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Les Jacques/12

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Floréal Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 132-143).
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XII


— Maître, nous vous aiderons, vous n’y parviendrez point à vous seul. Il y aurait péril.

Philippe de Haume eut un rire de défi.

— J’y parviendrai et placerai moi-même l’ange qui surmontera les sept tours, appelant les âmes à la Résurrection.

En l’atelier de Philippe de Haume, parmi les vierges de marbre abritant dans leurs chastes draperies l’enfantelet Jésus, des esquisses de terre, des statuettes de saints, des œuvres d’un art robuste et pur, ainsi discutaient le maître tailleur de pierres et ses trois élèves.

Gérard, Wilfrid et Gaën travaillaient avec Philippe. En accord, ils avaient amoureusement creusé les clochetons à jour de la cathédrale, d’où surgissent les bœufs, symboles des labeurs féconds. Ils avaient terminé la flèche surmontant la tour achevée par leurs mains. Ils avaient façonné les verrières, les dentelles de pierre, les façades des croisillons. Allègrement, ils achevaient l’œuvre de leurs aïeux qui, en 1155, posaient le premier moellon de la basilique.

Mais Philippe de Haume s’entêta à travailler seul à l’ange dont il voulait couronner la plus haute des tours. Nul que lui ne tailla les plis raides de la robe de l’ange, ses ailes étendues, ses cheveux bouclant autour de la figure ronde dont les joues se gonflaient à souffler dans une longue trompette. Et le tailleur de pierres prétendait sceller sans nulle aide la statue au faîte de la cathédrale.

Le soleil couchant enveloppait la ville d’un somptueux linceul quand Philippe de Haume, fermant l’atelier, sortit avec ses trois élèves. Les marchands envoyaient dans la rue leurs apprentis solliciter un chaland attardé qui cédait à leur invite. Des écoles, sortaient des bandes bruissantes d’étudiants dont les plus aisés se régalaient de galettes achetées au vendeur d’oublies. Les peu fortunés détournaient les yeux, sentant leurs entrailles crier famine, et ne sachant, non seulement comment imposer silence à la fringale, mais fréquemment en quel lieu coucher. L’un citait à l’autre un auvent sous lequel on dormait à l’abri. Plus loin une rixe éclatait entre deux laïcs et un ecclésiastique et ce dernier rendait avec usure les coups qu’il recevait, sans que ni les uns ni l’autre aient songé à faire intervenir la maréchaussée. À la porte d’une hostellerie, un homme arrêtait ceux qu’il supposait des voyageurs, pour leur vanter l’honnêteté des prix et le confortable du manger et du boire. Plus loin, des apprentis s’égayaient à lancer un chat noir dans un brasier de bûchettes qu’ils avaient allumé, pour voir si l’animal terrifié et miaulant n’incarnait point Belzébuth. Des bourgeois flânaient un instant dans le beau crépuscule avant de rentrer prudemment en leur logis à la voix du couvre-feu qui conviait à se barricader chez eux, les honnêtes gens et les malandrins à sortir. Au son de la clochette, qu’agitait un enfant de chœur, un prêtre passait, portant les saintes huiles au chevet de quelque moribond.

Philippe de Haume et ses élèves cheminaient lentement vers la cathédrale, s’égayant souvent d’un passant rencontré.

Terminée de la veille, la haute statue de l’ange, avait été hissée quelques mètres au-dessous de l’étroit piédestal d’où elle devait dominer la cité. Quand il fut parvenu auprès, Philippe de Haume se dégagea de sa veste, et grimpa lestement les échelons qui menaient au socle qu’occuperait l’ange. De cette assise, il contempla un instant à ses pieds l’agglomération des maisons cossues et des pauvres cabanes, les chapelles élancées, éparses autour de lui, puis la campagne sur laquelle traînait le manteau pourpre du ciel.

Une fierté joyeuse gonflait sa poitrine. La dernière flambée du soleil l’enveloppait de tant de gloire et de beauté que ses élèves le considéraient, émus.

En un geste d’orgueil, Philippe de Haume enleva son bonnet qu’une plume de bécasse parait.

