Les Interprètes civils en Algérie

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Les Interprètes civils en Algérie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 49 (p. 920-931).
LES
INTERPRÈTES CIVILS
EN ALGERIE

L’importance des fonctions d’interprète en Algérie est un fait qu’il est à peine besoin de signaler. Dans ce pays, les sept huitièmes de la population parlent des dialectes arabes ou berbers, et le dernier huitième est loin d’être lui-même homophone, puisqu’il se compose pour plus de moitié d’étrangers de toutes nations, Espagnols catalans, Espagnols castillans. Italiens de trois dialectes au moins, Maltais, Allemands, etc. Beaucoup de ces étrangers savent parler notre langue, d’autres en peuvent connaître une plus répandue que la leur dans notre colonie, et les Maltais, par exemple, s’assimilent vite le dialecte arabe barbaresque, peu différent du leur, de même que les indigènes berbérisans, dont le vocabulaire s’est imprégné pendant douze siècles de l’idiome des conquérans, apprennent vite le langage arabe ; presque tous les Catalans, dans lesquels on confond Valenciens et Baléariens, comprennent un peu de catalan, et les Sardes les plus ignorans, malgré leur pluriel en s, ne nient pas la parenté de leur dialecte avec le toscan aux finales sonores. Mais devant la justice, où il faut un langage précis et où l’assurance des plus hardis fléchit souvent, au point de faire bégayer chacun dans son propre idiome, les à-peu-près du sabir au verbe sans temps ni mode, au substantif sans genre ni nombre, ces à-peu-près ne suffisent plus. L’indigène algérien, notamment, apprend vite le français, parce que son caractère gai et léger sympathise avec le nôtre, et il parle notre langue avec un très bon accent, parce que le français est homotone, comme les idiomes barbaresques ; en effet, il est aussi difficile aux indigènes qu’aux Français mêmes d’accentuer les paroxytons et les proparoxytons de l’espagnol et de l’italien. Cependant, au prétoire, on voit fréquemment de ces gens, réputés dans le pays comme beaux parleurs en notre langue, requérir l’aide de l’interprète, et ce n’est pas aux vieux magistrats qu’il serait nécessaire de rappeler l’empressement avec lequel presque tout justiciable, francisé de langage en apparence, se refuse à parler autrement que dans son idiome natal.

Il faut donc des interprètes, et il en faut beaucoup dans notre Babel algérienne. Encore n’est-il pas inutile de signaler le danger d’employer pour cet objet les polyglottes, qui, sauf de brillantes exceptions, ressemblent trop à ces appareils compliqués, savamment agencés à plusieurs fins, dont on ne peut tirer aucun résultat pratique. L’idée moderne est à la spécialisation. On peut savoir superficiellement plusieurs langues, et il est même impossible, sans connaître plusieurs grammaires et, partiellement, plusieurs vocabulaires, de se pénétrer des lois de la linguistique, sans lesquelles toute comparaison entre deux idiomes et, par conséquent, toute interprétation est à peine possible. Mais de là à connaître pratiquement plus de deux ou trois langues, fussent-elles de la même famille, il y a loin.

Je ne serais pas éloigné de poser en principe que toute langue doit être interprétée oralement par un homme qui la parle de naissance, ou dont elle soit la langue la plus usuelle, celle dans laquelle il pense, dans laquelle il compte. En effet, quiconque a appris une langue étrangère sait qu’on apprend d’abord à parler, puis à comprendre les autres. Parler est relativement facile, car on est toujours libre d’éviter un mot, une tournure que l’on ignore ; mais quand cette tournure, ce mot, sont employés par autrui, il n’y a plus à reculer devant eux ; on pouvait parler, on ne peut plus comprendre sans les connaître. Combien peu d’interprètes français sont capables de saisir au vol une conversation rapide entre indigènes ! C’est pourtant l’essentiel, car l’interprète a tout le temps pour rendre ensuite sa pensée en français et se faire comprendre du magistrat. L’important, c’est que celui-ci puisse être sûr que son interprète a compris ; à lui ensuite, avec un peu d’usage, de recueillir cette pensée qu’il sait juste et de la démêler d’un langage plus ou moins correct qu’il apprécie du moins directement. Le magistrat voit vite s’il n’a pas compris son interprète parlant en français ou n’a pas été compris de lui, tandis qu’il lui est impossible de deviner si l’interprète n’a pas fait fausse route dans le dialogue étranger.

