Les Journées de février 1848

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Les Journées de février 1848
Revue des Deux Mondes7e période, tome 14 (p. 412-440).
LES
JOURNÉES DE FÉVRIER 1848
D’APRÈS DES SOUVENIRS INÉDITS

Mon grand-père [1] et mon père [2] étaient tous deux députés en 1848. Mon grand-père, directeur général de l’Enregistrement et des Domaines, qui par deux fois avait été élu député du Lot sous la Restauration, représentait ce département depuis l’avènement du roi Louis-Philippe. Mon père, maître des requêtes au Conseil d’Etat, avait été lui aussi nommé député du Lot, en 1846. L’un et l’autre faisaient partie de la majorité conservatrice qui soutenait le cabinet formé en 1840 par M. Guizot et qui porte dans l’histoire le nom de cabinet du 29 octobre.

Dans « cette société polie, bienveillante et lettrée [3] » qu’alors sans épithète on nommait le monde, mon père entretenait, malgré une différence d’âge marquée, de précieuses relations avec divers personnages dont il se plaisait à recueillir les enseignements. L’un d’eux, M. Hébert, dernier garde des sceaux du Gouvernement de Juillet, lui conta certains incidents qui marquèrent en haut lieu les journées de février 1848 et que mon père mit alors par écrit. Observateur attentif des événements, mon père écrivit également une relation de faits dont il fut témoin durant ces mêmes journées.

En réunissant ces notes, j’ai composé ce récit.

Le dimanche 20 février 1848, après le conseil des ministres qui se tint sous la présidence du Roi, le garde des sceaux, M. Hébert, demanda à Louis-Philippe l’autorisation de lui envoyer, le lendemain, un paquet d’ordonnances à signer. En plaisantant, le Roi reprocha à M. Hébert d’être parmi ses ministres celui qui, sous ce rapport, lui donnait le plus de besogne, et comme, au conseil, la question de l’opportunité de la retraite du cabinet avait été plusieurs fois mise en question, retraite qu’il avait constamment combattue avec énergie, Louis-Philippe ajouta : « Envoyez tout ce que vous voudrez, pourvu que ce ne soit pas votre démission, car je ne l’accepterais assurément pas. » De ces paroles il résulte nettement que, à la date du 20 février, l’intention du Roi n’était point encore de se séparer du cabinet que présidait M. Guizot.

Cependant, le banquet depuis longtemps annoncé et organisé par un comité du XIIe arrondissement [4] pour manifester en faveur des réformes réclamées par l’opposition, devait avoir lieu le 22 février à midi. Ayant finalement résolu de ne point s’opposer formellement à ce festin populaire, mais pourtant de protester contre sa tenue en faisant dresser procès-verbal de contravention par un commissaire de police afin de pouvoir amener les tribunaux à juger la question de légalité, le Gouvernement avait délégué M. Vitet [5] et M. de Morny [6] auprès de MM. Duvergier de Hauranne [7], Léon de Malleville [8] et Berger [9] pour les informer de sa décision. Malgré cet avis officieux, un programme de la manifestation parut le 21 février dans les journaux de l’opposition, programme réglant moins les détails du banquet, que la composition, l’ordre, la marche du cortège qui devait se rassembler sur la place de la Madeleine, et dans lequel les gardes nationaux étaient invités à prendre rang. Le Gouvernement vit, avec raison, dans ce manifeste, un empiètement sur ses attributions, une atteinte à l’autorité publique et crut devoir prendre des mesures en conséquence. En effet, l’esprit conciliant dont le ministère avait fait preuve, la loyauté [10] avec laquelle M. Vitet et M. de Morny avaient fait connaître ses intentions pacifiques, faisaient apparaître la publication de ce manifeste comme un acte d’autant plus agressif et perfide.

Le Gouvernement, restant pourtant fidèle à sa promesse de tolérer le banquet, se borna à interdire le cortège.

Cette décision désorienta l’opposition et l’après-midi, à la Chambre des députés, M. Odilon Barrot, interpellant le ministre de l’Intérieur, M. Duchâtel, chercha, bien mollement d’ailleurs, à la lui faire rapporter. Tout en excusant la publication du manifeste, dont le fond n’avait rien, prétendait-il, de répréhensible, M. Barrot déclarait qu’il n’en approuvait pas la forme, mais qu’il n’y avait point là, lui semblait-il, motif suffisant pour que le Gouvernement fut en droit de revenir sur une partie de ses promesses. M. Duchâtel eut vite fait de démontrer qu’il ne pouvait tolérer qu’un comité, s’élevant en face du gouvernement constitutionnel, convoquât la garde nationale et provoquât des attroupements.

En sortant de la séance de la Chambre des députés, M. Odilon Barrot réunit chez lui ses amis, et, après avoir entendu les représentants des divers partis de l’opposition qui devaient prendre part au banquet, il fut décidé que, pour éviter des troubles et des collisions, ce banquet n’aurait point lieu, mais que, en revanche, une proposition de mise en accusation des ministres serait déposée le lendemain sur le bureau de la Chambre. Quatre-vingt-dix députés environ signèrent cette proposition.


Ce même jour, mon grand-père et mon père dînaient chez M. Lepeletier d’Aunay [11]. Dans la soirée, M. Antoine Passy [12] vint, radieux et plein de confiance, annonçant que, le lendemain matin, il y aurait 80 000 hommes soit de garde nationale, soit de troupes de ligne dans les rues de Paris, pour y maintenir l’ordre qu’il jugeait menacé. En effet, une somme de vingt mille francs avait été envoyée de Rouen, disait-il, pour être distribuée à des ouvriers afin de les provoquer à l’émeute. Parmi les convives se trouvait M. Rivet [13], qui espérait que les événements amèneraient prochainement au pouvoir M. Dufaure [14] et M. Billault [15], dont il était l’ami.

― Ils’ y entreront avec M. de Montalivet et le maréchal Bugeaud, observa mon père.

— M. Dufaure, répondit M. Rivet, n’entrera jamais avec eux. Il veut le ministère de l’Intérieur pour lui ou pour un de ses amis.

— Ils devront bien se garder de dissoudre, quant à présent, la Chambre, ajouta mon père, car, dans la situation des esprits, la nouvelle Chambre serait révolutionnaire.

— Vous vous trompez, les candidats au delà de votre couleur et de la mienne sont peu nombreux. Les députés nouveaux seront des hommes de notre opinion ; les candidatures plus avancées ne sont pas préparées.

— Mais la réforme, répliqua mon père, qu’en faites-vous ? Vous ne pouvez pas dissoudre la Chambre, sans avoir, au préalable, obtenu les deux lois de réformes, sans quoi il y aurait leurre de votre part. En revanche, il vous serait impossible de saisir immédiatement de cette question une nouvelle Chambre. On aurait donc renversé un ministère, parce qu’il ne voulait pas faire assez promptement la réforme, et on le remplacerait par un autre qui la ferait beaucoup plus tard.

— Sans doute ; mais le plus important serait de dissoudre la Chambre actuelle trop usée. Avec une nouvelle Chambre, la réforme serait assurée.

Puis M. Rivet s’étendit sur divers projets financiers, devant modifier les contributions foncière, personnelle et des portes et fenêtres, projets destinés, dans sa pensée, à populariser ses amis.

On est en droit de s’étonner, qu’en ces conjonctures où l’existence même de la monarchie de Juillet était en jeu, il se soit trouvé parmi ceux qui n’attendaient point, des événements en cours, un bouleversement des institutions établies, des gens capables de s’attarder dans des espoirs aussi mesquins. Comment ne sentaient-ils pas, qu’au point où en arrivaient les choses, le ministère présidé par M. Guizot ne devait plus être considéré, jusqu’au rétablissement de l’ordre, que comme un gouvernement de défense sociale ?


JOURNÉE DU MARDI 22 FÉVRIER

« Le matin du mardi 22 février, note mon père, qui demeurait au numéro 18 de la rue Royale, je m’attendais à voir toutes les rues voisines occupées par des troupes, d’autant mieux que la veille, à la buvette de la Chambre, le général de Garraube [16] m’avait tenu le même langage que M. Passy, ajoutant que chaque homme de troupe serait muni de vivres pour trois jours, et que lui-même était chargé du commandement des forces qui surveilleraient le faubourg Saint-Denis. Je ne vis rien et tout me parut calme.

« Cependant, vers dix heures, écrit-il, quelques groupements se formèrent sur la place de la Madeleine. A onze heures, ces groupements devinrent beaucoup plus nombreux. A onze heures et quart, il y avait là une masse considérable, composée en grande majorité d’hommes en blouse et de gens appartenant à la classe ouvrière. A onze heures et demie, cette masse s’ébranla en chantant la Marseillaise, et se dirigea vers la place de la Concorde.

