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Les Jacques/05

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V


Comme si quelque cercle magique se rompait, tous, sauf le soldat, se trouvèrent debout.

— Au travail, les enfants, dit Frappe-Fort, nous conterons des histoires à la veillée.

Était-ce une femme ou une enfant qui venait de franchir le seuil de la forge ? Si mince, si frêle, elle présentait l’aspect d’une fillette fanée de misère et de maladie. Une robe d’un bleu passé l’habillait. Sa tête était enveloppée d’une capuche tombant sur des épaules qu’elle serrait frileusement sous l’étoffe élimée. Des sortes de guêtres de grosse laine protégeaient ses jambes. Elle avait aux pieds des sabots.

— Bonjour, Guillemette, dit Frappe-Fort.

— Bonjour tous, fit Guillemette d’une douce voix chantante, frère Loys est là, m’a-t-on dit, ne pourrait-il venir ?

— Qu’y a-t-il, Guillemette ? demanda le Franciscain en s’avançant.

— Mon frère Georget souffre male mort, répondit la jeune femme, il ne cesse de vous réclamer.

— Allons vite, partons.

Frère Loys dit rapidement à Frappe-Fort :

— Si je ne puis te revoir avant de courir sur Laon, où je dois trouver maître Nicole Flamand, adieu, et à bientôt.

Ayant détaché Douce au Pas qui essayait de découvrir quelque herbe maigre, le moine sauta hardiment en selle et tendit la main à Guillemette.

Habituée à cet exercice, la jeune femme s’enleva d’un bond preste, s’assit derrière le moine, et la mule trotta.

— Le mal l’a pris hier matin, disait Guillemette, il s’est mis à parler seul, à dire des mots de fièvre.

— Que lui as-tu donné ?

— De la tisane de plantes, de la rue et de la bourrache. Au soir, il se calmait, mais aujourd’hui il est plus dolent encore. Et c’est vous qu’il appelle.

Par un raidillon qu’elle montait d’un sabot sûr, Douce au Pas cheminait vers la cabane à la lisière du bourg, où Guillemette, fille d’un laboureur, habitait avec Guillaume, son époux, et son frère Georget.

Ce qu’était la misère d’un village à cette époque, certains hameaux des Ardennes peuvent en donner une idée à peu près exacte : cabanes de torchis ou de bois couvertes de chaume, de roseaux, de tourbe, parfois simplement de terre battue, habitations dans lesquelles s’entassaient pêle-mêle les gens du sillon. Dans la plupart, une seule pièce obscure, se surmontant d’un grenier au toit très élevé où couchaient les hôtes du logis. À l’entour, des champs à peine cultivés, des bêtes maigres, efflanquées. Deux ou trois métairies plus prospères, louées par le monastère des Prémontrais à des laïcs.

La maison de Guillemette se distinguait de ses voisines par un peu moins de saleté environnante. Le fumier n’est pas sain, dit un proverbe d’alors, mais où il tombe, il fait miracle, et le miracle se répétait avec quelque prodigalité. Il n’y avait pas, à la porte de Guillemette, le tas de fumier qui croupissait devant les autres, et où se vautraient des porcs. Un grand auvent de chaume la protégeait du vent et de la pluie. À son côté, un appentis servait d’atelier à Guillaume le menuisier qui dégrossissait le bois, taillait bancs et bahuts. L’étroite et unique fenêtre accordait un peu de jour à l’intérieur, mettait une lumière avare sur une table massive, un banc, quelques écuelles et pots rangés et propres. Une mèche de coton trempant dans une bouteille de terre emplie d’huile tenait lieu de lampe. Contre la cheminée haute et large, où brûlait un feu de bourrées, remplissant de fumée le logis, sur un lit de feuilles séchées, gisait un adolescent. Des cheveux d’un châtain doré et qui bouclaient, entouraient un haut front pâle. Ses yeux caves brillaient d’un gris profond, dans l’ovale amaigri, pourtant très pur du visage. De ses lèvres bellement dessinées s’échappaient des paroles sans suite, nées du tourment de la fièvre. Le jeune malade possédait la beauté de ces figures pensives, que peignirent les Primitifs. Mais quelque mal rongeait le corps affaibli de la pitoyable nourriture dont souffrit le moyen âge roturier.

Tandis que Guillemette courait quérir le moine, trois femmes qu’elle avait priées de veiller sur Georget parlaient à voix basse, assises et se penchant l’une vers l’autre.

— C’est le chaud-mal, disait l’une, je lui mettrais aux poignets un bourrelet de suie prise dans la cheminée.

— Deux germes d’œufs frais valent bien mieux, reprenait l’autre,

La troisième conseilla :

— Un cœur de grenouille appliqué tout palpitant est ce que j’ai mis à ma petite Nanette qui allait trépasser et cela l’a sauvée.

