Les Institutions militaires et les armées/01

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Les Institutions militaires et les armées
Revue des Deux Mondes3e période, tome 25 (p. 197-210).
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LA
QUESTION DES SOUS-OFFICIERS

ÉTUDE MILITAIRE

Ceux qui comprennent le rôle des cadres dans la constitution des armées ont toujours apprécié la haute importance de la question des sous-officiers et les difficultés qui se pressent autour d’elle dans tous les états militaires de l’Europe.

En France, on a cru trouver la solution du problème dans la concession aux sous-officiers d’avantages pécuniaires très importans que la loi du 10 juillet 1874 a consacrés. Elle attribue aux rengagés des hautes paies considérables et leur assure, à trente-cinq ans, le bénéfice d’une pension de retraite proportionnelle, éventuellement cumulée avec le traitement de l’un des emplois civils (loi du 24 juillet 1873) qui leur sont réservés par les différens services publics. Mais les effets de cette loi ne paraissent pas répondre aux espérances qu’elle avait fait naître, et de nouveaux systèmes, autour desquels la controverse est très active, se sont produits, en compliquant la question au point d’en rendre l’étude difficile aux personnes qui ne sont pas familiarisées avec les détails spéciaux. Je m’efforcerai de la simplifier pour tout le monde, en la dégageant de la plupart de ces détails, dans un court exposé de principes qui montrera clairement 1° le but qu’il faut atteindre, 2° les moyens qu’il convient d’employer pour l’atteindre.


I

Le but est un, par conséquent facile à définir. Il s’agit de retenir sous le drapeau, par voie de libre contrat, une part des sous-officiers que les libérations périodiques lui enlèvent. Mais cette définition si simple révèle une difficulté qui ne l’est pas. Comment compléter la loi de recrutement, dont toutes les prescriptions sont d’obligation rigoureuse, par des dispositions réglant et faisant prévaloir dans la tradition des sous-officiers le rengagement qui naît d’une convention nécessairement volontaire ?

Je crois qu’il y a deux moyens, qu’il n’y en a que deux, et que leur emploi doit être combiné ; ils consistent dans un ensemble de mesures qui rattacheraient les sous-officiers à leur état : 1° par l’intérêt, à la condition que cet intérêt reçût une satisfaction immédiate, effective, palpable, pour tout dire, indépendante des accroissemens de solde et de tous les autres avantages (la pension proportionnelle comprise) qui sont actuellement offerts par la loi aux rengagés ; 2° par la considération et le prestige particuliers dont serait entouré l’état des sous-officiers devant l’armée, devant le monde, et, par suite, aux yeux des intéressés.

Avant de développer ces propositions, je sens que j’ai à dire la raison du classement que je leur assigne, ou, si l’on veut, la raison de l’ordre d’importance dans lequel je les présente. Il peut sembler extraordinaire en effet qu’au point de vue des principes de morale militaire, de patriotisme, d’esprit de sacrifice, je n’aie pas donné le premier rang à l’honneur, le second à l’intérêt. C’est qu’il s’agit ici d’une question vitale pour l’année, dont aucune propagande, dans le sens du dévoûment militaire considéré isolément, n’a pu amener la solution, parce que la propagande contraire, incessamment faite par le commerce, l’industrie et toutes les carrières productives libres, en a annulé les effets. Il faut en venir, comme je l’ai dit, à l’emploi combiné des deux procédés, en commençant pratiquement par celui qui répond le mieux aux difficultés du temps, qui combat le plus directement aussi, et le plus efficacement, les séductions par lesquelles les professions civiles enlèvent nos sous-officiers à l’armée. Presque tous, au moment où la loi les libère, ont des besoins pécuniaires, des engagemens, des embarras qu’expliquent la modicité de la solde, l’insuffisance des secours de la famille, les entraînemens auxquels cèdent presque immanquablement de jeunes sous-officiers qui sont tous aujourd’hui, — à la guerre on en recueillera les avantages, et ils doivent faire passer sur les inconvéniens de la paix, — dans l’âge des passions qui agitent les débuts de toutes les carrières.