« Je profitai de ce moment pour sortir en voiture, afin de me rendre d’abord rue Greffulhe, puis à la commission du budget. En débouchant sur la place de la Concorde, je rencontrai le cortège des manifestants qui s’y était attardé. Aussitôt, à droite et à gauche, des cris furieux : « A bas l’aristocrate ! » furent dirigés contre moi. On arrêta les chevaux, on se pressa autour de la voiture, on en ouvrit les portières, on me demanda qui j’étais, comment je me nommais, si j’étais député. Je répondis que j’étais un particulier allant à ses affaires, mais que je descendrais de voiture si on l’exigeait. Les uns, me tirant par mon paletot, voulaient me faire sortir de la voiture, et d’autres, au contraire, voulaient que j’y restasse. Aidé du bon vouloir de ces derniers, le cocher, profitant de la confusion, fouetta ses chevaux et je fus ainsi délivré. Après avoir dépassé l’obélisque, voyant que le pont de la Concorde était également envahi par une foule compacte, je crus devoir descendre de voiture, et renvoyai le cocher fort embarrassé des moyens qu’il prendrait pour retourner à la maison.

« En arrivant à la Chambre, j’y trouvai simplement le piquet habituel de garde nationale. Aucune autre troupe n’avait été mise à notre disposition pour nous défendre, si nous étions attaqués. Le piquet venait d’avoir toutes les peines du monde à faire évacuer le jardin de la présidence, dont les murs avaient été escaladés par nombre d’individus. Je rencontrai dans la cour du Palais Bourbon M. Sauzet [17],M. de Jouvencel [18], M. Achille Fould [19], M. de L’Espée [20], tous fort préoccupés et auxquels je racontai mon aventure que je fus obligé de répéter bien des fois dans la journée à d’autres personnes qui me le demandèrent.

« L’agitation était telle que nous ne nous réunîmes pas à la Commission du budget et que, à la séance de la Chambre, peu de membres prirent part à la discussion sur la banque de Bordeaux. Vers les trois heures, je rencontrai dans le salon de la Paix, M. Barrot et M. Benoit Fould [21] et causai quelques instants avec eux.

— Nous allons probablement devenir majorité, dit M. Barrot, faisant allusion à l’arrivée d’un cabinet où entreraient M. Dufaure, M. Billault et M. Molé. Nous ne demanderons au nouveau ministère que de laisser faire librement les élections.

— Voulez-vous, lui dis-je, une dissolution immédiate ?

— Non, il faut que les lois de réforme se fassent auparavant ; mais la dissolution devra avoir lieu dans le courant de l’année. Après le vote de la Chambre sur les banquets, nous ne pouvons rester vis-à-vis les uns des autres dans la position où nous nous trouvons.

« M. Benoît Fould ayant alors exprimé le regret que l’amendement de M. Sallandrouze [22] sur les réformes n’eût pas été adopté, amendement dont le vote par la Chambre des députés aurait, suivant lui, calmé les esprits :

— Vous vous trompez, lui dis-je, le mal ne provient pas du désir et du refus des réformes, et les réformes ne le guériront pas. Le mal vient de tout ce qui s’est passé depuis deux ans : l’affaire Teste, l’affaire Petit, l’affaire de M. Adam ; enfin l’existence même du ministère sur lequel on fait retomber la responsabilité de toutes ces fâcheuses affaires. Seule, la chute du ministère détendra la corde et améliorera la situation mieux que ne le feront toutes les réformes.

— Vous avez parfaitement raison, me répondit M. Barrot.

« En quittant M. Barrot, je passai dans la salle des Conférences. J’y rencontrai M. de Malleville qui, s’approchant de M. Boulay de la Meurthe [23], lui conseilla de réunir le lendemain sa légion et de la faire marcher contre l’émeute.

— Ma légion déteste le ministère, répondit M. Boulay avec animation.

— Là n’est pas la question, répliqua M. de Malleville ; il faut avant tout maintenir l’ordre.

« M. Boulay partit et j’abordai M. Barada [24] que j’engageai à sortir avec moi. Il hésitait, craignant des troubles sur la place de la Concorde. Je lui fis observer qu’elle était couverte de troupes et que nous pouvions en sûreté retourner chez nous. M. Barada se décida et nous rentrâmes. Il y avait beaucoup de monde dans la rue Royale, mais tout y paraissait assez calme.

« Souffrant de la gorge, je ne sortis pas le soir et demandai à mon père de ne point aller diner chez M. Benoît Fould, dans la crainte qu’il ne lui arrivât ce qui m’était arrivé sur la place de la Concorde. »


JOURNÉE DU MERCREDI 23 FÉVRIER

Le mercredi 23, au matin, M. Hébert reçut un billet de M. Guizot, billet où le président du Conseil l’invitait à se rendre au ministère de l’Intérieur, ajoutant simplement qu’il y serait délibéré sur une importante résolution à prendre. M. Hébert se rendit aussitôt chez M. Duchâtel, où plusieurs de ses collègues se trouvaient déjà réunis. Sur ces entrefaites arriva M. François Delessert [25], qui, prenant à partie président du Conseil et le ministre de l’Intérieur, les informa des mauvaises dispositions qu’il constatait dans la garde nationale de son quartier. Cette communication préoccupa beaucoup M. Guizot et M. Duchâtel, qui se retirèrent dans le cabinet de ce dernier, où ils s’enfermèrent avec M. Hébert, laissant leurs collègues dans le salon.

Au cours de ce conciliabule, il fut question, entre les trois ministres, d’arrestations à opérer. D’après le récit qu’en fit M. Hébert à mon père, le nom d’une personne, que le garde des Sceaux ne lui désigna point, fut particulièrement discuté. M. Duchâtel s’opposa à son arrestation, faisant observer que M. Delessert [26] la lui avait signalée comme étant parfaitement sûre. D’après un renseignement fourni plus tard à mon grand père par M. Cunin-Gridaine [27], cette personne que, tout comme M. Hébert, M. Cunin ne nomma point, était susceptible de dévoiler le plan des émeutiers et capable, au besoin, d’arrêter l’insurrection. Ce nom fut donc excepté et M. Duchâtel donna à ses collègues l’assurance que les divers mandats d’amener allaient être aussitôt établis. C’était en effet au ministre de l’Intérieur, chargé de la police, qu’incombait le soin d’exécuter cette décision. Elle ne le fut point.


En cette même matinée, mon père sortit à onze heures pour se rendre à la commission du budget. Une certaine agitation se manifestait dans la rue, mais sans qu’on y remarquât des groupes. En arrivant au Palais-Bourbon, il vit passer un régiment d’artillerie, qui, par le quai d’Orsay, se dirigeait vers les halles.

« A la commission nous eûmes séance, relate mon père, quand, vers deux heures, l’un de nous crut entendre le canon et ouvrit les fenêtres. Nous perçûmes plusieurs coups fort distincts ; mais comme Quelques membres de la commission persistaient à ne point admettre que ce fut effectivement le canon, le colonel Cerfberr [28] et le colonel d’Oraison [29] déclarèrent qu’il ne pouvait y avoir le moindre doute à cet égard. L’émotion fut telle parmi nous que M. Bignon [30], notre président, leva la séance en nous disant :

— A après-demain vendredi, messieurs, si les événements le permettent.

« Je me rendis alors au salon de la Paix où je racontai qu’à la commission du budget nous venions d’entendre le canon : Nombreux étaient ceux qui hésitaient à le croire, lorsque M. Passy, quoique toujours confiant, nous dit : « Il est possible qu’on ait tiré le canon dans la rue Rambuteau. »

« Quelques instants après, plusieurs membres de l’opposition sortirent fort animés de la salle des séances et j’entendis M. Crémieux [31] s’écrier : « Allons, messieurs, nous placer entre le peuple et la troupe ; il est impossible que nous laissions égorger nos concitoyens. » Comme le bruit se répandit aussitôt que M. Vavin [32] voulait interpeller le Gouvernement, nous entrâmes à la séance ; mais, sur l’observation faite par M. Hébert que M. Guizot et M. Duchâtel n’étaient point arrivés au Palais-Bourbon, M. Vavin avait été contraint de différer son interpellation. Nous ressortîmes alors, pour la plupart, de la salle, tandis que M. Jules de Lasteyrie [33], très agité, annonçait que la garde nationale envoyait une députation pour demander la réforme. Afin de juger ce qu’était cette députation, je me rendis sur le grand escalier extérieur du Palais-Bourbon, d’où j’aperçus en effet, arrêtés sur le quai d’Orsay, à l’entrée du pont de la Concorde, quelques gardes nationaux qui ne dépassaient guère en nombre la valeur d’une compagnie et qui remirent à des députés de l’opposition la pétition dont ils étaient porteurs. »


Pendant que mon père était témoin des divers incidents qu’il vient de nous retracer, que s’était-il passé en haut lieu, quels motifs avaient pu retenir ainsi absents du Palais-Bourbon M. Guizot et M. Duchâtel ? Nous le saurons par le récit que M. Hébert en fit à mon père.

