Les Jacques/02

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II


Aux sonnailles de sa mule, frère Loys le Franciscain allait, du Trou aux Loups, vers Coucy.

Nul ne se souvenait de frère Loys sans sa mule, et nul ne les concevait l’un sans l’autre, d’entente si parfaite que c’était merveille de voir Douce au Pas incliner ses oreilles vers le moine pour écouter ses dires.

La robe que portait gaillardement frère Loys appartenait à cet ordre des Franciscains composant avec les Dominicains, les Carmes et les Augustins, les quatre ordres mendiants. Prononçant l’austère vœu de pauvreté par réaction contre l’opulence qui corrompait les religieux des monastères et abbayes, ils parcouraient le monde, recevant la mission de l’évangéliser. Mal vus du haut clergé séculier des villes, de ce que relevant directement du pape, ils en bravaient la tutelle, ils ne l’étaient pas moins du clergé régulier des monastères, dont ils blâmaient hautement la mollesse et la dépravation. De plus, vivant d’aumônes, ils détournaient une part de la dîme qui engraissait les couvents.

Ce fut bien souvent parmi les ordres mendiants que se trouvèrent les moines érudits qui maintinrent, durant l’enfantement douloureux du moyen âge, la vacillante clarté précédant l’éblouissement de la Renaissance.

Ils ne résistèrent d’ailleurs pas longtemps au relâchement des mœurs ecclésiastiques de l’époque. À leur tour, ils devaient tomber dans les excès dont les chroniques du temps nous ont légué les récits édifiants.

La mule de frère Loys se voyait déclarée non orthodoxe par quelques religieux affirmant que le vœu de pauvreté s’accommodait d’aller à pied. Frère Loys répondait à ces envieux que son patron, saint François d’Assise admettait les bêtes au divin prêche.

— Douce au Pas, disait-il, aide, à sa façon, la bonne parole à germer.

Petit, râblé, tête ronde, rousseaude, yeux vifs autant que langue preste, frère Loys sur sa mule arpentait monts et vallées, toujours attendu de quelque malade, espéré de quelque moribond. Né d’un laboureur et d’une serve, il avait préféré la vie nomade du Franciscain à la réclusion d’un monastère. De son origine, il gardait la rusticité, autant que l’amour de ces Jacques bafoués, méprisés, tondus de toutes manières, et dont les souffrances ne savaient que se douloir, sans se révolter.

Selon la règle, frère Loys ne portait point d’armes. Ses poings suffisaient à l’occasion. Ayant cru bon de l’assaillir, certain malandrin ne perdit pas vivement la mémoire de la magistrale rossée que lui administra frère Loys qui, descendu d’un saut de sa mule, le laissa dolent et saignant. Mais comme le moine lui fit don d’un baume de sa composition afin de panser ses jointures endolories, le voleur battu béa d’admiration et ne se tint pas de conter l’aventure. Elle se répandit parmi les tire-laine, assurant à frère Loys un respect qui lui eut fait traverser, sans risques, le pire coupe-gorge.

Douce au Pas, toujours instruite de l’humeur de son cavalier, ne se pressait pas, ce matin-là. Frère Loys rêvassant, elle flânait, si bien qu’à la fin elle s’arrêta, ce qui réveilla le moine.

— Hé là, ma belle, tu profites de ce que je songe pour somnoler tout à ton aise. Il ne fait guère chaud pourtant. De plus, crois-tu que d’une telle allure nous arriverons à Prémontré avant que ce cher abbé se soit mis à table ? Que nous veut-il ? T’en doutes-tu, Douce au Pas ? Peu nous chaut, après tout nous échappons à sa justice, par bonheur, sans doute, car le fier abbé n’a guère souci que de noblesse et roture n’a point de grâce pour lui.

À ce moment, frère Loys aperçut un couple formé de deux hommes, dont l’un s’accotant à l’autre, marchait avec grande difficulté.

— Quel étranger est donc avec L’Agnelet ? se demanda frère Loys, je ne connais pas ce quidam, Douce au Pas, allons à leur rencontre.

La mule fut bientôt auprès de Rouge Le Bâtard et L’Agnelet, se dirigeant vers le groupe de masures qui formaient une misérable agglomération auprès de laquelle le plus pauvre de nos villages actuels semblerait un éden.

— La paix soit avec vous ! salua le moine. Tu me parais, camarade, plutôt mal en point.