Ceci nous amène à étudier les qualités nécessaires au bon interprète judiciaire, et, pour nous occuper de la classe la plus importante, nous essaierons de dire à quelles conditions doivent satisfaire les fonctionnaires qui interprètent les langues parlées par les indigènes algériens, puisque la loi en prescrit la présence constante auprès de tout magistrat.

Dans l’organisation actuelle, tout interprète judiciaire exerce deux genres de fonctions bien distincts. D’abord il assiste les magistrats aux audiences et dans les informations judiciaires, et ensuite il traduit par écrit, soit de l’arabe en français, soit du français en arabe[1]. Il joue ainsi tour à tour deux rôles bien différens.

Le voici d’abord parleur vif, agile, mimant toute expression, lisant un sens incomplet sur des lèvres embarrassées, remuant et réveillant son auditeur indigène par une variation continuelle de ton et de geste, devinant à demi-mot le juge, dont les mêmes questions reviennent souvent et se formulent en un langage technique, obscur à force de concision pour qui l’ignore. Voyez ce singulier personnage, jonglant avec les mots, l’oreille tendue vers la fin d’une phrase que sa bouche a déjà commencé à traduire, presque toujours incorrect, commettant des gallicismes en arabe et des arabismes en français, mais enfin marchant, courant, arrivant, parce qu’il faut arriver vite, qu’il y a là, sur la table du juge, un énorme dossier d’affaires à instruire, que les lettres de rappel pleuvent du parquet, les commissions rogatoires de la chambre d’instruction et que les Bédouins continuent à se voler, s’empoigner, se bâtonner et s’entre-tuer dans les douars. Puis, tout à coup, sans changer de tête, ni même de vêtemens, le voilà, nouveau maître Jacques, un personnage tout l’opposé du premier, un savant froid et minutieux, appréciant la valeur de l’épithète rhétorique et de l’épithète logique, pesant les synonymes au milligramme et mesurant les nuances douteuses du verbe sémite, qui a conservé un caractère du mot-racine des langues monosyllabiques et remplace souvent la flexion modale et temporelle des langues indo-européennes par la valeur de position[2]. Celui qui lisait dans les yeux, il y a dix minutes, déchiffre à présent les vieux parchemins à l’aide d’une loupe ; il était presbyte et le voici myope ; le même œil a dû apprécier la position de dix combattans à la portée télescopique des yeux arabes, et doit maintenant juger si cinq points diacritiques appartiennent à deux, trois ou quatre caractères, ou s’ils ne proviennent pas en tout ou partie du crachement de la plume de roseau. L’interprète judiciaire, en tant qu’interprète parlant, doit être actif, leste, bon cavalier, d’aspect imposant, pour que la justice qu’il représente pour sa part ne soit pas rapetissée aux yeux des hommes de la nature ; il doit être aussi policier, c’est-à-dire fin et courageux, car il secondera toujours et remplacera quelquefois l’espion qui guide et le soldat qui combat. Il y a des perquisitions difficiles et des arrestations dangereuses.

