Les Jeux d’esprit/Texte entier

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Texte établi par M. le Marquis de La GrangeChez Auguste Aubry (p. --162).
LE TRÉSOR


DES PIÈCES RARES OU INÉDITES




LES JEUX D’ESPRIT
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INTRODUCTION


En 1852, à la vente des livres du roi Louis-Philippe, j’ai acquis, avec d’autres manuscrits de Mlle de la Force, celui des Jeux d’Esprit, qui figurait au catalogue sous le n° 1354.

Ce petit volume se composait de la réunion de plusieurs cahiers dorés sur tranche et fixés par des faveurs vertes dans une reliure de maroquin rouge. Le titre, plvs belle qve fee, celui d’un des contes de Mlle de la Force, semble indiquer que cette couverture splendide lui avait d’abord été destinée.

Le premier feuillet, timbré du cachet de la bibliothèque du Palais-Royal, a été consacré par l’auteur à une préface que nous reproduisons textuellement. Les deux cent dix neuf pages qui suivent contiennent les Jeux d’Esprit ; sur la dernière, on lit un simulacre de privilége, signé dellile et daté du 26 juin 1701.

Le manuscrit, d’une belle écriture, offre sur trente-quatre pages des corrections de la main de Mlle de la Force.

Si l’on a dit : Noblesse oblige, ne peut-on pas dire également que manuscrit oblige ? Celui qui en est le possesseur le mettra-t-il sous le boisseau ? Pour peu qu’il contribue à l’agrément du public ou qu’il projette quelque lumière sur le goût ou les tendances d’une époque, n’est-ce pas un devoir de le publier ? Sous l’impression de cette pensée, j’ai mis les Jeux d’Esprit à la disposition de M. Aubry, pour les faire figurer dans la Collection des pièces rares et inédites. Il m’a semblé qu’en publiant ce type tout particulier du genre précieux il ajouterait une perle à son trésor, enrichi déjà de si charmants bijoux.

La société précieuse a occupé dans l’histoire de notre littérature une place plus importante qu’on ne le croit communément. Elle a eu des phases diverses, des triomphes et des défaites, son apogée et sa décadence. Exaltée jusqu’au fanatisme, elle s’est vue bafouée jusqu’au ridicule. Il n’y a pas encore longtemps, les satires et les plaisanteries contemporaines étaient presque l’unique tradition que nous en eussions conservée.

Les progrès d’une saine critique et un examen plus attentif des pièces originales ont produit de nos jours une réaction dans un sens contraire. On a pris au sérieux bien des choses jusqu’ici dédaignées.

En dégageant la question des passions du temps, en faisant la part des préventions et de l’engouement de l’esprit de coterie et du mauvais goût, on est arrivé à reconnaître l’influence de la société précieuse sur le développement de la langue française et sur les grands écrivains qui ont illustré le siècle de Louis XIV.

Celui qui ne connaîtrait de cette époque que les romans héroïques, les Bergerades de Racan, la Guirlande de Julie et la Journée des Madrigaux, n’y verrait probablement que des galanteries de ruelles, des concetti italiens et des hyperboles castillanes ; mais, au lieu de s’arrêter à cette première impression, n’est-il pas à propos de se rendre compte de l’état des esprits, des traditions du passé et des horizons qui se présentaient alors, afin de bien préciser le point d’où l’on est parti et le but qui a été atteint ?

Après des essais multipliés et des oscillations diverses, la langue et la littérature française flottaient encore incertaines. Deux voies semblaient s’ouvrir devant elles ? Pouvait-on, en remontant le cours des siècles, s’inspirer des trouvères ou des chansons de geste, sources primitives de notre poésie nationale ? Fallait-il, au contraire, en suivant le torrent de la renaissance, imitatrice servile des anciens, assujettir une fois de plus les descendants des Gaulois au joug des Romains ?

La pente, de ce côté, était glissante ; nous subissions déjà depuis le xvie siècle l’influence des races latines. L’Italie et l’Espagne, à la suite des guerres de François Ier et de Charles-Quint, et par les reines qu’elles nous avaient données, envahissaient le domaine de la littérature française : l’Italie avec le culte des beaux-arts restaurait les divinités de l’Olympe, et l’Espagne nous apportait, avec ses sentiments hautains et pointilleux, sa galanterie mystique et raffinée.

Agitée par ces efforts qui se croisaient en tous sens pour faire prévaloir les idées et les locutions étrangères, la France se voyait menacée de parler un jargon comme celui des ouvriers de la tour de Babel : c’était la confusion des langues ; nous devenions tour à tour Grecs ou Romains, Italiens ou Espagnols, mais nous cessions d’être Français.

Notre salut ne devait cependant pas se trouver là où on l’avait cherché d’abord. Aucune des voies qui se présentaient devant nous ne fut exclusivement suivie ; on ne scruta point nos anciennes traditions, on ne continua plus à prôner aveuglément le goût de la renaissance. Les Grecs et les Romains, réduits à leur juste valeur, n’exercèrent plus sur nous leur tyrannie. Les dieux mythologiques n’apparurent plus à nos regards que comme des images poétiques ; mais en dehors de toutes ces tendances, je ne voudrais pas dire de tous ces écueils, surgit une école nouvelle. L’inspiration vint d’en haut : de grands seigneurs et de grandes dames, accoutumés au langage qui a toujours distingué la cour de France, présidaient à des réunions choisies où l’élégance des manières s’unissait à la galanterie la plus délicate.

Beaux esprits eux-mêmes, ils cultivaient les lettres et recherchaient ceux qui les pratiquaient. Ce double contact profitait à la fois aux Mécènes et aux Horaces. Les gens de lettres apprenaient la politesse des hommes de cour ; ces derniers s’instruisaient en s’amusant. La liberté, égale pour tous, n’était limitée que par le respect des convenances. L’hôtel de Rambouillet devint le principal centre de ce genre de réunions ; les beaux esprits de toutes les conditions sollicitèrent l’honneur d’y être admis. Ainsi se forma la société précieuse. À son origine, elle n’avait qu’un seul but : celui de s’affranchir du pédantisme de l’époque, de s’occuper simplement de choses sérieuses, enfin de trouver dans le vocabulaire usuel le moyen de parler de tout convenablement.