Confiant dans l’assurance donnée par M. Duchâtel que des arrestations allaient être opérées, le garde des Sceaux s’était rendu vers midi à la Chancellerie pour y attendre l’avis de ces arrestations et prendre toutes les dispositions relatives aux interrogatoires et à l’instruction. A deux heures, étant encore sans nouvelles et espérant en avoir à la Chambre, M. Hébert s’y rendit et y trouva M. Guizot écoutant fort tranquillement un discours de M. Léon Faucher [34], sur la banque de Bordeaux. Mais, presque aussitôt, un huissier vint avertir le garde des Sceaux, que le ministre de l’Intérieur l’attendait dans une des salles voisines.

— Eh bien ! s’écria M. Duchâtel, le Roi se démanche.

— Qu’entendez-vous par là, objecta M. Hébert ?

— Le langage qu’il vient de me tenir me donne lieu de le croire. La Reine, ainsi que le Duc de Nemours et le Duc de Montpensier, étaient avec lui. La Reine, qui, jusqu’à ce jour, nous a soutenus si énergiquement, paraît tout à fait changée à notre égard. Le Duc de Nemours, dont les dispositions pour nous étaient les mêmes, n’a pas soufflé mot, et quant au Duc de Montpensier, il semble que, pour lui, la belle heure de notre départ ne soit pas assez tôt arrivée. Il faut en avertir M. Guizot, ajouta M. Duchâtel, allez-y, car je ne veux pas entrer dans la Chambre. Si j’y paraissais, je serais immédiatement assailli de questions.

M. Hébert fut, en effet, prévenir M. Guizot qui parut fort surpris de la nouvelle apportée par M. Duchâtel et n’hésita pas à se rendre tout de suite chez le Roi. M. Guizot engagea M. Hébert à rester à la Chambre pour répondre aux interpellations qu’on annonçait devoir se produire, ajoutant que si lui seul était à même de répondre à ces interpellations, il priait son collègue de demander à la Chambre d’en ajourner la discussion jusqu’à son retour. En outre, il fut convenu que, pour ne point l’ébruiter, on tairait, même aux autres ministres, la nouvelle apportée par M. Duchâtel.

Dès que M. Hébert reparut à la séance, M. Vavin, comme nous l’avons relaté plus haut, vint prévenir le garde des Sceaux que son intention était d’adresser au ministère deux interpellations. « Sur quoi, lui dit M. Hébert ? — Sur la situation de Paris, répondit M. Vavin. — Mais il me semble, objecta M. Hébert, que ce n’est pas le moyen de l’améliorer. En tout cas, attendez l’arrivée de M. Guizot, qui ne tardera pas à revenir, conseilla le garde des Sceaux. »

M. Vavin, alléguant qu’il y était incité par plusieurs de ses collègues, monta quand même à la tribune et demanda pour quel motif la garde nationale n’avait pas été plus tôt convoquée. Sur les observations de M. Hébert, la Chambre décida qu’elle n’entendrait M. Vavin qu’après le retour de M. Guizot et de M. Duchâtel.


Mon père se trouvait encore sur le grand escalier extérieur, quand un huissier y vint annoncer que le président du Conseil et le ministre de l’Intérieur étaient au Palais-Bourbon. Mon père regagna aussitôt, par le petit jardin, la salle des séances.

« En passant devant le banc des ministres, écrit-il, je serrai la main au ministre des Finances, M. Dumon [35], et lui demandai comment il allait.

— J’irai beaucoup mieux tout à l’heure, me répondit-il.

— C’est donc fini de vous ? lui dis-je.

— Non pas tout à fait encore, vous allez voir.

« En effet, M. Vavin ayant repris la parole et demandé de nouveau pour quel motif, dans des circonstances aussi graves, le Gouvernement n’avait pas cru devoir réclamer le concours de la garde nationale, M. Guizot, montant à son tour à la tribune, répliqua que toute explication à ce sujet devenait inopportune, le Roi venant de faire appeler M. le comte Molé pour le charger de former un nouveau cabinet.

« A ces mots, des applaudissements éclatèrent sur les bancs de la gauche et furent aussitôt répétés par nombre de députés disséminés dans la salle.

« Parmi les députés de la majorité, de tout autres sentiments se manifestèrent : chez les uns, ce fut expression de regret, chez les autres, expression de mépris contre des hommes qui semblaient abandonner le pouvoir au moment du péril : « Quelle lâcheté ! » me dit mon voisin, le duc d’Elchingen [36]. Personnellement, j’étais loin de regretter le ministère, mais la pensée, qu’il abdiquait peut-être devant le danger, m’indignait. Me penchant vers M. Dumon, derrière lequel j’étais assis, je lui demandai si ses collègues et lui avaient donné leur démission ou s’ils étaient renvoyés.

— Nous sommes renvoyés, me répondit-il.

— Je vous en félicite, lui dis-je. Je ne me serais jamais pardonné de vous avoir soutenus, souvent même contre mes opinions, si vous aviez, en un pareil moment, donné votre démission.

« Descendant alors dans l’hémicycle où les députés se pressaient en foule devant le banc des ministres, j’entendis M. Guizot déclarer également que lui et ses collègues étaient renvoyés et, prenant tour à tour les mains de ceux qui l’approchaient, leur dire, en indiquant les bancs supérieurs : « Nous ferons ensemble, sur ces bancs, de la bonne politique. »

« J’appris du ministre des Travaux publics, M. Jaÿr [37], et aussi de M. Dumon, que, dans la matinée, M. Dupin [38], M. de Montalivet [39] et d’autres s’étaient rendus chez le Roi qu’ils avaient impressionné par leurs récits. En arrivant au château, avant midi, M. Duchâtel avait trouvé le souverain fort effrayé. Louis-Philippe lui avait parlé de l’impopularité de M. Guizot et du danger qui pouvait résulter de cette impopularité. M. Duchâtel s’était alors empressé d’aller chercher M. Guizot et de l’amener aux Tuileries où le Roi lui avait parlé en des termes à peu près semblables. Sans offrir sa démission, M. Guizot avait alors déclaré que si son maintien au ministère paraissait un obstacle au rétablissement de l’ordre, il était prêt à se retirer. Le Roi, l’ayant pris au mot, avait immédiatement envoyé chercher M. Molé. »

Grande fut, au dire de M. Hébert, la stupéfaction des autres ministres, qui apprenaient ainsi de M. Guizot leur retraite forcée et ne savaient que répondre aux questions qui leur étaient adressées.

« Lorsque le calme fut rétabli dans la Chambre, poursuit mon père en son récit, M. Sauzet demanda la fixation de l’ordre du jour du lendemain. Cet ordre du jour, arrêté dans la séance de la veille, portait que le bureau examinerait à midi la proposition relative à la mise en accusation des ministres ; mais la gauche, par l’organe de M. Dupin et de M. Sauzet, demanda que cet ordre du jour fût modifié à raison de la nouvelle qui venait d’être apportée, à raison aussi du danger qu’il semblait y avoir à discuter en de telles circonstances une question aussi irritante. M. de Peyramont [40], se levant alors, dit avec vivacité à M. Dupin : « Pourquoi n’avez-vous pas donné hier cette dernière raison ? »

« Cependant M. Guizot insista fièrement pour que l’ordre du jour fût maintenu et les membres de la majorité, sauf quelques-uns parmi lesquels je remarquai M. Charles Laffitte [41], se levèrent en faveur du maintien. J’en fis de même et à grand regret, mais un sentiment d’honneur me détermina : je ne voulais pas abandonner le ministère dans le dernier vote qu’il demandait à ses amis. C’est aussi ce même sentiment d’honneur qui m’avait déterminé dans mes deux votes sur la réforme et les banquets. Depuis un certain temps je désirais ardemment la retraite du ministère, non que je le crusse coupable assurément puisque je l’appuyais ; mais parce que les préventions contre lui devenaient telles que son maintien ne pouvait qu’augmenter chaque jour les difficultés. J’avais donc désiré non sa chute, mais sa retraite volontaire que, malheureusement, les événements ne rendaient plus possible. J’aurais voulu que, comprenant sa position, il se fût retiré de lui-même, mais non qu’on le renversât. Je ne trouvais pas qu’il eût été digne, pour la majorité, de renverser des hommes, qu’elle avait longtemps soutenus et qui n’avaient pas démérité de sa confiance. Si, parfois, ces hommes avaient commis des actes répréhensibles, ne pouvait-on point en reprocher de pareils à leurs prédécesseurs, dont certains attaquaient pourtant le ministère avec une grande violence ? J’aurais donc souhaité que par leurs conseils, par leurs représentations, les amis des ministres pesassent sur eux et les déterminassent à se retirer.

