a fait dans les quatre années qui ont précédé la dernière campagne, il a fortifié l’armée de ligne aux dépens de la landwehr.

L’organisation guerrière de la plus redoutable des puissances allemandes n’était pas alors plus qu’aujourd’hui un mystère impénétrable; elle était connue dans tous ses détails, souvent discutée devant les chambres, étudiée à Ham comme aux Tuileries. Nous pourrions citer un mémoire inédit, malheureusement inachevé, fruit de fortes études et d’observations personnelles, inspiré non par l’amour des conquêtes ou la haine des nations étrangères, mais par un patriotisme aussi vif que clairvoyant et par le sentiment d’une grande responsabilité, — œuvre d’un esprit pénétrant, exempt de préjugés, et qui n’eût éprouvé qu’une médiocre surprise de la bataille de Sadowa. Pour assurer la « défense de la France, » objet de ce travail, l’auteur comptait avant tout sur l’armée que nous avaient donnée les lois de Saint-Cyr perfectionnées en 1832, armée vaillante, unie, leste, désintéressée, sobre, intelligente, nationale, éprouvée par des guerres qui avaient exercé sur la composition de l’état-major général et des cadres, comme sur le tempérament de nos régimens, la plus heureuse influence ; mais il fallait pouvoir, dans une grande lutte, donner a nos troupes de ligne toute liberté d’action, les assister au besoin. Pour ce cas suprême, la France avait, elle aussi, une institution qui lui était particulière et rappelait de glorieux souvenirs : la garde nationale mobile. La loi du 22 mars 1831 prévoyait la création des « corps détachés de la garde nationale. » Tous les citoyens âgés de vingt à trente ans pouvaient être appelés à ce service dans l’ordre de leur âge et d’une série de catégories qui comprenaient successivement les célibataires, les veufs sans enfans, les mariés sans enfans, les veufs avec enfans, les mariés avec enfans. Les corps détachés n’étaient appelés qu’en vertu d’une loi ou d’une ordonnance royale convertie en loi à la plus prochaine session ; la durée de leur service était fixée à un an ; ils n’étaient pas spécialement retenus en-deçà des frontières. Tous ceux qui en feraient partie devaient être assimilés aux soldats de ligne pour la solde, les prestations et la discipline. Les grades de sous-officiers, sous-lieutenans et lieutenans étaient donnés à l’élection, tous les autres remis au choix du roi, qui pouvait y nommer soit des militaires en activité ou en retraite, soit des gardes nationaux. On comprend toutes les facultés que donnait cette loi pour la formation régulière de bataillons de volontaires, pour assurer la garde des côtes et des places, protéger les flancs et les derrières de l’armée active, la soutenir enfin dans ses revers, si la fortune nous était infidèle ; mais la rédaction des articles se ressentait de la précipitation avec laquelle ils avaient été coordonnés et votés sous la pression de circonstances urgentes. Il faut tenir compte aussi d’une tendance commune alors aux deux chambres ; plusieurs pairs et députés se rappelaient les débuts de la révolution ; beaucoup avaient assisté à la chute de l’empire, tous voulaient prévenir le retour de l’erreur qui en 92 avait fait placer en première ligne les gardes nationaux mêlés aux soldats, ou prémunir la nation contre les périlleux entraînemens de la politique de Napoléon. De là une certaine préoccupation « de ne pas mettre une seconde conscription à la disposition du gouvernement ; » de là une série de précautions qui auraient ralenti la formation des corps détachés au cas d’un pressant appel, ou amené leur dissolution dans un moment peut-être inopportun. On peut faire une meilleure loi ; telle qu’elle était, elle établissait nettement l’obligation imposée aux citoyens; sans vouloir tout prévoir, elle réglait les points essentiels, la formation des cadres, la discipline, avec une louable fermeté et une juste confiance dans le pouvoir exécutif.