En tant que traducteur écrivant, il doit savoir à fond l’arabe littéral, qui est à l’arabe parlé comme le latin est à l’italien, et qui lui-même a eu un développement deux fois plus long que les cinq ou six siècles de toute la latinité ; il doit savoir aussi l’arabe moderne, qui est le dernier terme parmi les transformations successives de ce langage vaste et vague, dont le dictionnaire classique a nom : El-qâmoûs, l’océan, il doit savoir le français, et cette proposition se passe de commentaire près de ceux qui ont dépensé dix ou quinze ans de leur vie à apprendre comment on écrit sa langue. Enfin, il doit savoir passer d’une de ces langues dans l’autre, du vague au précis, de la phrase où toutes les propositions sont égales d’aspect, à celle où le mode et la particule varient suivant qu’il faut marquer la principale, ou la secondaire, ou les principales et les secondaires juxtaposées, ou l’incidente qui peut être explicative ou déterminative ; et il lui faut venir sans trop longs détours de la phrase où un seul malheureux pronom remplace successivement six fois de suite deux ou trois sujets différens, à celle où pareille pratique serait taxée d’extravagante et criminelle ! L’interprète est un jongleur, et le traducteur est un hercule. Et c’est un seul et même individu qui doit être tout cela. — La conséquence est facile à déduire : il n’y a pas de bons interprètes judiciaires. Une classification connue met plaisamment en tête des trois classes, dans lesquelles ils seraient rangés, ceux qui savent le français, puis ceux qui savent l’arabe, enfin ceux qui ne savent ni l’un ni l’autre. Nous tiendrons compte de cette appréciation, vraie à la façon du paradoxe, ressemblante comme savent l’être les caricatures. Supposons, comme on dit en géométrie, qu’un bon interprète existe, — une merveille, comme la renaissance en produisait au temps de La Mirandole, où la res scibilis était quelque peu moins étendue qu’aujourd’hui. Eh bien ! ce serait encore pis ; un bon interprète serait un fléau, non moins qu’un domestique philosophe au une femme savante.

Le juge est le premier, mais il n’est malheureusement pas possible d’exiger que ce soit un savant. S’il connaît son métier et s’il a de la tenue, tout ira bien. Doublez-le d’un interprète qui en saura quatre fois autant que lui et vous reproduirez le phénomène d’Ésope à la cour de Lydie ou de Joseph chez Pharaon. Qui commandera ? Et supposez que le magistrat soit assez énergique pour se soustraire à l’ascendant d’un esprit supérieur au sien, ce qui serait d’ailleurs une assez fâcheuse qualité sous presque tous les rapports, voyez-vous d’ici cette lutte entre un civilisé venu de France, sorti de la société la plus pacifique et la plus honnête, depuis un an, deux ans, cinq ans au plus s’il s’agit d’un juge de paix, et un être dont la vie s’est passée à chercher les sens obscurs, à lire la pensée dans le regard, qui doit connaître et discerner sans peine la flagornerie du Maure, la perfidie du Bédouin, la ruse du juif, la dissimulation, la rancune.

L’interprète ! mais c’est l’ennemi le plus dangereux que l’on puisse avoir, et voyez un peu quel est le fonctionnaire devant qui les Arabes tremblent le plus dans un canton. L’interprète est l’homme de qui Talleyrand aurait pu dire que la parole ; lui a été donnée deux fois pour déguiser doublement sa pensée. Le magistrat pliera bon gré mal gré devant un interprète qui ne lui sera pas moralement et scientifiquement inférieur, et alors que deviendra l’autorité en pareilles mains, si l’adage a raison, qui dit : Traduttori, traditori ?

Notre conclusion peut se deviner facilement. Il y a lieu de scinder partout, comme on l’a déjà fait dans les grandes villes, les attributions multiples de l’interprète. Nulle part l’interprète judiciaire ne saurait être traducteur assermenté. C’est là un abus criant, une monstruosité que des actes publics soient confiés à des mains aussi inhabiles, que les titres les plus sérieux, les actes judiciaires ou notariés, les jugemens puissent reposer sur une base aussi frêle qu’une traduction faite souvent par un quasi-illettré, comme les parquets en connaissent tant, s’il est vrai que la moitié des jugemens de cadis en appel doivent être retraduits par les interprètes des tribunaux.