— Ne serait-ce point le flux de ventre ?

— En ce cas, il n’y a qu’un remède de la fiente de chien qui, depuis trois jours, n’a point rongé d’os.

— Et si c’était la Grand’Mort, suggéra tout à coup la première, parlant encore plus bas.

Les deux autres se signèrent, jetant vers la porte un regard inquiet, comme si elles allaient voir entrer le spectre de la peste noire dont la terreur, depuis dix ans qu’elle était passée, frappait encore les esprits d’épouvante.

— Alors, fit la troisième, il lui faudrait sur le cou un poulet ouvert par le milieu.

— Ou un pain brûlant.

— Nenni, fit la première. Faites-lui manger deux noix de l’an dernier, et aussi une figue, avec cinq feuilles de roses, sans oublier un grain de sel, cela couvé sous la cendre chaude et arrosé d’un gobelet de vin.

Frère Loys entrant interrompit les propos.

De son pas vif, il vint à Georget, déboucha la fiole d’étain qui ne le quittait pas, frotta de quelques gouttes dont le parfum d’aromates emplit la pièce les tempes battant la fièvre, et fit glisser un peu d’élixir à travers les lèvres desséchées.

— Bois, Georget, dit-il avec une douce fermeté.

Ce fut quasi magique. Le rose monta aux joues du malade, ses yeux se fixèrent encore égarés sur le visage du moine, puis un faible sourire détendit l’expression douloureuse de la figure convulsée.

— Bois.

D’un long trait goulu, Georget avala une gorgée qui le fit tousser.

Une fois calmé :

— Vous voici, frère Loys, comme je vous ai attendu !

Il posait sa main brûlante sur celle du moine.

— Je crois, dit frère Loys, que malgré mes remontrances, tu as beaucoup étudié.

— Un peu, rien qu’un peu.

Épuisé, Georget laissa retomber sa tête.

Frère Loys regardait avec tendresse le jeune visage où perlait à présent une sueur bienfaisante. Parmi les élèves rustiques auxquels, en ce temps d’ignorance, le moine distribuait quelques rudiments scholastiques, Georget s’était montré d’une intelligence éveillée et curieuse. Frère Loys lui apportait les légendes enluminées de la Vie des Saints, lui enseignait à tracer l’écriture, s’émouvait de cet esprit qui s’ouvrait, accueillant une leçon avec l’avidité d’une plante privée d’eau absorbant la rosée. Sensible et fier, Georget ne serait-il point appelé à souffrir mille soucis, au milieu de ces êtres courbés sous un inexorable destin. Qui le pourrait arracher à la vie misérable qui l’attendait ? Mélancolique, le moine y songeait, se promettant d’y aviser.

Georget rouvrait ses beaux yeux.

— Je la sais, la chanson de Conrad, murmura-t-il. Je l’aurais voulu tracer sur la feuille où il y a sainte Cécile qui est si belle, si belle !

— Calme-toi, Georget, si tu veux que je revienne demain.

— Je vous suis docile, frère Loys, mais elle arrache l’âme à la redire, plus encore que la chanson de l’Alouette, et c’est la pareille pourtant. N’est-ce pas, frère Loys, que c’est la même ?

— Oui, seulement je te vois tant agité, alors qu’il te faudrait reposer.

— Je repose, frère Loys.

Georget ferma les paupières. Ses lèvres remuaient. Légers, tel, un souffle, des mots parvenaient à l’oreille du moine. Frère Loys entendit : « … hommes comme ils sont… grand cœur… autant souffrir… »

Puis, dans un sourire, Georget s’endormit et frère Loys prit congé de Guillemette qui, silencieuse, se tenait assise au rebord de la cheminée.

En son atelier, travaillait Guillaume. Le moine entra le saluer. Tête ronde embroussaillée de cheveux roux, le menuisier fit accueil à frère Loys d’un bonjour souriant.

— Le chaud-mal l’a-t-il quitté ? s’inquiéta-t-il aussitôt.

— Demain, il sera moins dolent. J’ai grande crainte qu’il ne veuille trop étudier.

Guillaume hocha la tête.

— Ne croyez-vous pas, frère Loys que ce soit navrance qu’une bonne terre demeure inculte ? Cela m’est grave souci. Que deviendra Georget ? Moine ? Chacun n’y a point attirance.

— J’y pourvoirai selon qu’il me sera donné de faire, répondit frère Loys.

Le moine allait partir quand ses yeux furent attirés par une figurine de bois naïvement taillée.

— Qu’est-ce ceci ? demanda-t-il.

Guillaume devint pourpre.