On a pressenti que, pour réaliser le premier moyen, — celui qui s’adresse à l’intérêt, — j’allais sans hésitation conseiller l’adoption du principe de l’indemnité[1] de rengagement. Pourquoi la loi du 10 juillet 1874, rendue pour l’amélioration de la situation des sous-officiers, en vue de favoriser le rengagement, et qui n’a reculé devant aucun sacrifice budgétaire pour assurer ce résultat, ne l’a-t elle pas atteint ? C’est que les avantages des hautes paies successivement cumulées et de la retraite proportionnelle elle-même, complétés par la concession d’un emploi civil, — si considérables qu’ils soient, — ne satisfont que des besoins d’avenir. Ces besoins-là faisaient peut-être autrefois le fond des soucis et des calculs des vieux sous-officiers, très nombreux dans l’armée. Ils ne préoccupent que médiocrement aujourd’hui de jeunes hommes de vingt-deux à vingt-cinq ans, pour qui le présent est presque tout, en qui la pensée des besoins du moment prédomine. Je tiens pour certain qu’à leurs yeux aucun avantage à distance ne peut être l’équivalent de celui que leur offrirait le paiement, à l’heure même du rengagement, d’un capital dont la libre disposition leur serait acquise. Toutefois, comme l’attraction à laquelle ils céderaient dans ce cas serait bien plus le résultat de leur imprévoyance et de leur inexpérience que d’un calcul raisonné de leurs intérêts, il faut que la sagesse de l’état et sa sollicitude pour eux y suppléent : 1° en leur continuant le bénéfice des hautes paies graduées et de la retraite proportionnelle, sous les conditions fixées par la loi ; 2° en subordonnant le paiement de l’indemnité de rengagement à des règles qui garantiraient d’un côté aux rengagés l’entrée en jouissance immédiate d’une première portion, qui sauvegarderaient d’un autre côté leurs intérêts futurs par le placement en rentes sur l’état d’une deuxième portion réservée.

Voilà le principe. Je n’en réglerai pas ici tous les détails d’application. Je me borne à exprimer l’opinion :

Que les rengagemens devraient être reçus pour trois ans au moins, — non pas pour deux ans, minimum trop réduit qu’a fixé la loi du 27 juillet 1872, — pour cinq ans au plus ;

Que le taux de l’indemnité de rengagement devrait s’élever à 800 francs par année, soit 2,400 francs pour trois ans, 4,000 francs pour cinq ans, sous la condition du paiement immédiat aux intéressés du tiers de la somme fixée par le contrat, soit 800 francs pour trois ans, 1,300 francs (nombre rond) pour cinq ans, le surplus placé en rentes dont les titres leur seraient délivrés au moment de leur libération ;

Qu’enfin les fonds destinés au service des indemnités seraient faits par une caisse dite caisse de rengagement, qui serait alimentée : 1° par la portion des versemens exigés des volontaires d’un an, qui dépasse le coût de leur entretien dans les corps de troupes ; 2° par une taxe minime et une fois payée, qui atteindrait, d’après des règles qu’il appartiendrait au pouvoir législatif de fixer les différentes catégories d’exemptés et de dispensés du service d’activité que la loi exonère, en temps de paix, de toutes les charges du service obligatoire. De solides raisons de justice distributive et d’éclatantes raisons d’intérêt public légitiment cette proposition, et je n’ai pas, je pense, à y insister. Elle produirait annuellement à elle seule, même en faisant une part exagérée à la prévision des taxes irrecouvrables, une somme considérable ; 3° par des dons volontaires qui associeraient le libre patriotisme des citoyens aux efforts que le pays fait pour la constitution de ses forces militaires, c’est-à-dire pour l’œuvre du salut commun.

Enfin cet ensemble d’avantages serait complété, comme il a été dit, par les hautes paies graduées et par la concession, après quinze ans de service, dont cinq ans dans le grade de sous-officier, d’une pension proportionnelle de retraite éventuellement cumulée avec le traitement d’un emploi civil.

Aux prescriptions de la loi que je viens d’énumérer, il conviendrait d’ajouter celle-ci, que les sous-officiers sortis de l’armée active avec un bon dossier pourraient, au cours de leurs deux premières années d’inscription dans la réserve, demander et obtenir leur retour à l’activité, aux conditions ci-dessus spécifiées pour les rengagemens. Si, réadmis, ils faisaient d’excellentes preuves d’aptitude, de zèle et de conduite, ils pourraient être autorisés par exception à compléter sous le drapeau les quinze ans de service d’activité exigés pour l’obtention de la pension de retraite, atteignant ainsi au maximum l’âge de trente-sept ans.