Mais c’est horriblement difficile à faire, une traduction d’arabe en français, et vous qui avez passé huit ans de vos plus belles années a apprendre la version latine, avez-vous idée de ce qu’est une langue dans laquelle, pour ne parler que d’un genre de difficultés, beaucoup de mots peuvent avoir le sens ancien ou moderne, selon l’origine, le degré d’instruction ou simplement le caprice du rédacteur ? C’est ainsi que, dans les descriptions de limites, le nord peut être aussi le nord-ouest et l’est le midi. D’autre part, les sujets manquent absolument, même avec l’indulgence, pourtant excessive, des examinateurs. Et puis si vous voulez, non pas conserver, il n’est plus temps, hélas ! mais renouveler les grandes traditions de nos études orientales, qui chargerez-vous de cette noble mission ? Est-ce le courtier judiciaire, préoccupé d’attirer des citations à l’huissier pour avoir occasion de les traduire, des titres arabes à l’audience aussi pour les traduire, des titres français chez le cadi, toujours pour les traduire, à 3 ou 4 francs le rôle, en allongeant et répétant le plus qu’il se peut, marchandant le prix de son travail avec le Bédouin défiant, et consentant un rabais, quitte à ajouter uns feuille de timbre. La science vole vers d’autres sommets.

Il faut au plus vite organiser, près des justices de paix et des tribunaux, un corps d’interprètes surtout chargés de l’interprétation orale. Ce seront généralement des indigènes ou des Français élevés comme eux, mais, en tout cas, connaissant à fond la langue parlée du pays où ils exercent et capables de saisir sans effort les phrases les plus rapidement prononcées, les doubles sens les plus habilement convenus, sans quoi il est presque impossible de recueillir fidèlement les témoignages, surtout en cas de confrontation. Quant à la connaissance du français, il ne faudra se montrer difficile à cet égard que si le nombre des candidats le permet. C’est même une connaissance superflue ; un peu plus, un peu moins de correction, cela importe peu, puisque c’est le juge qui dicte au greffier. Les gens connaissant bien les deux langues peuvent être, en général, utilisés dans des emplois plus importans et qu’il faut mieux rétribuer pour en faciliter le recrutement. Tous les services sont solidaires dans une société ; écrémer, au profit d’un seul, la masse des candidats, ce n’est pas d’une bonne administration. Dépasser le but, c’est le manquer.

L’emploi d’interprète judiciaire est très important, mais dans un ordre spécial, comme celui de l’huissier et du greffier, deux fonctionnaires qui peuvent, à la rigueur, écorcher quelquefois leur français et même leur orthographe, et qui, néanmoins, seront de bons officiers ministériels, s’ils ont de l’ordre et de la pratique. Ce sont des fonctions éminemment secondaires, desquelles les esprits supérieurs doivent être éloignés.

Je me garderai toutefois d’être exclusif à l’endroit des attributions de l’interprète judiciaire. Cet agent doit être capable d’écrire quelques lignes d’arabe et de français, comme les chaouch des contributions et du domaine, de manière à pouvoir traduire succinctement, guide-âne en main, les exploits d’huissier et les lettres de convocation, comme aussi à donner une idée au juge de paix de ce que contiennent les rapports des chefs indigènes.

Rien n’empêche non plus de tenir compte de leurs connaissances littéraires dans l’établissement de leur tableau d’avancement, et d’attribuer à celles-ci un coefficient d’importance égal par exemple à la moitié de celui qui sera choisi pour l’interprétation orale. Nous indiquerions ainsi pour cette dernière aptitude le plus haut coefficient, vingt ; dix-huit pour la moralité, dix-sept pour la discipline, seize pour la santé ; puis, pour l’énergie et l’activité, quinze ; quatorze pour la tenue ; douze pour la prestance naturelle ; dix pour l’interprétation écrite, et il resterait encore de la place pour le classement des aptitudes secondaires. En multipliant chacune des notes d’un même sujet par le coefficient correspondant, on obtiendrait un nombre de points qui s’élèverait aux environs de deux mille pour les premiers et descendrait au-dessous de cinq cents pour les derniers ; plusieurs centaines de sujets trouveraient donc place dans un classement compris entre ces deux limites. De la sorte, on obtiendrait un avancement logique, amenant les meilleurs sujets aux places les plus importantes. Il reste à montrer comment on pourrait faire que ces places fussent aussi les mieux rétribuées. On demande bien tous les ans à chaque interprète ce que lui rapporte son office ; mais celui qui se trouve bien où il est se garde d’autant mieux de le dire qu’il a plus de raisons pour craindre qu’on ne le remplace par un plus méritant. Il faut donc éviter de s’en rapporter les yeux fermés à ces évaluations intéressées.

