Les Juifs et l’Antisémitisme/04

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Les Juifs et l’Antisémitisme
Revue des Deux Mondes3e période, tome 114 (p. 758-801).
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LES
JUIFS ET L’ANTISÉMITISME

IV.[1]
LE GÉNIE JUIF ET L’ESPRIT JUIF.

Un mot en commençant : vous revenez donc aux Juifs, me dira-t-on peut-être ; vous quittez, pour ces peu intéressans sémites, les grandes questions sociales et religieuses, les questions vitales qui passionnent aujourd’hui les intelligences ? — Non, vraiment, car l’antisémitisme aussi est une question sociale, — et en étudiant les Juifs et l’esprit d’Israël, comme en examinant les enseignemens du pape sur le socialisme et la démocratie, j’ai toujours en vue le même objet : la liberté religieuse et la paix sociale. Caritas et Pax, telle reste ma devise, et, si je ne m’abuse, c’est une devise chrétienne que peut arborer un Français.

J’ai essayé de faire la physiologie et la psychologie du Juif. C’est là chose malaisée. Tous les Israélites n’ont pas été satisfaits du portrait que j’ai tracé d’eux. Quelques-uns ont cru de leur devoir de me répondre. Un grand-rabbin a pris la peine de me montrer que j’avais été sévère, parfois même injuste pour Israël[2] D’autres, Israélites ou chrétiens, m’ont fait observer que je m’étais arrêté à mi-chemin. « C’est bien d’avoir fait la psychologie du Juif, m’écrivait un anonyme, — de ces correspondans d’occasion, plus ou moins bienveillans, nous en avons souvent à la Revue — mais pour nous faire connaître le Juif, et nous montrer son rôle chez les nations modernes, il ne suffit point de nous dépeindre les qualités de son intelligence ou les défauts de son caractère. Il faudrait autre chose. Il serait bon d’examiner s’il y a un génie, et s’il y a un esprit juif, c’est-à-dire si dans les lettres, dans les arts, dans les sciences, dans la politique, le Juif se distingue par un génie national, ou un esprit national, foncièrement différent de celui des nations soi-disant aryennes au milieu desquelles il vit. » Mon correspondant avait raison ; car, si le Juif a vraiment un génie national distinct et un esprit national particulier ; si, par sa nature intellectuelle et par ses tendances morales, il diffère radicalement de nous, c’est alors que l’ascendant que prend Israël parmi les peuples modernes menace de les dénationaliser. Le Juif, au contraire, n’a-t-il ni génie, ni esprit national, que signifie « la judaïsation » des sociétés contemporaines ?

Cette question, pourquoi ne pas le dire ? je me la suis souvent posée depuis quinze ans. Elle est des plus délicates et des plus complexes. Pour qui ne veut pas la trancher selon sa fantaisie ou ses préjugés, je ne vois qu’une manière de la résoudre : c’est de prendre les écrivains, les artistes, les savans, les philosophes, les politiques d’origine juive, et de voir s’il y a entre eux quelque chose de commun qui les distingue des écrivains, des savans, des artistes du même pays et de la même époque. Ce travail, pour ne pas dire ce jeu d’esprit, je m’y suis souvent amusé, en dilettante cosmopolite, curieux de tous les arts et habitué à voyager à travers les cinq ou six grandes Littératures. J’ai toujours beaucoup aimé ce qu’on pourrait appeler la psychologie nationale comparée ; c’est pour moi le grand attrait des études de politique étrangère, aussi bien que de l’histoire de l’art. À quoi je suis arrivé pour le Juif, je vais essayer de le dire sans pédantisme, ni prétentions scientifiques. Je m’en tiendrai, de préférence, aux artistes et aux écrivains, laissant pour une autre étude ce qui touche la politique ou l’économie sociale et la grosse question de nos temps d’abaissement, la question d’argent.


I.

Premier point : Le Juif a-t-il un génie national qui lui soit propre ? et, s’il en a un, en quoi consiste ce génie juif ? quels en semblent les principaux traits et quels en sont les principaux représentans ? — Veut-on remonter aux origines, Israël a un génie aussi fortement marqué que celui de Rome, ou celui de la Grèce. N’en déplaise aux frivoles détracteurs du sémite, Israël a été unique entre toutes les nations. Il n’a pas été un peuple artiste, il a été le peuple prophète ; comme celles du fils d’Amos, ses lèvres ont été brûlées par le charbon du chérubin, et elles n’ont plus eu de paroles pour les choses profanes. Son génie national, la Bible est là pour en témoigner. La poésie de la Genèse vaut bien la poésie d’Homère ; Isaïe est aussi original que Pindare ; si le rigide génie hébraïque reste inférieur au génie hellénique, ce n’est pas qu’il s’élève moins haut, c’est qu’il se ramifie en moins de branches, qu’il a infiniment moins de variété et moins de nuances. Le génie hébraïque était tout d’une pièce, pareil aux rochers nus qui se dressent au loin sur le désert. À cet égard, rien de plus différent de ses lointains aïeux, les Beni-Israël, que le Juif moderne, si souple et si agile. Or, ce que nous avons en vue, c’est le Juif moderne, le judaïsme contemporain, issu du ghetto et du talmud-tora, et non l’antique hébraïsme, le farouche lion de Juda que n’ont pu apprivoiser ni le sourire des dieux de la Grèce, ni l’épée du Romain.