— Par ma foi, c’est vérité, répondit le soldat. Que veux-tu, moine, on gagne plaies et bosses plutôt que richesses, au service des rois.

— Tu t’es battu contre l’Anglais ?

— Dis plutôt que l’Anglais nous a battus.

— Étais-tu à Poitiers ?

— Certes. J’y ai pu voir nos nobles seigneurs lâchant pied devant une poignée de mercenaires. Aussi la fuite ne m’a-t-elle pas paru déshonorante davantage que la captivité.

— Mais toi, L’Agnelet, reprit frère Loys, qu’as-tu donc au visage ?

L’Agnelet eut un geste de colère. Il ricana.

— Çà, fit-il, c’est la signature de messire de Boisjoly.

— T’aurait-il frappé ?

— Comme on fustige un chien, répondit-il portant la main à son visage. Mais il a écrit là quelque chose qui ne s’effacera pas de sitôt.

— Ils en feront tant, murmura le moine pensif, que la colère qu’ils auront soulevée retombera sur eux pour les écraser comme une meule. Et le bon grain périra avec l’ivraie.

— Tant pis pour le bon grain, riposta rudement Rouge Le Bâtard.

Les trois hommes se regardèrent un instant en silence. Le moine reprit :

— Où allez-vous ?

— Nous nous rendons chez Frappe-Fort, répondit L’Agnelet.

— Bon, je vous y retrouverai tout à l’heure.

Le prieur de Prémontré m’a fait connaître qu’il daignerait me recevoir aujourd’hui, avant que sonne midi. À tout à l’heure, mes amis. Trotte, Douce au Pas.

Sans plus s’endormir, frère Loys pressa la mule. Il atteignit d’assez bonne heure, par des ravins boisés, la combe où se dressait l’abbaye de Prémontré.

Plantée en un site merveilleux, l’abbaye, qui de nos jours est devenue l’asile de la folie, abritait alors les monastiques de Prémontré, ordre que saint Norbert avait fondé en 1120. De ses voûtes élancées, des fines dentelures de son clocher, elle dominait les environs, protégée du monde extérieur par un mur de clôture dont les vestiges subsistent encore, pour témoigner au présent de l’orgueil du passé. Un fossé ceignait la muraille épaisse où s’encadrait la lourde porte avec l’œil de son judas grillagé. La façade de l’abbaye se tournait vers la combe vallonnée. Derrière, s’étendait un pré d’herbe épaisse, que broutait le gras troupeau du monastère.

Quand il fut parvenu devant l’abbaye, frère Loys descendit de sa mule et, la tenant à la bride, franchit le pont qu’on relevait le soir et qui, le jour, jetait une arche entre l’abbaye et le monde extérieur. Frère Loys tira la cloche. Ses tintements troublèrent, eut-on dit, le silence du royaume du sommeil, alors qu’une activité incessante régnait à l’intérieur du couvent, alors que l’ambition, la jalousie et maintes passions, simplement terrestres, couvaient dans la pieuse retraite que les manants contemplaient avec une défiance à peu près égale à celle qu’ils montraient à l’égard du sombre château fort.

Au second appel de la cloche, le judas s’entr’ouvrit.

— Est-ce vous, frère Loys ? interrogea une voix.

Il était à peu près impossible d’apercevoir la personne qui parlait.

— C’est moi, frère portier, répondit le visiteur.

— Attachez votre mule, et vous entrerez.

Douce au Pas attachée, le vantail roula sur ses gonds, presque sans bruit.

— La paix du Seigneur soit avec vous, frère Loys, dit le portier, vieillard courbé qui traînait la jambe.

— Le Seigneur vous l’accorde également, répondit le Franciscain. Le révérend abbé est-il là ?

— Je le pense.

— Il m’a mandé de le visiter, ce matin.

— Alors, il sera là sans doute.

— Dites-lui, je vous prie, que je me trouve à sa disposition.

— Je vais aller voir.