À ces vues, je sais que les théoriciens qui aperçoivent la constitution des armées à travers des spéculations de principes et des partis-pris de sentiment ne manqueront pas d’opposer l’autorité morale et patriotique de l’art. 2 de la loi de recrutement, qui est ainsi conçu : « Il n’y a dans les troupes françaises ni prime en argent, ni prime quelconque d’engagement. » Je leur répondrai que, dans leur zèle pour les principes, ils en confondent deux qui sont absolument distincts. Le premier, celui que consacre l’art. 2 rappelé ci-dessus, s’applique expressément et exclusivement aux soldats, c’est-à-dire aux jeunes Français qui entrent dans l’armée en vertu de l’obligation fondamentale édictée par l’art. 1er de la même loi : « Tout Français doit le service militaire personnel. » Mais, quand cette obligation supérieure a été remplie, — c’est le cas de tous les sous-officiers libérés, et qu’il est d’intérêt national d’assurer à l’armée la continuation de leurs services devenus volontaires, le second principe apparaît, et il est du même ordre que celui qui préside à la formation et à l’entretien des cadres supérieurs, des cadres d’officiers retenus sous le drapeau par un ensemble d’avantages qui répondent à des sacrifices proportionnels consentis par le pays, et un ensemble de droits consacrés par la loi ou concédés par l’état. C’est ce principe rémunérateur, qui n’exclut à aucun degré celui du devoir patriotique, qu’il s’agit d’appliquer aux jeunes sous-officiers rengagés des armées constituées par le service obligatoire, si différens par leur origine, par leur âge, par leurs aspirations, des vieux sous-officiers rengagés des armées constituées par le remplacement ou l’exonération.

L’armée italienne, dont l’organisation si bien étudiée est à présent si remarquablement avancée, et qui sera, je crois pouvoir l’annoncer, incommode aux adversaires qu’elle rencontrera dans les guerres à venir, a résolu le problème de la constitution de ses cadres inférieurs. Elle l’a résolu par le principe dont je montre le bien jugé, et par des moyens qui se rapprochent de ceux que je propose ici[2]. La prime graduée de rengagement (en attribution de rentes), les hautes paies, la pension proportionnelle après quinze ans de service (représentée par des titres de rentes), exceptionnellement la pension de retraite définitive après vingt-cinq ans de service, telles sont les bases du système, envisagé du point de vue où je me suis placé dans cette première partie de la discussion, pour assurer aux intérêts les satisfactions reconnues nécessaires. Je ne puis croire qu’en France l’opinion et les assemblées délibérantes se refusent à l’accepter. Comment les sénateurs et les députés, dont le mandat si longtemps gratuit est à présent si libéralement rémunéré, écarteraient-ils, en invoquant le désintéressement patriotique, le principe de l’indemnité de rengagement ? Quoi de plus légitime que d’encourager et d’assister les sous-officiers rattachés au service du pays par un contrat dont tous les gros risques, — j’entends les risques de la guerre possible, — sont pour eux ? N’est-ce pas à eux, au fond, quand on considère cette éventualité, que reste le mérite du désintéressement ?

A titre subsidiaire, je demande l’abrogation de la clause limitative introduite dans la loi du 10 juillet 1874 (art. 3), ainsi conçue : « Les sous-officiers, à l’âge de trente-cinq ans accomplis, ont droit à une pension proportionnelle. Elle pourra se cumuler jusqu’à concurrence de 1,200 francs avec le traitement afférent à l’emploi qu’ils obtiendraient en vertu des dispositions de la loi du 24 juillet 1873. » (Loi sur la concession des emplois civils.) Le législateur, en admettant cette restriction, ne pouvait être plus mal inspiré. Elle est sans doute explicable au point de vue des intérêts du trésor, qu’elle protège sans les protéger beaucoup. Elle est inexplicable au point de vue des intérêts du rengagement, qu’avant tout la loi a entendu servir. Elle détruit l’économie spéciale de cette loi ; elle en compromet les effets aux yeux des sous-officiers. Ils l’interprètent comme une disposition étroitement fiscale dont le but est d’éluder les engagemens pris, au moins d’en réduire le coût pour l’état, qui semble retirer d’une main une part de ce qu’il a donné de l’autre, quand, par fortune, le traitement de l’emploi civil obtenu a quelque importance.

Petite vue et grande erreur.


II

Il me reste à discuter le second moyen, qui consiste, je l’ai dit, en une série de mesures spéciales propres à relever la condition des sous-officiers devant l’armée, devant le monde et à leurs propres yeux. Toute la théorie que je vais exposer est expérimentale, c’est-à-dire qu’elle dérive d’observations pratiques faites sur le vif, et que je résume ainsi : « Le goût qu’un agent du pouvoir, revêtu d’une certaine part d’autorité déléguée, quelle qu’elle soit, a pour son office, est directement proportionnel au degré de considération qu’il lui vaut 1° de la part de ses chefs, 2° de la part de ses sous-ordres, 3° de la part du public, qui a ou qu’il suppose avoir, — ça qui est tout un, — les yeux sur lui. »

J’ai constaté la justesse de cette observation, qui mérite, je pense, d’avoir une place dans les maximes de gouvernement, partout et dans toutes les situations où la conduite des affaires exige l’emploi d’un personnel hiérarchisé. Les Arabes d’Algérie eux-mêmes, dont l’état social est si différent du nôtre, nous montraient, dès les débuts de la conquête, qu’ils en avaient au plus haut point le sentiment. La première demande que nous adressait ou la première condition que nous faisait celui d’entre eux à qui nous donnions l’investiture par le burnous rouge était invariablement celle-ci : « Atini hörma (donne-moi la considération), » c’est-à-dire : montre par des actes publics que tu me considères.

