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Les Jacques/10

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X


Souventes fois, maître Nicole Flamand, professeur ès belles-lettres et philosophie, dont ses élèves tenaient l’enseignement en grand honneur, réunissait le soir quelques amis, tous habitants comme lui de la bonne ville de Laon.

Si l’estime et l’affection entouraient maître Nicole Flamand, dans un âge dont la verte maturité promettait encore une belle carrière, ce n’était point qu’on ne le soupçonnât de quelque teinte d’hérésie. Certains de ses cours avaient été hautement discutés et l’évêque n’était point sans s’inquiéter de propos qui lui étaient revenus aux oreilles. L’époque d’ailleurs bouillonnait de controverses théologiques qui allaient préparer la Réforme d’où devaient jaillir, sous l’influence d’un fanatisme combatif, les horreurs des guerres entre huguenots et papistes.

Nul ne contredisait à saluer en maître Nicole une fière et noble nature. Son grand-père s’était affirmé un des artisans les plus sincères et désintéressés de la révolte communale. Le petit-fils renouvelait la vie de l’aïeul par une existence qu’embellissaient l’étude et la générosité. Beaucoup plus qu’il ne se savait, maître Nicole se tenait au courant des sévices qu’enduraient les Jacques. Alors que trop de fois ses collègues se détournaient du « commun » avec indifférence et dédain, il suivait, d’un œil attentif, la poussée de colère qui, depuis les désastres de la guerre de Cent ans, celui de Poitiers surtout, fermentait et menaçait d’explosion. Il tenait en dignité d’être de cette association, qui, des bourgeois instruits aux manants affligés d’ignorance, jetait dans ces mondes divers mille ramifications. Ceux-là écoutaient avec fièvre la chanson de L’Alouette. Surgie on ne savait d’où, peut-être en fantaisie autour du nom de Guillaume Lalouette le Laboureur, elle ralliait les conjurés et aussi le serment que du Beauvoisis au Gâtinais, Guillaume Karlot exigeait pour engagement à ses envoyés.

En son logis, austère, mais de confort précieux, et qu’il habitait avec Barbe, sa vieille domestique, maître Flamand attendait ses familiers. Philippe de Haume, son plus intime ami, se trouvait déjà là. Nicole Flamand portait grande houppelande de bure, haute ceinture de cuir et bonnet de velours. Une longue barbe grisonnante, un front haut, des sourcils épais couvrant à demi les yeux gris bleu, il avait l’abord un peu sévère qu’adoucissait l’immense bonté du sourire. Familière et bourrue, Barbe introduisait les visiteurs qu’elle allait quérir au bout du corridor dallé, munie d’une lanterne et d’un bâton. Le bâton était à l’usage des malandrins, écoliers souvent, s’amusant à souffler la lanterne quand elle la levait pour reconnaître le visage de la personne qui avait heurté le marteau de la porte.

Maître Nicole accueillait ses amis, au coin de l’âtre où brûlaient de respectables bûches couvertes de mousse, dont l’embrasement composait de jolies dentelles de flamme.

— Quel chant mystérieux et profond de la forêt gît encore en cette sève qui bouillonne, dit Philippe de Haume accoudé à la haute cheminée.

Philippe de Haume était un homme de large carrure, aux cheveux fauves frisant dru, à la barbe en copeaux dorés, se mouvant avec un orgueil ingénu de sa force et de sa robuste beauté. Un veste de cuir souple moulait un torse qui semblait contenir la santé d’un chêne. Sa culotte de drap fin se rétrécissait en des guêtres lacées de bandelettes du même cuir que sa veste.

— Oui, répondit maître Nicole, le feu traîne nos rêves dans les bois agrestes, mais notre Sainte Mère l’Église a tué l’âme des dryades et le bois n’a plus de mystères.

— Taisez-vous, mécréant, qui mériteriez que je vous dénonce au Saint-Office, interrompit la voix plaisamment grossie de frère Loys dont la silhouette s’encadrait dans la porte.

Philippe de Haume et maître Nicole se tournèrent vers l’arrivant, l’accueillant d’une exclamation joyeuse.

— Peuh ! riposta maître Nicole, je sens déjà quelque peu le fagot. Néanmoins en fait de purification par le bûcher, selon la doctrine d’Inquisition, ce brasier me suffit dont je vous offre une part.