Les revenus des interprètes judiciaires seraient ainsi composés : 1o  traductions succinctes des exploits d’huissiers, parce que ces traductions sont faciles et doivent être faites promptement ; cela ne comprend nullement les traductions des pièces annexées aux exploits, pour lesquelles le justiciable aura toujours eu le temps de se pourvoir auprès des traducteurs spéciaux ; 2o  vacations chez le notaire ; 3o  vacations au greffe et transports en matière civile ; 4o  transports en matière criminelle ; 5o  appointemens. Les quatre premiers genres de revenus nécessitent la tenue de quatre registres spéciaux, visés chaque mois par le juge de paix ou le président du tribunal et indiquant : 1o  pour les exploits d’huissier, la date de la traduction, la nature de l’acte, les noms des parties, et, suivant les cas, la date de comparution ou le délai pour saisie ou vente, enfin le coût, et les frais, s’il y a lieu, comme en cas de transport[3] ; 2o  pour les vacations chez le notaire, la date, la nature de l’acte, les noms des parties, le coût et les frais ; 3o  pour les actes du greffe, mêmes données, et, de plus, le lieu du transport, quand il y en a, la distance et aussi les journées de séjour, parce que les indemnités de l’interprète ne se règlent pas sur les mêmes bases que celles du greffier, contrairement à ce qui a eu lieu avec le notaire ; 4o  pour les transports en matière criminelle, la date, la nature de l’affaire et le nom de l’inculpé, lieu et distance, journées de séjour, coût et frais. Rien n’empêchera le magistrat de consulter les répertoires des officiers ministériels pour apprécier la fidélité des registres de l’interprète avant de leur accorder son visa mensuel. On saura ainsi exactement le montant des revenus nets de chaque office, et rien ne sera plus facile que de calculer les appointemens à attacher aux postes les plus importans, de telle sorte que les revenus y soient toujours plus élevés que dans les postes secondaires. C’est précisément le contraire qui arrive aujourd’hui. Il faudrait aussi prévoir et organiser la suppléance partout, car l’interprète peut être empêché. Sa doublure naturelle est le chaouch, dont les fonctions devraient être rehaussées, qui pourrait être un interprète stagiaire et ne devrait être, en aucun cas, le domestique du juge de paix. Dans les justices de paix à suppléant rétribué, et surtout dans les tribunaux de première instance, il faudrait encore créer des emplois de commis-interprètes, Comme il s’y trouve déjà des commis-greffiers. Jamais les magistrats, les notaires, ni les huissiers ne devraient avoir besoin de recruter des interprètes de rencontre, et ceci concerne surtout les officiers ministériels, qui éviteraient ainsi le soupçon de faire travailler au rabais et de bénéficier d’une partie des honoraires de l’interprète

Nous avons donc utilisé les interprètes de la deuxième catégorie, ceux qui savent l’arabe (ou le berber), et, malheureusement, il est bien possible que quelques-uns de la troisième et dernière catégorie ne viennent à s’y glisser, tant est grande la pénurie de sujets, l’insuffisance des examens, la nullité de l’enseignement. Passons maintenant aux maîtres, ceux qui savent le français ; je m’adresse aux gens qui comprennent la portée de cette expression et qui se garderont bien d’en rire.