Quelle est aujourd’hui, avec quelques modifications récentes à peine sensibles, la situation des sous-officiers dans l’armée ? Elle est traditionnellement très effacée dans l’infanterie, un peu plus relevée dans la cavalerie, un peu plus relevée encore dans les armes spéciales de l’artillerie et du génie, très médiocre et trop subalterne dans toutes, eu égard à la valeur des garanties de savoir professionnel, de moralité et d’autorité qu’exige l’accomplissement de leurs devoirs respectifs. Il ne faut pas perdre de vue que la mission des sous-officiers dans la paix et dans la guerre est aujourd’hui bien plus difficile et bien plus importante qu’autrefois. Dans la paix, parce qu’ils ont à faire le dressage de soldats plus jeunes appartenant à toutes les classes de la société, se succédant sous le drapeau avec une rapidité, — elle s’augmentera encore à l’avenir[3], — qui ne laisse ni paix ni trêve à leurs éducateurs. Dans la guerre, parce que. les lignes de bataille condensées et relativement immobiles, que surveillait efficacement autrefois le cadre des officiers et des sous-officiers, sont remplacées, — en ce qui concerne l’infanterie spécialement, — par les lignes brisées, incessamment mobiles, trop souvent confuses, du combat moderne éparpillé où les sous-officiers, mêlés aux tirailleurs, ont un rôle individuel, même isolé, d’encouragement et de direction, qui est principal et que j’aurai l’occasion de définir avec plus de précision.

Pour élever l’esprit et les habitudes des sous-officiers à la hauteur de ce double rôle, il faut que leurs officiers, — dont le zèle doit être incessamment appliqué à les en pénétrer, — leur témoignent en toute occasion, spécialement et expressément devant la troupe, une considération marquée par beaucoup de confiance pour les affaires de service, par beaucoup de ménagemens et même de courtoisie dans les rapports quotidiens. C’est par l’application de ces procédés de commandement que les officiers de marine entretiennent la forte et traditionnelle autorité de la maistrance sur les équipages des vaisseaux. Ce principe essentiel, à présent perdu, était réglementé et rigoureusement suivi dans l’armée de l’ancien régime où jamais les officiers, tous d’origine nobiliaire, ne s’adressaient à un bas officier (le sous-officier d’aujourd’hui) sans l’appeler « monsieur.) Aux officiers de l’armée moderne, en si grand nombre parvenus de la démocratie, cette règle-là semblerait aujourd’hui très peu militaire, comme ils disent, et très mal séante. Elle avait, ne leur en déplaise, une haute signification : elle accoutumait l’officier à la considération, le soldat au respect du bas officier et le bas officier lui-même au sentiment de la dignité de son état.

Nos sous-officiers n’ont pas hérité, sous ce rapport, de la fortune des bas officiers. Ils sont généralement traités par leurs chefs avec un laisser-aller dont on doit attendre et qui produit des effets opposés à ceux que je viens de définir. Il arrive qu’ils sont vivement interpellés, quelquefois réprimandés, quelquefois même punis devant la troupe. Et j’ai fait cette observation singulière, que les officiers originaires du rang sont plus coutumiers du sans-façon à l’égard du sous-officier, dont pourtant ils ont autrefois porté les galons, que les officiers sortis des écoles militaires, qui entrent de plain-pied dans l’armée avec l’épaulette. Qui pourrait croire que nos règles et nos procédés de répression disciplinaire, immuables depuis trois quarts de siècles et qui réclament aujourd’hui de si profondes réformes de principes et de fait, sont applicables et appliqués aux sous-officiers comme aux soldats dans nos régimens ! Les manquemens des uns et des autres motivent des punitions de même nature, et il n’est pas rare que la porte de la salle de police se referme sur des sous-officiers, — de la salle de police, dont je pourrais montrer l’abus traditionnel et malhabile, aussi bien que les effets d’altération sur l’esprit et sur la moralité des soldats eux-mêmes ! Pour les sous-officiers qui commandent et pour la foule militaire qui est commandée par eux, ne faudrait-il pas des modes et des degrés différens de répression ? Comment, par exemple, les premiers ne seraient-ils pas sensibles à la réprimande devant les sous-officiers de leur compagnie, de leur bataillon, du régiment tout entier ? Comment cette répression graduée n’agirait-elle pas plus sûrement, plus honorablement sur leur esprit, que cet emprisonnement où, pour des fautes souvent vénielles, ils s’abrutissent dans l’obscurité et dans l’oisiveté ? Si à cette question les admirateurs de nos vieilles règles de service intérieur répondent négativement : Comment ! leur dirai-je, un homme ainsi fait est-il ou reste-t-il sous-officier, c’est-à-dire associé au commandement et l’exerçant pour une part avec toutes les responsabilités qui s’y rattachent ? Ne voyez-vous pas que si, dans l’état présent de nos habitudes et de nos règles créées pour d’autres temps, le sous-officier de l’armée française tend à échapper par son caractère ou par son éducation à la condition subalterne qu’elles lui font, vous l’y ramenez presque infailliblement par les procédés de direction que vous lui appliquez ?