— Ici, s’écria-t-il, sera consacrée la renommée de Philippe de Haume, le tailleur de pierres. Ici, il mettra le sceau de sa maîtrise à l’envolée des pierres, montant droit et haut vers le ciel, dans le triomphe de leur splendeur.

Une sonnerie de cloches sembla lui répondre en cet instant, et jeter aux quatre vents le nom de Philippe de Haume.

Il se pencha vers ses élèves. Ceux-ci souriaient, l’estimant hautement, malgré son orgueil ingénu, pour son grand talent et sa belle loyauté.

— Compagnons, leur cria Philippe, que saint Chrysostôme nous prenne en sa bonne garde !

Les trois élèves se signèrent, et l’ascension de l’ange commença.

Ce n’était point besogne aisée. Enroulée étroitement de cordages graissés, étendue sur des poutres inclinées, la statue attendait. Gérard lança les cordes à Philippe de Haume et à contre-cœur, avec Gaën et Wilfrid qui partageaient son inquiétude, il obéit à l’ordre du maître de n’avoir point à l’aider pour hisser l’ange. Lentement, par à-coups réguliers, il montait. La sueur perlait au front de Philippe de Haume, ses veines se gonflaient à ses tempes et les muscles durcissaient aux bras raidis par l’effort.

Un même cri jaillit des trois poitrines oppressées à contempler le tailleur de pierres qui, tout à coup, chancelait, s’appuyait à la frêle barrière de bois pouvant seule retenir sa chute, si quelque vertige lui troublait la tête.

Ils crurent que l’ange retombait, glissant vers eux. Déjà Wilfrid s’élançait, quand se ressaisissant Philippe leur cria, d’une voix dont ils ne retrouvaient plus le son habituel :

— Ce n’est rien, garçons, un malaise tôt dissipé.

L’ascension reprit, angoissant davantage, à chaque effort du maître, les jeunes tailleurs de pierres. Visiblement, Philippe de Haume s’épuisait. C’était folie de ne point vouloir de secours. Mais connaissant le caractère vif de l’artiste, ils n’osaient bouger.

Une fois encore, ils crurent que tout se devrait recommencer. L’ange était parvenu sur la pierre, mais à le dresser, Philippe eut la sensation qu’il allait tournoyer et s’abattre dans le vide. Il ne voulut pas s’avouer vaincu, reprit haleine et, d’une volonté têtue, soutint sa force défaillante. Tout étant prêt pour sa commodité, il parvint avec grande fatigue à maintenir debout l’œuvre qui était sa fierté.

Quand le dangereux ouvrage fut enfin terminé que l’ange aux ailes étendues emboucha sa trompette au-dessus de la cité, Philippe de Haume s’écria : « Alleluia ! » en agitant son bonnet.

Du même cri, ses élèves répondirent. Mais le maître revenu près d’eux, ils remarquèrent, sans oser se le dire, que ses yeux paraissaient hagards, dans un visage soudainement pâli. Tous quatre redescendirent. Le mutisme de Philippe de Haume leur serrait le cœur d’une inquiétude mal définie. À un tournant de l’escalier de la tour qui formait un palier triangulaire où se voyait gravée la marque franc-maçonnique, maints sculpteurs du temps étant ouvriers du temple. Philippe de Haume qui allait le premier s’arrêta net, portant les mains à son front.

— Qu’avez-vous, maître ? demanda anxieusement Gérard.

— Je viens de me cogner stupidement, répondit Philippe affectant une gaîté sonnant faux, je ne sais ce qui m’advint, il m’a semblé tout à coup que je n’y voyais plus ; quelque fatigue, cela passera.

Ils continuèrent à descendre, Philippe de Haume comme un homme un peu ivre, tâtant les murs, ses élèves silencieux, étreints d’une angoisse dont ils craignaient de préciser la profondeur.