Ce qui n’était d’abord qu’une révolte contre le fatras de la science et contre la routine des écoles devint une révolution. La société précieuse, en rejetant les influences étrangères, s’obligeait à se suffire à elle-même ; elle travailla donc à épurer le goût. Le culte du beau et du vrai, mais du vrai orné par l’élégance de la forme, fut poussé jusqu’à l’idolâtrie, et la galanterie jusqu’à l’excès, pourvu qu’elle observât les règles du bel amour et de la belle conversation.

Ce n’était pas assurément une ambition vulgaire de vouloir exceller à la fois par l’élévation des sentiments et par la distinction du langage ; ces deux qualités, nous les retrouvons à un degré émment dans la personnification des héros de Clélie et de Cyrus, si magistralement exposée par M. Cousin.

Si la hauteur et la délicatesse des sentiments inhérents aux personnes provenaient des traditions de la chevalerie et de la galanterie du temps, il n’en était pas tout à fait de même de la distinction du langage. Celui qu’on parlait alors à la cour, élégant et poli, mais familier et restreint, avait suffi jusqu’alors aux habitudes des grands seigneurs ; cependant il fallait tirer parti de ce fonds même pour le féconder, l’ennoblir et lui faire produire tout ce qu’on désirait en obtenir. Sans accroître beaucoup le nombre des mots, les précieuses se bornèrent à étendre leur signification. En les groupant d’une certaine manière, elles surent créer une foule de locutions hardies et de métaphores nouvelles, consacrées aujourd’hui par l’usage et employées par nos plus grands écrivains.

Mais ce qui a surtout caractérisé les précieuses et ce qui leur a mérité ce nom, c’est cet esprit un peu exclusif qui domine toutes les sociétés et qui tend à leur imprimer un type particulier pour les distinguer de ceux qui n’en font pas partie. Les précieuses ne voulaient ni penser, ni parler, ni écrire comme tout le monde ; mais elles s’appliquaient à penser, à parler et à écrire d’une certaine manière qui leur était propre. La délicatesse exagérée du goût tombe quelquefois dans la subtilité et touche à l’affectation. On risque de devenir incompréhensible ou ridicule ; c’est ce qui est arrivé quelquefois, quoique rarement, aux grandes précieuses, mais très-souvent à celles qui s’étaient proclamées de leur école ; car, il faut l’avouer, la mode, en transportant tout à coup dans la bourgeoisie et dans la province le goût et le ton précieux, y fit naître bien des contrefaçons et produisit les caricatures qui ont fourni à Molière les Précieuses ridicules, et à Boileau ses traits satiriques.

Ce qu’on doit à l’école précieuse, le voici : le goût des lettres propagé et épuré par l’influence des femmes.

Qui pourrait nier que les femmes ont fait naître dans les esprits ce mouvement universel et régénérateur, si fécond dans ses résultats ?

La langue française, hérissée de grec et de latin, s’embarrassait dans ses longues et obscures périodes : l’art d’écrire ressemblait à ces professions privilégiées dont il faut laborieusement conquérir la maîtrise ; le style offrait un mélange de roideur et d’emphase ; la conversation des femmes le polit et l’assouplit jusqu’à le rendre clair et rapide comme la parole.

L’époque de Louis XIV nous présente, en effet, une particularité surprenante : c’est que, ni avant ni après son règne, il ne se rencontra jamais à la fois tant de personnes qui sussent si parfaitement écrire. Quelle est donc la fée qui, touchant toute une nation de sa baguette, lui accorda ce don merveilleux ?

N’est-ce point la société précieuse qui a renversé les obstacles dont le pédantisme entravait la manifestation de la pensée ?

L’école des précieuses survécut à l’hôtel de Rambouillet, et, tout en se modifiant selon les temps, elle se prolongea jusqu’à la fin du xviie siècle et pendant le premier quart du xviiie.

Cette seconde phase vit s’établir de nouveaux centres, devenus célèbres par la qualité et par l’importance des personnes qui en faisaient partie.

Nous citerons particulièrement la petite cour que Mme la duchesse du Maine tenait au château de Sceaux. Elle exerça une influence incontestable, et, bien qu’elle différât sous beaucoup de rapports de la première société précieuse, on ne peut contester qu’elle s’en rapprochât encore par de nombreux traits de ressemblance.

Cette analogie du passé avec le présent n’a pas échappé au jugement des critiques. Après tout, ce n’était pas seulement la filiation et la transmission du bel esprit du xviie au xviiie siècle : les formes mêmes avaient été maintenues ; car, de même que les amusements de Mlle de Montpensier à Saint-Fargeau avaient été chantés par Segrais, en 1656, sous le titre de Divertissements de la princesse Aurélie, les Divertissements de Sceaux étaient célébrés par Genest et Malézieu en 1712.

Les surnoms même n’y manquaient pas ; mais, au lieu de les emprunter à des souvenirs héroïques, tels que Arthénice (Mme de Rambouillet), Menalide (Julie d’Angennes), Valère (Voiture), Belisandre (Balzac), Cléoxène (Conrart), Dioclée (Mlle Deshoulières), Ligdamire (Mme de Longueville), Scipion (le grand Condé), etc. ; on employait à la cour de Sceaux des appellations moins solennelles, telles que Fine-Mouche ou Fauvette (la duchesse du Maine), le Curé (Malézieu), Fanchon (Mlle de Langeron), le Baladin (le marquis de Gondrin), Ruson (la marquise de Lassay), Ricannette (Mme d’Aligre).

Au milieu de ces sobriquets bourgeois, on voyait apparaître quelquefois comme des traditions vivantes : Ninon, Mlle de Scudéry, Coulanges, Hamilton et le comte de Gramont, tous octogénaires et qui semblaient n’avoir survécu que pour assister aux transformations du temps dont plusieurs avaient subi l’influence.