— Je ne saurais en dédaigner la chaleur, car il vente ce soir à bise forcenée. On ne dirait point que nous sommes aux premiers jours de mai. Je ne vois point le sourire d’Alyse, qu’avez-vous fait de votre fille, Philippe ?

À cette demande, Philippe de Haume répondit :

— Alyse doit venir avec dame et messire de Blérancourt chez qui elle dîna.

— J’ai fait la rencontre de Conrad, dit frère Loys.

Du regard, maître Nicole et Philippe de Haume l’interrogèrent. Le moine secoua la tête.

— C’est en place publique que je le trouvai, mais je dois demain avoir sa visite à l’Hostellerie des Trois rois mages.

— Où le cœur empli de navrance de ne pouvoir l’amener céans, vous avez dû laisser Douce au Pas ? plaisanta Philippe de Haume.

— Riez tant que vous en aurez plaisir, païen, riposta frère Loys. Et votre ange, que devient-il ?

— Il va, il va, bientôt il étendra ses ailes au-dessus de la cathédrale et sa trompette clamera vers tous que Philippe de Haume le mit ainsi, pour qu’il fût le premier à rassembler les âmes appelées au jugement dernier.

— Orgueilleux ! gronda frère Loys.

Philippe de Haume allait répondre lorsqu’entra, bedonnant et de paisible allure, messire de Blérancourt, Adeline de Blérancourt son épouse, au doux visage encadré de bandeaux argentés, et les accompagnant, une jeune fille qui semblait, rose de froid, une branche de printemps égarée en l’hiver.

Alyse courut embrasser son père.

— Et nous, mignonne, protesta maître Nicole, n’aurons-nous point notre part de ce rayon d’avril qu’est un baiser de jouvencelle.

Riante et confuse, Alyse se tourna vers le professeur qui lui prit la main pour y poser ses lèvres.

— C’est tout ce que l’automne peut se permettre vis-à-vis d’un bouton de rose, dit-il. Mais au moins, découvrez-vous, que nos yeux se réchauffent à vous voir.

Alyse fit glisser sa mante, dénoua sa capuche et apparut en une charmante tunique bleue découpée sur une collerette blanche. Elle ressemblait à son père, avait ses yeux, des cheveux de la couleur des siens, et la robustesse de Philippe de Haume s’amenuisait chez elle en douce et aimable féminité.

— Ça, dit messire de Blérancourt, nous avons croisé le diable.

— Le diable ? interrogea maître Nicole, et sous quelle forme, car il en a maintes à son service ?

— Pour ce soir, quand nous levâmes notre lumière, nous le vîmes qui portait bonnet rouge et rouge pourpoint sous un manteau noir qui s’entrouvrait laissant apercevoir le museau d’un singe qu’il portait.

— C’était Conrad le Jongleur, dit frère Loys.

— Conrad ?… Celui qui…

— Celui-là même, répondit vivement frère Loys.

— Au fait, demanda Philippe de Haume, Jean Deshuchettes est-il de retour ?

— Il l’est et nous pouvons l’espérer ce soir. Si je ne m’abuse d’ailleurs, voici le compère et son inséparable Daniel Le Bourguignon. Il n’est que lui pour dérider ainsi notre Barbe souvent morose.

Entraient à ce moment les deux compagnons qu’en effet on voyait rarement l’un sans l’autre, Jean Deshuchettes étudiant la chirurgie et Daniel Le Bourguignon piochant les belles-lettres. Jean Deshuchettes revenait de Paris et c’était son retour prévu qui assemblait ce soir-là les amis de maître Flamand.

Sans préambule, après un salut à la ronde, Jean Deshuchettes annonça :

— J’ai vu notre prévôt des marchands. Il s’apprête à convoquer de nouveau les États Généraux pour le mois prochain.

— Signe que souffle un mauvais vent, dit messire de Blérancourt.

— Voici une année déjà que le dauphin Charles à bout de ressources les avait réunis.

— On eût pu faire de grandes choses alors, songea tout haut maître Nicole.