Il y a lieu d’instituer un office de traducteur assermenté dans tous les centres importans, là par exemple où un bureau d’enregistrement trouve à s’alimenter, tout au moins aux sièges des tribunaux de première instance. Le recrutement des traducteurs se ferait d’une façon tout autre que celui des interprètes, et leurs examens porteraient sur des matières en partie semblables, mais classées tout différemment quant aux coefficiens d’importance. Traduction écrite, 20 ; composition française, 19 ; composition arabe, 18 ; linguistique, 17 ; droit musulman, 16 ; histoire et géographie, 15 ; calligraphie arabe, 14 ; calligraphie française, 7 ; etc. Que l’on nomme une commission pour discuter et décider ces coefficiens.

On aura ainsi pour traducteurs des savans, petits, moyens ou grands, suivant leurs aptitudes naturelles et les circonstances, mais de vrais savans dans leur spécialité, et ils se recruteront parce que les candidats auront en vue l’indépendance, ce qui n’est guère le fait des interprètes judiciaires d’aujourd’hui, et la fortune, car les tarifs accordés par la loi sont très rémunérateurs. Et, là encore, pour exciter l’émulation, il faudra connaître les meilleures places pour les donner aux plus dignes, à ceux qui seront les mieux notés par leurs surveillans naturels du tribunal et de l’enregistrement, à ceux qui remporteront les palmes dans les examens périodiques auxquels ils seront astreints, ainsi du reste que leurs collègues de l’interprétation orale.

Il est indispensable que le traducteur soit assimilé aux officiers ministériels, tienne répertoire et conserve minute de toute traduction, vise et fasse enregistrer par duplicata la pièce traduite en même temps que son acte à lui, sa traduction, qui acquiert ainsi date certaine et valeur authentique.

Que cela se fasse, et l’on ne verra plus se reproduire de faits monstrueux tels que ceux que je vais rappeler : un interprète est révoqué et il peut continuer indéfiniment à faire des traductions écrites, portant date antérieure à sa révocation ; un interprète est empêché et on assermente un traducteur (ceci n’est plus légal, mais se fait souvent) qui pourra signer, pour le jour de sa prestation de serment, un nombre illimité de traductions ; une traduction ne convient pas à quelqu’un, qui va trouver un autre traducteur et, par un moyen ou par un autre, ou simplement par hasard, obtient une modification favorable, surtout si le texte est obscur, comme il arrive souvent. Il importe du reste d’assurer le contrôle d’un acte aussi sérieux, et nous proposons l’emploi de traducteurs-inspecteurs chargés de vérifier les traductions et intéressés à signaler les fautes. En cas de contestation, il y aurait lieu de prévoir la composition d’une commission d’experts, car rien n’est plus difficile parfois que d’établir la supériorité d’une leçon sur une autre.

Il nous reste, pour n’être pas trop incomplet, à parler de l’importance des interprètes et des traducteurs en dehors de leurs fonctions publiques que nous venons d’étudier.

Les interprètes judiciaires viennent au premier rang sous ce rapport, car ils sont continuellement en relations avec les indigènes, et presque toujours notre influence de civilisés sur ces demi-barbares ne s’exerce que par leur intermédiaire. Il faudrait donc s’assurer le plus possible de leur fidélité.

L’interprète, qui sera le plus souvent indigène, devrait être d’abord convaincu de la supériorité de notre nation sur la population conquise, et la meilleure garantie de cette conviction, ce serait l’adoption, exigée pour lui, de la nationalité et du costume français. Il y a quelque chose de choquant dans ce fait d’un auxiliaire de la justice conservant à côté du magistrat le vêtement de sa race et se refusant à adopter celui que les peuples les plus tardivement entrés dans la vie moderne ont revêtu depuis longtemps. Pourquoi un fonctionnaire français ne serait-il pas tenu de s’habiller aussi décemment qu’un fonctionnaire turc ou égyptien ? Et, d’autre part, n’est-il pas révoltant que le premier agent, le porte-parole et le confident du juge français puisse être soumis, pour ses affaires personnelles, au juge musulman ? La naturalisation et l’obligation de porter le costume français devraient être des conditions nécessaires à l’admission de tout indigène à tout emploi de l’état, mais on devrait surtout observer cette règle dans la nomination des interprètes judiciaires, qui, trop souvent, ne sont au milieu de nous que des espions, rachetant auprès de leurs coreligionnaires une défection apparente par un redoublement de fanatisme et de haine envers le conquérant.

