Les Japonais en Corée. Création d’un réseau de chemins de fer.

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Les Japonais en Corée. Création d’un réseau de chemins de fer. L’histoire moderne des rapports politiques et économiques entre la Corée et le Japon date du traité d’amitié et de commerce de 1876 qui consacra l’ouverture au commerce étranger des ports de Fou-san et de Gen-san. Les premières entreprises japonaises en Corée furent gênées par la mauvaise volonté des Chinois ; l’influence rétrograde de la Chine se fit sentir pendant vingt ans dans l’opposition que fit à toutes les réformes le parti de la vieille noblesse coréenne ou des Min. L’essai de condominium sino-japonais obtenu par Li Hong-tchang à T’ien-tsin (18 avril 1885) ne fit qu’ajourner le conflit fatal qui mit aux prises les deux puissances concurrentes en 1894-1895. Vaincue, la Chine reconnut par le traité de Simonoseki (8 mai 1895) l’indépendance et l’autonomie définitives de la Corée, ce qui signifiait l’abandon complet du « Royaume Ermite » aux entreprises japonaises. Mais alors le Japon trouve devant lui la Russie, qui, dès 1896, recueille en Corée l’héritage de la politique chinoise. La diplomatie russe s’attache à Séoul le parti hostile aux intérêts japonais : elle obtient divers avantages qui inquiètent et irritent le Japon ; surtout, elle organise une sorte d’invasion en pleine paix des confins septentrionaux de la Corée. Les Russes utilisent pour y parvenir la concession forestière du Yalou et du Toumen, concédée en 1896, mise en exploitation en 1901, et qui leur sert de prétexte pour prendre pied sur la rive coréenne de ces deux cours d’eau, frontière de la Corée et de la Mantchourie. À la fin de 1902 et en 1903, ils chassent les bûcherons coréens et japonais des territoires forestiers, jettent les bases d’établissements moscovites dans les ports de Yong-choun et de Yong-ampho, situés au S de l’estuaire du Yalou et posent le télégraphe entre An-toung et Eui-djou, tout cela sans consulter le gouvernement coréen. Bien plus, ils ne cachent pas leur intention de construire une voie ferrée reliant le Transmantchourien à Séoul, avec Liao-yang comme point de départ et, comme étapes, Feng-hoang-tcheng et Eui-djou. Enfin, lorsqu’en août 1903, le Japon entame des négociations pour régler la question de Corée, les Russes demandent la neutralisation de la zone forestière de ce pays au N du 39e degré de latitude ; ils prétendent même interdire aux Japonais de fortifier le détroit de Corée. La guerre actuelle semble être directement sortie de ces visées envahissantes des Russes sur la Corée, beaucoup plus que de leur mauvaise volonté à évacuer la Mantchourie.

Depuis le début de la guerre, les Japonais sont maîtres en Corée, mais ils y occupaient auparavant une situation absolument prépondérante. Déjà en 1901, on signalait l’accaparement grandissant des terres par eux ; ils détenaient tout le commerce du gin-seng, cette racine médicinale très recherchée des Chinois ; ils avaient le monopole virtuel de l’exploitation houillère de Ping-yang ; la concession du chemin de fer de Séoul à Fou-san ; ils exploitaient la majeure partie des pècheries ; ils dominaient sans conteste la navigation et le commerce[1] ; presque toute la banque de la péninsule était entre leurs mains ; les billets de banque et la monnaie étaient japonais. Enfin on constatait alors l’universelle invasion d’émigrants japonais sur tous les points de la Corée. En 1903, Mr R. de Caix[2] évaluait à 20 000 ou 30 000 au moins le nombre des Japonais fixés en Corée ; et il montrait avec quelle systématique ténacité le gouvernement japonais poursuivait la mainmise économique sur toute la vie de la presqu’île (rachat de la concession américaine du chemin de fer Tchemoulpo-Séoul).

