Les Jeux rustiques et divins/L’Obole

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Les Jeux rustiques et divins. Les Roseaux de la flûte
Mercure de France (p. 122-124).
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L’OBOLE


Toi qui es un Vivant et moi qui suis une Ombre,
Parlons-nous d’un bord à l’autre du fleuve sombre
Dont l’onde coule encore entre nos Destinées,
Et dis-moi, ce printemps, si les brises sont nées,
Si le noir cep toujours porte la grappe lourde,
Si le vin frais à l’outre est tiède dans la gourde,
Et si les rauques paons et si les coqs sonores
Chantent au crépuscule et chantent à l’aurore,
Si l’abeille bourdonne et si le cygne est blanc,
Si le ciel, chaque soir, s’étoile, si le vent
Penche l’arbre qu’il tord et courbe les blés longs,
S’il est tantôt zéphyre et tantôt aquilon,
Brusque ou sournois, âpre ou léger, tendre ou farouche,
Mystérieux, soufflant sa force à pleine bouche
Ou faible et caressant, trop bas pour que l’entende.
Le brin d’herbe qui plie ou la feuille qui tremble ;
Dis-nous, versent-elles encore, nos fontaines,
Dans leurs bassins rompus leurs vasques encor pleines ?

Le fruit à l’espalier mûrit-il chaque automne ?
L’année alternative, égale et monotone,
Fait-elle rire Avril à l’écho et répondre
À sa voix claire Août qui sommeille sous l’ombre
Des arbres hauts d’où tomberont les feuilles mortes ?
Entend-on les rouets ronfler au seuil des portes
Et les flûtes chanter au delà de la haie,
Si douces que leur chant, heure par heure, égaie
Le jour clair qui se lève et le soir las qui tombe ?
Dis-moi les sources, les vergers et les colombes
Et l’Amour au-devant des heures bienvenues
Qui fait rire au miroir les femmes pour lui nues ;
Dis-moi les doubles seins et les bouches et toutes
Les choses qui jadis, là-bas, me furent douces.
La chevelure, nuit et soleil ! et les hanches
Sœurs des lyres d’argent et des amphores blanches,
Toute la Vie éparse et toute la Beauté
Avec les Dieux debout, beaux en leur nudité.
Mais je crains, Voyageur, hélas ! qui viens de vivre
Et qui restes ainsi sur la suprême rive,
Taciturne et tenant, pour obole, à la main,
Un caillou ramassé aux pierres du chemin,
Que tu ne saches, à te voir muet et nu,
Rien de ce qu’en mes jours terrestres j’ai connu,
Et que pour toi l’aurore ait été sans oiseaux
Et la treille sans grappe et l’onde sans roseaux.

La lèvre sans sourire, et sans baisers la bouche,
Puisque, sur l’eau funèbre où déjà ton pied touche,
Tu n’as, pour obtenir ton passage vers l’Ombre
Qui te parle de l’autre bord du fleuve sombre,
Ni l’obole où s’incruste à jamais dans l’airain
L’effigie aux yeux clos de quelque grand Destin,
Ou pour fléchir Caron qu’il te faudra prier,
Ni la divine fleur ni le divin laurier.