Les Joyaux de la Couronne

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Les Joyaux de la Couronne
Revue des Deux Mondes3e période, tome 73 (p. 861-878).
LES
JOYAUX DE LA COURONNE

De tout temps, les joyaux de la couronne ont été l’objet de la curiosité universelle. Chaque fois que l’administration en a autorisé l’exposition, la foule est venue compacte, toujours renouvelée, toujours avide, pleine d’un naïf respect du passé, contempler ces joyaux historiques. Les divers gouvernemens de notre pays ne se sont pas moins préoccupés des diamans de la couronnes : les uns, pour rehausser l’éclat de leur puissance, les ont fait servir à la parure des souverains ; les autres, épris d’innovations égalitaires, ont manifesté l’intention de les vendre, en affectant de les dédaigner comme d’inutiles « hochets de la vanité. »

Constituées en trésor, ces pierres ont en une existence aussi dure à entamer que leur matière. Lois, décrets, vols, pillages ont été impuissans dans le passé pour détruire cette collection. Il est probable qu’elle subsistera longtemps encore à travers les générations futures comme un témoignage du triomphe du bon sens sur la vulgarité, l’ignorance et la sottise.

Mais si la foule a constamment montré à leur égard un engouement profond, le monde savant ne semble pas avoir été bien soucieux jusqu’à ce jour d’en faire l’étude au point de vue de l’histoire. Cependant on a beaucoup écrit sur les joyaux de la couronne. Lisez les manuels, les articles, les livres parus en grand nombre, dont les auteurs ont affiché, dans le titre au moins, la prétention de traiter à fond la question : aucun ne contient une histoire sérieuse de ces diamans. La plupart de ces traités ne nous ont fait connaître que des anecdotes douteuses, sinon apocryphes, qui ont fini par devenir populaires, à force d’avoir été répétées.

Il y a deux ans, le gouvernement, désireux d’opérer la vente des joyaux de la couronne, avait confié à une commission extraparlementaire le soin de désigner celles de ces pierreries qui pouvaient présenter un caractère historique, pour les faire figurer à côté des merveilles réunies dans la galerie d’Apollon. La chambre des députés et le sénat, saisis ensuite d’un projet d’aliénation d’une partie de ces richesses, ont eux-mêmes nommé chacun une commission, chargée d’exprimer un avis sur la solution qu’il convenait d’adopter. Les rapporteurs de ces deux dernières commissions se sont bornés à reproduire, pour la partie historique, le texte du rapport de la première. Ce document ne fait remonter l’existence du trésor de la couronne qu’à l’année 1661, parce que c’est à cette époque que le cardinal Mazarin légua au roi Louis XIV quelques-unes de ces pierreries. Or, c’est en 1530 que le roi François Ier avait créé le Trésor des joyaux de la couronne.

Cent cinquante ans environ de l’existence de ces bijoux, c’est-à-dire la moitié de leur histoire, sont ainsi passés sous silence. Les rapporteurs ne savent comment l’état est devenu propriétaire de ces pierreries. Est-ce par donation ou par acquisition ? À quelles conditions entrèrent-elles dans le trésor de la couronne ? Quelle en était l’origine ? Aucune de ces questions n’est résolue, et cependant il existe dans les dépôts publics des documens qui attestent avec quelle légèreté les auteurs de ces rapports ont fait leurs recherches. Nous exposerons les circonstances qui ont présidé à la création du trésor de la couronne, et nous suivrons à travers les siècles ces pierreries devenues parties intégrantes de notre histoire. Tous les faits avancés seront justifiés par des pièces authentiques.

C’est entre deux revers, à un moment d’accalmie et à l’aurore de la renaissance, que fut créé le trésor des joyaux de la couronne : les pierreries qui, à l’origine, le composaient, ne servirent pas seulement de parure à nos reines : en plus d’une occasion, elles jouèrent un rôle plus important et rendirent d’éminens services politiques à la France. On verra qu’il s’en fallut de peu qu’on ne leur dût la conservation définitive de Calais en 1560. Plus tard, si Henri IV, dans les circonstances les plus difficiles, parvint à pacifier le pays et à en chasser l’étranger, ces pierreries ont encore été pour quelque chose dans le succès qui couronna son œuvre.

Après en avoir fait rapidement l’historique, nous montrerons que les faits énoncés dans les différens rapports des commissions d’expertise de la chambre des députés et du sénat sont inexacts : nous prouverons, en outre, que ceux qu’on aurait pu y faire figurer ont été omis. Nous terminerons en démontrant que la vente des diamans de la couronne est inutile, maladroite et antipatriotique[1].


I

Le traité de Cambrai venait de réconcilier François Ier avec Charles-Quint : comme gages d’amitié, l’empereur délivrait les fils de France et accordait au roi la main d’Éléonore d’Autriche, sa sœur. François Ier se rendit immédiatement à Bordeaux au-devant de la nouvelle reine, et ce fut dans cette ville qu’il créa, le 15 juin 1530, le trésor des joyaux de la couronne.

Par ses lettres patentes, François Ier faisait don de ces joyaux à ses successeurs, c’est-à-dire à l’état, et il ordonnait que à chacune mutation d’iceulx joyaux leur appréciation, poix, paincture, plomb, soient veriffiez en leur présence afin qu’ils baillent leurs lettres patientes obligatoires de les garder à la couronne.

Il nous a paru intéressant de mettre en lumière ce document ignoré, aujourd’hui que les pouvoirs publics s’arrogent le droit de vendre une partie des diamans de la couronne, parce qu’ils sont la propriété de l’état, tandis qu’ils ne lui appartiennent que parce qu’ils sont inaliénables.

À cette époque, le trésor de la couronne ne représentait qu’une valeur totale de 272,242 écus soleil[2] ; il se composait d’un grand collier et de six bagues. On appelait alors « bague » toute espèce de parures, mais, dans les inventaires de la couronne du XVIe siècle et du commencement du XVIIe, ce mot servait à désigner les pendans de cou et les broches que l’on suspendait sur la poitrine des femmes.