En effet, quel contraste entre les bergers de Racan et ceux de Fontenelle et Malézieu, devenus plus tard les originaux de Watteau et de Boucher ! Comparez les madrigaux de l’hôtel de Rambouillet et les chants anacréontiques de la Fare et de Chaulieu, et mesurez l’intervalle qui sépare les adorateurs de Julie d’Angennes des bêtes de la ménagerie de Mme du Maine ! Le bel amour folâtrait à la guinguette et les galants d’autrefois se glorifiaient du nom de libertins, les beaux esprits se qualifiaient de celui d’esprits forts !

Indépendamment de la cour de Sceaux, qui resta presque toujours dans les bornes d’une certaine bienséance, malgré les chansons bachiques improvisées par la duchesse du Maine, il y avait encore d’autres réunions : celles du château d’Anet, chez le duc de Vendôme, et celles du Temple, chez le grand prieur. Le fond de la société était à peu près même, avec cette différence qu’à Sceaux c’était la galanterie qui dominait ; à Anet, où les femmes ne pénétraient que rarement, c’était l’orgie et la débauche ; tandis qu’au Temple les esprits forts professaient l’incrédulité.

C’est ainsi qu’au commencement du xviiie siècle, Louis XIV vivant encore, et sous le règne de Mme de Maintenon, cette vieille précieuse des premiers temps, on pouvait pressentir la régence et le règne de Louis XV.

Il est à remarquer que le mouvement venait toujours d’en haut, quoique les rôles fussent changés ; en effet, bien que les hommes de lettres eussent pris tellement racine dans la société qu’on pouvait douter s’ils étaient encore les courtisans des grands seigneurs, ou si ces derniers étaient devenus leurs flatteurs ; cependant, à la tête de ce monde épicurien et incrédule se trouvaient encore des princes de la famille royale, presque tous bâtards à la vérité, mais légitimés et honorés comme tels.

Si nous nous sommes étendus peut-être un peu longuement sur la société précieuse, ce n’est pas seulement à cause de l’intérêt qui s’y rattache au double point de vue de l’étude des mœurs et de l’histoire littéraire, c’est surtout parce que Mlle de la Force appartient particulièrement à cette époque ; en effet, elle en a traversé les principales phases, puisqu’elle a assisté à la seconde moitié du règne de Louis XIV et qu’elle survécut à la régence.

Admise dans l’intimité de la dauphine de Bavière, des deux princesses de Conti, des duchesses de Bourbon et du Maine, elle a connu particulièrement Antoine Hamilton et le chevalier de Gramont, les duchesses de Bouillon et de Mazarin, Mlle de Scudéry et Ninon, le grand prieur et le duc de Vendôme, Chapelle et Chaulieu, la Fare et Malézieu, J.-B. Rousseau et Voltaire.

Les ouvrages de Mlle de la Force offrent des types de cette école, qui à la pureté et à l’élégance du style réunissait les formes de la galanterie et la délicatesse des sentiments. Si l’on consulte les témoignages les plus anciens, voici ce qu’en dit le Mercure galant :

« Son esprit est connu de tout le monde, et on convient qu’il est digne de son cœur et que son cœur est encore plus grand que sa naissance, quoiqu’elle soit des plus illustres du royaume. » (Mars 1684.)

« Elle a toujours été regardée comme l’arbitre des ouvrages d’esprit. » (Juillet 1695.)

« Cet ouvrage (l’Histoire de Gustave Wasa) est écrit avec beaucoup de feu ; l’on y trouve des expressions hardies, nouvelles et heureuses, qui marquent que le cœur des amants est connu à la personne qui a bien voulu se donner la peine de travailler à cet ouvrage. » (Février 1697.)

Examinons maintenant les critiques des contemporains. On lui a reproché d’avoir mêlé à des faits historiques le récit d’aventures galantes et fait parler à ses héros le langage des ruelles ; mais, en cela, elle a payé son tribut au goût de l’époque. Il y a des analogies singulières ; le même fait s’est produit dans l’histoire de l’art et dans celle de la littérature.

Ne voyons-nous pas, en effet, dans les Noces de Cana de Paul Veronèse les convives revêtus des costumes du xvie siècle, et les héros de Mlle de Scudéry reproduire non-seulement les portraits et le caractère de Mme de Longueville et du grand Condé, mais faire encore le récit des principaux événements de leur vie ? Si nous remontons encore plus haut, ne retrouvons nous point, dans nos vieilles chansons de geste, Charlemagne et ses douze pairs, Alexandre le Grand et ses compagnons, travestis en chevaliers du xiiie siècle, agir conformément aux mœurs et aux coutumes de la féodalité ? Mlle de la Force a donc encouru les mêmes reproches que tous les auteurs qui, empruntant leur sujet à un passé déjà fort éloigné, ont pris leurs contemporains pour modèles. Changez les noms des personnages, et vous ne pouvez nier qu’elle n’ait été le peintre vrai et fidèle de la société où elle vivait. Elle reproduit les qualités et les défauts de son temps.

Mlle de la Force, bannie de la cour pendant seize ans, s’est vue contrainte à se retirer dans un couvent. Ses malheurs auraient dû inspirer d’autant plus de commisération qu’elle les a supportés avec courage ; cependant, la postérité s’est montrée cruelle à son égard. On l’a méconnue et calomniée. Nos biographes modernes succombent quelquefois à la tentation du paradoxe et au désir de plaire par l’appât du nouveau. Aussi prononcent-ils assez facilement, en révisant les jugements du passé, soit des réhabilitations hasardées, soit des condamnations trop rigoureuses. Il y a souvent du vrai, sans doute, dans les unes comme dans les autres. Mais n’est-il pas permis d’appeler le public à juger en dernier ressort ?

En l’absence de documents authentiques sur Mlle de la Force, on a pris au sérieux des libelles apocryphes et diffamatoires, ou des livres posthumes qui n’ont pu être contrôlés par des témoignages contemporains. Il s’en est suivi des aggravations absurdes sur des faits réels et déjà graves par eux-mêmes, ou des imputations fausses résultant de méprises singulières. Il suffirait pour en faire justice de présenter ici une étude de la vie et des ouvrages de Mlle de la Force ; ce travail, nous l’avons essayé, mais, comme il nécessite beaucoup de recherches, il n’est point encore terminé. Nous espérons pouvoir le publier un jour avec quelques autres productions inédites de l’auteur, et nous pouvons dès à présent garantir qu’on y trouvera la confirmation de ce que nous avançons aujourd’hui.