Y a-t-il, aujourd’hui encore, après les deux mille ans de dispersion et le contact prolongé des civilisations et des races, un génie juif ? S’il en est un, il se manifestera chez les écrivains, les artistes d’origine israélite, chez les hommes distingués de toute sorte que Jacob a fournis au monde moderne. Considérons-les, un instant, de l’œil du naturaliste qui classe et étiquette les êtres vivans : y a-t-il, parmi ces Juifs, de quoi constituer une famille, une espèce, une variété intellectuelle, distincte de tous les autres types contemporains ? Voyons quels semblent être les caractères qui permettent de les classer à part. Aussi bien, cette étude est relativement facile ; ce ne sont point les sujets qui nous manquent.

L’on compte bien peu de générations depuis qu’au signal de la France sont tombées les noires murailles des ghettos et les portes verrouillées de la Judengasse ; et déjà un grand nombre de Juifs de France, d’Allemagne, d’Autriche, d’Angleterre, d’Italie, de Russie même, non contens de s’établir dans les rues de nos villes, ont envahi les chaires de nos universités, la scène de nos théâtres, jusqu’à la tribune de nos assemblées politiques. Cet essor inattendu d’une race si longtemps comprimée a été tellement rapide que plusieurs ont cru assister à une sorte de renaissance nationale, telle que l’Europe en a salué plus d’une au XIXe siècle. Beaucoup de ces affranchis d’hier se sont hardiment essayés dans nos arts, dans nos sciences ; on eût dit des oiseaux dont on ouvrait la cage, si prompt a été leur vol ; on les a vus s’élancer de rameau en rameau sur toutes les branches de l’arbre touffu de notre culture moderne, comme si aucune n’était trop haute pour leurs ailes. Cela seul est un fait considérable. Comment, après cela, nous faire croire que le Juif est impropre à notre civilisation, que les fatalités de race font du sémite un Oriental, condamné à être simple spectateur de notre culture d’Occident ? Cette civilisation, le Juif à peine affranchi y a pris sa place d’emblée, une place trop large au gré de beaucoup d’entre nous. Chose singulière, ce prétendu Oriental réussit d’habitude beaucoup mieux en Occident qu’en Orient, tant il s’assimile aisément le génie de l’Occident. En dehors de la France et de la Hollande, il n’y a pas un siècle que ce paria circoncis est émancipé ; et dans tous les pays où il a obtenu l’égalité des droits, ce petit juif, hier encore parqué dans son ghetto, ne se contente pas de régner à la Bourse ; il rivalise avec nous, sur notre terrain, dans ce qui lui était le plus étranger, dans les arts et les sciences les plus modernes. Phénomène peut-être sans précédent dans l’histoire, il ne lui a même pas fallu, pour cela, un stage de deux ou trois générations. Que conclure de là, sinon qu’entre le sémite et nous, malgré toutes les différences d’origine et d’éducation historique, il existe une secrète conformité de nature, une incontestable parenté intellectuelle ? Dans presque tous les domaines, ce nouveau-venu d’Israël s’est montré de force à lutter avec le chrétien, avec l’aryen. Quel est le pays moderne qui n’en ait fait l’expérience ? Les Juifs ont beau être parmi nous en minorité infime, — un ou deux pour cent ; parfois, comme en France ou en Italie, un ou deux pour mille, — dans presque toutes les carrières, dans celles surtout qui n’exigent que de l’intelligence et du travail, on trouve, depuis moins de cent ans, quelques Juifs qui se sont élevés aux premiers rangs. Ces succès du sémite dans les champs les plus divers sont même peut-être le principal facteur de l’antisémitisme. Pour être si peu, les Juifs tiennent partout trop de place. Comme je le disais en commençant, ils ont le tort de montrer que le nombre n’est pas tout ; et cela, le nombre ne le pardonne point.

Comparez en effet cette infime minorité juive à la majorité chrétienne, comptez le nombre d’hommes distingués sortis des rangs d’Israël. Nul doute que, à nombre égal, le Juif, le soi-disant sémite, fournît à notre civilisation aryenne plus d’hommes de talent que les soi-disant aryens[3]. Et cela est d’autant plus merveilleux que, dans la course à la renommée et aux honneurs où tant de concurrens de toute race se disputent le prix, le Juif, en qualité de Juif, avait hier encore une infériorité marquée ; en beaucoup de pays, la lice ne lui était même pas ouverte ; sa naissance le disqualifiait. Là où il était admis sur le turf, il portait une surcharge, un poids de plus que les autres : sa religion, son nom de Juif ; si bien que pour s’alléger et pour mieux courir, beaucoup des plus célèbres ont dû rejeter ce poids incommode. Ils n’ont gagné le prix qu’en tendant la tête aux eaux du baptême et se déguisant en chrétiens.

