Les Jeunes Croyances/IV/Sauts périlleux.

La bibliothèque libre.
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 97-100).



IV

SAUTS PÉRILLEUX.

À l’Auteur des Misérables.



C’était un saltimbanque leste !
Sa vie était un carnaval ;
Son costume d’un bleu céleste
Scintillait d’astres en métal.

Il avait le poing sur la hanche.
Sa Colombine, verte et blanche,
L’admirait d’un air orgueilleux ;
Mais sa paupière était baissée,

Et l’on eût dit qu’une pensée
Germait en larmes dans ses yeux !

Jamais, dans les plus grandes fêtes,
Bouffon ne s’éleva si haut ;
Il faisait se dresser les têtes
Vers le ciel, à son moindre saut !

Sur sa joue amaigrie et blême,
Sous son rire blafard qu’on aime,
Sauvage, perçait la douleur ;
Il contenait dans sa poitrine
Toute une tristesse divine :
Il souffrait, lui, le bateleur !

Allons ! le spectateur trépigne !
Allons ! gai pantin, en avant !
Et si tu veux manger, sois digne
De ton voisin le chien savant !


Ah ! si l’on connaissait les causes !
Si l’on pouvait de toutes choses
Voir le fond à travers la nuit !
Savons-nous où plane ton âme ?
Sur ces tremplins où l’on t’acclame,
Savons-nous ce qui t’a conduit ?

Bah ! qu’importe à la multitude ?
Fais-la rire, même en pleurant ;
Dans une grotesque attitude,
C’est drôle un visage navrant !

Il vient, il bondit, il s’enlève !
Sa douleur, à lui, n’est qu’un rêve !
Plus que jamais leste et hardi,
Du haut de sa corde tendue
Feignant une chute éperdue,
Le saltimbanque est applaudi !


Comme il roule à travers l’espace !
Comme il est gracieux et fort !…
Mais tout à coup la corde casse,
Et l’on relève un homme mort.

Toulon, 8 juillet 1866.