Je crois que, pour la consécration de quelques-uns des principes que j’ai exposés jusqu’à présent, une loi sur l’état des sous-officiers est aussi nécessaire aujourd’hui que le fut autrefois la loi sur l’état des officiers, qui a marqué, dans la constitution des cadres supérieurs jusque-là troublés par l’arbitraire, un progrès si considérable ; mais ce serait tomber dans une erreur grave, peut-être dangereuse, que de croire à l’analogie des deux principes, des deux situations, et de chercher à la faire prévaloir par la loi. En effet, la loi sur l’état des officiers a pour but de fixer les règles d’une carrière qui est définitive et de statuer sur les droits d’un personnel qu’elle considère comme voué au service du pays jusqu’aux approches de la décadence intellectuelle et de l’invalidité physique ; la loi sur l’état des sous-officiers vise au contraire une carrière qui n’est que provisoire, et qui statue sur les droits d’un personnel que le service du pays ne retient que pour un temps très limité. Elle rend aux sous-officiers, dans la force de l’âge, la liberté de suivre une profession nouvelle, et, par une exception bienveillante, elle leur concède à cet âge le bénéfice d’une pension viagère que les officiers n’obtiennent qu’au seuil de la vieillesse. Enfin elle se charge conditionnellement de leur trouver cette profession nouvelle et de leur en ouvrir l’accès. De cette différence considérable dans les obligations et dans les mérites dérive une différence corrélative dans les droits et dans la garantie des droits. L’équité le veut, la discipline le veut aussi, et j’exprime ici le sentiment fondé sur l’expérience, convaincu par conséquent que les sous-officiers doivent être tenus, vis-à-vis du chef de corps, dans une dépendance beaucoup plus étroite que les officiers. Une loi sur l’état des sous-officiers qui négligerait d’assurer à leurs intérêts moraux et matériels, entendus comme je l’ai dit, les amples satisfactions que la situation réclame, qui s’ingénierait au contraire à leur créer de nouveaux droits d’état, offrant quelque analogie par exemple avec ceux qui garantissent aux officiers la propriété de leur grade, manquerait doublement le but.

D’une part, les sous-officiers n’ont aucun souci de ces droits, car, servant pour un temps limité, ils ne sentent pas le besoin d’être protégés contre l’arbitraire, auquel ils peuvent toujours échapper en s’en allant, et qui n’existe d’ailleurs à aucun degré dans nos régimens, où il n’est au contraire sorte d’efforts de séduction qu’on ne fasse pour les retenir. Par conséquent, cette concession de droits d’état ne suffirait pas à réveiller leur tiédeur pour le rengagement. D’autre part, l’excès malentendu de ces droits ne manquerait pas d’exagérer dans l’esprit de beaucoup de sous-officiers le sentiment de leur importance, de leur suggérer des prétentions, de les rendre par conséquent moins maniables devant leurs officiers et devant le chef de corps. Or il est d’intérêt disciplinaire supérieur de conserver à ceux-ci sur les destinées du cadre immédiatement en contact avec les troupes qu’ils commandent, par conséquent sur ce cadre lui-même, une autorité permanente, immédiate, absolument indiscutée.

J’énumère ci-après les garanties d’état dont il serait, à mon avis, nécessaire et suffisant d’entourer la carrière des sous-officiers :

1° Un registre du personnel des sous-officiers, semblable au registre du personnel des officiers, et soumis au même contrôle, serait tenu dans tous les corps de troupes et dans tous les établissemens militaires. Il renfermerait, successivement inscrites et nominativement détaillées, toutes les indications propres à faire connaître leurs mérites et leurs démérites avec leurs aptitudes. Ce registre serait l’un des principaux élémens d’information pour servir à la confection des tableaux d’avancement et des listes d’aptitude aux emplois civils conditionnellement réservés aux sous-officiers libérés. 2° Les divers grades et emplois, des cadres inférieurs resteraient à la nomination des chefs de corps, qui délivreraient aux promus un titre formant brevet. Et à ce sujet je fais ici une réflexion : dans l’armée française, l’institution très ancienne, et à mon avis très utile, des brevets, — titres consécrateurs de la collation du grade, a disparu. Ils étaient attribués aux officiers nommés ou promus, qui ne reçoivent aujourd’hui qu’une lettre d’avis manuscrite. Les sous-officiers, en dehors de leur feuille de congé de libération, en tous points semblable à celle des soldats, où sont mentionnés très sommairement les services du titulaire, ne reçoivent aucun titre spécial de promotion qu’ils puissent tenir à honneur de faire entrer dans les archives de la famille.