— Ce n’est rien, ou si peu. Georget me conte les belles légendes qu’il tient de votre savoir et nous les imaginons, lui et moi, mais il faudrait plus de science qu’il n’en échoit à un pauvre artisan.

Sous un rinceau de feuillage, Ève tendait à Adam la pomme de tentation et l’art du tailleur de bois, pour naïf qu’il fût, se montrait tout ému de tendresse.

— Laissez cela, frère Loys, dit Guillaume qui prenait le silence du moine pour témoignage de mépris.

— Savez-vous, Guillaume, que vous auriez pu devenir un grand tailleur d’images.

— Vous riez, frère Loys, balbutia Guillaume.

— Je ne ris point, dit le moine, et c’est grand dommage que soit enterrée si belle richesse de goût.

— Vous avez trop d’indulgence, frère Loys, il y a bien des rêves à qui l’on voudrait donner figure, mais nous devons encore lourde redevance à ceux de là-haut, et mon travail est à eux.

Frère Loys comprit que Guillaume parlait du château.

— Adieu, Guillaume, dit-il, je pars vers Laon demain, au retour, je vous verrai.

— Vous serez à Laon, répéta pensivement Guillaume, c’est un bonheur que d’y aller.

— Pourquoi ?

— De si belles pierres fleurissent, dit-on, la cathédrale. Au revoir, frère Loys, que votre voyage soit sans danger ni mauvaises rencontres.

Frère Loys quitta Guilluame. Non loin, il fut arrêté par une femme qui lui demanda conseil, puis d’autres quémandèrent un remède. Il fut en des logis si nus que c’en était pitié. Partout il rencontra souffrances, misère et crainte et son cœur saigna de tristesse impuissante.

Quand il eut visité ceux qui l’imploraient, frère Loys franchit l’enceinte de murs qui ceignait le bourg. Songeur, il laissait Douce au Pas cheminer à sa guise lorsque, à l’horizon, surgit un cavalier. À la façon dont il galopait, il se trouva bientôt près du moine. L’apercevant, il s’arrêta. Ce cavalier, jeune, d’allure fière, portait un riche costume, mi-partie militaire, mi-partie bourgeois. Un manteau aux festons brodés d’argent recouvrait la souple cotte de mailles. À son bonnet d’acier doublé de peau, une plume blanche flottait.

Campé sur ses étriers, il interrogea :

— Serais-je devant Coucy ?

— En effet, répondit le moine.

— Me voici donc au terme de ma course. Où se trouve le château ?

— Faites volte-face, vous l’apercevrez sur l’autre rive de l’Ailette.

— Est-il un gué pour traverser ?

— À quelques deux cents mètres de là.

Le cavalier fit volte-face, puis revint.

— La demeure de messire de Boisfleury, où la trouverai-je ?

— Elle gîte au pied du château.

— Merci.

— Vous avez fait longue traite, demanda frère Loys, ce beau cheval paraît harassé.

— Certes, répondit le cavalier, nous venons de la côte de Bretagne, et je n’osais espérer parvenir avant la chute du jour.

Insoucieux de connaître le motif de ce voyage, frère Loys pressait Douce au Pas, quand, à demi tourné vers lui, le cavalier s’écria :

— C’est aujourd’hui’grande (liesse pour tous les gens d’ici.

— Vraiment ? interrogea le moine, arrêtant sa mule.

— Grande liesse ! Enguerrand de Coucy chemine vers son domaine.

— N’est-il plus captif ? demanda frère Loys fort surpris.

— Sous caution d’une rançon, notre sire put quitter l’Angleterer.

— Et le roi de France ?

— Notre roi demeure prisonnier, son fils Charles refusant les dures conditions du souverain Édouard.

— Donc, Enguerrand de Coucy sera bientôt de retour. La rançon est lourde sans doute.

— Il n’est pas un vassal qui ne s’honore de vendre son bien pour la payer. Elle doit être portée en Angleterre dans la quinzaine qui suivra le retour d’Enguerrand de Coucy. Il y aura de grandes réjouissances pour fêter l’heureuse délivrance.

Le cavalier enleva son cheval d’une main hardie et disparut dans la poussière soulevée. Plus tristement songeur encore le moine reprit son chemin, murmurant :

— Grande liesse et réjouissances, qui le pourrait croire ?

Et voici que dans son esprit anxieux, renaissait la triste mélopée qu’en grand tourment de fièvre répétait Georget, la plainte des tristes ahaniers si cruellement traités :

Pourquoi nous laissons-nous dommager ?
Mettons-nous hors de leur danger.
Nous sommes hommes, comme ils sont ;
Des membres avons comme ils ont ;
Un aussi grand cœur nous avons,
Et autant souffrir nous pouvons.