La plupart des pierres comprises dans le trésor de la couronne provenaient d’Anne de Bretagne, qui les tenait de Marguerite de Foix. L’une d’elles était connue, dans le trésor de la duchesse, sous la dénomination de la belle pointe, dénomination qu’elle conserva durant tout le XVIe siècle ; mais la plus célèbre était un rubis de 206 carats, appelé la Côte de Bretagne. Cette pierre mérite une mention particulière, car elle est fort probablement encore aujourd’hui comprise dans le trésor de la couronne, et aucune commission jusqu’ici, nous le croyons du moins, n’en a signalé l’existence.

En 1530, elle était montée sur un pendant de cou, ayant la forme d’un A romain. Catherine de Médicis la fit remonter avec onze perles. A partir de cette époque, son histoire se confond avec celle de deux autres gros rubis, dont l’un prit le nom d’A romain, à cause de la forme du bijou au centre duquel il était placé ; l’autre s’appela l’œuf de Naples.

En 1570, lors du mariage d’Elisabeth d’Autriche, ces trois pièces subirent une nouvelle modification, qu’elles ne gardèrent malheureusement pas longtemps, car, en 1588, le roi Henri III, obligé de lever des troupes pour repousser une invasion espagnole, engageait les trois rubis entre les mains de l’un de ses secrétaires, le sieur Legrand, contre un prêt de 347,000 livres tournois, prix auquel ils avaient été estimés. La Côte de Bretagne seule fut prisée, durant tout le XVIe siècle, 50,000 écus, c’est-à-dire environ 600,000 francs de notre monnaie actuelle.

Le sieur Legrand ne tarda pas à mourir : le 10 mars 1635 et le 7 octobre 1643, ses héritiers obtinrent de Louis XIII et de Louis XIV des lettres patentes les autorisant à vendre les trois rubis au cas où le remboursement du prêt n’aurait pas lieu immédiatement. On n’eut pas besoin de recourir à ce moyen extrême. En janvier 1670, Colbert faisait rendre un arrêt du conseil déclarant les héritiers Legrand remboursés et ordonnant la réintégration des trois rubis dans le Mobilier de la couronne, où ils restèrent jusqu’au 5 novembre 1749 ; à cette époque, le conseil du roi ordonnait de remettre la Côte de Bretagne au sieur Jacquemin[3], pour être montée dans l’ordre de la Toison d’or. Elle fut alors confiée à Gay, le fameux graveur en camées de Mme de Pompadour ; celui-ci lui donna la forme d’un dragon soutenant dans sa gueule la toison elle-même.

La Côte de Bretagne, alors estimée 60,000 livres, fut portée par Louis XV et par Louis XVI ; en 1792, elle fut volée. Comment rentra-t-elle depuis dans le trésor ? On ne le sait ; c’est ce que nous apprendront sans doute un jour les énormes dossiers de la révolution, déposés soit aux Archives, soit à la Bibliothèque, et non encore catalogués. La commission d’expertise a classé cette pierre, avec quelques autres, dans cette catégorie : « sans importance, pour être envoyée au Muséum. » Depuis, sur l’avis de quelque archéologue (probablement M. Courajod, conservateur au Musée du Louvre, qui a parlé de cette pièce dans le Livre-Journal de Lazare Duvaux), elle a été comprise parmi les pierres destinées à être conservées dans les musées[4].

On voit, par l’exposé qui précède, que l’histoire de ces pierres fut mouvementée. Il est probable qu’il existe encore d’autres pierres aussi intéressantes que la Côte de Bretagne, dont la commission a ignoré l’existence et dont personne n’a cherché à établir l’identité. Mais il nous faut revenir quelque peu en arrière.

Le trésor constitué par François Ier ne subit, sous le règne de Henri II, que quelques modifications. Pendant cette période, Diane de Poitiers avait porté les diamans appartenant au roi. A la mort de ce dernier, elle fut naturellement disgraciée, et François II, à l’instigation de Catherine de Médicis, lui réclama tous ses bijoux : ce fut inutile, car toutes les pièces prêtées à Diane se retrouvèrent au complet dans les cabinets du roi. Pour empêcher désormais les favorites de se parer des pierres superbes que François Ier avait achetées pour son usage personnel, moyennant des sommes considérables, François II, par lettres patentes du 2 juillet 1559, fit entrer dans le trésor de la couronne tous les joyaux dont Henri II et lui avaient successivement hérité. Il n’oublia pas d’y faire figurer en ces termes la fameuse clause d’inaliénabilité : « Laissons, donnons et affectons lesdites bagues, joyaux et autres pierres précieuses, pour y estre et demeurer perpétuellement au trésor, comme les meubles précieux de ladicte maison et couronne de France, sans qu’elles en puissent, pour quelque cause et occasion que ce soient, estre distraictes, vendues ou aultrement aliénées, lesquelles vendition, aliénation et distraction nous avons interdictes et deffendues, interdisons et deffendons par ces dictes présentes. » Parmi ces pièces, les plus célèbres étaient une croix de plusieurs brillans, de 90,000 écus, et une superbe table de diamant, payée par François Ier 65,000 écus : nous les verrons plus tard jouer un rôle historique important.

Après avoir ainsi augmenté le trésor de la couronne, François II fit approprier toutes ces parures au goût du jour pour sa jeune femme. Le roi mourut bientôt, et Catherine de Médicis, devenue régente de France sous Charles IX, prit en garde les diamans de la couronne.

Par le traité de Cateau-Cambrésis, la France s’était engagée à rendre Calais à l’Angleterre dans un délai de huit ans ; mais les réformés, en guerre avec Catherine, avaient livré Le Havre à Elisabeth. La régente voulait conserver Calais et recouvrer Le Havre. Elle commença par s’emparer de cette dernière ville, puis elle négocia pour garder Calais. Aussi offrit-elle à Smith et à Throckmorton, ambassadeurs d’Elisabeth, une indemnité de 120,000 couronnes, ou le plus beau diamant de la couronne de France. Les deux diplomates refusèrent ; mais, voyant qu’ils n’obtenaient rien, ils s’accusèrent réciproquement de maladresse, s’invectivèrent violemment, puis se précipitèrent l’un contre l’autre, la dague à la main. Ils furent séparés par un agent de Catherine, qui leur renouvela l’offre de 120,000 couronnes, qu’ils finirent par accepter.