3° La cassation ne pourrait plus être prononcée que sur l’avis d’un conseil de discipline, par le chef de corps pour les sous-officiers servant à titre d’appelés, par le général de division pour les sous-officiers servant à titre de rengagés.

Enfin je demanderais expressément que la rétrogradation disparût de la nomenclature des procédés de répression applicables aux sous-officiers. Ce principe est l’une des erreurs de nos vieux règlemens. Un sous-officier à demi cassé ne sert qu’avec dégoût dans la condition diminuée à laquelle il est publiquement réduit, et, vis-à-vis de ses sous-ordres, cette diminution lui retire trop d’autorité morale pour qu’il puisse commander utilement.

De ces dernières propositions, une seule, celle qui institue des conseils de discipline appelés à connaître des manquemens graves qui peuvent entraîner la perte du grade, trouverait sa place dans une loi sur l’état des sous-officiers. Les autres sont d’ordre administratif, et c’est au ministre de la guerre qu’il appartient de les introduire dans la pratique de l’armée par la voie des règlemens.

Dans ma pensée, la loi sur l’état des sous-officiers, résumant les dispositions de la législation très décousue qui prévaut aujourd’hui, comprendrait : 1° celles qui concernent le rengagement (droit aux indemnités de rengagement, aux hautes paies graduées, à la pension proportionnelle de retraite, — loi du 10 juillet 1874) ; 2° l’institution des conseils de discipline, statuant par voie d’avis préalable sur tous les cas de démérite grave ou d’indignité (cassation) ; 3° le règlement des droits des sous-officiers libérés à des emplois civils. On voit que la loi sur l’état des sous-officiers, ainsi entendue, serait à la fois claire et simple.

J’envisage à présent la condition des sous-officiers sous l’aspect particulier, très important, des moyens à employer pour rétablir entre eux et les soldats, dans les différentes circonstances de leur vie commune, les lignes de démarcation que le temps, l’indifférence et le laisser-aller ont presque effacées. Le logement. — Tous les sous-officiers, — les adjudans jouissent seuls aujourd’hui de ce privilège, — devraient avoir en propre[4] une petite chambre pourvue d’un modeste ameublement, où chacun d’eux trouverait le repos de la nuit et du jour avec la libre disposition de ses heures de chômage militaire pour le travail personnel.

Service de table et lieu de réunion. — Il est indispensable.que les sous-officiers aient une organisation de service de table mieux entendue sous les rapports du confort, de la propreté, des soins, que celle qu’ils rencontrent aujourd’hui dans les cantines régimentaires ; indispensable aussi qu’ils aient au quartier un lieu de réunion convenablement meublé, chauffé pendant l’hiver, éclairé, pourvu de livres et de journaux spéciaux[5].

Si cette dernière création était convenablement réglementée et surveillée, les effets en pourraient être très importans. Dans la composition des corps de sous-officiers d’aujourd’hui entrent de jeunes hommes qui ne sont pas sans quelque éducation, et les autres sont à l’âge où les habitudes acquises sont encore susceptibles de modification par le contact et par l’exemple. Ces réunions développeraient parmi eux l’esprit de sociabilité, de camaraderie, avec un certain degré de culture pour ceux qui s’appliqueraient à l’étude des publications mises à leur disposition. Quelques conférences faites à propos par des officiers capables, sur les devoirs professionnels, sur la guerre, sur les découvertes nouvelles, sur les événemens militaires qui se passent à l’étranger, ne manqueraient pas de fixer leur attention et d’exciter leur intérêt.

Par cet ensemble de moyens, on arriverait à faire des sous-officiers d’un régiment, qui vivent aujourd’hui dans l’isolement, l’abandon, l’ennui et la subalternité, une corporation respectable et respectée, dont les membres, auraient entre eux des liens de solidarité et le sentiment de l’importance de leur mandat dans l’institution militaire.

