Les Jeux rustiques et divins/Épitaphe pastorale

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Les Jeux rustiques et divins. Les Roseaux de la flûte
Mercure de France (p. 168-169).


ÉPITAPHE PASTORALE


Il a conduit jadis, sur le chemin qui mène
À la prairie en fleurs où chante une fontaine
Fraîche entre les joncs verts que reflète son eau,
Les grands bœufs indolents et le rude taureau
Qui paissent l’herbe haute et meuglent vers le soir,
Et, par l’âpre sentier que borde le houx noir,
Il a guidé, parmi l’odeur des toisons rousses,
Ses chèvres vives, ses boucs et ses brebis douces
Qui bêlaient en marchant, une à une, à la file,
Patientes comme des âmes qu’on exile.
Le fouet et l’aiguillon, la serpe et la charrue,
Tour à tour, ont durci ses mains pauvres et nues
Que rougissait le sang de la grappe pressée.
Grave et sobre, au milieu des rustiques pensées,
Il a vécu son heure et vieilli solitaire.
Son pas est lourd ; son dos se courbe vers la terre ;
Il surveille la meule et visite les ruches,
Car sa main s’engourdit et son pied las trébuche.

Et, le soir, il s’assoit aux portes des potiers,
Longuement, il les voit pétrir et manier
L’argile funéraire et cuire l’urne molle
Et bientôt — préparez le bûcher et l’obole ! —
Sa vie ira dormir aux flancs creux que façonne
La main industrieuse à la glaise, et l’automne
Fera ramper son lierre au cippe et l’été d’or
Fendra l’argile rouge où cette cendre dort ;
Et toi qui passeras à l’ombre des cyprès,
Arrête-toi, écoute et t’approche tout près,
Et l’urne s’emplira, sonore à ton oreille,
Comme d’un bruit lointain de feuilles et d’abeilles.