Grâce à l’habileté de la reine, le plus beau diamant de la couronne, qui avait été offert à l’Angleterre, demeura dans les coffres du trésor, et Calais, cet autre bijou cent fois plus estimable, put être conservé, moyennant le paiement d’une faible somme d’argent. Le plus beau diamant de la couronne était alors la Grande-Table, de 65,000 écus ; c’était donc celui-là qui devait nous garder Calais.

Jusqu’en 1569, pendant la jeunesse de Charles IX, les diamans ne jouèrent aucun rôle, et l’on en trouverait la preuve dans cette exclamation du jeune roi : « Ma vie n’est point de si grande conséquence qu’elle doibve estre si précieusement gardée dans un coffre, comme les bagues de la couronne. »

En 1569, la guerre avait recommencé, et les Allemands, appelés par un des partis qui se disputaient le pouvoir, envahissaient encore une fois la France, détruisant tout sur leur passage. Dans ces circonstances, Catherine conclut avec la seigneurie de Venise un emprunt de 1,800,000 écus ; en gage, elle donna à la sérénissime république la grande croix de diamans de 90,000 écus, la table de diamant à laquelle l’histoire aurait dû décerner le nom de Calais à plus juste titre qu’elle a donné à deux autres diamans le nom de Régent et celui de Sancy, et enfin, une troisième pierre, estimée 42,000 écus. L’emprunt paraît avoir été assez tôt remboursé, car, à en croire les dépêches des ambassadeurs vénitiens, l’année suivante les bijoux avaient été rendus à la reine. En tous cas, ils étaient rentrés en France au moment du mariage d’Elisabeth d’Autriche, en novembre 1570, puisqu’ils figurèrent dans les fêtes données à cette occasion. La jeune reine devait, après trois ans de mariage, les remettre à une nouvelle reine, Louise de Vaudemont. Tout d’abord, ils brillèrent à la cour de Henri III. Bientôt le nouveau prince de Condé appela au secours des réformés Jean-Casimir, fils de l’électeur palatin, Frédéric, en lui promettant, outre des sommes considérables, le gouvernement des Trois-Évêchés : Metz, Toul et Verdun. Le duc de Guise battit Casimir au passage de la Marne à Dormans, mais il ne put empêcher le gros des forces allemandes de pénétrer au cœur de la France. La paix ne fut signée que contre la remise, faite à Casimir, de 600,000 livres en argent et de nombreux bijoux. Il rentra triomphalement dans son pays avec un butin considérable ; il était suivi de chars portant les bijoux, exposés de telle façon que tout le monde pouvait les voir. A partir de ce moment, Henri III engage entre les mains du duc de Lorraine, du duc de Savoie, des ligues suisses de Bâle, du cardinal Farnèse, du duc de Parme, du duc de Florence et de banquiers, tels que Horatio Rucelay, Cénamy et Zamet, la plupart des bijoux du roi et de la couronne. Les emprunts sont faits précipitamment et il serait trop long de rechercher le sort de chacun de ces joyaux ; on constate très facilement leur engagement, mais il est plus difficile de retrouver trace de leur rentrée en France.

Enfin, le désordre arrive à son comble ; Henri III dispose en faveur de ses mignons de sommes importantes et du reste de ses bijoux ; la situation est telle, qu’il ne doit plus subsister une seule pièce dans le trésor de la couronne, car, le 1er octobre 1588, il décharge entièrement sa femme de la responsabilité attachée à la garde des bijoux qu’il a employés, dit-il, « pour garantir des emprunts faits par son commandement. »

Pourtant le trésor de la couronne s’était singulièrement accru. Charles IX avait fait de nombreux achats de pierres au moment de son mariage, et Catherine de Médicis avait donné tout son avoir en bijoux. Henri III n’avait pas été moins large, et nombre de pièces achetées par lui étaient entrées dans les coffres de la couronne. Charles IX et Catherine de Médicis les avaient donnés pour qu’ils restent inaltérables à la couronne, mais Henri III avait introduit dans la donation qu’il fit des siens une clause assez bizarre. Il stipulait qu’au cas où il n’aurait pas d’enfant mâle devant lui succéder comme roi de France, il pourrait disposer de tous les bijoux à son plaisir. Entendait-il par là qu’il voulait les donner à son successeur ? C’est ce que nous laissons au lecteur à deviner.

Les époques qui suivent ne nous ont laissé aucun document : ce qui est certain, c’est qu’au milieu du désordre général, un conseiller à la cour des aydes, le sieur Devetz, parvint à sauver un grand nombre de pierreries qu’il apporta à Mantes, le 19 mai 1591, et qu’il remit entre les mains de Sully, en son château de Rosny. La plupart des objets engagés chez des souverains ou dans des maisons de banque rentrèrent successivement en France, et Henri IV possédait sans doute, au moment de son mariage avec Marie de Médicis, la plus grande partie des diamans de la couronne. Dès les premières années de son règne, il fit de l’argent, comme Henri III, avec toutes les pierres qu’il eut à sa disposition, et les nombreux arrêts des conseils des finances attestent que l’administration de Sully était aussi sage que la renommée l’a proclamé.

C’est sous le règne de Henri IV qu’apparaît un personnage bizarre dont le nom est intimement lié à l’histoire des diamans de la couronne : Nicolas Harlay de Sancy, colonel-général des Suisses, surintendant des finances, avait déjà levé, en 1589, une armée de Suisses pour le compte de Henri III. Après la mort de ce dernier, il se rangea du côté de Henri IV ; selon les circonstances, il fut tantôt financier, tantôt homme de guerre et presque toujours marchand de pierres. Il acheta naturellement une grande quantité de diamans et en engagea plusieurs en Suisse pour y lever des troupes. Plus tard, vers 1000, Henri IV lui achetait de nombreuses pierres, que Sancy devait porter immédiatement à l’étranger, où il devait les donner en gage d’emprunt, tandis qu’il ne devait toucher que postérieurement du trésor la somme pour laquelle il les aurait engagés[5].