Nous n’avons pas besoin de rappeler la série de mesures prises successivement par le gouvernement de juillet pour achever de pourvoir à la défense de la France : le nombre de nos régimens d’infanterie porté à un chiffre qui permet de donner au complet de guerre le plus grand développement; la création des chasseurs à pied, le perfectionnement des armes, les fortifications élevées à Paris, à Lyon et sur d’autres points que l’invasion de 1814 avait trouvés si cruellement dégarnis. L’étranger n’ignorait pas ces progrès accomplis sans ostentation. Appréciées hors de France à leur valeur, nos institutions militaires remplissaient un rôle qui n’était pas sans grandeur : par le respect qu’elles inspiraient, elles contribuèrent à détourner de l’Europe le fléau de la guerre. Les sentimens de 1813 et de 1815 dominaient encore alors dans la plupart des cours étrangères; mais, ni lorsque notre armée assura fièrement l’indépendance de la Belgique, ni dans la crise de 1840, les dispositions qu’on nourrissait contre la France n’aboutirent à aucun résultat sérieux. En 1831, le maréchal Maison, alors ambassadeur du roi Louis-Philippe, causait avec l’héritier d’une grande monarchie; la conversation, fort courtoise, était cependant parsemée d’allusions. En quittant son interlocuteur, le prince lui dit d’un ton moitié railleur : « Eh! maréchal, que verrons-nous en Europe d’ici à quelques années? — Ce que nous y voyons depuis quelques mois, monseigneur, reprit rondement le vieux soldat : beaucoup de mauvaises intentions, mais pas une action! »


V.

Il nous reste à indiquer sommairement les modifications apportées depuis 1848 à nos institutions militaires. La période républicaine, n’ayant pu enfanter que des projets, ne nous arrêtera pas. On est arrivé à des résultats plus positifs depuis 1852. L’initiative du chef de l’état a fait introduire dans le matériel de l’artillerie de grands perfectionnemens dont le dernier mot n’est pas dit encore. Lorsqu’on sera parvenu à combiner l’emploi de canons légers à longue portée et à grande justesse avec l’usage de pièces destinées h produire surtout des effets écrasans, le rôle, toujours grandissant de l’artillerie, sera plus considérable encore, et la proportion de cette arme sera sans doute augmentée. L’infanterie, cette reine des batailles, a vu accroître le nombre des bataillons de chasseurs à pied, des régimens de zouaves et de tirailleurs algériens; la transformation si délicate de son armement semble devoir amener des changemens dans son ordonnance, et nécessitera de nouveaux de transport pour suppléer à la consommation des munitions. Ce serait aussi sur l’organisation de l’infanterie que porteraient les mesures attendues au sujet de la réserve. L’instruction individuelle et la remonte des troupes à cheval ont été l’objet de soins particuliers. Beaucoup d’écrivains font en ce moment bon marché de la cavalerie; on la regarde comme condamnée par le canon rayé et le fusil à aiguille, c’est tout au plus si on veut bien lui laisser des destinées secondaires. Tout en croyant qu’il peut y avoir là aussi des modifications possibles, nous ne partageons pas cette opinion. La guerre d’Amérique, que les avocats des armées improvisées invoquent trop souvent à l’appui de leur thèse (car les États-Unis n’étaient pas entièrement dépourvus d’institutions militaires, et la lutte, si colossale qu’elle fût, était une lutte civile, soutenue de part et d’autre par des troupes qui au début avaient le même défaut d’organisation), la guerre d’Amérique présente pour l’emploi nouveau des grands corps de cavalerie quelques exemples intéressans; les mouvemens de Stuart et surtout de Sheridan méritent d’être étudiés. Sur ce point aussi, la dernière campagne d’Allemagne n’a pas été sans enseignemens : le soir de Sadowa, l’attitude de la cavalerie autrichienne a diminué l’étendue du désastre, et dans les rencontres de régimens ou de brigades le poids des hommes et des chevaux, à valeur égale, a décidé du succès. Nous nous sommes donc réjoui en lisant un récent décret qui, augmentant les régimens de cavalerie de réserve, nous a rassuré sur le sort de nos illustres cuirassiers, plus maltraités depuis quelque temps dans la presse qu’ils ne l’ont été sur les champs de bataille d’Eylau ou de la Moskowa. Malgré la nouveauté des « considérans » qui motivaient la création d’une troupe par l’existence du cadre, ceux qui ont encore foi à la furia francese ont applaudi au résultat. On ne saurait douter que bien des questions de premier ordre occupent en ce moment l’attention des chefs de notre armée, et que, sans préparer d’injustes agressions, sans tomber dans les erreurs dogmatiques auxquelles Louvois s’est laissé entraîner, ou qui ont si souvent fait suivre une fausse route au conseil aulique de Vienne, ils sauront imiter le soin avec lequel les Allemands préparent l’emploi de tous leurs moyens militaires. On ne peut songer sans anxiété aux procédés qu’il faudrait savoir combiner pour entretenir et mettre en mouvement les armées immenses qui sont à l’ordre du jour. L’étude du rôle des chemins de fer, de toutes les communications, des voies parallèles ou perpendiculaires à nos frontières, doit marcher de front avec une disposition nouvelle des magasins, ateliers, places de dépôt, qui permette à chaque partie de la France de fournir et de porter partout son contingent en hommes, en ressources, en matériel de tout genre. Trois réformes d’un caractère particulièrement organique ont été accomplies sous le gouvernement actuel.