Ce même après-midi, frère Loys fut de retour au bourg de Coucy. Il ne semblait point que rien y fût changé. Les cabanes des paysans gardaient leur allure désolée, les champs à grand mal cultivés ne promettaient qu’une récolte chiche, de rares troupeaux vaguaient que gardaient des chiens semblables à des loups. Et l’ombre épaisse du château de Coucy couvrait toujours les bois et les hameaux.

Frère Loys attacha Douce au Pas à la porte de la forge et entra chez Frappe-Fort. Il y reçut l’accueil coutumier. Néanmoins, une gravité nouvelle donnait aux traits du forgeron la noblesse de la pensée en éveil. Il serait faux de croire que la douleur morale des Jacques se soit haussée, pour tous, à la taille de leurs souffrances de misère et de contrainte. Aux corps martyrisés, l’âme sommeillait. Quelques-uns seulement prirent en mains les torches pour illuminer la route sombre. Les autres se jetèrent à leur suite. Le forgeron était de ces pionniers dont le nom ne demeure point inscrit, ainsi qu’il se devrait, au livre d’or des révoltes populaires.

Quand entra frère Loys, Frappe-Fort travaillait comme de coutume, le rythme de son marteau scandant l’envol de sa songerie. Il aiguisait une fourche, pour quelque labour sans doute. Rouge Le Bâtard fourbissait une sorte de couperet à long manche dont il caressait le tranchant de la main.

— Beau joujou, dit-il au moine, avec lui on ne craint point les mauvaises rencontres. Il y a tant de bêtes féroces à détruire.

Grégoire éclata d’un rire aigu, et sautant, brandit une lame qu’il tenait.

— Et ça, et ça, criait-il. Voici de quoi faire entendre le plus sourd, et voir le plus aveugle. Ah ! ah !

Dans la cabriole qu’il exécuta, il fit un bond de côté, démasquant ainsi un beau visage qui semblait vouloir se cacher.

— Georget ! s’écria le moine, à quelle besogne t’occupes-tu ?

L’adolescent, un peu confus, sourit au moine.

— Vous le voyez, frère Loys, j’étudie moi aussi.

— Ce n’est point là tâche possible à tes mains frêles, dit vivement le moine.

Georget s’approcha. Il portait un tablier de cuir semblable à celui de Grégoire et ses bras minces tout noircis soutenaient une vieille et lourde hallebarde.

— Guillaume te laisse agir ainsi ? questionna le moine.

— Frère Loys, répondit Georget, ma tâche est avec eux tous. Je me sentirais lâche à ne point les aider.

— Mais tu ne saurais accomplir trop rude travail, dit frère Loys qui ne précisa point le genre de travail dont il voulait parler.

— Croyez-vous ? frère Loys, dit fièrement l’adolescent.

— Trop faible, tu succomberas.

— S’il arrive ainsi, répondit Georget avec un air exalté, vous direz que pourtant j’ai fait ce que je devais…

— Enfant, de quel secours leur seras-tu ?

— Enfant, non point ! s’écria Georget.

Il dressait à deux mains l’arme grossière. Frère Loys le considéra, si beau sous ses boucles blondes, et soupira :

— Jeune saint Georges, que la Providence veille sur ton destin et te sauve d’un mal trop grave !

— Qu’elle veille sur nous tous, frère Loys, grogna Rouge Le Bâtard, elle y aura peut-être besogne active et nous grand besoin.

Frère Loys prit un escabeau et s’assit. Il avait à sauver Georget, il allait tout tenter.

— Viens çà, lui dit-il, j’ai un présent à te remettre.

— Un présent ? à moi ? questionna Georget fort surpris.

— Pose cette hallebarde, et vois, ceci t’appartient.

Georget s’était approché de frère Loys qui dépliait un rouleau. Sans oser le toucher de ses mains souillées, l’adolescent contempla avidement le doux profil d’Alyse penchée sur sa cythare et dont une auréole entourait le visage.

— Qu’est-ce cela ? demanda-t-il.

— Sainte Cécile ne te plaît-elle point.

— Ne point me plaire, si belle !

— Or, dit le moine, c’est sainte Cécile qui me pria de t’apporter ceci, chagrine à la pensée qu’on t’avait frustré de celle que tu possédais.