Le plus beau des diamans de Sancy était celui qui porta son nom. Nous ignorons où il l’avait acheté ; mais nous nous élevons formellement contre les légendes qui attribuent à ce diamant une origine antérieure à la fin du XVIe siècle[6] ; Sancy s’efforça à diverses reprises de le vendre, particulièrement au duc de Mantoue[7]. Après quatre ans de pourparlers, ce dernier ne se décidant pas, Sancy le vendit, à la fin de mars 1004, au roi Jacques Ier d’Angleterre. Charles Ier l’avait en sa possession lorsqu’il monta sur le trône, et au moment de la révolution d’Angleterre, Henriette de France, petite-fille de Henri IV et femme de Charles Ier, l’emporta avec elle. Pressée d’un besoin d’argent, elle le donna en gage, le 6 septembre 1655 avec le miroir de Portugal, au duc d’Épernon[8], qui lui avait prêté 460.000 livres[9].

Le 30 mai 1657, Mazarin désintéressait le duc d’Épernon et prenait possession, avec le consentement de la reine d’Angleterre, du Sancy et du Miroir de Portugal, par acte passé, en présence de Hervart et de Colbert, devant Debeaufort et Lefoin, notaires à Paris. Mazarin gardait ces pierres avec beaucoup d’autres bijoux. Lorsqu’il mourut, en 1661, il fit un long testament, dressé par Debeauvais et Lefoin, notaires à Paris, par lequel il laissait au roi Louis XIV dix-huit diamans de premier ordre, que l’inventaire de la couronne désigne tout au long. Le Sancy y est appelé le premier Mazarin, le second est un diamant en table, et le Miroir vient troisième ; les quinze autres suivent. Depuis, le Miroir de Portugal et le Sancy furent portés par les rois et les reines, et volés en 1792. A la suite de diverses pérégrinations, le Sancy se trouva entre les mains de Charles IV d’Espagne ; Joseph Bonaparte le trouva dans les coffres de la couronne lorsqu’il en prit possession, et Napoléon lui indiquait, en 1809, comme moyen de se procurer de l’argent, la vente du Sancy. Probablement, ce conseil fut suivi, car, en 1829, ce diamant entrait dans la famille Demidof. Le Miroir de Portugal, qui appartint aux couronnes de trois pays, est peut-être encore dans le trésor, mais, comme pour la grande table de Calais, personne n’a cherché à en retrouver l’identité, puisqu’aucun des experts ni des commissaires n’en connaissait l’existence.

Revenons à l’avènement de Louis XIII ; lors du mariage d’Anne d’Autriche, le trésor de la couronne s’augmenta d’un grand nombre de pierres que la jeune reine apporta d’Espagne. Louis XIII acheta également beaucoup de diamans ; le cardinal Richelieu lui en laissa un, de toute beauté, lors de sa mort, en 1642 ; il pesait 19 carats.

Lorsque Louis XIV prit le pouvoir, à sa majorité, le trésor était plus considérable qu’il ne l’avait jamais été. Le roi se servit, durant tout son règne, de ces pierreries : il fit monter presque tous les Mazarins, dans une grande chaîne ou dans des boutons qu’il portait souvent. Ces parures durent rester dans le même état jusqu’en 1722, date du couronnement de Louis XV ; mais, en 1691, il est parlé de deux pierres extraordinaires, l’une connue sous le nom du grand diamant bleu, et l’autre sous celui de diamant de la maison de Guise. Ces deux pièces avaient probablement été achetées, mais nous ne savons pas à quelle date ni dans quelles circonstances[10]. Tous deux semblent avoir été volés en 1792. Le diamant bleu fut cassé en deux morceaux, et il paraîtrait que ces fragmens font actuellement partie de la collection de M. Beresford-Hope, à Londres.

En 1722, Claude Ronde exécuta la fameuse couronne du sacre, dont on voit encore le fac-simile dans la galerie d’Apollon[11].

C’est un peu avant cette époque, en 1717, que le Régent entra dans le trésor ; l’achat en a été raconté par Saint-Simon dans ses Mémoires. On le plaça d’abord au centre du bandeau de la couronne que faisait Rondé. Lors du sacre de Louis XV, cette couronne était surmontée d’une fleur de ils dont la pointe centrale était le Sancy : de nombreux Mazarins, dont le Miroir de Portugal, accompagnaient le Régent sur le bandeau.

Si Louis XIV fit d’importans achats, Louis XV semble, au contraire, s’en être presque entièrement abstenu, et lorsque Louis XVI prit possession de la couronne en 1774, on signalait peu de nouvelles pierres. Toutefois les parures avaient subi des modifications et on peut en suivre les différentes montures dans les Mémoires du duc de Luynes, qui indiquent les bijoux que Marie Leczinska portait dans chaque fête.

Marie-Antoinette se servit naturellement des bijoux de la couronne. Elle affectionnait particulièrement une parure de rubis qui était estimée 145,000 francs.

Un jour, la reine en fit modifier la monture, et pour la rendre beaucoup plus belle, elle y fit ajouter, avec l’agrément du roi, une si grande quantité de diamans précieux, qui lui appartenaient, qu’il devint bientôt impossible de distinguer ce qui était à la couronne de ce qui était à la reine. Aussi obtint-elle du roi que la parure entière lui fût donnée en propre. Mais Louis XVI crut devoir porter l’affaire devant son conseil, et, le 13 mars 1785, intervint un arrêt qui validait cette donation. De plus, comme les montures des bijoux et l’achat de nombreuses pierres avaient donné lieu à de fortes dépenses, Louis XVI, au lieu de payer en argent, remit au sieur Le Blanc[12], joaillier de la reine, un nombre équivalent de pierres qui sont désignées en l’inventaire de 1774.