« Ce résultat d’ailleurs avait paru un instant près d’être atteint. Le 19 février, en effet, mon père était allé voir M. Dumon qui lui avait communiqué le projet arrêté par les ministres de se retirer aussitôt après le banquet, s’il pouvait se former un cabinet qui prit l’engagement de ne pas dissoudre la Chambre, car, suivant eux, la dissolution devait entraîner la perte de la monarchie.

« Avant de quitter avec mon père le Palais-Bourbon, je rencontrai à la buvette M. de Grammont [42] et M. Lherbette [43] :

— Ah ! çà, leur dis-je, j’espère que vous ne crierez plus maintenant !

— Ni vous non plus, riposta M. de Grammont.

— Oh ! répliquai-je, je n’ai jamais crié, moi.

— C’est vrai, ajouta Lherbette, je ne vous ai jamais vu crier : vous êtes un des membres les plus calmes de la majorité.


A l’issue de la séance, il fut convenu entre les ministres qu’ils iraient tout d’abord se recueillir et se concerter au ministère de l’Intérieur, où les attendaient le duc Pasquier, le duc de Broglie et le duc Decazes. Ils purent ainsi conférer avec ces trois illustres pairs avant de se rendre aux Tuileries pour y déposer leurs portefeuilles entre les mains du Roi.

Accompagné de la Reine, du Duc de Nemours et du Duc de Montpensier, Louis-Philippe accueillit ses ministres avec obligeance, avec empressement, et leur exprima le regret qu’il éprouvait à se séparer d’eux. Un incident venait en effet de modifier singulièrement les idées du souverain.

En constatant l’indignation causée dans la majorité par la retraite du cabinet et redoutant pour le Roi le fâcheux effet que pouvait produire l’affirmation donnée à tous par M. Guizot, à savoir que le ministère ne se retirait point spontanément, mais que Louis-Philippe jugeait au contraire convenable de chercher à en former un nouveau, M. de Berthois [44] et M. d’Houdetot [45] s’étaient rendus en hâte aux Tuileries pour y faire part de leurs impressions. Le Roi en fut frappé et alla cette fois jusqu’à demander à chaque ministre quelle était son opinion personnelle sur l’opportunité d’un changement de ministère. Tous lui répondirent que ce changement, qui aurait pu avoir lieu sans inconvénient huit jours plus tôt, eût dû, en raison des événements qui s’étaient produits depuis lors, être ajourné au moins jusqu’au rétablissement complet de l’ordre. M. de Salvandy [46] notamment exposa ces idées avec une rare sagacité.

Le Roi paraissait assez embarrassé lorsque, la porte s’ouvrant tout à coup, le colonel de Chabaud-Latour [47] pénétra brusquement dans le cabinet du souverain, s’écriant :

— Sire, je viens de la Chambre, où plus de deux cents députés sont réunis dans un bureau. Forts de l’assentiment de leurs collègues absents, ils me chargent de vous dire, que si vous voulez conserver le ministère, ils sont prêts à l’appuyer avec énergie.

— Mais ce n’est pas moi qui renvoie le ministère, répondit Louis-Philippe, avec une grande animation, et même une certaine exaltation, mon ministère n’a pas perdu ma confiance. Je désire qu’il reste.

— Permettez, Sire, dit alors M. Guizot, ce n’est pas le cabinet qui se retire, c’est Votre Majesté qui m’a manifesté le désir d’appeler M. Molé. Je tiens à rappeler, en présence de mes collègues, ce qui s’est passé dans la conférence que j’ai eu l’honneur d’avoir ce matin avec Votre Majesté. Vous m’avez fait observer que la situation était grave et que vous ne vous sentiez pas convaincu qu’en raison de l’irritation des esprits, notre cabinet fût propre à rétablir l’ordre. Je vous ai répondu que le dévouement et l’énergie du cabinet du 29 octobre, depuis sept ans à la tête des affaires, n’avaient jamais faibli et que ce dévouement et cette énergie restaient les mêmes. Vous avez alors ajouté que le cabinet se trouvait vigoureusement attaqué, que la formation d’un nouveau ministère pouvant peut-être donner satisfaction à l’opinion publique, vous éprouviez le désir d’envoyer chercher M. Molé.

« Je vous ai encore objecté que ce n’était point durant une émeute qu’un changement de ministère pouvait avoir lieu sans inconvénients, qu’en de telles circonstances, le pouvoir devait conserver toute sa force et que, en le faisant passer en d’autres mains, on l’affaiblirait inévitablement ; mais qu’une opinion, deux fois exprimée par Votre Majesté, annonçant de sa part une résolution arrêtée, je n’avais dès lors qu’à lui demander l’autorisation d’annoncer à la Chambre que le Roi faisait appeler M. Molé. Usant alors, comme je devais le faire, de cette autorisation, que vous m’avez donnée, j’ai promis à la Chambre que le cabinet remplirait son devoir jusqu’à la formation du nouveau ministère. »

Quand M. Guizot eut terminé cet exposé, le Roi voulut établir qu’il y avait eu malentendu entre lui et son ministre, alléguant que son intention n’avait jamais été de se séparer d’un cabinet dont les sentiments étaient conformes aux siens et dont le concours lui avait été si utile pour faire triompher sa politique aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur ; puis il ajouta : « J’ai vu M. Molé. Je ne sais s’il parviendra à former son ministère, mais, en attendant qu’il l’ait formé, vous êtes toujours mon conseil et nous pouvons discuter sur les mesures à prendre. »

Pendant la durée de la conférence qui se tint aussitôt, tous ceux des membres de la famille royale qui y assistèrent se montrèrent gracieux pour les ministres.

La Reine, très affectée, paraissait surtout préoccupée de la situation du Roi. Appuyée sur l’épaule de Louis-Philippe, Marie-Amélie laissa échapper le mot d’abdication pour le cas cm cette mesure deviendrait nécessaire à assurer la tranquillité de son époux. Relevant ce mot d’abdication, M. Hébert en repoussa l’idée, insistant sur les dangers qu’en présenterait la réalisation. Puis il fut décidé que le commandement supérieur de la garde nationale et des troupes serait confié au maréchal Bugeaud. Sur l’invitation qui lui en fut faite, le maréchal dîna aux Tuileries, mais le Roi ne lui parla de rien [48].


« Ce même jour, relate mon père, nous avions à dîner : Verninac [49], Charles Bessières [50], Armand Villeneuve [51], Taillefer [52], M. de Cheppe [53], Caudriller [54], le général Montfort [55], le capitaine Bonafous [56]. Ce dernier nous raconta que, des croisées de l’amiral de Mackau, il avait vu, dans la matinée, arracher une partie des grilles qui entourent la cour de l’Assomption [57].

« Armand Villeneuve était en proie à une vive exaltation et déclarait qu’il ne voterait jamais pour un ministère imposé par la violence. Je m’efforçai de le calmer, lui disant que les députés conservateurs devaient, dans l’intérêt du pays, prêter leur concours à tout ministère qui prendrait, en un tel moment, le timon des affaires, et que, malgré ma répugnance particulière à soutenir M. Dufaure et M. Billault, je n’hésiterais point à voter actuellement pour eux, sauf à voir ce que je ferais plus tard, quand les esprits seraient plus calmes et la situation moins compromise. Je ne dissimulai pas ma préférence pour un ministère Thiers, mais ne le croyais pas encore possible.

« Charles Bessières nous raconta qu’il avait parcouru une partie du quartier Saint-Denis et que là rien ne lui avait paru inquiétant.

« Vers les neuf heures, Verninac, Villeneuve et moi décidâmes d’accompagner M. de Cheppe chez M. Jaÿr et d’aller ensuite chez M. Duchâtel. M. Jaÿr n’était pas chez lui. Nous allâmes donc à l’Intérieur où nous trouvâmes M. Duchâtel et sa famille dans le premier salon jaune avec M. Cornudet [58], M. de Chassiron [59], le comte et la comtesse Paul de Ségur [60], M. Boyer [61] et M. de Sercey. Puis vinrent M. de Salvandy ainsi que M. Dumon et son gendre Hochet [62]. Je causai quelques instants avec M. Duchâtel qui ne me parut point inquiet : « Si le Roi, me dit-il, avait voulu nous laisser faire, hier, tout aurait été terminé dans la soirée. Aujourd’hui, il n’y a eu qu’une émeute et tout est terminé ce soir. »

« Peu après cet entretien, nous partîmes et rencontrâmes dans le vestibule Edmond Leclerc [63], fort préoccupé et même fort abattu. Il répondit à peine aux quelques paroles que nous lui adressâmes. Je reconduisis Verninac chez lui, puis Armand Villeneuve au cercle de la rue de Beaune, pour de là rentrer à la maison.