Un Israélite anglais a eu l’idée singulière de réduire en chiffres et en formules ce qu’il appelle the comparative ability des Juifs en regard des Anglais et des Écossais[4]. Pour calculer le tant pour cent de Juifs plus ou moins célèbres, il a recouru aux dictionnaires biographiques et aux annuaires des académies. Il a trouvé que la proportion des Juifs qui, depuis cent ans, se sont fait un nom dans toutes les branches de l’activité humaine était supérieure à celle des chrétiens. Personne, je crois, n’en doutait. Les 6 ou 7 millions de Juifs de l’Europe ont fourni relativement plus d’hommes de talent que les 300 millions de chrétiens : catholiques, protestans, orthodoxes. Si l’on devait toiser à pareille mesure l’intelligence des races et la valeur des religions, le Juif et le judaïsme auraient sans conteste la première place. Et la proportion en faveur des Juifs est notablement plus forte, si l’on met de côté l’Orient et l’empire russe, où les fils d’Israël ont toujours au cou le lourd carcan des lois d’exception. Il y a trois ou quatre fois plus de chances de trouver un homme distingué, un savant ou un artiste, sur 1,000 Juifs d’Occident que sur 1,000 Anglais, 1,000 Français, 1,000 Allemands. Dirons-nous, pour cela, que les Israélites sont trois ou quatre fois, souvent même, semble-t-il, dix fois mieux doués pour la science, les lettres, les arts, que le commun des gentils ? Je n’irai pas jusque-là, quant à moi, attendu que la proportion des Juifs qui se livrent au travail intellectuel est sensiblement plus forte que celle des non-Juifs. Leur supériorité d’aptitudes n’en semble pas moins établie. Elle est telle qu’un Anglais, un Israélite, sans doute, en conclut que les fils de Jacob représentent dans l’humanité un degré d’évolution supérieur[5]. Je ne serais pas étonné que ce fût l’opinion secrète de nombre de Juifs. Est-ce vrai, c’est là une de ces vérités qu’Israël doit se garder de faire sonner trop haut, car elle risquerait de lui valoir bien des ennuis. De toutes les supériorités, celle de race est peut-être celle que les hommes admettent le moins volontiers. On n’aime pas confesser qu’on appartient à une race mal douée. Par bonheur pour nous, et aussi pour les Juifs, nous n’en sommes pas encore réduits là. Nous verrons tout à l’heure que certains croient avoir de quoi rabattre l’orgueil des « sémites » et persistent, malgré tout, à les regarder comme une race inférieure.

Cette fréquente supériorité du Juif, comment l’expliquer ? Pour ma part, je n’en suis pas embarrassé ; elle s’explique par ce que j’ai déjà dit, par son éducation historique, par l’antiquité de sa culture, par le long entraînement que lui ont donné les siècles, par la sélection héréditaire en un mot, sélection cruelle de deux mille ans de souffrances et d’efforts. Je ne vois là ni mystère, ni fatalité de race. Un fait plus singulier, c’est que la proportion des hommes distingués, des eminent men, comme disent les Anglais, est encore plus considérable, — elle devient tout à fait extraordinaire, — lorsqu’il s’agit d’hommes de demi-sang juif[6]. Nous en rencontrerons tout à l’heure des exemples. La chose est d’autant plus étonnante que plus rares ont été longtemps les mariages entre Juifs et chrétiens, la loi ancienne et la loi nouvelle y répugnant presque également. Ce serait à faire suivre le conseil donné, avec une tout autre intention, par ce grand humoriste de Bismarck : « Croisez un étalon chrétien avec une pouliche juive. » Ironie des choses ! En contractant de semblables alliances la noblesse besogneuse, jalouse de fumer ses terres, et la banque israélite, avide de s’ouvrir les salons mondains, travailleraient, à leur insu, au relèvement de l’espèce ; la cupidité aryenne et la vanité sémitique seraient dupes de la bonne nature qui ne songerait qu’à procréer des enfans d’élite. Ce n’est point, par malheur, qu’elle y réussisse toujours ; et quand il en serait souvent ainsi, peut-être n’y a-t-il là qu’un cas particulier d’une loi générale, un exemple nouveau de l’avantage du croisement des races voisines.

Naturellement, les fils d’Israël ne se montrent pas également bien doués dans toutes les sphères de l’activité humaine. Les arts et les sciences où ils se sont le plus distingués, c’est, d’après les calculs de notre auteur, la musique, l’art dramatique, la poésie, la médecine, les mathématiques, la philologie[7]. Nous nous en doutions, nous n’avions pas pour cela besoin de statistique. C’est pour la musique et pour la philologie, pour l’art des sous et pour la science du langage, deux choses après tout peut-être secrètement apparentées, que les Juifs ont sans conteste manifesté le plus d’aptitudes. Les musiciens d’origine juive, inutile de les nommer, beaucoup sont connus. Les philologues, les archéologues, les érudits en général sont peut-être encore plus nombreux. On pourrait dire, à cet égard, qu’une bonne partie de la science contemporaine, de la science française surtout, est juive. Je citerai au hasard, chez nous, les Munck, les Oppert, les Bréal, les Weil, les Derenbourg, les Halévy, les Loeb, les deux Darmesteter, les deux Reinach. Cette disposition des Juifs pour la philologie et les sciences d’érudition, je l’ai déjà remarquée ; elle s’explique par leur éducation historique, par l’étude héréditaire des textes anciens, et aussi par les migrations, les exodes successifs de Juda, par la fréquence de ses voyages, libres ou forcés, chez des peuples de langues diverses. Contraint d’être polyglotte, le Juif est plus aisément devenu philologue, quoique les deux choses n’aillent pas toujours ensemble. Un chrétien de mes amis, philologue lui-même, s’amusait à en donner une autre explication. Il voyait dans la philologie, spécialement dans la phonétique, dans les permutations des voyelles et des consonnes, une sorte de change des sons, dont le Juif, habile à toute sorte de change, saisissait aisément les lois.