La situation des traducteurs a moins d’importance politique. Au point de vue social, elle a l’importance des fonctions de luxe que toutes les nations civilisées rehaussent avec un soin jaloux. Et, cependant, qui mieux que nos traducteurs pourrait préparer ces mille petits livres populaires en langue arabe ou berbère, destinées à répandre dans le monde musulman l’influence de la France ? Les Berbers surtout, qui n’écrivent pas leur langue, seraient heureux de la trouver exprimée au moyen de nos caractères et se familiariseraient vite avec notre écriture en même temps qu’avec nos idées. La langue populaire des Arabes peut aussi se prêter à ces tentatives, dont les missionnaires nous ont déjà donné les exemples les plus encourageans. Mais quant au côté purement artistique de sa profession, nous avons déjà émis le vœu que le traducteur reçoive le dépôt des sciences dites orientales, ou, pour mieux définir son rôle, s’occupe, accessoirement à ses fonctions, d’acquérir, de conserver, de vulgariser et de faire progresser toutes les connaissances qui peuvent seulement s’acquérir avec l’aide des idiomes sémitiques et berbers.

Le champ est vaste et presque inexploré. Chacun se spécialisera dans le genre de travail qui lui plaira le plus ou dont les élémens seront le mieux à sa portée. Celui-ci s’empressera d’étudier l’occupation phénicienne avant que les rares monumens qui en restent soient détruits ; celui-là recueillera les traditions écrites ou orales sur l’arabisation du Maghreb ; un autre cherchera les règles de la transformation de l’arabe littéral en l’idiome parlé aujourd’hui par les Barbaresques et appréciera l’influence des idiomes aborigènes sur la langue du conquérant.

Que d’élémens pour les thèses, essais, monographies de nos futurs orientalistes ! La plupart de nos interprètes, parmi les Français ou les indigènes élevés à la française, seraient capables de fournir aux savans d’Europe des études très curieuses sur des faits encore inconnus de la linguistique et de l’ethnographie. Au gouvernement à prendre l’initiative et à provoquer la fondation d’un recueil périodique destiné à faire connaître ces richesses cachées. Et que l’on stimule le zèle des chercheurs par l’appât des récompenses honorifiques et de l’avancement ; que le plus digne soit toujours signalé par l’éminence de sa situation en même temps que par la supériorité de ses œuvres.