Cependant, pour donner immédiatement sur Mlle de la Force quelque chose de tout à fait nouveau et de plus curieux qu’une appréciation qui nous soit personnelle, nous en appelons à son propre témoignage. Elle vient déposer elle-même devant ses juges, car nous insérons ici son portrait, tracé de sa main et adressée M. le prince de Conti. Ce texte, complètement inédit, est extrait d’un manuscrit que nous possédons. On s’amusait alors à faire des portraits, et, bien qu’ils ne fussent, pour la plupart du temps, que des miroirs de vanité ou des textes de plaisanterie, il y avait parfois beaucoup de vérité dans ces confessions spontanées, car, en s’interrogeant soi-même, il arrivait, sans s’en rendre compte, que l’on répondait soit aux préventions soit aux reproches d’autrui ; et puis, comme chacun se connaît au fond beaucoup mieux qu’on ne le croit, le silence que l’on observait sur ses faiblesses était significatif ; ou bien, si l’on avouait ses défauts, on les exagérait souvent afin de pouvoir en revendiquer les qualités. D’ailleurs, quand on parle de soi et qu’on veut s’expliquer aux autres, n’en résulte-t-il pas certain entraînement à des épanchements plus abandonnés et plus sincères que sous l’empire de toute autre préoccupation ? Ce sont les testaments des caractères ; mais, au lieu de se placer en face de la mort ; on pose devant la postérité. Il y a donc plus de réalité qu’on ne le pense dans ces portraits faits à plaisir : il ne s’agit que de les comprendre. Il faut savoir seulement distinguer les grands traits de ces figures ciselées si délicatement et en reconnaître la physionomie naturelle et l’expression véritable.

Quoi qu’il en soit, et sous le bénéfice des observations précédentes, voici le portrait que nous avons promis :


MADEMOISELLE DE LA FORCE

peinte par elle-même


« Si je voulois faire mon portrait flaté comme on les fait d’ordinaire, et que je voulusse l’orner avec autant d’esprit que je le pourrois,

Jamais Hélène tant vantée
N’auroit eu de si doux appas ;
Jamais la gloire de Niquée
N’auroit causé de plus grands embarras.

Que d’amants vaincus par mes charmes !
Je renouvellerois tous nos vieux Paladins ;
Je ferois seule leurs destins.
Que l’on verroit de merveilleux faits d’armes !
Pour mettre ma conquête à fin,
L’on joûteroit du soir jusqu’au matin.

« Avouez-moi, mon cher Prince[1], que les choses ne valent que comme on les fait valoir, et que je pourrois dire de moi-même, si je le voulois, que j’ai la plus charmante taille du monde, et de cette aimable hauteur que les poëtes donnent à leur Vénus. Il me semble encore que j’ai lu dans Homère qu’elle avoit les sourcils et les yeux noirs : je les ai de même. Des yeux que l’on donne à la mère d’Amour doivent être beaux : les miens passent aussi pour tels ; on dit qu’ils touchent quelquefois, et que jamais regards n’ont été si pleins de charmes. J’ai les pieds petits et bien faits, les jambes, la gorge et les mains fort belles ; mes cheveux sont en fort grande quantité et de la même couleur que celle de mes yeux. J’ai la bouche rouge, les dents belles, l’air jeune,

Et le teint de lys et de roses,
Avec d’autres secrets appas
Qui sont de ces certaines choses
Que l’on sait et qu’on ne dit pas.

« N’est-il pas vrai, mon cher Prince, que je viens de décrire la plus agréable beauté que l’on puisse concevoir ?

Celle qui fut jadis si fière, si hautaine,
Qui sçût assujétir deux Illustres Romains,
Ne montra point aux yeux humains
Rien qui dût la rendre si vaine
Que la beauté que je dépeins.

« Tout ce que je viens de dire est vrai, et il en faudroit demeurer là pour ravir ceux qui ne m’ont point vue, envoyer ce portrait chez les étrangers, enchanter les nations et faire voler ma gloire dans l’avenir ; mais la vérité trop constante dont je me fais une si austère loi m’oblige à confesser que, bien loin d’être belle, c’est tout si je suis jolie pour ceux qui m’aiment ; qu’on juge de là ce que je dois être pour les indiférents !

« Tout ce que j’ai dit est vrai ; mais tout cela a des suites désagréables. Je n’ai pas le nez beau ; les joues sont élevées ; j’ai la bouche grande, un arrangement de traits dans le visage qui pourroient être plus réguliers. Il est quasi sûr que je déplais à la première vue ; mais avec le temps on s’acoutume à moi. Ce qui fait que je ne reviens pas d’abord, c’est un air froid que j’ai, qui pourroit volontiers se dire glorieux. Je ne cherche point à plaire, parce qu’il arrive peu que les gens nouveaux me plaisent ; bien éloignée en cela de l’ordinaire des dames, je voudrois borner toutes mes connoissances à ce qui m’a sçu plaire :

Le voir, l’aimer, m’en souvenir,
Ne m’ocuper que de lui-même.
De mon àme l’objet que j’aime
Ne sauroit jamais s’en bannir.

« Je suis tout à fait ennemie de la contrainte, et cependant toute ma vie est une contrainte perpétuelle. Si je me rens maîtresse de mes paroles et de mes actions, je ne le suis pas de mes airs. Je change souvent de visage, et d’heure à autre, suivant les humeurs où je suis ; le chagrin y fait une horrible impression ; la fierté et le dédain y paroissent trop et ne s’y placent pas bien ; la langueur y est assez touchante ; mais la gayeté y met un air ouvert et riant qui me sied. Toutes les passions se font lire dans mes yeux ; leurs mouvements donneroient des connoissances de ce que je voudrois qu’on sçût aux personnes les plus stupides ; ils ont un beau langage pour qui les entend.