« Il n’y avait devant le jardin des Tuileries et près du pont qu’un attroupement peu inquiétant. En traversant la place de la Concorde, je remarquai un régiment de cuirassiers qui se chauffaient paisiblement à des feux de bivouac ; mais, comme j’arrivai devant ma porte, un détachement de cavalerie, auquel se trouvaient mêlés des chevaux sans cavaliers, passa au grandissime galop, et j’entendis alors quelques coups de fusil du côté des boulevards. J’envoyai dans cette direction Justin, mon valet de chambre. Il n’osa dépasser la place de la Madeleine et put seulement me dire que ces coups de fusil avaient été tirés du côté du ministère des Affaires étrangères [64]. A ce moment passèrent dans la rue, se dirigeant vers le ministère et venant de la place de la Concorde, d’autres cavaliers envoyés en renfort, par suite du repli de leurs camarades. La fusillade recommença presqu’aussitôt, mais bientôt on n’entendit plus rien. Il était alors dix heures. »


Le mouvement insurrectionnel, dont mon père ne s’était aperçu qu’en rentrant rue Royale, avait commencé beaucoup plus tôt. En effet, vers les huit heures du soir, le ministère de la Justice avait été assailli par trois ou quatre cents blousiers, aux cris de ; A bas Hébert ! Le garde des Sceaux, qui, en sortant du château après la conférence tenue dans le cabinet du Roi, s’était rendu à la Chancellerie, n’avait, pour protéger son ministère, que quelques gardes municipaux trop peu nombreux pour dissiper cet attroupement. Il envoya donc chercher du renfort au ministère des Affaires étrangères, et la place Vendôme fut immédiatement balayée. Craignant néanmoins que les désordres ne se renouvelassent dans la nuit, M. Hébert conduisit sa femme et son fils, chez un ami, rue des Champs-Elysées [65], puis, vers onze heures du soir, il s’était présenté aux Tuileries.

Le garde des Sceaux fut reçu dans le salon où, comme d’habitude, la Reine travaillait avec ses dames autour d’une table, tandis que la Duchesse d’Orléans, assise à côté du Roi, causait familièrement avec lui. Ce fut là que M. Hébert apprit de la Reine les événements qui venaient de se passer au boulevard des Capucines. Il lui sembla que la situation devenait dès lors beaucoup plus grave.

Louis-Philippe, de son côté, se plaignait d’être sans nouvelles de M. Molé, et déplorait de ne savoir au juste ce qui se passait dans Paris. M. Duchâtel n’était pas revenu le voir et ne lui faisait parvenir aucun renseignement. Il pria donc M. Hébert d’aller au ministère de l’Intérieur pour engager M. Duchâtel à venir aux Tuileries dire ce qu’il savait et faire connaître les mesures qu’il avait prises.

M. Hébert partit à pied avec ses deux secrétaires, M. Pron et M. Sapey, et arriva vers minuit chez M. Duchâtel. Il trouva dans le premier salon les trois dames Duchâtel [66] qui lui parurent découragées. Dans le salon du fond, le ministre de l’Intérieur causait avec M. Piscatory [67]. M. Hébert lui fit part du désir du Roi, à quoi M. Duchâtel répondit qu’il n’avait rien à faire aux Tuileries, mais qu’il transmettrait des nouvelles à mesure qu’elles lui parviendraient. M. Hébert reprit incontinent le chemin du château où en y arrivant il crut comprendre, d’après ce qui lui fut dit, que le Roi conférait alors avec M. Molé. Par discrétion, le garde des Sceaux ne voulut pas entrer et chargea un aide de camp de transmettre à Louis-Philippe la réponse de M. Duchâtel ; puis il rentra à la Chancellerie, y fit le triage de divers papiers, mettant à part ceux qui pouvaient compromettre certains magistrats auprès du nouveau ministère et, à trois heures, alla se coucher rue des Champs-Elysées [68].


JOURNÉE DU JEUDI 24 FÉVRIER

Le lendemain 24 février, à huit heures du matin, M. Hébert passa chez M. Dumon. Tous deux se rendirent ensemble aux Tuileries pour y faire signer par le Roi diverses ordonnances dont le projet avait été antérieurement arrêté. Ils trouvèrent Louis-Philippe en caleçon avec une redingote à la propriétaire, sans cravate et fatigué comme un homme qui a passé la nuit sans dormir. Après avoir signé les ordonnances, le Roi leur dit :

— Ils sont là dans le cabinet à côté.

— Qui donc, Sire, demanda l’un d’eux ?

— Mes nouveaux ministres.

— Quels sont-ils donc ?

— M. Thiers et M. Barrot. Ah ! Ils se sont énergiquement prononcés, et sont bien déterminés à en finir avec l’émeute..., avec ces coquins. Mais ils m’imposent des conditions bien dures : la dissolution de la Chambre et la réforme.

— Bah ! dit M. Hébert, c’est la conséquence toute naturelle de ce qui se passe. Votre Majesté ne doit pas être surprise qu’ils vous l’aient demandée.

— Au reste, ajouta le Roi, je suis déterminé à en passer par tout ce qu’ils voudront [69].

Plus tard, M. Dumon Confia à mon père que, au spectacle « de cette résignation ou plutôt de cet affaissement » chez un prince qu’il avait vu jusqu’alors si énergique et si exalté contre ces diverses mesures, il craignit que Louis-Philippe ne s’en tint pas là et qu’il ne se laissât mener beaucoup plus loin.

En sortant de chez le Roi, M. Hébert et M. Dumon rencontrèrent dans l’escalier le Duc de Nemours et le Duc de Montpensier qui venaient de passer une revue. Leur physionomie triste et préoccupée laissait comprendre qu’ils n’avaient pas été bien accueillis. Rentrant à la Chancellerie, M. Hébert n’y trouva ni garçons de bureaux, ni huissiers, ni employés. Avec ses deux secrétaires, il transporta dans un entresol les papiers de son cabinet pour les mettre ainsi à l’abri en cas d’invasion du ministère et pouvoir plus tard en faire le triage. Comme, après l’attaque de la veille, cette invasion risquait d’avoir lieu, M. Hébert retourna, vers dix heures, rue des Champs-Elysées. M. Antoine Passy ne tarda pas à venir l’y joindre et lui annonça, comme le tenant de source certaine, qu’avant deux heures les Tuileries seraient attaquées. M. Hébert pensait encore que les troupes réunies sur la place du Carrousel et sur la place de la Concorde empêcherait la ruée d’une pareille attaque, mais il ne tarda pas à apprendre ce qui s’était passé [70].


Le matin, mon père avait envoyé aux Affaires étrangères, son valet de chambre pour s’y renseigner sur les événements de la veille au soir. Il en rapporta cette nouvelle qu’il y avait eu nombre d’hommes tués ou blessés, qu’il restait sur les boulevards de larges traces de sang, que des barricades y avaient été faites, en partie construites avec des arbres abattus.

« Quelques instants après, note mon père, je vis passer une civière portant un homme mort, puis une bande composée, pour la plupart, d’enfants de quatorze à quinze ans. Cette bande, armée de sabres, de bâtons et de barres de fer, se dirigeait vers les boulevards. Bientôt M. Salgues [71] vint nous dire qu’une affiche placardée à tous les coins de rue annonçait que M. Thiers était chargé, concurremment avec M. Barrot, de la formation d’un cabinet. Le Moniteur ne tarda pas à nous confirmer cette nouvelle, faisant aussi connaître que le maréchal Bugeaud était appelé au commandement supérieur des gardes nationales. Quoique très inquiet de la tournure que prenaient les événements, Salgues ne semblait point l’être du projet de dissolution de la Chambre ; convaincu, disait-il, que les départements enverraient des députés conservateurs. Je ne partageais nullement cette opinion. »

Cependant les renseignements que l’on apportait à mon père dénotaient que d’heure en heure la situation s’aggravait.