Habillement et armement. — Les sous-officiers des troupes à cheval ont à peu près sous ce rapport la situation qui convient. Il en est autrement de ceux des troupes à pied. Je ne demande pour eux aucune addition aux ornemens qui sont les marques distinctives traditionnelles de leur rang dans la hiérarchie, estimant que les « armées à plumets, » c’est-à-dire qui s’écartent de la simplicité, s’écartent en même temps de la réalité militaire moderne. Mais j’attacherais beaucoup de prix à ce que leur uniforme, dans son ensemble, se distinguât plus nettement de celui du soldat. Tous, par exemple, devraient porter la demi-botte, et pour tous la capote du drap dit de sous-officier devrait avoir la couleur bleu foncé de celle des officiers.

Leur armement comporterait des modifications plus profondes, et j’entre à cet égard dans quelques explications nécessaires. Au temps passé, la préoccupation de l’éclat, dans les choses de l’armée, l’emportait trop souvent sur la préoccupation de l’utilité. C’est ainsi que, pour les officiers des troupes à pied, le sabre léger de cavalerie, fixé au ceinturon par un crochet, flottant, bruyant, incommode au plus haut point dans les mouvemens de vitesse, fut substitué à l’arme vraie de l’infanterie, l’épée à fourreau de cuir tombant à plat et fixée sur la cuisse par le baudrier. Pour le soldat, la baïonnette légère et courte, très suffisante à l’offensive et à la défensive du fantassin dans la mêlée, silencieuse dans son fourreau de cuir quand, à la guerre, l’infanterie tente la nuit une opération de surprise, fut remplacée par le monstrueux appareil qu’on appela la baïonnette-sabre[6] à fourreau massif de métal. Il accablait de son poids le soldat déjà surchargé, gênait ses allures rapides, et son tintement métallique, dénonçant de loin à l’ennemi les mouvemens des troupes en marche, rendait les surprises impossibles. Enfin il transformait le fusil, l’arme de jet par excellence, l’arme du combat à distance, en une arme de main redoutable surtout dans la lutte corps à corps, dans ce combat à la baïonnette que la légende française a rendu fameux et qui est cependant si rare que des officiers vieillis dans la guerre ne l’ont jamais vu.

Cette courte digression technique sur l’armement de l’infanterie n’a pas d’autre but que de compléter la justification du vœu que j’émets ici : l’épée sera rendue aux officiers des troupes à pied. Tous les sous-officiers la porteront, et le port de l’épée sera la ligne de démarcation spéciale et caractéristique qui séparera désormais leur rôle dans l’armée du rôle des hommes de troupes (caporaux et soldats)[7]. J’insiste expressément sur cette proposition, qui n’est pas importante seulement au point de vue particulier où je me suis placé jusqu’ici. Elle l’est sous un autre rapport qui n’a pas été, que je sache, encore étudié et qui méritait de l’être : que pour les exercices de la paix, ceux qui ont pour objet l’instruction dont les sous-officiers sont chargés et les manœuvres où ils ont les fonctions de guides déterminant les alignemens, les sous-officiers des troupes à pied portent par exception le fusil, rien de plus naturel et de plus nécessaire. Mais qu’à la guerre, dans le combat (1) moderne éparpillé où ils ont aujourd’hui, je l’ai dit, au milieu des tirailleurs, un rôle capital de direction et d’encouragement, ils aient l’impedimentum du fusil et tiraillent eux-mêmes, c’est un contre-sens militaire qui s’ajoute à beaucoup d’autres que le temps et l’expérience révéleront dans la nouvelle organisation.de l’armée, Les sous-officiers commandent là, dans une crise redoutable, sous le feu le plus vif, le plus rapproché, le plus assourdissant, un petit groupe d’hommes qui combattent à la portée de leurs yeux et de leurs voix. Par des efforts incessans d’activité, ils vont de l’un à l’autre, dirigeant leur feu, leur montrant les abris (troncs d’arbres, fossés, monticules, etc,) où ils peuvent trouver la sécurité relative à laquelle ils devront la faculté de réflexion qui leur permettra d’ajuster[8]. En un mot, — un mot de soldat, — ils embusquent leurs hommes. Et quand l’heure est venue de marcher en avant, ou à droite, ou à gauche, il faut arracher les tirailleurs à ces abris, entreprise qui n’est pas aussi simple qu’on croit et qui exige de la part du cadre un redoublement d’énergie.

Voilà l’esquisse, à grands traits, du combat d’à présent. Et les hommes qui ont la mission de le conduire y entreraient par l’action personnelle ! Ils s’embusqueraient eux aussi, chargeant leurs armes, faisant le coup de feu, abandonnant enfin l’effort de direction pour l’effort d’exécution ! Je crois avoir démontré que les sous-officiers, à la guerre, ne doivent pas plus que les officiers être armés du fusil. L’épée avec le revolver, voilà les en-cas dont ils doivent être pourvus, à titre d’armes exclusivement destinées à la défense personnelle.