De ce que la musique est l’art, et la philologie la science où le Juif a le mieux réussi, il ne faudrait pas conclure qu’il est impropre aux autres. Rien de plus faux. Il n’est peut-être pas une science, pas un art où les fils d’Israël n’aient fait leurs preuves. Cela n’est point pour nous surprendre, puisque nous avons montré que leur faculté maîtresse est le don d’adaptation. Quelques-uns regardent l’intelligence comme un instrument qui se prête également à tout. Si cela semble parfois vrai, c’est peut-être du Juif. Il y a des arts pour lesquels il a longtemps paru dénué de toute aptitude : la peinture, la sculpture, les arts plastiques en général. Mais voici qu’en Hollande, en Allemagne, en France, en Russie même, il a commencé à s’y mettre. On compte chaque année, à nos expositions, une cinquantaine d’artistes juifs. Beaucoup y ont obtenu des récompenses ; quelques-uns se sont fait un nom, tels qu’Emile Lévy, Lehmann, Heilbuth, Worms, tels que l’Allemand Liebermann ou l’Américain Mosler ; un ou deux ont une réputation européenne ; Josef Israëls, le peintre hollandais, et Antokolsky, le plus grand sculpteur qu’ait encore eu la Russie. D’où vient ici l’infériorité relative des Juifs ? De leur loi sans doute, de ce que, pendant trois mille ans, les images peintes ou sculptées leur ont été interdites comme des idoles. C’est là, si l’on veut, un trait de race, un trait sémitique, encore semble-t-il revenir plutôt à la religion qu’à la race.

Faut-il en dire autant du goût de tant des fils de Jacob pour la musique, le plus moderne et à la fois le plus ancien des arts ? Je ne sais s’il est permis de voir là quelque chose de sémite et d’oriental, car je ne vois pas trop que les Orientaux aient montré de faculté spéciale pour la musique ; et s’il est vrai que l’Orient a ses quarts de ton, ses gammes, ses modes différens des nôtres, nos oreilles ne distinguent chez les compositeurs d’origine juive rien d’oriental ou de sémitique. Je croirais encore ici que cette prédilection de tant de Juifs pour le plus pénétrant et le plus intime de nos arts modernes tient, avant tout, à des causes historiques : à l’intimité de leur vie domestique, à leur isolement et à leur retraite forcée derrière les grilles du ghetto, à la liturgie de leur synagogue qui a toujours associé le chant à la prière, peut-être aussi à leurs souffrances qui les contraignaient à se replier sur eux-mêmes et leur rendaient plus chère la consolation des mélodies nationales. La nervosité même que nous avons remarquée chez eux les prédispose au plus vibrant de tous les arts, à celui qui a le plus de prise sur les nerfs ; c’était le seul, en tout cas, par où pût s’épancher leur sensibilité. Si les déportés de Babylonie, encore novices aux douleurs de l’exil, n’avaient pas le cœur de chanter devant leurs maîtres de Chaldée, la harpe d’Israël, tant de fois suspendue aux saules de l’étranger, ne pouvait longtemps demeurer muette. La harpe et le psaltérion ont accompagné les fils de Juda à travers toutes leurs pérégrinations, et l’hymne des cantiques de Sion a résonné au bord des fleuves des gentils.

Chez les Juifs du reste, comme chez toutes les races musiciennes, le goût de la poésie, l’amour des vers, le sens du rythme s’est joint à l’amour de la musique. David, le roi poète, est demeuré un de leurs types favoris. Le Juif de la dispersion a plié l’hébreu aux lois du vers et l’a fait chanter en des mètres inconnus du psalmiste et des cohanim du temple. Le Juif a eu sa poésie nationale au moyen âge, en Espagne ; et, depuis qu’il s’est mêlé aux peuples modernes, Ahasvérus, enfin au repos, a modulé sa complainte dans presque toutes les langues contemporaines. Des Sionides de Jehuda Halévy au Romancero de Heine, et du Champenois inconnu qui chantait en vieux français le martyre de ses frères de Troyes, aux froids versificateurs castillans des Séphardim de Hollande, et aux sonores poésies russes de Minsky et de Natson, on recueillerait, à travers tous les dialectes, comme des églantines de pierres multicolores, une curieuse anthologie de poésies juives. Me croira qui voudra : poètes ou prosateurs, l’on retrouve souvent, chez les écrivains d’origine israélite, un sentiment poétique, une veine de lyrisme que l’on n’attendait pas de cette race mercantile. Comment toute poésie n’a-t-elle pas été étouffée partout, chez elle, sous le prosaïsme des viles besognes auxquelles nous l’avions ravalée et sous le formalisme pédantesque de ses écoles rabbiniques ? C’est qu’au fond des ruelles du ghetto sordide, le Juif avait conservé, dans sa Bible et dans sa Haggada, deux sources de poésie auxquelles rafraîchir ses lèvres : l’une profonde, aux eaux vives et jaillissantes, pareille aux sources ombragées des pentes du Liban ; l’autre, moins pure et moins fraîche, semblable à ces fontaines des bazars d’Orient au dôme arrondi et aux capricieuses arabesques. Il y avait, chez lui, comme une poésie latente, souterraine, qui devait reparaître à la surface, là où Jacob n’a pas été trop desséché par le formalisme ritualiste, ou trop dégradé par l’oppression et les métiers avilissans.