« Je suis née indépendante et hautaine, aimant la gloire jusqu’à l’excès. C’est aussi de ce caractère que j’ai pris une fermeté qui m’a empêchée de me laisser abatre par mes malheurs. La grandeur de mon courage me fait vaincre tout ce que je crois mal, et oposer une résolution au-dessus de mon sexe contre les ataques les plus outrageuses de la fortune. Ma vie est une philosophie continuelle et une morale vivante ; j’ai beaucoup d’équité ; je ne connois ni le ressentiment des injures ni la vengeance qu’on en peut tirer. Le malheur de mon ennemi triomphe de toute ma colère, et dans cet état il n’y a point d’office qu’il ne reçût de ma générosité ; aussi je puis craindre la médisance, mais je n’appréhende point la juste censure. Exacte dans ma vertu, je me pardonnerois moins volontiers une faute que les autres ne feroient. Sévère contre moi-même, je tâche tous les jours à me corriger ; je cherche moi-même mon estime, et je ne me l’accorde qu’à bon titre. Je suis promte et quelquefois trop ocupée de mes malheurs. Je montre une méchante humeur à ceux qui m’aprochent ; elle ne va point jusqu’à traverser leurs plaisirs : elle ne fait qu’empoisonner ceux que je puis prendre, et enfin à rendre fort souvent rêveuse, et quasi toujours mélancolique, une créature qui, vive et gaye, n’étoit faite que pour la joie et pour les plaisirs.

« Je sens aussi, malgré toute la philosophie dont je viens de me louer, que deux passions ont trop d’empire sur mon âme, c’est la tendresse et l’ambition ; l’une l’emporte infiniment sur l’autre : je la laisse à deviner.

« J’aime fort la magnificence, et, quand je consulte mon cœur, je crois que j’avois été formée pour être reine, tant je trouve que celles qui sont élevées à ce rang suprême devroient avoir mes sentiments.


Les Héros les avoient ainsi ;
Ils viennent des vertus divines ;
Et ne dois-je pas croire aussi
Que ce sont eux qui font les Héroïnes.


« Je m’écarte toujours de la route ordinaire des ambitieux, qui ne sont jamais sans de grands desseins. Je les formerois comme une autre, et je les pousserois assez bien si la fortune me rioit. Je sais que sans elle tous les projets n’aboutissent à rien, et j’avoue que je me repose un peu sur la destinée.

« J’ai le cœur fort tendre. J’ai été toujours trompée ; je n’ai trouvé en toute ma vie qu’une bonne amie ; j’en ai eu de perfides et quantité de faux amis. Je sais et je sens tout ce qu’il faut sentir pour bien aimer. Jamais peut-être personne n’a eu l’âme si passionnée. La persécution, l’exil, la misère, la mort, l’infidélité même ne me feroient pas manquer à ceux à qui j’aurois donné mon amitié. Tout cela me seroit autant de délices, et ceux qui auraient mon cœur par inclination le conserveraient avec gloire. Je suis naturellement un peu jalouse, délicate jusqu’à la sotise, et comme tout ce que je fais et tout ce que je dis a relation à ceux que j’aime, j’explique aussi tout ce qu’ils font, et si je me satisfais quelquefois, le plus souvent je me gêne beaucoup. Je n’ai jamais rien déguisé à ceux que j’aime ; je pousse même ma sincérité si loin que, s’ils avoient des défauts, je les leur dirois pour les en corriger, non pas en rude censeur, mais en créature touchée qui voudroit que ce qu’elle a jugé digne de son cœur fût acompli. Je m’abandonne avec ce que j’aime dans une entière liberté de pensée ; on ne m’a aussi jamais aimée qu’avec passion. J’ai de l’esprit dans le tête-à-tête ou avec peu de gens ; je me laisse voir tout entière, et, comme je bannis la contrainte, ma conversation est comme on la veut, profitable si l’on me met sur de bons sujets, et agréable si l’on est gay. Si ma personne est retenue et modeste, mon esprit est fort libertin ; et, quand je suis sans contrainte et que j’ai l’imagination échaufée, je dis volontiers ce qu’on veut et ce qui me parait propre à réjouir ce que j’aime, pourvu qu’il y ait de l’esprit ; l’esprit est une des choses que j’aime le mieux. Je trouve que tout le monde en a, mais il y en a peu qui me revienne. J’ai pris moi-même assez de soin du mien ; je l’ai vif, doux et pénétrant ; peu de choses m’échapent. J’ai tâché surtout à le rendre bon et droit : je puis dire que j’y ai réussi. J’ai pris soin de l’orner chez les Anciens et les Modernes, et j’ai pensé que, n’étant prescrit à l’homme qu’un si petit nombre d’années, il devoit par son industrie se faire de tous les tems. »

Avant sa disgrâce, Mlle de la Force avait publié : en 1692, les Fées, Contes des Contes ; en 1694, l’Histoire secrète de Marie de Bourgogne ; en 1695, l’Histoire de Henri IV, roi de Castille (surnommé l’Impuissant) ; en 1696, l’Histoire de Marguerite de Valois, reine de Navarre ; enfin, en 1697, l’Histoire de Gustave Wasa.

Ces romans, sous des titres modifiés ou amplifiés, ont été reproduits par de nombreuses éditions, en France et en Hollande, pendant le cours du xviiie siècle.

Exilée à la fois de la cour et de la ville, sous peine de perdre la pension de mille écus qui composait toute sa fortune, Mlle de la Force se retira à six lieues de Paris, à Gercy, en Brie, abbaye de bénédictines, où Mlle de Briquemaut, sa nièce, se trouvait déjà. Elle y recevait des visites, et si elle ne pouvait les rendre, elle s’en dédommageait par ses correspondances, et ne demeurait étrangère ni à la cour, ni à la ville, ni au mouvement littéraire de son époque.

À Gercy, elle écrivit, en 1698, l’Histoire de Catherine de Bourbon, duchesse de Bar, et celle d’Adélaïs de Bourgogne, dont je possède le manuscrit encore inédit ; elle y composa également des poésies, dont voici les plus remarquables :

Les Châteaux en Espagne, adressés à Mme la princesse de Conti (47 vers) ;

À Mme la duchesse de Mantoue sur son entrée dans ses États (80 vers) ;

Épitre à Mme de Maintenon (100 vers) ;

Placet au roi, en 1713 (32 vers).