Le titre VI de la loi de 1831, relatif aux corps détachés de la garde nationale, a été formellement aboli par le décret du 11 janvier 1852[20], et le dispositif de ce dernier acte, qui n’était pas inspiré par le même esprit que les législations antérieures, n’indiquait aucune pensée de retour. Depuis seize ans, il n’existe en France aucun mode légal de convoquer et d’organiser la garde nationale mobile; les citoyens qui durant cette période ont satisfait à la loi du recrutement et qui ont aujourd’hui passé l’âge de vingt ans peuvent se croire dégagés des obligations que leur imposait la loi de 1831. On parle d’une combinaison nouvelle destinée à combler cette lacune constitutionnelle; sans doute elle sera marquée d’un caractère en quelque sorte rétroactif, car il s’agit de pourvoir aux besoins du présent au moins autant qu’à ceux de l’avenir. Toutes les mesures qui pourront être prises aujourd’hui au sujet du recrutement ou de la réserve n’auront leur plein effet que dans plusieurs années, et s’il est toujours permis de compter, en cas de péril, sur l’enthousiasme de la nation, l’expérience a prouvé qu’il était utile de pouvoir diriger ce mouvement et en compléter les résultats.

La garde impériale a été rétablie en 1854 avec des proportions, une organisation et même aujourd’hui quelques détails de costume qui rappellent la garde royale de Charles X. Nous avons indiqué le rôle que les corps d’élite ont rempli dans l’histoire de nos institutions de guerre, nous n’y reviendrons pas. On a souvent émis l’opinion que l’infanterie avait besoin d’une réserve de bataille, comme déjà la cavalerie avait la sienne dans les cuirassiers. Si cette lacune existait, ce qui n’est pas admis par tout le monde, peut-être aurait-on pu y pourvoir d’une façon moins dispendieuse et plus conforme à l’esprit qui a prévalu dans notre organisation civile et militaire. D’ailleurs, par une coïncidence singulière, dans la journée de Magenta, qui a procuré tant de gloire à la division de grenadiers et à ses chefs, ce n’est pas précisément comme réserve que cette belle et bonne troupe s’est trouvée engagée. La garde impériale est digne en tous points de tenir la droite de l’armée française, et nous sommes assuré que rien n’est négligé pour en éloigner l’esprit de privilège; mais il est difficile de l’exclure entièrement, et il se manifeste jusque dans certains détails de la vie des officiers et dans les conditions qui leur sont imposées. Rappelons encore que, dans la discussion si complète de 1832, à laquelle prenaient part ou assistaient quelques-uns des premiers généraux de la république, tels que Moncey et Jourdan, beaucoup des plus illustres lieutenans de Napoléon, Soult, Macdonald, Mortier, Oudinot, Molitor, les héros des dernières luttes impériales, Gérard, Maison, Lobau, Clauzel, et des hommes qui faisaient autorité en matière d’organisation, comme Mathieu Dumas, d’Ambrugeac ou Préval, pas une voix ne s’éleva pour demander le rétablissement d’un gros corps d’élite, d’une armée dans l’armée.