Cette faculté poétique, souvent recouverte de vulgarité, des filles de Sion de basse naissance nous l’ont révélée aux feux de la rampe. Après la musique, l’art où les Juifs, les Juives surtout, ont eu les succès les plus bruyans, c’est l’art dramatique, comme disent les comédiens. De ces tribus si longtemps sans théâtre, de cette race sémitique réputée incapable de sortir de soi, il nous est venu des acteurs et des actrices. L’art dramatique lui a tenu lieu d’art plastique ; il a été sa statuaire. Les figures vivantes, les émotions, les passions, que le Juif a rarement su exprimer avec la palette ou le ciseau, ses fils et ses filles les ont sculptées avec les muscles de leur visage, les ont peintes avec l’accent de leur voix. Il n’y a du reste, ici, rien pour nous surprendre ; cela confirme ce que nous savions de la souplesse du Juif, de son don d’imitation, de sa faculté d’assimilation. Ses ennemis diront que, chez lui, le talent de comédien est inné ; qu’il a, de longue date, approfondi l’art de feindre et de se grimer ; que c’est là un des caractères du sémite, habile, de tout temps, à composer ses traits, à prendre tous les masques, à mentir avec toute sa personne comme avec sa langue. Je le veux bien ; mais s’il a appris à jouer des personnages divers, s’il sait à volonté changer de visage et de regard, c’est nous qui le lui avons enseigné par les métiers que nous lui imposions et par l’estime que nous faisions de lui. Le Juif était trop peu de chose, il était trop incertain du respect et de la tolérance d’autrui, pour avoir la hardiesse de se montrer tel qu’il était. Une remarque pourtant ; ce n’est point dans l’expression des passions basses ou mesquines qu’a excellé le sang d’Israël. Ses filles, du moins, — comme si, par une mystérieuse sélection du sexe, elles avaient plus cruellement ressenti l’outrage séculaire fait à leur race, — ont moins brillé dans les jeux de la comédie que dans les péripéties de la tragédie et du drame. Singulière revanche de l’art ou du génie, c’est une fille de cette race déchue, une Juive sans culture, ramassée un matin sur la place publique, qui a le plus noblement incarné les royales créations des poètes du grand siècle.

Quant aux sciences mathématiques, aux sciences physiques ou naturelles, nul ne contestera que la postérité de Jacob est bien douée pour elles. Par là encore se montre l’aptitude du Juif pour notre civilisation. Dans ce domaine, la faculté peut-être la plus fréquemment développée chez lui, c’est la faculté mathématique. « Ces Juifs ont souvent la bosse des mathématiques, comme ils ont celle de la musique, » me disait un professeur. On sait, du reste, qu’il n’est pas rare que les deux « bosses » se rencontrent sur la même tête. Cette race, en apparence absorbée dans la recherche du concret et des biens matériels, a, depuis la dispersion, toujours montré du goût pour les sciences abstraites, pour la géométrie et l’astronomie, comme pour la philosophie. Cela s’explique par l’histoire, par l’antiquité de la culture, par les professions des ancêtres, peut-être aussi par les besoins de la religion. Israël n’est pas cependant le seul sémite qui ait eu du penchant pour la métaphysique ou pour les mathématiques. L’on sait que les Arabes n’en faisaient pas fi, et que l’astronomie a été fondée par les Chaldéens. C’est à Babylone, sur les gradins des pyramides à degrés, que les Juifs ont appris les rudimens de l’astronomie. Les rabbins s’en servaient pour fixer les fêtes de leur calendrier, et la science du ciel a sa place dans le Talmud. Est-ce pour cela que, de Herschel au frère de Meyerbeer, W. Beer, l’astronome de Berlin, les coupoles des observatoires ont abrité nombre de Juifs ? En France, où ils sont à peine deux ou trois pour mille, on n’a qu’à prendre les annuaires de l’Académie des Sciences, on y découvre côte à côte plusieurs Israélites. Halphen, par exemple, passait pour un des premiers mathématiciens de notre temps. Un détail encore : plusieurs des plus célèbres joueurs d’échecs des deux mondes étaient Juifs. N’est-ce pas toujours que l’esprit de combinaison et de calcul a été développé chez eux par l’hérédité ? Peut-être même sont-ils, plus que d’autres, enclins à faire abus de l’esprit mathématique et de la méthode déductive ; ainsi Spinoza dans la philosophie, Ricardo dans l’économie politique, Marx dans le paradoxe socialiste[8].