— Quelle est cette légende, frère Loys ?

— Ce n’est point une légende. Écoute-moi attentivement. Cette figure qui est avenante, car elle est avenante, n’est-ce pas, Georget ?

— Oh !

— Eh bien, tu pourras la voir, chaque jour, si tu le veux ?

— La voir, chaque jour, où donc ?

— Chez mon grand ami Philippe de Haume, tailleur d’images de pierres, qui est son père.

— Un tailleur d’images ! dit Geroget extasié.

— Et qui te prendra en compagnonnage comme élève.

— Moi ?

— Il me l’offrit il y a deux jours passés.

Les yeux brillants, la figure rose d’émotion, Georget oubliait tout, à sentir se lever en lui les rêves qui dormaient. Il étendit les mains d’un geste de prière.

— Ce n’est point moquerie, frère Loys ?

— Naturellement, dit le moine voyant Georget céder à la tentation.

— J’apprendrais, moi aussi, à tailler des images comme celles de Guillaume ?

— De plus magnifiques encore, Georget, de celles qui mettent au porche de la cathédrale les saints de pierre et leurs mitres, les saintes auréolées et Dieu le Père pesant les âmes, et saint Pierre et le Diable jetant aux enfers les mauvais riches et les seigneurs cruels.

— Tout cela, frère Loys, pour moi ?

— Pour toi, Georget.

— Et… je la verrais ? ajouta-t-il devenant pourpre.

— Tu la verras, et elle t’aimera comme une sœur chérit un frère. Philippe de Haume t’attend, et Alyse aussi.

— Elle s’appelle Alyse ?

— Oui, c’est son nom gracieux, dit frère Loys, comprenant mal l’émoi de Georget remplaçant son sourire de bonheur.

— Alyse, comme elle !

Georget s’était reculé et désignait la vieille à sa place auprès de Louvette.

— Qu’y a-t-il là qui puisse te troubler ?

— Non, frère Loys, dit Georget reculant encore, comme pour fuir le tentateur, non je ne peux pas.

— Mais que t’arrive-t-il ? À quoi songes-tu, tout à coup ?

— Frère Loys, elle aussi s’appelait Alyse, et les chiens ont dévoré vivant celui qu’elle aimait.

— Quel rapport peux-tu trouver envers cette pauvre femme et la douce fille de Philippe de Haume ?

— Frère Loys, s’écria Georget d’un ton déchirant, je ne les quitterai pas. C’est près d’eux que je suis né, c’est leur pain noir qu’ils ont partagé avec moi, j’ai dormi sous un de leurs toits. Et j’ai prêté le serment avec eux, devant Conrad. Quelle honte aurais-je à manger du pain de froment, à dormir douillettement, à vivre heureux, alors qu’ils tomberont peut-être ensanglantés.

— Georget, essaya d’interrompre le moine.

Mais une puissance surhumaine semblait inspirer l’adolescent, le transfigurer. Dans la forge, plus un bruit ne s’entendait. Tous se sentaient étreints d’un sentiment quasi sacré, de respect et de tendresse.

— Non, frère Loys, ce serait vile trahison de les abandonner. Depuis si longtemps, ils sont courbés ! Vous les aimez aussi, frère Loys, et vous savez bien qu’on ne déserte pas un serment. Vous-même me honniriez de délaisser ceux que j’entendrais m’appeler, quand ils sentiront leur chair déchiquetée, leurs membres rompus. Vous le lui direz, frère Loys, termina Georget dont l’exaltation se brisait en un sanglot. Elle vous répondra, j’en suis sûr, que j’ai agi comme il se devait.

Frère Loys regarda longuement Georget. Puis maîtrisant son émotion, simplement il répondit :

— Tu as raison, Georget. Adieu tous.

— Frère Loys ! appela Georget.

Le moine s’arrêta comme il partait. Georget avait-il quelque regret ?

— Vous ne me laissez pas son portrait ?

— C’est vrai, dit frère Loys en souriant, le voici. Qu’il te protège, Georget, au moment qu’il le faudra !