C’est encore à Gercy que Mlle de la Force a écrit ses Jeux d’Esprit en 1701. Elle a choisi l’époque qui suivit la régence de Marie de Médicis. Louis XIII avait été déclaré majeur à l’âge de treize ans, dans le lit de justice tenu au parlement en 1614, mais la régence se prolongea de fait jusqu’à la mort du maréchal d’Ancre, en 1617 ; c’est donc entre ces deux termes qu’il faut placer la Promenade de la princesse de Conty à Eu. La plupart des personnages qui composaient ce cercle intime, à l’exception du duc et de la duchesse d’Elbeuf, qui vécurent jusqu’en 1657 et en 1660, n’existaient plus en 1650, année de la naissance de Mlle de la Force. On peut donc affirmer qu’elle n’en a connu aucun personnellement. Quels sont donc les motifs qui ont pu diriger sur eux son choix ?

La princesse de Conti est l’âme de cette réunion ; elle l’avait provoquée, puisqu’elle se tenait à son château ; elle devait donc se composer tout naturellement de ses proches et de ses amis. En effet, nous y voyons d’abord son frère, le duc de Guise, celui que Bassompierre appelait l’un des meilleurs et des plus gentils princes qu’il ait jamais connus ; ensuite, la duchesse de Nevers, fille du duc de Mayenne, et par conséquent cousine germaine de la princesse de Conti ; le duc d’Elbeuf, son cousin issu de germain, et la princesse Henriette de Bourbon, fille de Henri IV et de la belle Gabrielle, qu’on considérait déjà comme faisant partie de la famille, car elle était promise au duc d’Elbeuf.

Voilà pour la parenté ; on pourrait presque y ajouter Bassompierre, le dernier des amants de la princesse de Conti. On croyait qu’elle l’avait épousé secrètement ; mais si son mariage n’a pu être prouvé, il n’est guère possible de douter qu’elle n’en ait eu un fils.

Il resterait encore trois autres personnes dont les relations de société justifieraient seules la présence à Eu : ce sont Mme d’Ornano, M. de Créqui, qui n’était pas encore maréchal, et le comte de la Rochefoucauld, non encore duc et pair ; mais nous trouvons d’autres motifs d’expliquer leur liaison avec la princesse de Conti : tous les trois, comme elle, étaient particulièrement attachés à la régente, et il est à remarquer d’une manière générale qu’à l’exception de la duchesse de Nevers, qui mourut en 1618, tous se prononcèrent pour la cause de Marie de Médicis et encoururent l’inimitié de Richelieu.

Rassompierre dit dans ses Mémoires « que le cardinal se plaignait de M. de Guise, qui usurpait de force ses droits sur l’amirauté du Ponent, et de Mme la duchesse d’Elbeuf et de Mme d’Ornano, qui ne cherchaient qu’à le détruire ».

La journée des Dupes donna à Richelieu l’occasion de se livrer à ses ressentiments. La princesse de Conti fut sa première victime : exilée à Eu, elle ne put survivre à la douleur d’être séparée de la reine. La duchesse d’Elbeuf s’était retirée d’abord auprès d’elle ; mais elle rejoignit son mari, réfugié en Flandre, après la défaite du parti de Monsieur à Castelnaudary.

Le duc de Guise fut réduit à chercher un asile en Italie ; il y mourut au bout de dix ans, sans avoir pu rentrer en France. Bassompierre expia à la Bastille, par une captivité de douze ans, ses liaisons avec la princesse de Conti. Le maréchal de Créqui, qui avait dû être arrêté peu après la reine mère, fut tué devant Brème d’un coup de canon en 1638. Le comte de la Rochefoucauld n’a pas été, que je sache, comme son fils, en butte aux persécutions de Richelieu, aussi, sous ce rapport, ne pouvons-nous l’assimiler tout à fait aux autres membres du cénacle d’Eu ; peut-être n’y apparaît-t-il que d’une manière incidente, comme le père de l’auteur des Maximes, et afin d’avoir l’occasion de parler pour ou contre la vanité. En effet, à un autre point de vue, la plupart des personnages si fidèlement représentés et si parfaitement placés auprès de la princesse de Conti ne sembleraient-ils pas avoir été convoqués à Eu pour rendre hommage à ceux qui devaient porter leurs noms plus tard ? Ne pouvons-nous pas soupçonner chez l’auteur certaine préoccupation, celle de louer les vivants en parlant des morts d’une manière si flatteuse, et n’en trouverions-nous pas une explication suffisante dans les sentiments affectueux et les liaisons intimes de Mlle de la Force avec les princes et les princesses de Conti et de Bourbon-Vendôme, avec les ducs de Guise et d’Elbeuf, avec les Gonzague, autrefois ducs de Nevers, devenus ducs de Mantoue ?

Quoi qu’il en soit, ce sentiment, s’il a existé chez l’auteur, ne s’est trahi par aucun anachronisme. Chacun est resté dans son rôle et a conservé son caractère. Mlle de la Force est demeurée dans une mesure parfaite : elle n’a rien exagéré, rien amoindri ; c’est le ton et le langage de la conversation de l’époque ; tout y semble naturel et sans prétention. C’était la mode alors de se livrer à des jeux qui exerçaient l’esprit ; l’imagination dans les cercles précieux et galants se sentait stimulée par ces sortes de divertissements ; on y trouvait l’occasion de briller et de dévoiler ses sentiments par des allusions tout à la fois ingénieuses et délicates ; le bel esprit s’associait au bel amour.

L’auteur nous représente différents jeux sur chacun desquels nous dirons quelques mots. Avant d’en parler, je suis tenté de lui reprocher d’en avoir omis deux qui étaient fort en vogue dans la société de la duchesse du Maine, mais peut-être les a-t-il considérés comme d’une origine trop moderne pour les attribuer à une époque déjà si éloignée. Le premier, dans lequel excellait Mlle de la Force, s’appelait les mots donnés : on donnait à une ou à plusieurs personnes un certain nombre de mots pour un récit, pour une lettre ou pour un voyage, c’est-à-dire qu’on écrivait un récit en vers ou en prose, une lettre ou un voyage ; il fallait y faire figurer ces mots dans l’ordre où ils étaient donnés, sans qu’il résultât de cette obligation aucune contrainte dans le sujet, aucune gêne dans la forme.