S’il est une science ou un art auquel leur passé semble les rendre impropres, c’est, assurément, la politique, le gouvernement des hommes. Ils en ont été exclus durant des siècles, quoiqu’au moyen âge, en Espagne et ailleurs, ils y aient encore souvent pris part. À peine émancipé, le Juif ne s’en est pas moins jeté dans la confuse mêlée des partis. La tentation était forte : il n’avait qu’à mettre le pied sur l’escabeau du pouvoir pour atteindre, du même coup, à la fortune et aux honneurs. Son agilité, son élasticité faite d’opiniâtreté et de souplesse, devaient lui rendre facile l’accès des emplois, dans les pays où la carrière était librement ouverte. Aussi les États en possession du régime électif, la France, l’Angleterre, l’Autriche, l’Allemagne, l’Italie, ont-ils eu déjà nombre de politiciens de sang juif. La politique, a-t-on dit, est devenue une cuisine assez malpropre. Cela n’est pas pour rebuter les descendans de Jacob ; il leur a fallu longtemps se résigner à des métiers plus répugnans. Circoncis ou baptisé, le moderne politicien est une engeance peu édifiante ; et s’il n’est pas pire que les autres, le Juif ne vaut pas mieux. Nous n’avons pas toujours à nous louer de son intervention dans les affaires publiques, — alors même qu’il y voit autre chose qu’une « affaire. » J’ai déjà remarqué qu’il y apportait parfois un esprit sectaire, une sorte de rancune contre les croyances au nom desquelles ses aïeux étaient persécutés. Mais je n’ai en vue, aujourd’hui, que le jeu de ses facultés intellectuelles. L’action des Juifs en politique ne s’est pas du reste toujours exercée dans le même sens. Les ministres et les orateurs qu’ils ont donnés à nos parlemens, les Crémieux, les Goudchaux, les Fould, les Raynal, les Lasker, les Bamberger, les Disraëli, les Goschen, les Luzzatti, n’ont pas tous siégé sur les bancs de gauche.

Laissons là les personnages de second plan, arrêtons-nous devant trois des figures les plus curieuses du XIXe siècle, trois hommes bien divers qui, en trois pays différens, ont fait une fortune presque également inouïe. Je veux parler de Benjamin Disraeli, de Ferdinand Lassalle et de Léon Gambetta, ce dernier un Juif mâtiné de Gascon[9]. Ne voilà-t-il pas de singuliers types de juifs ? Ce qu’il y a de commun entre eux, partant ce qu’il y a de sémite en eux, — beaucoup de savoir-faire, un grand art de la mise en scène, un peu de charlatanisme peut-être, et peut-être aussi un fond latent d’aristocratique dédain pour le peuple caressé en public, — au lecteur de le chercher. Voilà, toujours, trois saints de trois calendriers politiques différens ; ce n’est point les mêmes églises qui se placent sous leur vocable. Chose rare en politique, tous trois ont fait école : leur action sur leur parti a survécu à leur éloquence. Arrivés à la popularité par des routes diverses, après avoir mis leur ambition au service de causes presque opposées, tous trois, le tory anglais, le socialiste allemand, le républicain français, sont devenus, pour leur patrie de rencontre, des fétiches. Ces fils d’une race proscrite, ennemie des idoles, ont eux-mêmes été érigés en idoles par l’enthousiasme servile des foules aryennes. Dans les trois nations les plus cultivées de l’Europe, aristocrates, bourgeois, ouvriers, se sont presque simultanément courbés sous la royauté d’un « sémite ; » que dis-je ? L’aristocratie britannique, la petite bourgeoisie française, le prolétariat allemand, se sont tous trois, à leur heure, personnifiés dans un descendant d’Abraham. Aujourd’hui encore, en ce siècle où la vague de l’oubli recouvre tout si vite, ces fils d’Israël ont gardé dans la mort des dévots qui fêtent pieusement leur anniversaire. Je ne sais auquel de ces trois rejetons de Juda l’incurable anthropolâtrie de nos races païennes a décerné la plus bruyante apothéose. Vous rappelez-vous les triomphales funérailles faites à ce fils d’épicier, au nom étranger, qui, à l’heure de la détresse, eut la gloire d’incarner l’âme de la France ? On dit que la maison où il est mort usé avant l’âge, est devenue pour certains un lieu de pèlerinage. Et en fait de vénération posthume, Gambetta le cède à Lassalle, le jeune dieu de la plèbe germanique, à Lassalle salué de son vivant comme le messie du socialisme et glorifié après sa mort dans un duel imbécile, comme le Christ souffrant, comme le rédempteur adoré des masses ouvrières. Mais le plus heureux des trois, celui dont la haute fortune a donné le plus d’orgueil à Israël et a fait le plus d’envieux dans les juiveries, c’est encore Disraeli, le sephardi de Venise, à la lèvre dédaigneuse, qui, dans la société la plus exclusive, a réalisé le rêve de tant de ses congénères avides de s’imposer au monde select. Que valent les acclamations de Belleville ou de Dusseldorf, les grossiers hommages de foules ignorantes et les vivats de milliers de voix rauques, à côté des applaudissemens des salons de Piccadilly et en regard des couronnes apportées sur la tombe du vieux Beaconsfield par l’élite de la plus aristocratique nation du globe ? Pour lui, la jalouse Angleterre a inventé une fête nouvelle ; et à chaque printemps, l’ancien dandy aux boucles noires, déguisé en pair d’Angleterre, voit du haut de sa statue, au primrose-day, la main des ladies les plus titrées, répandre à ses pieds des corbeilles de sa fleur favorite. — Plus que Disraeli, le self-made leader des aristocrates britanniques, qui a rajeuni pour un demi-siècle le torysme décrépit, Lassalle et Gambetta, l’apôtre du socialisme et le patron des nouvelles couches nous ont fait voir le Juif dans un rôle nouveau : le roi de la parole, dompteur des assemblées et fascinateur des masses, le prophète des derniers temps, annonçant aux peuples l’Évangile démocratique, acteur lui aussi, tour à tour tragédien et comédien, mais avec une fougue, avec une puissance de vie animale, une ardeur de tempérament, une génialité en un mot qu’on n’attendait guère du vieux sang d’Israël. Que reste-t-il en ces riches natures du juif étriqué des ghettos ? Prenez le profil de Gambetta à la courbe judaïque si marquée : la maigre face du Juif s’y élargit en masque léonin. De même au moral, où se retrouve chez eux le sémite ? Dans leur aplomb, peut-être, dans leur imperturbable confiance en soi ? dans leur sens du réel et du possible, dans la netteté de leur vision, au milieu de leurs emportemens et de leurs violences, dans leurs calculs à froid jusqu’en leurs témérités et leurs folies apparentes ? Et tout cela encore s’est rencontré chez qui n’avait pas une goutte du sang des tribus. De tous les avatars du Juif contemporain, ce moderne Prêtée, c’est là, en tout cas, le plus récent et le plus étonnant. Ne pas l’indiquer, c’eût été donner de lui un portrait tronqué.