Enfin la loi du 26 avril 1855 a substitué l’exonération au remplacement, l’état aux anciennes compagnies d’assurance. Nous devons expliquer en peu de mots l’origine de cette transformation. En 1824, le général Foy lança un de ces cris qui, sortis d’un cœur de soldat et passant par une bouche éloquente, se gravent dans toutes les mémoires : l’impôt du sang! Ce mot contient une image juste, saisissante, et tous ceux qui peuvent avoir quelque action sur la destinée de nos armées devraient se le répéter tous les jours; mais, réduit à sa valeur mathématique, il a conduit à des conclusions que nous ne croyons pas exactes, à considérer le recrutement comme une contribution, à matérialiser une obligation morale, à traiter le réfractaire en retardataire et le déserteur en banqueroutier. On s’est dit aussi : Pourquoi ne pas faire entrer dans les caisses de l’état l’argent qui est absorbé aujourd’hui par les profits d’un commerce immoral? On y trouverait une ressource de trésorerie qui, à certains momens, pourrait être précieuse, surtout un moyen d’augmenter le bien-être de nos soldats et le nombre des rengagemens. De ce double ordre d’idées naquit le système de l’exonération, ou plutôt ce système ressuscita, car il avait quelques précédens inutiles à rappeler. Présenté dans plusieurs mémoires, il trouva pour la première fois sa forme officielle dans un rapport déposé en 1849 sur le bureau de l’assemblée nationale par le général de La Moricière; mais la commission dont il était le rapporteur avait compris qu’en se plaçant sur le terrain de l’impôt du sang, on ne pouvait s’en tenir à l’exonération, qu’on ne pouvait monopoliser au profit des citoyens les plus aisés le soulagement que les rengagemens devaient procurer à la population entière, et qu’à moins de violer les principes d’égalité qui depuis plus de soixante-dix ans forment la base de toutes nos constitutions, il fallait établir une sorte de capitation (comme ce mot ne plaisait point, on dit cotisation), imposer à tout Français âgé de vingt ans l’obligation soit de passer quelques années sous les drapeaux, soit de payer une somme proportionnelle à sa fortune ou à celle de ses père et mère; il ne devait y avoir d’exemption que pour les indigens infirmes. Ces idées dont l’ensemble était au moins logique ne parurent pas d’une pratique facile; la discussion en fit ressortir tous les inconvéniens, et malgré les efforts du général, qui avait autant de talent et d’ardeur à la tribune que sur le champ de bataille, le plan proposé ne put être sanctionné par un vote définitif.

Au moment où l’armée produit de la législation de 1832, formée dans les guerres d’Afrique, montrait en Crimée le plus éclatant ensemble de vertus guerrières, le législateur de 1855, reprenant une partie de ce système, a établi l’exonération sans y joindre la cotisation; il a créé la caisse de dotation et les primes d’engagement. On ne peut qu’approuver tout ce qui a été fait pour améliorer le sort de nos vieux soldats et faciliter la liquidation des retraites; mais n’y aurait-il pas un autre moyen d’atteindre ce but? Depuis 1793 jusqu’à 1855, tous ceux qui ont touché au recrutement ont été unanimes pour proscrire les primes; ils ont pensé, avec le général Foy, que « la classe modeste des bas officiers de l’ancien régime ne se retrouvait plus en France, » et qu’il n’y avait pas lieu de chercher à la ressusciter par des moyens factices. Les résultats obtenus depuis douze ans leur ont-ils donné tort? — Le remplacement devait disparaître. En ce moment, plus de 56,000 de nos soldats servent à ce titre, sans compter tous ceux qui, figurant parmi les rengagés, sont entrés dans l’armée comme remplaçans, car il ne faut pas oublier que tous les partisans de l’exonération, en frappant les remplaçans d’une réprobation souvent injuste, ont toujours compté, pour assurer le jeu de leur système, que l’appât des primes attirerait et retiendrait dans les rangs ces hommes si sévèrement jugés. — Les appels devaient être réduits. Ils ont varié entre 100 et 140,000 hommes; c’est tout au plus si on les trouve suffisans[21]. — Enfin, et surtout dans la seule année où les armes de la France aient été engagées en Europe, le chiffre des exonérés a été de 42,217 contre 13,713 rengagés. Nous n’insisterons pas sur ce point si grave; nous ne pourrions d’ailleurs rien ajouter à ces lignes que nous avons lues dans le Moniteur du 12 décembre 1866 : « Il peut arriver un jour où la caisse de la dotation ait beaucoup d’argent, et le pays pas assez de soldats. » Il semble difficile de limiter la faculté d’exonération par un second appel au sort; ce serait « retirer la sécurité aux familles sans leur donner la liberté[22]. » Quant à vouloir faire revivre l’ancien système sans abandonner le nouveau, ce serait garder les inconvéniens propres à chacun d’eux en sacrifiant une partie de leurs avantages. N’est-il pas temps de se remettre au point de vue de 1832, de considérer le service militaire comme un devoir et non comme un impôt, le remplacement comme une tolérance et non comme un droit? Trop tarder à terminer une « expérience honnête[23], » mais malheureuse, ne serait pas sans péril, car il ne faudrait pas laisser s’invétérer « l’habitude de l’exonération du service militaire par de l’argent, habitude qu’à un moment donné il pourrait être difficile de vaincre[24]. »