Je n’irai pas plus loin dans cette discussion. J’affirme de nouveau que ces questions d’organisation intérieure (logement, régime de table, habillement, armement) ont aux yeux de nos jeunes sous-officiers une importance égale, peut-être supérieure, aux droits d’état dont, avec plus de zèle patriotique que d’expérience compétente, on voudrait les doter. Ils ne cesseront d’être des hommes de troupe, dénomination sous laquelle la tradition française les confond avec les caporaux, les brigadiers et les soldats, leur individualité ne sera reconnue dans le régiment et ils n’y croiront eux-mêmes, que lorsque les modestes, mais nécessaires et enviés privilèges que j’ai énumérés dans cette deuxième partie, leur seront acquis.

En considérant l’ensemble des propositions que j’ai faites pour résoudre la question des sous-officiers, on voit que je l’ai d’abord envisagée du point de vue de bon sens et d’expérience pratique où se place l’écrivain militaire allemand qui dit avec autant de justesse que de rudesse : « Vous voulez de bons cadres ? La main à la poche ! » Mais je ne me suis pas borné à recommander ce moyen, qui sert efficacement, dans tous les temps et dans tous les pays, toutes les institutions ; j’ai vivement recommandé un moyen complémentaire que je crois particulièrement puissant en France, et j’ai dit : Vous voulez de bons cadres ? Élevez-les à la hauteur d’une institution. Sachez y intéresser l’opinion et y associer l’effort public. Surtout grandissez vos sous-officiers devant le pays, devant l’armée et devant eux-mêmes.


La publication, sous la forme d’une monographie, de cette étude extraite d’un travail inédit beaucoup plus étendu sur les institutions militaires en général, sur l’armée française en particulier, m’a paru opportune, — à titre de document à consulter, — au moment où le gouvernement et le parlement vont résoudre le problème si considérable et si longtemps ajourné de la constitution des cadres. Je n’ai traité que la question des sous-officiers, qui va être le -thème isolé de la discussion des pouvoirs publics ; mais assurément, ils ne perdront pas de vue que, si fonder l’existence des cadres régimentaires suffit pour en faire un organisme d’armée, il faut beaucoup plus pour en faire une institution militaire.

Pour en faire une institution, il faut leur assurer la solidité et la durée par la création, largement conçue, de pépinières destinées à les pourvoir incessamment de sujets préparés d’abord par l’éducation primaire militaire, ensuite par l’éducation spéciale. C’est l’objet des écoles d’enfans de troupe, (pour les fils des sous-officiers, des soldats, des douaniers, des forestiers, etc.,) et des écoles de sous-officiers, établissemens d’éducation militaire qui se font suite les uns aux autres et se complètent ceux-là par ceux-ci. Ils seront pour les familles militaires pauvres, dont l’existence est disputée, un inappréciable moyen d’assistance, et ils multiplieront ces familles, les seules où la vocation des armes, de plus en plus effacée dans le pays, puisse rester à l’état de tradition héréditaire. Ces grands centres de préparation pour la jeunesse militaire sont créés et déjà en plein exercice chez quelques puissances militaires de l’Europe. Ils seront dans l’avenir à l’encadrement des armées ce que la semence est à la récolte.

  1. C’est prime de rengagement qu’il faudrait dire ; mais je montrerai plus loin que ce mot de prime éveillerait les susceptibilités ou les scrupules des casuistes.
  2. Dans l’armée italienne, nul ne peut être promu sous-officier sans avoir au préalable contracté l’engagement de huit ans (ferma permanente), disposition excellente, mais que les habitudes françaises accepteraient difficilement quant à présent. La plupart des sous-officiers proviennent des corps d’instruction (écoles de sous-officiers pour toutes les armes) recrutés par des engagés et des appelés qui doivent, au moment de leur admission, contracter rengagement de huit ans.
  3. Quand la durée du service, comme il est nécessaire et inévitable, sera réduite de cinq ans à trois ans.
  4. Cette disposition a été introduite dans l’armée italienne.
  5. Cette disposition a été introduite dans l’armée italienne.
  6. Elle vient d’être remplacée à son tour par une baïonnette beaucoup plus légère et plus maniable, à laquelle par malheur on a conservé le fourreau métallique.
  7. Les sous-officiers de l’arme du génie, si dignement fidèle aux bonnes traditions militaires, l’ont conservée. Si on leur retirait l’épée, on ne trouverait plus de sous-officiers pour ce corps d’élite.
  8. Sous le feu meurtrier des premières lignes, les tirailleurs, exposés en plein corps, sont agités par des émotions qui leur permettent rarement d’ajuster. Ils tirent devant eux, à coups perdus, quelques-uns si précipitamment qu’ils ne prennent pas le temps d’épauler la nouvelle arme, qui a peu de recul.