N’est-il pas regrettable que l’Algérie, après cinquante ans d’occupation, n’ait encore guère produit que des savans inconnus ? Combien de célébrités de mauvais aloi ont au contraire accaparé l’attention, sinon l’admiration d’un public crédule ! Bien des hommes sérieux ont passé sans laisser trace et trop d’ignorans ont imprimé à renseignement un cachot peut-être indélébile. D’une part, nous achetons nos Koran à Leipzig et nos Qâmoûs à Boulaq sans que presque aucun de nos bons arabisans ait jamais été en position d’établir une de ces éditions qui illustrent des noms comme Sacy, Fluegel, Halin, Fleischer, et, de l’autre, nos cartes géographiques et tous nos documens officiels signalent à l’étonnement de l’Europe savante l’impuissance de nos interprètes les plus en faveur à transcrire scientifiquement les noms étrangers. Que disent les Allemands de notre manière d’écrire Kroumir et Kralifa, eux qui ont reçu et conservé le c guttural aspiré que les Latins avant eux écrivaient ch, équivalent du x grec, et que les modernes sont convenus d’écrire kh à cause de la valeur du groupe primitif dans plusieurs langues d’aujourd’hui ? En sortant un peu du domaine arabe, nos savans officiels auraient comparé l’hébreu baruch (ou plutôt barukh) à mabruk et n’auraient plus été tentés d’ajouter à la gutturale un r parasite pour représenter une articulation qui, muette ou aspirée, s’écrit avec un seul et même caractère en hébreu ; ils auraient réfléchi que nacht allemand et noct latin viennent d’une même racine, — que nous avons lire de l’arabe barbacane, magasin, calife, et non barhakrane, makrasin, kralife, que nos pères prononçaient Gengiskan et non Gengiskran, que l’r ne dérive jamais d’une gutturale, qu’elle n’a aucun rapport avec cette classe d’articulations et que son grasseyement est un phénomène trop particulier pour servir de base à un système de transcription. Et, comme les Latins avaient ch (=kh), nos maîtres en orientalisme avaient représenté par analyse la douce correspondante par gh, comme dans Mostaghanem, Gharrouban ; mais les nouveau-venus ont trouvé que l’r était mieux, ici encore, pour la douce comme pour la forte, et ils ont écrit Relizane au lieu de Ghélizane ; ils voudraient nous faire écrire alrarade pour algarade, razelle pour gazelle et Bardad pour Bagdad ; d’après eux, les mots européens géographie, agaric, Malaga, Grenade, retranscrits de la transcription arabe, deviendraient géorraphie, araric, Malara, Rernade. Et voilà où l’on en arrive quand on confond la linguistique avec la musique ; l’oreille, quelque fine qu’elle puisse être, n’est pas, chez l’homme du moins, l’organe du raisonnement. Personne s’est-il avisé que ben, fils, ne fait pas partie nécessaire d’un nom patronymique et que les noms de nos futurs concitoyens arabes risquent de se trouver tous rangés dans le même chapitre du dictionnaire, sous la lettre b ? Puis on gémine des lettres par caprice, comme dans Moussa au lieu de Mouça ; on introduit des a comme dans Meçaoud, ce qui est peut-être hébreu (a furtif) mais nullement arabe ; on crée des groupes Mb, Mz, au commencement des mots, ce qui n’est ni arabe ni conforme au génie de la langue française ; le public renchérit ; étonné de ces combinaisons étrangères, il croit à un mot composé et emploie deux initiales majuscules, M’Barek M’Zab, pour Mebarek, Mezab. Passion de l’étrange combinée avec l’ignorance ! Il en serait tout autrement si le système de transcription avait été mis au concours. Ainsi devrait-on faire pour choisir une méthode d’enseignement ou pour décider, dans ce domaine spécial, une question quelconque. Et c’est alors que l’émulation animerait ce corps érudit d’une centaine de traducteurs, doublés de leurs élèves, qui dépensent toute leur encre sur le papier timbré, au grand dommage de notre réputation scientifique.

Telles sont les observations qu’une pratique assez longue des affaires algériennes nous a suggérées sur cette grave question et que nous livrons à l’appréciation du public éclairé, particulièrement de la magistrature algérienne. Tout fier encore d’avoir appartenu à ce corps actif, dévoué, mais surmené, qui peut à peine, avec un travail opiniâtre, se tenir à la hauteur de sa tâche, nous serons heureux si nos conseils, et peut-être nos divulgations, contribuent au perfectionnement de l’un des rouages principaux de l’administration judiciaire dans la colonie.

  1. Les Berbers, sauf les Touareg, qui vivent dans le Sahara, n’écrivent qu’en arabe.
  2. La flexion caractéristique des trois seuls modes du verbe arabe et des deux voix, passive et active, consiste presque entièrement en voyelles qui ne s’écrivent pas, et ce même verbe n’a que deux temps qui se prennent très souvent l’un pour l’autre.
  3. Ces détails sont nécessaires, d’une part pour désigner l’acte, et de l’autre pour montrer que l’interprète l’a compris.