Nous voici arrivés au terme de ce long exposé; nous n’avons pas à conclure : nous n’avons pas de projet à présenter, et nous ne connaissons pas celui qui se prépare dans les hautes régions de l’état. Quand il s’agit de questions qui touchent à l’honneur, à la grandeur, à l’intégrité de la France, nous sommes convaincu que personne ne songera ni à une popularité passagère, ni à un succès d’opposition. Il eût été préférable que cette espèce de révision de notre établissement de guerre se fût accomplie dans un autre moment, après Solferino par exemple plutôt qu’après Sadowa; mais, le débat étant soulevé, il faut bien l’accepter. Si le lecteur partage notre opinion, il croira que la France n’est pas aussi dépourvue d’institutions militaires qu’on veut bien le dire; l’important est de leur rendre ou de leur conserver la sincérité, l’unité, l’efficacité, et, si l’on y touche, de les développer virilement dans un sens national en les plaçant sous l’égide de la liberté. Les enseignemens du passé ne sauraient être perdus. Les belles créations de Louvois n’auraient été qu’un bienfait pour la France, si le pouvoir de Louis XIV avait rencontré un frein. Il faut louer Carnot d’avoir rudement amalgamé gardes nationaux et soldats dans une seule armée; mais l’imprévoyance qui forcerait un gouvernement à recourir à semblable mesure serait aujourd’hui sans excuse. On ne saurait blâmer le sénat de 1813 d’avoir envoyé les « cohortes » en Saxe, puisque c’était en Saxe qu’on devait alors défendre la patrie; mais il aurait fallu empêcher Napoléon d’aller à Madrid et à Moscou. La liberté double la puissance des institutions militaires, elle en règle et modère l’usage; elle n’a rien à en redouter tant que les peuples n’abdiquent pas leurs droits : sa garantie est dans la force de l’opinion, non dans la faiblesse de la milice.


A. LAUGEL.

12 février 1867.