Veut-on les considérer comme une race, une sorte de nationalité éparse au milieu des autres, que d’aptitudes diverses se rencontrent chez les fils de Jacob ! Cela serait déjà, chez eux, un trait ancien, témoin les grands rabbins du moyen âge à la fois ou tour à tour médecins, mathématiciens, grammairiens, poètes, philosophes, parfois financiers et administrateurs. Vous plaît-il de réunir sur une seule tête, dans un personnage imaginaire, les principaux traits de la race, le Juif moderne, le Juif cultivé qui s’est insinué dans notre société, ressemble à un jeune homme d’une intelligence précoce, ouverte presque également en tous sens, calculateur d’instinct, pratique de caractère, cachant parfois sous des tendances positives un grain de poésie vite desséché, — à un de ces jeunes gens tels qu’il nous en arrive chaque année de province, du Midi notamment, se sentant plus ou moins aptes à tout, et grâce à leur agilité intellectuelle ayant en effet de quoi réussir partout.

Mais cette variété d’aptitudes n’implique pas l’originalité. Elle ne prouve nullement qu’Israël ait un génie national. Loin de là, elle laisse croire que le Juif se distingue moins par la personnalité que par le don d’adaptation. Il s’assimile tout, pourrait-on dire, et il n’invente rien. On l’a dit en effet. Qu’en faut-il penser ?


II.

Il y a sur le Juif deux opinions courantes. Les uns lui attribuent un esprit, sinon un génie étranger, antipathique à notre race, ce qu’ils dénomment l’esprit sémitique. Les autres, et souvent les mêmes, assurent que le Juif est dénué de tout génie propre, de toute originalité. À les entendre, il n’a jamais rien inventé, il n’est dans l’art ou dans la science, comme partout, qu’un arrangeur, un apprêteur. « Voyez-les, me disait un de mes amis, ils montent lestement avec une agilité de singe ou d’écureuil les premiers barreaux de toutes les échelles, ils grimpent parfois jusqu’au sommet, mais n’y ajoutent jamais un échelon. » Soit ; mais combien d’entre nous ajoutent un échelon à la mystérieuse échelle que nous dressons vers l’infini dans le ciel vide ?

Des hommes qui tiennent les débris d’Israël pour un élément ethnique distinct entre tous affirment que, dans l’art, la poésie, la philosophie, Israël n’a jamais eu rien d’original., Pour eux, il est dépourvu de toute faculté créatrice. C’est la marque de l’esprit sémitique opposé à l’esprit aryen. Le sémite est stérile. Il en est de son cerveau comme de ses bras, le Juif ne produit rien. Il se contente de s’approprier, pour le mettre en œuvre, le travail des autres ; il fait valoir les idées et les inventions comme il fait valoir les écus, il les combine, il les exploite, il les met dans le commerce. Il vit toujours sur autrui ; pour un peu, l’on dirait qu’il est le parasite de l’art ou de la science.

C’est à peu près la théorie de Wagner pour l’art le plus cultivé des juifs, pour la musique[10]. Selon Wagner, des Juifs tels que Mendelssohn, Meyerbeer, Halévy, Hérold, ont pu réussir à composer une symphonie allemande ou un opéra français ; ils n’ont pas su inventer une forme d’art nouvelle. Mais pour être artiste et original, faut-il inventer des formes d’art nouvelles ? Et suit-il de là que le génie juif consiste uniquement dans une faculté de combinaison ? Incapacité de créer, défaut de spontanéité et d’originalité, telle serait partout la marque du juif. Israël aurait, à cet égard, quelque chose de la femme. Le sémite serait une race féminine possédant à un haut degré le don de réceptivité ; il lui manquerait toujours l’énergie virile, la puissance génératrice. Par là, ce serait bien, malgré tout, une race inférieure.