En vertu d’un décret rendu par l’Assemblée nationale, les 26 mai et 1er juin 1791, ces pierres reprenaient la destination que François Ier leur avait imposée dans ses lettres patentes de 1530, et entraient définitivement dans la dotation de la couronne. On en faisait dresser l’inventaire ; toutes les pièces furent ensuite déposées au garde-meuble, où le public pouvait les voir certains jours. L’assemblée législative ordonna la vente des diamans, mais les septembriseurs estimèrent qu’il était beaucoup plus simple de s’en approprier la valeur que de la laisser à l’état.

Pendant six jours, une bande d’individus, composée au moins pour le dernier jour de trente à quarante personnes, pénétra chaque soir dans les salles du premier étage du garde-meuble, au moyen d’échelles de corde, et en s’aidant du réverbère placé au coin de la rue Saint-Florentin. Après avoir brisé les scellés apposés sur les portes et avoir crocheté les serrures des armoires, ils s’emparèrent de la presque totalité du trésor. La police ne s’aperçut du vol que lorsque l’œuvre fut entièrement accomplie.

Dans la nuit du 16 au 17 septembre, des gardes nationaux crurent voir remuer le réverbère adossé à la colonnade. Ils s’approchèrent et aperçurent un individu hissé sur ce réverbère. On lui cria qu’on allait faire feu s’il ne descendait. Il s’empressa d’obtempérer. On le conduisit ensuite au poste, où il fut maintenu en état d’arrestation. Un autre homme, pris de peur, se laissa glisser le long du réverbère et tomba également entre les mains des gardes nationaux. On trouva sur ces voleurs un certain nombre de bijoux, et on s’aperçut ainsi de la soustraction qui avait été commise, en toute sécurité, depuis le 11 septembre. Quatre individus, qui semblaient faire le guet, purent s’enfuir. Le lendemain, le ministre de l’intérieur Roland monta à la tribune de l’assemblée pour parler de cet événement, et dut déclarer que, sur 25 millions de richesses, il en restait à peine pour 500,000 francs.

Durant l’opération, aucune patrouille régulièrement commandée n’avait été faite : les rondes de police n’avaient rien vu, et cependant les voleurs avaient éclairé les pièces du garde-meuble, ils avaient dû y manger et y séjourner plusieurs nuits de suite, car, lorsqu’on y pénétra après eux, on trouva des restes de victuailles, des bouteilles vides et des bouts de chandelles. L’opinion publique n’hésita pas à accuser de ce crime Danton et le parti avancé, qui, à leur tour, l’imputèrent aux contre-révolutionnaires. Lorsque Vergniaud dut porter sa tête sur la guillotine, il s’écria à la tribune : « Je ne me crois pas descendu à être obligé de me disculper d’une accusation de vol. » Quant à Sergent, alors administrateur de la police et de la garde nationale, il fut si clairement désigné comme ayant trempé dans l’affaire, que ses contemporains lui donnèrent le nom de Sergent-Agate, en souvenir d’une des plus belles gemmes de la couronne. Les historiens de la révolution lui ont conservé ce surnom.

Il n’est pas facile de désigner les personnes auxquelles incombe la responsabilité de cette soustraction. On découvrit un certain nombre de voleurs. Ils en dénoncèrent d’autres, et bientôt le tribunal révolutionnaire en condamna à mort quelques-uns, qui furent exécutés sur la place de la Concorde[13].

On retrouva immédiatement un certain nombre de diamans ; mais les plus importuns, le Régent et le Sancy, échappèrent aux premières investigations : c’était un nommé Cottet qui avait volé le Sancy ; il l’avait donné à un de ses camarades, qui avait pris la fuite. Quant au Régent, il ne fut découvert qu’un an après, dans un cabaret du faubourg Saint-Germain[14]. D’autres diamans furent retrouvés dans les années qui suivirent et furent versés à la caisse de l’extraordinaire. Au sacre de Napoléon Ier, les joyaux de la couronne apparurent en public. Le Régent était fixé au pommeau de l’épée.

L’empereur augmenta considérablement le trésor qu’il avait reçu de l’état en achetant 6 millions de diamans au moyen de fonds spéciaux, créés par décret du 10 février 1811. En 1814, tous les joyaux de la couronne furent emportés à Blois par Marie-Louise, mais l’empereur d’Autriche (son père) les lui fit réclamer ; après les avoir reçus, François II les fit remettre à Louis XVIII, qui, dans la nuit du 20 mars 1815, les emporta à Gand, où il les garda. Il les rapporta à Paris lors de sa seconde restauration. Durant son règne, ces diamans ne subirent pas de grandes modifications. Louis XVIII en détacha cependant une croix du Saint-Esprit, estimée 650,000 fr., dont il fit don à Wellington. A l’avènement de Charles X, toutes les pierres furent remontées pour le sacre et elles subsistèrent en cet état jusqu’en 1854. Durant le règne de Louis-Philippe, la reine Marie-Amélie ne s’en servit point.

Le 26 février 1848, à l’instigation du général Courtais, commandant de la garde nationale, les diamans de la couronne, qui étaient conservés en écrins dans les caisses de la liste civile au Louvre, furent, contre l’avis de l’inspecteur-général et du joaillier de la couronne, mis dans des musettes, placés sur une civière et transportés à l’état-major de la garde nationale par des garçons de bureau et des gardes nationaux en armes. De là, ils furent livrés au trésor public. Dans l’un de ces transports, deux parures, dont le prix total s’élevait à 292,000 francs, furent volées. L’opinion publique accusa toujours Courtais, sinon d’avoir été l’auteur du vol, du moins de l’avoir favorisé par la légèreté avec laquelle il avait ordonné le transport de ces bijoux au milieu des insurgés armés.