— Oui, riposta fougueusement Philippe Le Haume, à ce moment flottèrent les bannières des métiers, les corporations résistant aux exigences des conseillers du dauphin. Mais les jurandes ne surent pas prendre le pas sur vous autres, messieurs les bourgeois. Et pourtant, pressé d’argent, le régent Charles cédait. Les corporations reculèrent, ignorantes de leur force.

— Étienne Marcel la connaissait-il mieux ? dit maître Nicole. Lorsqu’en mars de l’an dernier, fut promulguée la grande ordonnance, le prévôt pouvait tout. Il hésita et fut perdu. À présent, le voici qui revient à son idée première, mais qu’obtiendra-t-il du dauphin ?

— Rien, répondit nettement Jean Deshuchettes. Aussi se tournera-t-il, on peut le prédire sans tromperie, vers le roi de Navarre.

— Hé là ! s’effara messire de Blérancourt, de nature timorée, qu’en arrivera-t-il de bon ?

— Il joue bien gros jeu à rechercher l’appui de Charles de Navarre, émit maître Nicole. Qu’il prenne garde à la trahison, le dauphin a ses créatures.

— D’ailleurs, il va trop loin, fit messire de Blérancourt. Ne veut-il pas partager le pouvoir entre le roi et les manants. C’est donner à un enfant une puissance bien dangereuse.

— Que leur voulez-vous donc accorder ? demanda Philippe de Haume.

— Mon Dieu, quelque justice, certains droits mérités, mais vous ne voyez pourtant les Jacques des campagnes appelés auprès de nous à juger, condamner, émettre des édits.

— Avant que le coq n’ait chanté trois fois, s’écria Philippe, vous les aurez reniés !

— Non point, mais je ne crois pas qu’il faille mettre une massue dans les mains de celui qui ne saura que taper à tort et à travers.

— Vous les renierez ! répéta Philippe de Haume.

— Ceci ne nous dit point, fit maître Nicole à Jean Deshuchettes, qui vous avez vu à Paris.

— J’ai vu Lambert de Haute-Fontaine, le frère de Pierre de Demeuille, celui-là même qui est président au Parlement et conseiller du dauphin Charles. Il m’assura que seraient soutenus dans la résistance ceux qui se réclameraient des ordonnances apportant secours aux vassaux des seigneurs sans justice ni loyauté.

— Ils ne les connaissent sans doute pas, ces ordonnances qui prennent leur défense, reprit vivement messire de Blérancourt s’adressant à Philippe de Haume.

— Je n’en aurais point étonnement, fit tranquillement Philippe de Haume, et j’y trouve là matière de plus, à ne point les abandonner.

— Qu’adviendra-t-il de tout ceci ? soupira messire de Blérancourt, deuil et misère bien davantage.

— Il n’en peut y avoir pour eux plus qu’ils ne leur en est échu déjà.

— Mignonne, dit maître Nicole Flamand à Alyse qui, pensive, écoutait les propos, tandis que dame Adeline brodait, si vous nous égayiez de quelque air doucelet ainsi que vous.

Alyse se leva et prenant une citare qui reposait sur un meuble commença de chanter un de ces airs d’une tendresse naïve où elle excellait. Tous se taisaient et Philippe de Haume, prenant un crayon, esquissa sur une feuille de vélin le gracieux profil d’Alyse penchée sur l’instrument.

— Ne dirait-on point sainte Cécile ? dit Philippe de Haume à frère Loys.

Ces mots rappelèrent soudain au moine le souvenir de Georget. À voix basse, il commença d’en parler à l’artiste, mais peu à peu haussa le ton sans s’en apercevoir. Alyse ne jouait plus qu’il ne s’en doutait pas. Tous écoutaient, la jeune fille plus ardemment encore, le teint animé, les yeux brillants.

— Une flamme, terminait le moine, et qui s’éteindra comme cendre grise, s’il ne se trouve point quelqu’un pour veiller sur elle.

— Le sauver certes, c’est tâche qui me tente, répondit Philippe de Haume, amenez-moi votre Georget, nous en ferons quelqu’un.

Alyse tourna vers son père un visage brillant de bonheur. Et quand vint l’heure de se séparer, se saisissant de la feuille que négligeait Philippe, elle la tendit à frère Loys.

— Vous la donnerez à Georget afin qu’il ne pleure plus la sainte Cécile que le méchant intendant lui a pris.