Tout en parlant, ils avaient traversé une cour que bordait, à droite, le logis des pèlerins, à gauche, la maisonnette du père portier. Par la porte ouverte du parloir où ils entrèrent, on apercevait une autre cour plus vaste, hautement surmontée par les dortoirs des moines, surplombant les arceaux du cloître. La chapelle s’abritait dans un de ses angles. Lui faisant face, la demeure particulière du père prieur qui dominait l’intérieur du monastère en même temps qu’un jardin splendide, fermé d’un mur, donnant par une porte basse sur les dépendances de l’abbaye : boulangerie, étables, bergerie, ateliers de sellerie où travaillaient les moines servants. Le jardin médicinal et l’infirmerie, le potager, le verger et ses ruches, formaient le domaine du père Mathias qui ne jugeait rien au monde d’aussi passionnant que ses fleurs et ses abeilles.

Des soucis plus graves agitaient le prieur abbé Geffroy, quand il fit introduire frère Loys dans la salle nue et froide où il recevait les visiteurs. Cousin des sires de Coucy, Geffroy de Royaumont était un homme d’une quarantaine d’années. De haute et forte stature, la figure large et pleine, on le sentait taillé pour commander, au regard pénétrant de ses yeux gris. Parfois quelque fatigue semblait courber ses épaules, mais il reprenait bientôt l’air de fierté qui lui était naturel.

Enveloppé d’une robe blanche recouverte d’un camail bleu, il posait des mains fines sur les bras de la cathèdre où il était assis. Ses pieds chaussés de mules fourrées s’enfonçaient en un coussin de velours noir. Un bonnet rond coiffait sa tête, et sur sa poitrine étincelait une croix d’émail cloisonné, chef-d’œuvre d’orfèvrerie.

Avec l’admirable Christ de bois sculpté étendant au-dessus de lui les blessures de ses paumes déchirées, la croix d’émail affichait le seul luxe du prieur. Mais cette austérité s’arrêtait au seuil de ses appartements emplis de meubles somptueux, d’étoffes rares, d’objets d’art ; dénonçant le rang et la richesse de ce prieur d’une des plus florissantes abbayes d’un siècle qui en comptait un millier.

Frère Loys se montrait peu impressionné du décor sévère. Il s’inclina devant le prieur, ne témoignant d’aucune servilité. Comme il se redressait, il aperçut, debout contre le dossier de la chaise abbatiale, un abbé dont la robe blanche était recouverte d’un manteau noir, et qu’il n’avait pas entendu entrer. À la vue de cette figure glacée, muette, aux yeux baissés, où le sang ne paraissait pas circuler, un léger sourire glissa sur les lèvres de frère Loys.

— Je sais à présent, songea-t-il, d’où vient le coup qui voudrait m’atteindre. Cet abbé Jérôme me hait d’avoir trop raison contre son ordre perverti de mol bien-être et si oublieux de charité chrétienne.

Et debout, les bras croisés, il attendit l’attaque qu’il prévoyait.

De toutes les sectes religieuses qui se disputèrent l’empire spirituel du moyen âge, les Prémontrais furent de celles dont la domination tint en échec toute puissance, fût-elle papale.

Selon la tradition, en 1120, saint Norbert fondait l’ordre des Prémontrés, établissant les règles qui devaient régir les moines vêtus de blanc promettant obéissance à l’enseignement de saint Augustin. Cet enseignement se montrait rigide, commandant vie austère et pureté évangélique. Quelque temps, les moines de Prémontré s’y conformèrent, mais, à l’égal des Templiers, composés de haute et arrogante noblesse, ils accroissaient rapidement leurs richesses. Gangrenés par cet afflux de biens, ils oubliaient leur austérité, obtenant du pape permission de manger ce qui leur plaisait, venaison, volailles et bétail. Ils gagnaient à ce régime le goût d’une vie de gourmandise et de grandes débauches qui devait exciter la colère des réformateurs tonnant, au nom du Christ pauvre, contre ces seigneurs prélats.

Le prieur demeura un instant sans parler. Il considérait frère Loys, cherchant à deviner le côté vulnérable de ce moine qu’il savait difficile à effrayer. Un glissement presque imperceptible des doigts appuyés à son dossier parut le décider subitement.

D’une voix grave, il dit :

— Nous vous avons fait venir, frère Loys, ayant depuis longtemps le désir de vous témoigner notre estime.

Malgré qu’il fût sur ses gardes, frère Loys eut un mouvement de surprise. Il jeta un coup d’œil à la forme noire dressée derrière le prieur, mais le religieux ne broncha pas.

Frère Loys s’inclina.

— Oui, reprit le prieur, nous avons su que fréquemment, au péril peut-être de votre vie, vous avez soigné les misérables créatures qu’atteignait la Grand’Mort.