De 1854 à 1870, les diamans de la couronne furent remontés à différentes reprises, et, dans le courant d’août 1S70, ils furent enfermés dans une caisse cachetée et remis entre les mains de M. Rouland, gouverneur de la Banque de France, qui se chargea de leur garde. Revenus à Paris, les diamans furent collationnés, en 1875, par une commission extraparlementaire, qui proclama la parfaite régularité avec laquelle les livres avaient été tenus.


II

L’historique des diamans de la couronne a prouvé que les membres des trois commissions n’avaient en de la question soumise à leur examen qu’une connaissance imparfaite. Il nous reste maintenant à démontrer que les faits avancés par les rapporteurs sont erronés. Nous allons les passer successivement en revue, en citant le texte des rapports et en le faisant suivre de documens qui en démontreront l’inexactitude.

Le rapport de la commission extraparlementaire propose de conserver la broche reliquaire, parce que, y est-il dit, la taille des diamans de ce bijou était de 1476.

Évidemment, le rapporteur croyait, comme le disent tous les manuels et tous les dictionnaires, que la découverte de la taille du diamant avait en lieu en 1476.

Un des historiens de la ville de Paris, Guillebert de Metz, parle, en 1407, d’un certain nombre de tailleurs de diamans florissant à Paris ; le plus célèbre était un nommé Hermann. Un document de 1381, conservé aux Archives nationales, signale encore à Paris un nommé « Jehan Boule, tailleur de diamans ; » du reste, il suffit de se reporter aux inventaires des ducs de Bourgogne, de Berry et d’Anjou, pour se convaincre qu’au XIVe siècle ces princes portaient déjà des diamans taillés de différentes façons[15].

Le rapport indique ensuite que les Mazarins sont les diamans qui ont été le plus anciennement taillés. Le rapporteur de la chambre des députés, qui est en même temps l’auteur du projet d’aliénation, fait observer avec beaucoup de justesse et de raison « que cette supposition ne paraît pas très fondée, si on la rapproche de l’appréciation trouvée dans le rapport des experts, au sujet de la broche reliquaire, qui aurait été taillée en 1476. »

Nous supposons que le rapporteur de la commission d’expertise a voulu dire : les plus anciens diamans taillés en forme de brillans, mais encore voudrions-nous savoir où l’auteur a pu puiser ce renseignement sur l’origine de la taille des Mazarins ; car, pour notre part, après avoir compulsé nombre de papiers concernant les pierres et les bijoux du cardinal de Mazarin (papiers inconnus du rédacteur de ce rapport), nous croyons devoir tirer cette conclusion que le ministre d’Anne d’Autriche acheta ces diamans tout taillés et ne s’occupa jamais de les faire modifier[16].

Le rapporteur de la première commission soutient encore que le trésor des diamans de la couronne fut constitué en 1661 ; nous avons cité les lettres patentes de François Ier, qui le créèrent en 1530 et nous avons résumé l’historique de quelques-uns de ces bijoux depuis la fondation du trésor jusqu’à nos jours.

Enfin le même rapport affirme que les Mazarins furent montés, pour la première fois, dans la couronne de 1725 : l’inventaire de 1691, nous l’avons déjà vu, démontre qu’à cette date quinze d’entre eux étaient montés en chaîne et en boutons.

Examinons maintenant le rapport de la chambre des députés : il n’est que la reproduction exacte du rapport de la commission extraparlementaire, composée d’experts, à qui les rapporteurs de la chambre et du sénat devaient naturellement attribuer une compétence qui pouvait manquer à des hommes politiques. Les faits erronés énoncés plus haut y sont donc reproduits, sauf celui relatif à la taille des Mazarins, qui a été relevé si justement par le député rapporteur. Mais, ajoute ce dernier auteur, « les Mazarins étaient, à l’origine, au nombre de dix, et actuellement on n’en compte plus que sept[17].

Le testament de Mazarin et l’inventaire de la couronne de 1691 en indiquent dix-huit, dont ils mentionnent le poids exact. Il n’est donc pas étonnant que la commission d’expertise n’ait pu retrouver ces diamans, puisqu’elle ne les connaissait point ; cependant on peut les suivre, jusqu’au vol de 1792, dans tous les inventaires, sur les objets qu’ils décorèrent, et il serait probablement facile de déterminer d’une façon positive ceux qui, volés en 1792, ne sont pas encore rentrés à la couronne ; mais la commission d’expertise n’avait entre les mains aucune pièce pouvant l’éclairer[18].

Nous aurions préféré laisser de côté certains racontars, peu dignes de figurer dans un travail sérieux ; mais puisqu’ils ont été énoncés dans un document officiel, nous sommes obligé d’en démontrer l’inexactitude.

Voici ce qu’on lit encore dans le rapport de la chambre des députés : « L’ex-impératrice, assistant à la représentation de la Biche au bois, fut frappée de la ceinture de chrysocale que portait l’actrice chargée de représenter le rôle d’Aika. Elle ne fut satisfaite que lorsqu’elle s’en fut commandé une pareille, qui fut faite avec les diamans de la couronne. » Le même député publiait dernièrement le même fait en précisant encore davantage : « L’impératrice Eugénie, disait-il, confia immédiatement ce désir au joaillier de la couronne et leur recommanda de la confectionner (la ceinture) avec les Mazarins, notamment. »

Le fait est inexact : la parure en question fut commandée le 23 juin 1864, livrée et facturée le 31 décembre suivant. Durant toute cette année, on ne joua pas une seule fois la Biche au bois. Quant aux Mazarins, le rapporteur pourra, s’il le désire, constater sur la parure elle-même qu’ils n’y ont jamais été attachés.

On fit toujours dans le même rapport : « Il (le Régent) est encore aujourd’hui comme le décrivait, en 1717, Saint-Simon dans ses Mémoires. » L’achat du Régent eut lieu en 1717, mais les Mémoires de Saint-Simon n’ont pas été composés au jour le jour, comme paraît le croire le rapporteur ; les lignes auxquelles il fait allusion n’ont pas été écrites en 1717, mais de 1746 à 1747[19], c’est-à-dire trente ans après.