L’autre jeu était une loterie où chacun tirait l’indication d’une tâche qui lui était imposée : l’un un sonnet, l’autre un madrigal, un troisième une chanson, un quatrième un rondeau, etc.

Pour en revenir aux jeux d’esprit qui divertirent la petite société du château d’Eu, on joua successivement :

Le pour et le contre, d’autant plus piquant que la même personne était obligée de soutenir deux thèses contraires sur le même sujet ;

Le jeu du songe, où sous la forme d’une interprétation on pouvait dire au rêveur ou à la rêveuse toutes les folies imaginables, pourvu seulement qu’elles eussent une apparence de raison ;

Le jeu du courrier, où l’on était obligé d’improviser des lettres ou de répondre sur-le-champ à celles que l’on vous apportait ;

Le jeu des métamorphoses, où l’on devait raconter l’histoire du premier objet placé sous les yeux, en supposant qu’il n’était devenu tel que par suite d’une métamorphose ;

Le jeu de la pensée, où il s’agissait de penser mentalement à quelque chose, et d’adresser à tout le monde ces trois questions :

À quoi comparez-vous ma pensée ?

Que lui donnez-vous ?

Où la logez-vous ?

Après avoir recueilli les réponses, on faisait connaître l’objet pensé et l’on priait chacun de vouloir bien expliquer ce qu’il avait répondu ; cela donnait lieu aux équivoques les plus bizarres et aux quiproquo les plus divertissants.

Enfin le jeu du roman. La manière de jouer ce jeu était de choisir un sujet historique sur lequel on composait un roman en commun, c’est-à-dire que chacun y contribuait pour sa part, se trouvant obligé de reprendre le récit là où l’avait laissé celui qui l’interpellait.

Il est inutile de dire que c’est le jeu sur lequel Mlle de la Force s’étend davantage, elle se retrouvait sur son terrain. Le sujet du roman est emprunté au règne de Philippe-Auguste. Naturellement, les narrateurs parlent un peu trop comme les hôtes du château d’Eu ; quant à la fidélité des faits historiques, nous renvoyons nos lecteurs à la préface de Mlle de la Force.

PRÉFACE DE L’AUTEUR


J’ai écrit, pour me divertir, de pures imaginations. J’ai cru qu’on me pardonneroit d’y mettre des noms augustes ou aimés, parce qu’ils plaisent et qu’ils atachent davantage.

De tout ce qu’il y a dans ce roman de traits d’histoire, voici les seuls qui soient vrais :

Le mariage de Philippe de Valois avec Blanche de Navarre, qui étoit destinée à son fils ;

Celui du Duc de Normandie avec la Duchesse de Bourgogne.

Le Comte de Flandre se sauva, comme je le marque, en trompant à la lettre Édouard et les Flamands, et se maria à la fille du Duc de Brabant.

Dom Charles d’Espagne se maria aussi à la fille du Comte de Blois, et mourut enfin par la haine et la méchanceté du Roy de Navarre.

Les diverses circonstances dont j’ai acompagné les faits et tout le reste de ce que contient ce livre ne sont précisément qu’une fable.

C’est un avis que je me suis crue obligée de donner ici pour éviter un défaut trop commun depuis quelques années parmi certains écrivains qui, mêlant la vérité avec des fictions, peuvent surprendre les lecteurs qui

ne sont pas versez dans l’histoire.

LES JEUX D’ESPRIT


La Cour étoit si ocupée par les afaires, les intrigues et le plaisir durant la Régence de Marie de Médicis, que ce ne fut que quelque tems après qu’elle eut fini que Mme la Princesse de Conty ayant obtenu de la Reine, dont elle étoit passionnément aimée, la permission d’aler passer trois semaines à la ville d’Eu, elle proposa à quelques personnes qu’elle aimoit de faire ce petit voyage avec elle. La Princesse Henriette, légitimée de France, fille de Henry le Grand, voulut être de la partie. Mme la Duchesse de Nevers et Mme d’Ornane, le Duc de Guise, le Comte de la Rochefoucauld et le Marquis de Créqui les acompagnèrent et, quelques jours après, le galant Bassompierre et le Duc d’Elbeuf furent les y trouver.

La chasse, la promenade, la belle conversation, la musique et les vers les ocupoient agréablement, et un soir que toutes ces personnes étoient sur une terrasse dont la vue s’étendoit sur la mer :

— Je comprens, dit Mme la Princesse de Conty, qu’on peut vivre avec agrément sans être à la Cour, et je passerois volontiers ma vie dans un lieu comme celui-ci, et avec une aussi bonne Compagnie.

— Je consens de n’en repartir jamais, reprit Bassompierre, et, quelque libertin qu’on m’acuse d’être, je pourrois me fixer ici, si l’on le vouloit.

— Nous n’y serions pas longterns dans cette paix qui nous en rend le séjour si plein de charmes, lui répondit Mme de Nevers en riant ; toutes les Maîtresses que vous avez à Paris viendroient nous assiéger ; vous nous coûteriez autant à garder que la belle Hélène coûta aux Troyens, mais je ne sçais, de l’humeur dont vous êtes, si la guerre seroit bien longue.

— Tout ce que je puis faire, dit le Duc de Guise, c’est de m’offrir d’être votre Hector.

— Et toutes ses belles Maîtresses, reprit Mme la Princesse de Conty, vaudroient autant d’Achilles. Elles seroient bientôt victorieuses.

— Hé ! de grâce, Madame, répliqua Bassompierre, traitez-moi plus humainement ; ne poussons point la raillerie jusqu’à la comparaison des tems héroïques. Jouissons de celui qui est si doux et si charmant ; il vaut bien l’autre ; nous y voyons des beautez qui pourroient peut-être défigurer celle d’Hélène, et je crois qu’en galanterie nous valons bien leurs Héros.