L’occupation militaire de la Corée a rendu les Japonais plus hardis. Dès le 23 février 1904, ils imposaient à la Corée un traité d’« alliance » qui n’est autre chose en fait qu’une déclaration de protectorat. Le Japon y reconnaît, il est vrai, l’autorité de la famille impériale de Corée ; il « garantit l’indépendance et l’intégralité territoriale du pays », mais la Corée accepte d’être guidée et conseillée par le gouvernement du Nippon en vue d’améliorer son administration ; en cas de danger extérieur ou de désordres intérieurs, le Japon « prendra de promptes mesures en vue de rétablir la paix » ; il se réserve d’occuper, par raison stratégique, telles places qu’il voudra. Toute entente avec une puissance étrangère est interdite à la Corée sans l’agrément du Japon. La signification de ce traité a été encore accentuée par l’« arrangement » du 22 août 1904, par lequel le gouvernement coréen s’engage à employer comme conseiller des finances un sujet japonais dont les avis feront loi, et, comme conseiller diplomatique aux affaires étrangères, un étranger recommandé par le gouvernement japonais et investi d’une semblable autorité. Depuis lors, les Japonais ont amené les principaux ministres coréens à se retirer ; ils ont confié la police de Séoul à la gendarmerie japonaise et ont multiplié les agents japonais dans toute l’administration coréenne. Les Européens qui exerçaient en Corée diverses fonctions sont peu à peu évincés ; le service postal, qui avait été organisé par un Français, a été transféré aux Japonais, et tour à tour tous les employés français sont congédiés[3].

Cette politique japonaise s’affermit par l’active construction des voies ferrées, Selon le Times du 23 novembre 1904, la ligne de Fou-san à Séoul devait être mise en service au 1er janvier. À supposer l’information prématurée, il est fort probable qu’à l’heure présente, la ligne est ouverte et que Séoul, situé à 441 km. du détroit de Tsou-shima, peut être atteint de Fou-san en 15 heures seulement. D’un autre côté, l’autorité japonaise, se prévalant du droit de la guerre, a enlevé aux concessionnaires français la construction de la ligne de Séoul à Eui-djou par Ping-yang. Au commencement de la guerre cette ligne du N, destinée à compléter l’axe du Transcoréen, n’était pour ainsi dire pas entamée, tandis que la ligne de Séoul à Fou-san ne comportait guère plus de 60 km. achevés. L’autorité militaire a poussé avec une extrême activité les travaux de la ligne du N. De grands chargements de rails, arrivant d’Angleterre, d’Amérique et du Japon, étaient débarqués à Tchemoulpo ; là on les chargeait sur des bateaux plats qui remontaient les rivières coréennes jusqu’au point navigable le plus proche du chemin de fer en construction. La plupart des travaux ont d’ailleurs un caractère provisoire. Ensuite, reprenant l’héritage du projet russe signalé plus haut, mais en sens inverse, les Japonais ont commencé à construire une voie ferrée de l’embouchure du Yalou à Liao-yang. Ainsi la guerre aura eu cet effet de hâter le prolongement du Transsibérien-Transmantchourien jusqu’à Fou-san, en pleine mer tempérée : l’achèvement complet de l’entreprise n’est plus en effet qu’une affaire de mois. Enfin, au printemps, les Japonais devaient commencer les travaux du chemin de fer de Séoul à Gen-san, dont l’étude était très avancée dès les derniers jours de 1904, et qu’ils espèrent avoir terminé en 1905. Ces travaux vont donner toute leur expression aux avantages stratégiques de la Corée, et assureront au Japon une base très solide à la fois sur la mer du Japon, la mer Jaune et le golfe du Tche-li[4].

  1. En 1901, sur un mouvement de 1 241 000 t., les Japonais prélevaient 938 000 t. dans la navigation du littoral coréen, et sur un commerce total de 50 millions de fr. (non compris l’or), 39 millions leur revenaient.
  2. Robert de Caix, Corée, lettre envoyée de Séoul au Comité de l’Asie français (Bulle. Comité Asie fr., 3e année, juin 1903, p. 237).
  3. Bulle. Comité Asie fr., 5e année, juin 1905, p. 151-152.
  4. Bulle. Comité Asie fr., 5e année, janvier 1905, p. 40.