Dans le troisième et dernier rapport[20] adressé au sénat, nous retrouvons naturellement les erreurs contenues dans les deux rapports précédens ; il n’y figure qu’un fait historique nouveau. « Plus tard, dit l’auteur, lorsque les souverains voulurent se servir de ces joyaux pour leur usage, ils firent, ce qui avait été d’ailleurs fait, dès le 13 mars 1785, par Louis XVI : ils reconnurent par le dépôt d’un bon que ce n’était là qu’un emprunt fait aux collections de l’état. »

Le précédent, tiré du règne de Louis XVI, ne vient pas à l’appui de la thèse en question ; car le bon donné par ce souverain, en 1785, s’appliquait, ainsi que nous l’avons prouvé, non pas à l’emprunt d’une parure faite pour l’usage, mais à l’aliénation de cette parure, au profit de la reine Marie-Antoinette, à qui le roi la donnait d’une façon irrévocable, après avoir pris l’avis de son conseil.

Tel est le résumé du travail auquel se sont livrées les trois commissions. Nous ignorons si le gouvernement voudra en rester là, ou s’il jugera à propos de rectifier et de compléter les rapports. Il nous parait difficile, après ce que nous venons d’exposer, que, pour obéir à la loi qui ordonne la conservation des pièces historiques, on ne se livre pas à de nouvelles recherches plus sérieuses, afin de retrouver celles de ces pierres qui rentrent dans cette catégorie.


III

Nous avons maintenant à démontrer, au point de vue du budget et des ressources qu’elle lui procurerait, l’inutilité de la vente projetée.

Le trésor de la couronne est actuellement estimé 21 millions ; mais, dans ce chiffre, le Régent entre pour 12 millions ; malgré les deux petites glaces qu’elle a près du filetis, c’est la pierre la plus belle du monde : pour le moment, le gouvernement n’a pas l’intention de la mettre en vente. Du reste, on sait que les acheteurs de pareils morceaux sont rares, et il suffirait de rappeler l’histoire suivante pour s’en convaincre. Le diamant le Sancy était prisé 1 million dans l’inventaire de 1791, « dont l’estimation est considérée par le rapporteur de la chambre des députés comme un minimum. » En 1867, on l’offrait pour une somme de 700,000 francs, prix de demande. Il fut alors exposé au Champ-de-Mars et tous les souverains étrangers vinrent le voir. Cependant, il n’y eut jamais de proposition d’achat, et le Sancy est encore à vendre.

Il nous reste à rappeler aux pouvoirs publics un fait assez curieux : nous avons vu qu’en 1814 l’empereur d’Autriche avait fait reprendre à Marie-Louise les diamans de la couronne, qu’elle avait emportés à Mois, et que François II les avait tout de suite fait remettre à Louis XVIII. Parmi ces diamans se trouvaient 600,000 fr. de pierres achetées par Napoléon sur la cassette particulière et lui appartenant, par conséquent, en propre. L’empereur est toujours créancier de ces 600,000 francs, qui auraient dû lui être rendus, selon les principes du droit moderne, comme on l’a fait, en 1875, pour les acquisitions personnelles de l’impératrice Eugénie. Si l’on vend les diamans de la couronne, 600,000 francs devront donc être prélevés sur le produit de la vente au profit des représentans de Napoléon Ier. Quels sont ces représentans ?

Napoléon III ayant renoncé à toute réclamation au sujet des confiscations prononcées en 1814 et en 1815 contre la famille Bonaparte, les représentans actuels de Napoléon Ier sont, aux termes du testament et des codicilles de l’empereur les officiers et soldats qui ont combattu pour la gloire et l’indépendance de la nation depuis 1792 jusqu’en 1815.

Quand bien même, en vertu d’une raison d’état que, pour notre part, nous n’admettons pas on laisserait de côté ceux qui sont morts de 1800 à 1815, on se trouverait encore en présence des soldats qui tombèrent pour la défense de la patrie envahie, de 1792 à 1800, de ces volontaires, de ces héros de Sambre-et-Meuse, de ces Mayençais, des soldats de Marceau, de Kléber et de Hoche, qui ont laissé des veuves, des enfans et des petits-enfans. Il en est aujourd’hui qui meurent de faim. L’intention formelle, manifestée par l’empereur dans ses dernières volontés, était justement de les secourir. S’arrogera-t-on le droit de les priver de leur pain, lorsque ces 600,000 francs leur ont été laissés pour assurer leur existence ? Que l’on fasse, comme on voudra, le calcul de ce que pourra rapporter cette vente, en tenant compte du manque d’argent et de l’absence d’affaires et en déduisant les frais auxquels donnera lieu l’opération, on n’obtiendra qu’un chiffre insignifiant, dérisoire.

Il faut encore dire un mot des dangers que peut présenter la vente. Le gouvernement se préoccupe, ajuste titre, de la condition et du sort des ouvriers. Si la vente des diamans de la couronne a lieu, le commerce de la bijouterie sera fortement atteint pendant quelque temps ; les chambres syndicales de la bijouterie, de l'orfèvrerie, de la joaillerie et du commerce des pierres précieuses ne craignent pas de l'affirmer. Les ateliers, déjà fort clairsemés, par suite de la crise industrielle et commerciale, se videront encore davantage et nombre de malheureux se trouveront privés de tout moyen d'existence.

D'autre part, quels pourront être les acquéreurs de pareilles pierres ? Dans les momens de gêne, les particuliers riches restreignent leurs dépenses beaucoup plus que les petites bourses. Les viveurs qui, il y a vingt-cinq ans, jetaient l'or et l'argent par les fenêtres, n'existent plus aujourd'hui. Les Américains semblent, depuis deux ans, avoir abandonné le marché de Paris.