— Ma vie est entre les mains de Dieu, répondit frère Loys très calme.

— Vous l’avez exposée, imprudemment parfois.

— J’ai rempli mon devoir de chrétien. Tout autre moine l’eût certainement accompli comme moi.

C’était au prieur que frère Loys répondait, mais n’était-ce point l’ombre immobile que les mots allaient frapper ?

— Peut-être, frère Loys, reprit le prieur, néanmoins il est revenu à nos oreilles que vous vous êtes souvent penché sur des corps dévorés de fièvre maligne dangereusement contagieuse.

Les yeux attachés à la sombre silhouette, frère Loys répondit lentement :

— Il y a bien grande misère et injustice en nos campagnes.

Le prieur se courba vers le Franciscain :

— Savez-vous, frère Loys, si Dieu n’a pas voulu ces épreuves ?

Le moine crut voir l’ombre ouvrant légèrement les yeux. Calme en apparence, frère Loys répondit :

— N’est-ce point faire injure à la bonté de Dieu que de la supposer capable de demeurer indifférente à tant de maux ?

— Comment un simple moine préjugerait-il des desseins de notre divin Sauveur, reprit le prieur d’un ton plus élevé.

— Je ne préjuge point, mon père, je sais seulement que celui qui donne la graine aux passereaux, ne saurait se réjouir du spectacle de pauvres gens affamés et meurtris.

— La main divine peut sembler lourde aux ignorants qui osent, dans la balance de nos actions, jeter le poids d’une présomptueuse rébellion.

— Une rébellion… répéta le moine, se donnant ainsi le temps d’apaiser le tumulte qui couvait en lui et présumant du piège tendu.

— Dieu n’abandonnerait-il pas à une juste colère les insensés qui oseraient braver la loi d’obéissance, qu’en sa sagesse il voulut imposer aux hommes ? demanda le prieur d’une voix forte.

— Dieu soutiendra-t-il des cœurs impitoyables, endurcis hors de sa loi de charité, jusqu’à l’extrême cruauté ?

Comme s’il allait bondir, le prieur se leva à demi. La colère qu’il ne contenait plus jaillit dans ces mots :

— Frère Loys, qui donc accusez-vous céans ?

Regardant obstinément la forme noire, impassible, frère Loys répondit :

— Que Votre Grâce demande à l’abbé Jérôme s’il est agréable à Dieu que l’on excite à rançonner, pourchasser, torturer de malheureuses créatures créées à son image et pour laquelle il s’est crucifié.

À cette attaque directe, le religieux releva enfin la tête. Frère Loys et lui se mesurèrent du regard, mais à force de volonté le Prémontrais éteignit la flamme dure en ses yeux noirs. Il ne répondit que du murmure de quelques mots qu’il prononça, penché vers le prieur.

Celui-ci reprit :

— On prétend, frère Loys, qu’à vouloir prêcher et guérir, le démon d’orgueil peut s’emparer d’un esprit et le perdre.

— Ai-je commis quelque action dont je doive rendre compte ? demanda frère Loys d’un ton dont la douceur voilait mal l’ironie.

Le prieur savait fort bien que le Franciscain échappait à sa justice. Il dompta sa violence pour répondre :

— Nous n’avons nul compte à exiger de frère Loys. Nous aurions seulement aimé apprendre de sa bouche que sa parole sème l’humilité. Car elle seule doit accueillir les souffrances que le Sauveur envoie aux hommes pour leur rédemption.

— Était-ce là le but de cette audience ? demanda frère Loys.

— Le motif en eût été suffisant, déclara le prieur en se levant. Dieu vous garde du péché de vanité coupable, frère Loys. C’est le vœu le plus cher avec lequel nous vous quittons.

Frère Loys salua sans répondre et d’un pas rapide, guetté, il le savait, par maintes présences invisibles, il quitta l’abbaye. Douce au Pas tendit vers son maître sa bonne tête affectueuse et, sans qu’il l’eût pressée, partit à vive allure, heureuse peut-être, elle aussi, d’échapper à l’ombre de l’abbaye qui, sous le soleil pâle, s’allongeait sur le sol.

Tout en trottant, et songeant à ce duel dont il sortait vainqueur, frère Loys se demandait :

— Que veulent-ils et que savent-ils ? Surtout, que savent-ils ?