« M. Soulery [72] nous apprit que des barricades obstruaient la rue du Havre et la rue Tronchet et qu’on y forçait les passants à prêter leur concours pour en élever de nouvelles. Peu après, nous sûmes que le corps de garde de la place de la Madeleine était incendié. M’étant alors mis à la croisée, je vis arriver au galop un officier d’état-major accompagné d’un cavalier. Cet officier s’arrêta en face du marchand de vin, au numéro 17 et s’adressant aux groupes nombreux qui stationnaient dans la rue Royale, leur dit : « Messieurs, le maréchal Bugeaud m’envoie vous dire que, pour éviter toute effusion de sang, il a ordonné aux troupes de rentrer dans leurs casernes. » Plusieurs cris de : vive le Roi ! se firent alors entendre, en réponse à cette communication.

« Cependant, des bandes d’hommes en blouse, et armés de diverses sortes ne tardèrent pas à déboucher des boulevards. A leur suite défilaient des compagnies de la garde nationale, des bataillons d’infanterie dont les soldats portaient le fusil la crosse en l’air, puis des escadrons de cavalerie, le sabre au fourreau. Encadrant ces troupes, marchaient pêle-mêle des hommes armés, appartenant à la classe ouvrière. Ils entouraient le général Bedeau qui, leur donnant des poignées de main, causait affectueusement avec eux.

« A peine ces bandes venaient-elles de s’engager sur la place de la Concorde qu’une fusillade se fit entendre. La foule reflua précipitamment dans la rue Royale. Je me figurai tout d’abord qu’il n’y avait là qu’une manifestation de joie. Je me trompais. C’était une lutte sanglante. Par qui donc les premiers coups de fusil avaient-ils été tirés ? Était-ce par le peuple ou bien par les gardes municipaux qui se trouvaient au poste de la place de la Concorde ? Je l’ignore. Toujours est-il que ce poste fut envahi et que, de part et d’autre, des hommes furent tués. Je vis passer l’un d’eux, âgé d’une cinquantaine d’années et chauve, porté agonisant sur une civière.


« Néanmoins, mon père voulut alors se rendre au ministère des Finances [73] dont les portes avaient été tenues fermées toute la matinée. Il désirait voir M. Dumon. Je promis à mon père d’aller le joindre à midi pour me rendre avec lui à la Chambre.

« Etant donc sorti à onze heures, j’entendis sur la place de la Madeleine un grand bruit. C’était la loge du commissaire des fiacres que l’on renversait pour en faire une barricade. On ne voyait qu’hommes du peuple, armés de baïonnettes ou de sabres, de pistolets ou de fusils qu’ils déchargeaient comme signe de réjouissance en poussant des cris. Pour me rendre au ministère des Finances, je pris la rue Neuve de Luxembourg [74] où je rencontrai M. Montanier [75] et M. Chappuis [76] qui m’apprirent que le poste du ministère avait été envahi. M. Chappuis venait de chercher une compagnie de garde nationale pour lui faire reprendre ce poste et sauvegarder le ministère. Je continuai mon chemin, mais ne pus entrer aux Finances par la porte de la rue de Castiglione, et n’y fus introduit que par celle de la rue de Rivoli. Ayant trouvé son cabinet fermé à clef, je présumai que mon père était rentré à la maison. Je me dirigeai donc vers la place de la Concorde, désireux de savoir ce qui s’y passait.

« J’aperçus là M. de Rémusat et M. Duvergier de Hauranne, et les abordai. « Le Roi, me dit l’un d’eux, vient d’abdiquer en faveur du Comte de Paris et l’a fait avec dignité. Nous venons d’assister à cette abdication. Barrot est chargé de former un cabinet ; il faut annoncer partout cette nouvelle, afin de calmer les esprits. — Et nous devons tous nous unir sincèrement autour de cette jeune royauté, répondis-je, et éviter entre nous des récriminations fâcheuses. »

— « C’est bien notre avis, » ajoutèrent-ils.

« Nous prîmes ensemble la rue Royale jusqu’à la rue Saint-Honoré et plusieurs fois M. Duvergier s’arrêta devant des groupes pour publier la nouvelle de l’abdication du Roi. « Vous ne nous trompez point, n’est-ce pas, lui demanda-t-on dans un de ces groupes, et c’est bien la Duchesse d’Orléans qui aura la régence et non pas Nemours. » Sur la réponse affirmative de M. Duvergier, des bravos éclatèrent. Alors un jeune homme, s’adressant à ses camarades, leur dit : « C’est M. Duvergier de Hauranne qui nous parle, c’est un ami du peuple, » puis se tournant vers mon collègue, ajouta : « Combien le pays ne vous doit-il pas de reconnaissance ? »


« J’appris, à la maison, que mon père n’était point rentré, et je ressortis aussitôt pour aller à la Chambre. Au coin de la place de la Concorde et de la rue de Rivoli, je rencontrai en uniforme de garde national à cheval Legrand de Villers [77]. Il m’apprit le départ du Roi qu’il n’avait pu accompagner que durant quelques instants. A quelques pas de là je remarquai le général de Salles, en tenue et à cheval, entouré de gens de conditions diverses avec lesquels il causait. Le maréchal Sébastiani se promenait également sur la place, appuyé au bras du duc de Guiche [78]. Je continuai mon chemin quand j’entendis derrière moi un grand tumulte. Me retournant, je vis M. Odilon Barrot qui, avec M. Gustave de Beaumont [79] et M. Abbatucci [80], se rendait au ministère de l’Intérieur, escorté d’une foule considérable criant : « Vive Odilon Barrot ! » M. Barrot, la tête nue, saluant à droite et à gauche, paraissait fort animé et marchait avec une grande précipitation.

« J’arrivai sur le quai au moment où y défilait un régiment de cavalerie. Je n’oublierai jamais qu’à la tête de ce régiment paradait, monté sur un gros cheval, un gamin de quatorze à quinze ans, armé jusqu’aux dents, coiffé d’un chapeau rond à larges bords et singeant le colonel.

« En entrant dans le salon de la Paix, j’y trouvai M. Thiers, fort pâle, entouré de quelques-uns de ses amis. « Nous n’avons plus rien à faire ici, leur dit-il, je m’en vais. » Effectivement, il s’en alla. Bientôt après, un grand tumulte se produisit du côté de la salle des Pas-Perdus. Nous crûmes que c’était la populace qui voulait envahir la Chambre, mais au même instant nous entendîmes ces mots : « Ouvrez le salon du Roi. »

« Je m’approchai et je vis Mme la Duchesse d’Orléans avec ses deux enfants. Précédée de M. de L’Espée, elle était au bras de M. Havin<[81] et avait également à ses côtés M. Saglio [82]. Au lieu d’entrer dans le salon du Roi, la princesse se dirigea vers la salle de distribution et s’y assit sur le canapé, placé à gauche du bureau. Très émue et nous tenant la main successivement à plusieurs, elle nous remercia de notre empressement. Voyant le jeune comte de Paris assez étonné, je lui pris respectueusement la main et l’engageai à ne rien craindre.

« Quelques moments après, la princesse entra dans la salle des séances où elle fut reçue aux cris de « Vive la Duchesse d’Orléans ; vive le comte de Paris ! » Elle s’assit sur l’un des fauteuils de la salle des Conférences et ses enfants se placèrent à sa droite et à sa gauche sur des chaises. Derrière la princesse et autour d’elle étaient le Duc de Nemours, une dame d’honneur, le précepteur des jeunes princes, le duc d’Elchingen, plusieurs gardes nationaux et quelques autres personnes entrées à la suite de la princesse. Je vois encore la Duchesse d’Orléans étendant les mains sur les genoux de ses enfants et les caressant ainsi pour les rassurer.

« Lorsque le silence fut rétabli, M. Dupin monta à la tribune pour annoncer l’abdication du Roi en faveur du Comte de Paris, et la régence de la Duchesse d’Orléans. Sauf sur quelques bancs de l’extrême-gauche et sur ceux des légitimistes, des applaudissements unanimes accueillirent ses paroles. »


Cette manifestation de loyalisme devait malheureusement rester sans effet. La populace, déjà maîtresse des Tuileries, pénétrait bientôt au Palais-Bourbon, sans que les troupes massées sur les quais eussent tenté de s’y opposer.

M. Hébert trouva plus tard l’occasion de demander au Duc de Nemours comment il se faisait que, placé alors à la tête des troupes, il n’avait opposé aucune résistance aux insurgés. Le prince lui répondit que, aussitôt après le départ du Roi, il se disposait à marcher contre eux de sa personne, lorsque la Duchesse d’Orléans, l’ayant fait avertir de son projet d’aller à la Chambre et de son désir d’y être accompagnée par lui, il avait dû, pour remplir ce devoir, renoncer à sa résolution. Le Duc de Nemours ajouta que néanmoins, en passant sur la place de la Concorde, où le général Bedeau se trouvait avec des forces considérables, il lui avait donné l’ordre de garder les abords du Palais-Bourbon. Mais le général Bedeau n’exécuta point cet ordre et prétendit qu’ayant consulté ses officiers sur la question de savoir s’il fallait charger la bande qui se portait sur la Chambre, il avait trouvé chez eux de la résistance [83].