— Songeons donc à demeurer ici, reprit la Rochefoucauld, et sans nous mettre beaucoup en peine ni de la Cour du vieux Priam, ni de celle du jeune Louis, donnons tous nos soins à divertir cette divine Princesse, acheva-t-il en regardant Mme la Princesse de Conty.

— Je voudrois, répartit-elle, faire un divertissement tout nouveau des divertissemens les plus communs, en un mot de ce que nous apelons les jeux. Il n’y a pas un de nous qui ne s’y soit amusé mille fois en son enfance, mais je voudrois que dans ces jeux il y eut de l’esprit et du plaisir. Tant il est vrai qu’on peut ennoblir les choses les plus simples et les rendre en même tems instructives et agréables.

— Mais encore, Madame, interrompit vivement la Princesse Henriette qui étoit jeune et gaie, faites nous entendre comment vous disposeriez de ces jeux-là.

— J’ai grande impatience d’en voir l’économie, dit le Marquis de Créqui, et comment, par exemple, la Princesse nous pourroit faire quelque chose d’agréable du pour et contre.

— Je m’en tirerai mieux que du pourquoi-parce-que, reprit-elle, et voici la manière dont je m’y prendray : écrivons quatre ou cinq mots sur lesquels on puisse parler ; mettons-les dans cette boîte de la Chine que voilà sur cette table, mettons-y des billets blancs ; qu’il y en ait des uns et des autres autant que nous sommes de personnes, et tirons au sort.

La chose s’exécuta comme Mme la Princesse de Conty l’avoit dite. Ces billets étant brouillez, elle commanda au Marquis de Créqui de tirer le premier. Il eut l’Amour ; le Duc d’Elbeuf un billet blanc ; Mme de Nevers en eut un aussi. Mme la Princesse de Conty eut l’Ambition ; la Rochefoucauld la Vanité, et Bassompierre l’Avarice.

Le reste des billets blancs fut pour les autres.

— Parlons selon nos rangs, dit Mme la Princesse de Conty, c’est au Marquis de Créqui à commencer, et pour rendre ce jeu plus vif, il ne faut pas avoir le loisir de penser à ce qu’on va dire et il faut prendre d’abord la parole sans hésiter.

— Voici une étrange épreuve pour ma vivacité, reprit Créqui en souriant, mais n’importe, hazardons ma gloire ; la gloire d’obéir promptement me servira de quelque mérite.

Après cela il parla de cette sorte :

LE POUR ET LE CONTRE

POUR L’AMOUR

« Cette passion a régné dès le commencement du monde, et elle durera tant qu’il y aura des hommes sur la terre. Les jeunes cœurs ont toutes les dispositions qui les portent à l’Amour, les vieillards n’en sont pas exempts ; les sages, les philosophes ont aimé ; en un mot, l’Amour est l’âme de l’univers. Y a-t-U quelqu’un qui ignore cet état charmant où l’on se trouve au commencement d’une passion ? Cette agitation tendre qui nous émeut ; le désir qu’on a de voir la personne aimée ; le trouble et la joye qu’on ressent quand on la trouve quelque part ? Ne se souvient-on pas encore comme son image dominante remplit toute l’étendue de nos pensées ? Rien peut-il égaler la douceur qui se rencontre dans l’union des cœurs ? Quelle satisfaction ne ressent-on point dans un commerce fidelle que rien ne sçauroit rompre ? Enfin je suis persuadé Page:Caumont Les Jeux d esprit.djvu/50 Page:Caumont Les Jeux d esprit.djvu/51 Page:Caumont Les Jeux d esprit.djvu/52 Page:Caumont Les Jeux d esprit.djvu/53 Page:Caumont Les Jeux d esprit.djvu/54 Page:Caumont Les Jeux d esprit.djvu/55 Page:Caumont Les Jeux d esprit.djvu/56 Page:Caumont Les Jeux d esprit.djvu/57 Page:Caumont Les Jeux d esprit.djvu/58 Page:Caumont Les Jeux d esprit.djvu/59 Page:Caumont Les Jeux d esprit.djvu/60 Page:Caumont Les Jeux d esprit.djvu/61 Page:Caumont Les Jeux d esprit.djvu/62 Page:Caumont Les Jeux d esprit.djvu/63 Page:Caumont Les Jeux d esprit.djvu/64 Page:Caumont Les Jeux d esprit.djvu/65 Page:Caumont Les Jeux d esprit.djvu/66 Page:Caumont Les Jeux d esprit.djvu/67 Page:Caumont Les Jeux d esprit.djvu/68 Page:Caumont Les Jeux d esprit.djvu/69 Page:Caumont Les Jeux d esprit.djvu/70 Page:Caumont Les Jeux d esprit.djvu/71 Page:Caumont Les Jeux d esprit.djvu/72 Page:Caumont Les Jeux d esprit.djvu/73 Page:Caumont Les Jeux d esprit.djvu/74 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Toute la belle Compagnie y passa aussi, et témoigna de ne la quiter qu’à regret.

— Il faut obéir à la Reyne, lui répondit Mme la Princesse de Conty, nous lui sommes tous atachez. Nous la respectons, nous l’aimons ; suivons donc ses ordres avec plaisir. Considérons moins la grandeur d’une Reyne de France que l’empire qu’elle a sur nos cœurs, quoiqu’un fameux Historien ait appelé les Reynes de France : les Reynes des Reynes.


FIN.




J’ai lu, par ordre de Monseigneur le Chancelier, le Manuscrit qui a pour titre : les Jeux d’Esprit, auxquels on peut s’ocuper dans les compagnies de gens polis et galans, et je n’y ai rien trouvé qui en puisse empêcher l’impression, s’il plaist à mondit Seigneur d’en acorder le privilège.

À Paris, le 26e de Juin 1701.
Signé :
DE LILLE.

TABLE DES JEUX


Pages
Le Pour et le Contre 
 5
Le Jeu du Songe 
 25
Le Jeu du Courrier 
 35
Le Jeu des Métamorphoses 
 47
Le Jeu de la Pensée 
 60
Le Jeu du Roman 
 75
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  1. François-Louis de Bourbon, prince de Conti en 1685, après la mort de son frère ; il fut le héros de sa maison et mourut en 1709.