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Les Jeux rustiques et divins/Le Compagnon

La bibliothèque libre.
Mercure de France (p. 279-281).
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LE COMPAGNON


Derrière la colline et derrière le fleuve,
Compagnon éternel et que tu ne vois pas,
Sur le sable, la feuille morte et l’herbe neuve,
Écoute le passé qui marche dans tes pas.

Du fond de ta mémoire et du fond de ta vie
Il s’avance, se tait et s’approche, et sa main
Cueille l’ombre des fleurs que nous avons cueillies ;
Il s’obstine à nous suivre et sait notre chemin.

Mais si pour l’entrevoir tu retournes la tête,
Tu l’entendras soudain s’en aller devant toi,
Tu n’as qu’à t’arrêter si tu veux qu’il s’arrête,
Et il reste invisible à celui qui le voit.

Il a planté jadis la treille dont tu manges
La grappe fraîche ou âpre à ta bouche, et c’est lui
Qui retailla le cep pour les jeunes vendanges
Que tes lèvres enfin vont goûter aujourd’hui.


La fontaine où tu bois mire sa face inverse,
L’écho où tu parlais répète ce qu’il dit,
Et l’âtre où tu séchas les gouttes de l’averse
Offre sa cendre tiède à son pied refroidi.

La porte que ta clef entr’ouvre et que tu pousses
Laisse entrer avec toi cet hôte inaperçu ;
À l’angle où l’araignée ourdit ses toiles douces,
Le Passé tisse auprès la sienne à ton insu.

À son double rouet qui file l’aube et l’ombre
Il travaille sans cesse et ne s’est pas lassé ;
Il a mêlé son fil sournois aux fils sans nombre,
Et l’habit que tu vêts est fait de ton passé.

Il dort dans ton sommeil et songe dans les rêves,
Il se lève à l’aurore et te suit jusqu’au soir,
Le long de la forêt, du fleuve ou de la grève ;
Un jour, il te tendra son magique miroir.

Lui qui fut si longtemps invisible à ta vie,
Deviendra le passant que l’on n’évite pas
Va, du fond du cristal de la glace ternie,
Tu te verras venir, tous les deux, pas à pas ;


Il n’a rien oublié afin qu’il te souvienne,
Et, double, en ce miroir où tu t’es reconnu,
Derrière ton destin et ta face, la sienne
Est l’éternel présent de tout ce qui n’est plus.