  1. Entre autres argumens, les adversaires du recrutement obligatoire faisaient remarquer que l’aptitude au métier des armes était loin d’être uniformément répandue parmi les populations de la France; on comptait en effet dans les quinze généralités du nord 1 soldat sur 149 habitans, et 1 seulement sur 279 dans les seize généralités du midi.
  2. Voici un détail biographique qui met assez bien en lumière les différentes phases du recrutement pendant les années 92 et 93. Un des plus braves généraux de cavalerie de l’ancienne armée impériale a raconté maintes fois devant moi les débuts de sa carrière : parti comme volontaire à la fin de 91, il était retourné chez lui au bout d’un an sans être inquiété, interrogé par personne. Désigné par la réquisition, il n’avait pas rejoint; repris par la levée en masse, mais dégoûté du service de l’infanterie, il ne se rendit pas au corps qui lui était indiqué, et entra dans un régiment de chasseurs à cheval, où il gagna ses premiers grades à la pointe de son sabre.
  3. En septembre 94, l’effectif montait sur les contrôles à 1,169,000 hommes; mais le chiffre des hommes présens ne dépassait pas 750,000 tout compris, ce qui ne modifie pas le chiffre moyen de combattans en ligne que nous avons indiqué.
  4. Lois du 28 septembre 1794 et du 1er septembre 1795.
  5. Discours du 9 prairial an III.
  6. Le représentant du peuple Richard était alors en mission à l’armée du Nord. Lorsqu’on lui apporta le livre d’ordre où Moreau avait inscrit de sa main ce hardi commentaire : « C’est bien dangereux pour nous, » dit-il, et, prenant une plume, il mit son paraphe à côté de la signature du général.
  7. Mémoires de Gouvion Saint-Cyr.
  8. 19 fructidor an VI, 5 septembre 1798.
  9. 28 nivôse an VII, 19 janvier 1799.
  10. Loi du 17 ventôse an VIII, 7 mars 1800.
  11. Lettre à Joseph, du 22 avril 1808.
  12. Discours du général Ricard, 1824.
  13. La répartition des légionnaires vétérans en compagnies cantonales, proposée par le ministre, mais rejetée par les chambres, aurait eu surtout un caractère administratif, et ne donnait pas une constitution militaire à la réserve.
  14. Voyez le discours du général d’Ambrugeac à la chambre des pairs, séance du 30 janvier 1832.
  15. Je causais, il y a quelque temps, avec un officier-général qui avait fait, le sac sur le dos, la campagne de 1823, et qui depuis avait servi d’une façon constamment active en Afrique, en Italie, en Crimée : « Jamais, me disait-il, nous n’avons été aussi bien pourvus qu’en Espagne. »
  16. Ordonnances de 1776, de 1791, et règlement de 1792.
  17. On obtiendrait cependant une certaine augmentation de ce chiffre, si l’adoption du mode de chargement par la culasse permettait d’abaisser la taille exigée pour le service. « Les départemens où la taille est la plus basse, disait le général Lamarque en 1832, sont ceux où il y a le moins d’hommes réformés. » Et à ce propos n’est-il pas possible d’espérer qu’on renoncera au luxe des conditions de taille requises dans certains corps? Pour l’artillerie il y a les manœuvres de force, pour le génie les travaux exceptionnels, — pour la cavalerie de réserve et de ligne le poids des hommes comme celui des chevaux augmente la force de choc; mais le train des équipages, les infirmiers militaires! mais la cavalerie légère, surtout si on doit l’augmenter, jusqu’à quand sera-t-elle harnachée de telle sorte qu’il faille placer sur nos petits chevaux des hommes dont la seule stature constitue un poids écrasant?
  18. Le gouvernement de 1848, modéré dans ses actes, parfois vif dans son langage, crut devoir faire un certain bruit de l’état de faiblesse où il avait trouvé l’armée, et cependant, sans bouleverser les cadres, sans loi nouvelle, par le seul jeu des institutions et par l’emploi des ressources que lui avait léguées la monarchie de juillet, au moyen d’une dépense d’argent inévitable en pareil cas, il put en trois mois porter l’armée du pied de paix au pied de guerre, et faire monter l’effectif au chiffre de 502,000 hommes, qui lui aurait donné 340,000 combattans sur les frontières.
  19. Les lecteurs de la Revue n’ont pas oublié la remarquable étude de M. A. Cochut sur le Problème de l’Année. Elle jette un jour particulier sur ce côté de la question, d’ailleurs si complètement et si savamment traitée par l’auteur de ce travail.
  20. La loi du 13 juin 1851 sur la garde nationale annonçait une loi spéciale sur les corps détachés, mais maintenait implicitement le titre VI de la loi de 1831 jusqu’à promulgation d’une semblable mesure.
  21. L’armée, disait-on encore, sera moralisée. Nous sommes de ceux qui croient que, le mal n’existant pas, il n’y avait pas à chercher de remède, et que l’armée n’avait aucun besoin d’une réforme morale. On ne trouve dans les comptes généraux de l’administration de la justice militaire aucune trace d’améliorations résultant de la loi de 1855. Le rapport des condamnations à l’effectif s’est même plutôt élevé. Il était en 1835 de 1 sur 80; il descendit en 1846 à 1 sur 133, monta en 1851 à 1 sur 81, descendit en 1855 à 1 sur 168, et est remonté en 1865 à 1 sur 101. L’année même où on votait la loi de l’exonération est celle où ce rapport est tombé le plus bas.
  22. Rapport présenté au corps législatif par M. de Belleyme, 1855.
  23. Discours du commissaire du gouvernement dans la discussion sur la loi du contingent, 1861.
  24. Exposé des motifs d’un projet de loi présenté en 1850 par le général d’Hautpoul, ministre de la guerre.