Parmi les états, on sait qu'il n'en existe qu'un qui en ce moment fait des achats considérables pour ses musées : nous voulons parler de l'empire d'Allemagne. Tout dernièrement encore, le gouvernement impérial faisait acheter à Londres, pour un de ses grands dépôts publics, une série de manuscrits que l'on payait comptant 1,875,000 francs. Pour la même somme, on pourrait se procurer la totalité de nos diamans historiques, en laissant de côté les pierres de la plus grande valeur marchande et toutes les perles, qui n'ont pas d'histoire. Croit-on que le chancelier de fer hésiterait une minute si, pour cette faible somme, il pouvait infliger à notre pays l'injure, qui flatterait singulièrement l'orgueil allemand, d'exposer à Berlin aux yeux de tous, avec leur ancienne étiquette, les diamans de la couronne de France ?


GERMAIN BAPST.

  1. Tout ce que nous écrivons résulte de documens, tels que quittances, arrêts de la chambre des comptes, lettres patentes et autres pièces, conservés dans les études de notaires et dans notre collection particulière. Nous n’indiquons pas ici les cotes ou les titres de chacune des pièces citées, parce que nous avons déjà commencé un important travail sur les diamans de la couronne, lequel contiendra in extenso les documens les plus intéressans et donnera toutes les indications des sources auxquelles ont été puisés nos renseignemens.
  2. D’après nos calculs et les rapports des poids des monnaies anciennes et modernes, la valeur approximative de l’écu soleil, qui était d’or fin, serait aujourd’hui de 13 fr. 50. Par conséquent, 272,212 écus soleil vaudraient environ 3,675,267 francs.
  3. Jacquemin (Pierre-André), reçu maître-orfèvre, le 8 mars 1751, joaillier de la couronne en 1757 (1er mars). Mort en 1773. Son poinçon était P. A. J. et un cœur.
  4. Au sujet de cette pièce, j’ai reçu des lettres émanant de trois membres de la commission d’expertise ; le premier (le président) me déclare qu’il ignore complètement l’existence de la pierre en question. Les deux autres m’informent qu’elle a été classée par eux dans les pièces destinées au Muséum d’histoire naturelle.
  5. Nous devons à M. de Kermaingant la communication de trois pièces fort curieuses sur Sancy : M. de Kermaingant les a extraites des papiers de M. le baron d’Hunolstein, que ce dernier avait obligeamment mis à sa disposition pour un travail sur le XVIe siècle et, en partie, sur Henri IV.
  6. Nous préparons en ce moment un mémoire sur l’histoire du Sancy ; on verra pour quelles raisons nous n’avons pas cru devoir adopter la légende qui s’est formée autour de ce diamant.
  7. M. Armand Baschet, dont on ne peut se passer quand on s’occupe de choses de Venise, s bien voulu nous communiquer quatorze lettres de la Correspondance du Sancy avec le duc de Mantoue, au sujet de son diamant, de 1600 à 1604. Depuis que nous avons écrit ces lignes, nous avons en la douleur d’apprendre la mort prématurée de cet historien si aimable et si érudit, qui n’avait cessé de nous encourager et de nous aider dans tous nos travaux.
  8. Nous devons à M. Auguste Vitu l’indication de l’existence d’un volumineux dossier sur cette vente et à M. Ph. Vassal la communication de ce dossier.
  9. Le Miroir de Portugal était un diamant dont le rôle historique a été plus important que celui du Sancy. Après avoir fait partie, comme son nom l’indique, du trésor de Portugal, il avait été emporté en Angleterre par Antoine de Crato, et Elisabeth avait consenti à l’aider dans ses revendications, moyennant le don qu’il lui fit de cette pierre et des autres joyaux de la couronne de Portugal ; c’est ainsi que le Miroir était entré dans le trésor d’Angleterre et qu’il se trouvait, comme le Sancy, entre les mains d’Henriette de France.
  10. Un passage des Mémoires de la grande Mademoiselle ferait supposer que le diamant de la maison de Guise aurait été donné par elle.
  11. Rondé (Laurent) avait été reçu en 1689 ; il habitait d’abord quai des Orfèvres, ensuite aux galeries du Louvre. Son poinçon était LR et une étoile. — Son neveu (Claude-Dominique) était associé avec lui et lui succéda comme Joaillier ordinaire du roi et garde des pierreries de la couronne. Son poinçon était CR et un cœur.
  12. Le Blanc (Jean-Baptiste), place Baudoyer, et son fils (Gaspard-Alphonse), furent successivement orfèvres de la reine et des princesses dans toute la seconde moitié du XVIIIe siècle. Le poinçon de Gaspard-Alphonse était G. A. L. et un cœur.
  13. Un journal prétend tenir du rapporteur de la chambre des députés que l’on rechercha les auteurs du vol, qu’on en arrêta quelques-uns, main qu’ils furent bientôt relâchés, parce que leur culpabilité ne fut pas démontrée : or, Paul Miette, Lire, Cottot, dit le Petit-Chasseur, Meyran, dit Grand C., Mauger, Gallois, dit Matelot, Joseph Picard, Anne Leclerc, François Depeyron, dit Francisque, et Jean Badarel furent condamnés à mort, pour avoir participé à ce vol.
  14. C’est du moins ce qui parait résulter de la déposition d’une femme Corbin, dans le procès.
  15. Voir à ce sujet le Glossaire archéologique de M. le marquis de Laborde, au mot DIAMANT.
  16. Nous avions cru aussi, autrefois, que les Mazarins étaient les diamans les plus anciens en forme de brillans, mais nous avons pu en étudiant la question nous convaincre du contraire.
  17. Rapport du 6 mai 1882 à la chambre des députes. (Journal officiel du 23 mai 1882.)
  18. Il est bizarre que le rapporteur de la chambre des députas ait cru devoir, en quoique sorte, à propos du glaive du dauphin et du glaive de Louis XVIII, accuser une famille qui, depuis cent cinquante ans, exerce la charge de joaillier de la couronne, quand aucune commission n’a cru devoir se mettre en rapport avec le chef actuel de la maison de commerce de cette famille.
  19. Nous devons ce renseignement à l’obligeance de M. Arthur de Boislisle, membre de l’Institut, qui public en ce moment une nouvelle édition des Œuvres de Saint-Simon.
  20. Rapport du 12 février 1884.