L’envahissement de la Chambre par les insurgés mit la Duchesse d’Orléans dans la nécessité de se réfugier avec ses fils, aux Invalides. À son tour, la monarchie de Juillet s’effondrait devant l’émeute.

Bien des esprits demeurèrent alors surpris de la promptitude avec laquelle Louis-Philippe se décida à abdiquer, de la précipitation qu’il mit à quitter Paris et se demandèrent pour quel motif, une fois à l’abri de l’émeute, le Roi ne tenta point de réunir des troupes pour faire valoir les droits de son petit-fils.

M. Hébert, qui, quelques mois après la révolution de Février, était allé en Angleterre saluer le souverain détrôné, lui demanda des éclaircissements à ce sujet et fit ainsi à mon père le récit de cet entretien.

Louis-Philippe répondit à M. Hébert qu’après avoir consacré dix-huit années à faire triompher, au dehors comme au dedans, une politique conservatrice, il n’avait pas trouvé convenable, à son âge, de changer de système, et surtout d’en changer devant la violence, estimant d’ailleurs que, si une autre ligne de conduite s’imposait, c’était au Gouvernement de la Régente que cette charge devait incomber. Par suite, pour éviter de donner tout embarras, de porter même le moindre ombrage, il était parti pour Dreux avec l’intention d’y rester jusqu’à ce que le nouveau Gouvernement eût été constitué. Mais, au milieu de la nuit, il avait appris, du sous-préfet, la proclamation de la République.

Des paroles du Roi M. Hébert croyait pouvoir conclure que le voyage de Varennes, le retour de Louis XVI à Paris, et les tristes événements qui s’accomplirent ensuite, se présentèrent en foule à l’imagination de Louis-Philippe et que, craignant un sort pareil à celui de Louis XVI, il avait cru devoir, pour l’éviter, prendre la fuite.

L’opinion de M. Hébert était d’autant plus positive, qu’il avait toujours constaté chez le Roi une appréhension extrême de l’échafaud. Garde des Sceaux, il lui avait fallu soutenir parfois des luttes énergiques pour obtenir de Louis-Philippe le rejet d’un recours en grâce. Un jour, comme M. Hébert insistait pour que Louis-Philippe signât l’un de ces rejets, le Roi lui dit :

— Vous n’avez donc jamais rêvé de l’échafaud ?

— Jamais, Sire, répondit le ministre.

— Eh bien ! moi, j’y ai rêvé plus de mille fois. J’ai même senti, dans ces rêves, le froid du couteau pénétrer dans ma chair.

Si donc le Roi, en apprenant à Dreux la proclamation de la République, s’est déterminé à fuir, c’est peut-être bien que cette vision de l’échafaud, si souvent apparue dans ses rêves, s’est alors représentée à son esprit [84].

Mais les sentiments opposés que créaient en lui, d’une part, la conscience innée de la noblesse de sa race, et d’autre part l’éducation qu’il avait reçue, peuvent aussi, nous semble-t-il, expliquer la conduite du Roi. Par sa naissance, il se sentait usurpateur de la couronne ; par ses principes, il s’en trouvait régulièrement détenteur. Prince du sang, Louis-Philippe restait pénétré des égards dus à la majesté souveraine ; enfant de la Révolution, il se contestait le droit d’imposer par la force le respect de son autorité.

Les fils de Louis-Philippe n’échappèrent point, pour la plupart, aux conséquences de ce double état d’esprit. Seul, peut-être, parmi eux, le Duc de Nemours fut exclusivement prince, et tel il se montra dans la néfaste journée du 24 février.

Après la révolution de Février, l’opinion publique en a fait principalement retomber la responsabilité sur le parti conservateur. Ce jugement paraît injuste. M’aidant des notes que mon père m’a laissées, je résumerai ainsi les causes qui, suivant lui, occasionnèrent la chute du Gouvernement de Juillet.

Dans les luttes ardentes qui précédèrent cette chute, aucun moyen n’avait été négligé par les diverses oppositions pour dépopulariser le parti conservateur, et, comme c’est lui surtout qui succomba à cette époque, il ne put échapper à la condition de tous les partis malheureux et vaincus.

Ce n’est assurément pas le concours dévoué, donné au ministère du 29 octobre, par la majorité conservatrice, qui a occasionné la chute de Louis-Philippe. Ce n’est pas non plus l’opposition systématique, faite à ce ministère par la minorité dynastique, qui a déterminé seule ce grave événement. Sans doute, cette opposition y a contribué, mais il y eut des causes de dissolution bien plus anciennes, bien plus puissantes, qui agissaient sans cesse et que la majorité comprenait, mais dont la minorité dynastique ne sentait pas le danger.

II n’y avait jamais eu un gouvernement qui eût respecté davantage la liberté et les institutions que ne le fit le Gouvernement de Juillet ; sous aucun autre, il n’y avait eu prospérité agricole ou industrielle aussi grande, et pourtant ce Gouvernement, auquel s’était ralliée la grande majorité des Français, fut l’objet de calomnies sans cesse grandissantes, contre lesquelles il ne songea guère à se défendre, et que la moindre énergie eût suffi à réprimer.

Mais pourquoi donc ces attaques si violentes ? Parce que le Gouvernement avait des adversaires nombreux et puissants, qui les uns en voulaient à ses principes, les autres surtout à sa forme ; enfin, parce que, dans l’ardeur de la lutte, tous ont fait appel aux passions les plus viles, et que l’esprit public, si léger, si mobile, si instable, a fini par répondre à leurs appels.

Les adversaires du Gouvernement de Juillet furent d’une part les légitimistes, d’autre part les républicains, les uns et les autres plus ou moins ardents, plus ou moins actifs, mais sachant, malgré des dissemblances de vues et d’origine, s’allier parfois pour atteindre le même but.

Parmi les légitimistes, les uns aspiraient encore au retour de l’absolutisme, d’autres, tout en admettant le régime constitutionnel, ne pardonnaient pas à Louis-Philippe d’avoir pris la place du duc de Bordeaux ; d’autres enfin, plus modérés ou plus logiques, pensaient qu’une monarchie constitutionnelle ne pouvait être stable qu’à la condition d’être associée au principe de la légitimité. Le Gouvernement de Juillet tenta de se les rallier, et il y échoua, parce que le loyalisme et le devoir furent, pour la plupart des légitimistes, les premiers mobiles de toute action. C’était particulièrement dans les campagnes qu’ils jouissaient d’une influence. La considération qui s’attachait à leur situation terrienne, et la reconnaissance résultait des services que cette situation leur permettait de rendre, leur assurait un ascendant dont ils usèrent largement pour dépopulariser le Gouvernement.

Le parti républicain exerçait principalement son action dans les villes, et cette action non moins funeste au pouvoir était, en outre, pernicieuse. S’il y eut, parmi les chefs de ce parti, des hommes auxquels on ne pouvait contester ni l’honneur, ni la sincérité des convictions, ni le talent, il est également avéré que la plupart étaient sans éducation et pouvaient aisément fréquenter des lieux où d’autres n’eussent pu se montrer alors sans déchoir.

Dans les estaminets et les cafés ils agissaient sur les oisifs et les mécontents. Ils agissaient aussi sur les ouvriers, dont ils excitaient les passions, non seulement contre le gouvernement établi, mais aussi contre l’ordre social qu’ils dépeignaient comme opposé à l’émancipation et au bonheur du peuple.

Et si l’on observe que parmi les partisans du Gouvernement de Juillet, déjà grandement divisés entre eux, beaucoup s’étaient naguère fort bien accommodés de la Restauration, s’étaient même attachés à ce régime, le regrettaient parfois et ne s’étaient ralliés à la nouvelle monarchie que par peur des révolutions ou crainte de la République, on comprendra que cette monarchie ne pouvait trouver dans une telle tiédeur de sentiments la force nécessaire pour résister aux attaques simultanées des légitimistes, qui tous considéraient plus ou moins Louis-Philippe comme un usurpateur, et des républicains qui ne lui pardonnaient pas d’être un roi.

Calmon-Maison.

  1. Jean Calmon, directeur général de l’Enregistrement et des Domaines, vice-président de la Chambre des députés.
  2. Marc-Antoine Calmon, membre de l’Institut, sous-secrétaire d’État au ministère de l’Intérieur et préfet de la Seine sous la présidence de M. Thiers, et vice-président du Sénat.
  3. Guizot, Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, t. II, chap. XII.
  4. Aujourd’hui Ve arrondissement.
  5. M. Vitet, député de la Seine-Inférieure.
  6. Le comte de Morny, député du Puy-de-Dôme.
  7. M. Duvergier de Hauranne, député du Cher.
  8. M. Léon de Malleville, député de Tarn-et-Garonne.
  9. M. Berger, député de la Seine.
  10. Après avoir raconté à mon père l’entrevue des trois députés de l’opposition avec les deux délégués du Gouvernement, M. Odilon Barrot ajouta que M Vitet et M. de Morny « avaient agi avec une grande loyauté. »
  11. . M. Lepeletier d’Aunay, député de Seine-et-Oise.
  12. M. Antoine Passy, députe de l’Eure, et sous-secrétaire d’État au ministère de l’Intérieur.
  13. M. Rivet, conseiller d’Etat et ancien député de la Corrèze.
  14. M. Dufaure, député de la Charente-Inférieure.
  15. M. Billault, député de la Loire-Inférieure.
  16. Le général Valleton de Garraube, député de la Dordogne.
  17. M. Sauzet, député du Rhône.
  18. Le baron de Jouvencel, député de la Corrèze.
  19. M. Achille Fould, député des Hautes-Pyrénées.
  20. M. de L’Espée, député de la Meurthe, et l’un des questeurs de la Chambre.
  21. M. Benoît Fould, députe de l’Hérault.
  22. A la séance du 12 février 1848, la Chambre avait rejeté un amendement par lequel M. Sallandrouze de Lamornaix, député de la Creuse, proposait d’ajouter à l’adresse un paragraphe additionnel où, sans rien retrancher du blâme infligé aux banquets, était exprimé le vœu que le Gouvernement prit l’initiative de reformes sages et modérées, notamment de la réforme parlementaire.
  23. M. Boulay de la Meurthe, député des Vosges.
  24. M. Barada, député du Gers, demeurait au numéro 11 du Faubourg Saint-Honoré.
  25. M. François Delessert, député du Pas-de-Calais, neveu de M. Gabriel Delessert, préfet de Police. Il habitait rue Montmartre, 187.
  26. M. Gabriel Delessert, pair de France et préfet de Police.
  27. M. Cunin-Gridaine, député des Ardennes ministre du Commerce.
  28. Le colonel Cerfberr, député du Bas-Rhin.
  29. Le colonel comte d’Oraison, député des Basses-Alpes.
  30. M. Bignon, député de la Loire-Inférieure.
  31. M. Crémieux, député d’Indre-et-Loire, qui fut, en 1870, membre du Gouvernement de la Défense nationale.
  32. M. Vavin, député de la Seine.
  33. Le comte Jules de Lasteyrie, député de la Sarthe.
  34. M. Léon Faucher, député de la Marne.
  35. M. Dumon, député de Lot-et-Garonne.
  36. Le duc d’Elchingen, député du Pas-de Calais.
  37. M. Jaÿr, pair de France.
  38. M. Dupin, député de la Nièvre.
  39. Le comte de Montalivet, pair de France.
  40. M. de Peyramont, député de la Haute-Vienne.
  41. M. Charles Laffitte, députe de l’Eure.
  42. Le marquis de Grammont, député de la Haute-Saône.
  43. M. Lherbette, député de l’Aisne.
  44. Le baron de Berthois, député d’IIIe-et-Vilaine.
  45. Le général comte d’Houdetot, député du Calvados, aide de camp du Roi.
  46. Le comte de Salvandy, député de l’Eure, ministre de l’Instruction publique.
  47. Le colonel baron de Chabaud-Latour, député du Gard, aide de camp du Prince royal.
  48. Récit de M. Hebert.
    Le Roi reconnaissait la nécessité de confier le commandement au maréchal Bugeaud, mais ne savait encore quel cabinet il parviendrait à former. Après minuit, il envoya chercher M. Guizot et l’informa que, M. Molé n’ayant pu réussir à en former un, il avait fait appeler M. Thiers. « Je vous demande la nomination immédiate du maréchal Bugeaud au commandement de la garde nationale et de l’armée, dit Louis Philippe à M. Guizot. M. Thiers ne voudrait peut être pas le nommer lui-même, mais il l’acceptera, je n’en doute pas, s’il le trouve nommé et installé. C’est au nom du salut de la monarchie que je fais appel au dévouement de mes anciens ministres. » M. Guizot consentit à ce que demandait le Roi qui envoya chercher M. Duchâtel et le général Trézel, dont la signature était nécessaire. (Guizot : Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, t. VIII, p. 592 et 593.)
  49. M de Verninac, président du tribunal de Tulle et député de la Corrèze.
  50. M. Charles Bessieres, ancien député du Lot.
  51. M. Peltereau-Villeneuve, député de la Haute-Marne.
  52. M Taillefer, député de la Dordogne.
  53. M. de Cheppe, chef de division au ministère des Travaux publics, maître des requêtes au Conseil d Etat.
  54. M Caudriller-Guedé, chef du personnel de l’administration de l’Enregistrement et des Domaines.
  55. Le général Puniet de Montfort.
  56. Le capitaine de vaisseau Bonafous-Murat.
  57. L’amiral de Mackau habitait rue Saint-Honoré, numéro 390.
  58. Le comte Émile Cornudet. pair de France.
  59. Le baron de Chassiron, député de la Charente-Inférieure.
  60. Le comte Paul de Ségur, députe de Seine-et-Marne.
  61. M Boyer, président honoraire à la Cour de cassation, pair de France.
  62. M. Prosper Hochet, secrétaire général du Conseil d Etat, député du Chef.
  63. M. Edmond Leclerc, maître des requêtes au Conseil d’État, chef du cabinet du ministre de l’Intérieur.
  64. Le ministère des Affaires étrangères était alors boulevard des Capucins au coin de la rue-Neuve des Capucines, aujourd’hui rue des Capucines et le ministère de l’Intérieur rue de Grenelle, numéro 101.
  65. Rue des Champs-Elysées, aujourd’hui rue Boissy-l’Anglas.
  66. La mère, la femme et la belle-sœur du comte Duchâtel.
  67. M. Piscatory, pair de France.
  68. Récit de M. Hebert.
  69. Récit de M. Hébert.
  70. Récit de M. Hebert.
    M. Hébert resta toute la journée rue des Champs-Élysées et, le soir, de peur qu’on ne vint l’y chercher, vu les relations intimes qu’il avait avec la famille qui lui donnait asile, il se retira chez un autre ami. Il se promena même pendant trois heures dans Paris et assista à l’incendie des voitures de la Cour sur la place du Carrousel. M. Hebert ne quitta Paris que le troisième jour, espérant que le Roi, dont on n’avait pas de nouvelles, réunirait des troupes quelque part et qu’on organiserait enfin, ou que ce soit, une résistance quelconque. Néanmoins, les mandats d’amener contre lui et ses collègues, ayant été affichés, il quitta Paris avec un passeport belge pris sous le nom de sa mère et que sa femme avait été demander, le 24, à l’ambassade de Belgique. M. Hébert se rendit à Amiens, et ce ne fut que lorsqu’il apprit d’une manière certaine l’embarquement du Roi et qu’il eut perdu tout espoir de voir s’organiser une résistance, que, sur les instances de sa femme, il se détermina à passer en Belgique.
  71. M. Salgues, député du Lot.
  72. M. Soulery, maire de Gourdon.
  73. Le ministère des Finances occupait alors le terrain qu’entourent la rue de Rivoli, la rue de Castiglione, la rue du Mont-Thabor, et la rue Cambon, alors nommée rue Neuve de Luxembourg. Ce vaste immeuble, qui contenait tous les services dépendant du ministère des Finances, fut détruit par les insurges en 1871.
  74. Rue Neuve de Luxembourg, aujourd’hui rue Cambon.
  75. M. Montanier, directeur général du Mouvement des fonds.
  76. M. Chappuis, sous-directeur du Mouvement des fonds.
  77. M. Legrand de Villers fut plus tard trésorier-payeur général.
  78. Le duc de Guiche avait été, sous les ordres du maréchal Sebastiani, attaché à l’ambassade de France à Londres. Devenu duc de Gramont, il était ministre des Affaires étrangères en 1870.
  79. M. Gustave de Beaumont, député de la Sarthe.
  80. M. Abbatucci, député du Loiret.
  81. M. Havin, député de la Manche.
  82. M. SagIio, député du Bas Rhin.
  83. Récit de M. Hébert.
  84. Récit de M. Hébert.