En est-il ainsi vraiment, il nous vient une réflexion ; c’est que si le Juif ne fait qu’imiter, copier, emprunter, comment une pareille race pourrait-elle dénationaliser nos fortes races aryennes ? Mais doit-on voir dans ce défaut d’originalité un signe de race, la marque du sémite et d’Israël à travers les âges ? Pour moi, je le confesse, s’il est, dans l’antiquité, un peuple qui me semble original, c’est celui-là. Ceux-mêmes qui lui ont refusé l’imagination créatrice[11] ont dit qu’il avait donné au monde la religion, ce qui, en fait d’invention, en vaut bien une autre. Comment nier toute spontanéité chez ce Lilliput du Jourdain, d’où sont sortis le monothéisme hébraïque et le christianisme, la Bible et l’Évangile ? Veut-on s’en tenir à l’étroit point de vue littéraire ? Qu’est-ce que le sentiment spontané et la vis poetica s’il n’y en a ni dans les Psaumes ni dans Job ni chez les Prophètes ? On peut discuter la valeur historique des livres juifs ; impossible d’en contester la poésie, poésie impersonnelle, jaillissante, qui sourd du fond de l’âme populaire. S’il y a, dans le monde, au-dessus de nos vaines littératures de rhéteurs et de polisseurs de phrases, quelque chose d’inspiré, n’est-ce pas ces livres sans art et sans apprêt, éternellement vivans, où tant d’hommes de toutes nations ont senti le souffle de l’esprit de Dieu ? Ce qui est vrai, ce qui est une marque de la race, c’est que les Hébreux n’ont pas inventé de genre littéraire, qu’en ce sens, ils n’ont eu ni art, ni littérature, ne possédant ni drame, ni épopée, ni peinture, ni sculpture. Ce qui est vrai, c’est que le génie d’Israël (et si l’on veut celui du sémite) s’est exercé dans un champ étroit, entre deux parois de rochers, d’où l’œil n’apercevait que le ciel ; mais il y a creusé une citerne si profonde que les siècles n’ont pu en tarir les eaux et que, des quatre coins du monde, les nations sont venues s’y abreuver.

Mettons hors de cause les anciens Hébreux ; ce n’est pas eux qui ont toujours vécu d’emprunt, contens d’exploiter les inventions de l’étranger. Quant aux Juifs de la diaspora, aux Juifs modernes surtout, nous avons remarqué qu’ils ont d’ordinaire reçu l’impulsion sans la donner. Et que de raisons pour cela : leur petit nombre, la double servitude à laquelle ils ont été plies, la compression spirituelle du dedans et du dehors, l’esprit routinier pris dans le ghetto, le morcellement et l’insécurité de leurs écoles, l’amour superstitieux du passé national entretenu par l’oppression du maître chrétien ou musulman. Était-ce sous la verge du persécuteur que pouvait grandir l’esprit d’initiative ? Le Juif a-t-il eu part à l’élaboration de la culture moderne, c’est surtout comme agent de transmission, comme roulier des idées et colporteur des sciences, des découvertes, des histoires, des contes. Israël a été un trait d’union entre l’Orient et l’Occident, entre l’antiquité et le moyen âge, entre le monde musulman et le monde chrétien. Tel a été son rôle capital ; et cette fonction qu’il garde encore parfois de nos jours, Israël la tient bien moins de ses instincts ethniques que de son histoire, de sa dispersion aux confins des races et aux confluens des civilisations. Que l’ancien peuple de Dieu n’ait apporté à notre culture que ce qu’il avait reçu d’autrui ; qu’au milieu des peuples modernes, il n’ait pas montré de génie distinct, spécifiquement juif, cela ne semble-t-il pas prouver qu’il n’a plus de génie national particulier ? que s’il en a eu un, chez lui, jadis, en Palestine, il l’a, depuis longtemps, perdu en son mélange avec nous ? Et encore une fois, s’il n’a plus de génie propre, s’il n’est bon qu’à imiter, à emprunter, à transmettre aux uns ce qu’il reçoit des autres, comment ce mince résidu de Juda, dilué entre cent peuples, peut-il mettre en péril notre génie national ?

Ici prenons garde de confondre le Juif et la race juive, l’originalité nationale et les facultés individuelles. De ce qu’Israël, en tant que peuple, en tant que race, ne semble plus témoigner de génie national, il ne suit point que le Juif, en tant qu’individu, comme homme moderne, comme Français, Anglais, Allemand, soit toujours dénué de toute originalité, de toute spontanéité. Est-il vraiment certain que le don d’invention a été uniquement dévolu aux aryens et reste la marque de la race ? Combien d’entre nous pourraient alors faire preuve de sang aryen ? Je vois des peuples entiers qui, depuis des siècles, n’ont pas produit de génie créateur. Faut-il les ranger parmi les sémites ? Ne soyons pas dupes de cette vague notion de race. Le petit nombre relatif des Juifs, l’épaisseur des nuages hier encore amoncelés sur le ciel de Juda, expliquent assez qu’à leur firmament ne scintille pas d’étoile de première grandeur. Peut-on dire pour cela que, poètes, artistes ou penseurs, les Juifs n’ont jamais été que des reflets de notre flambeau ou des échos de notre voix ? Parce que, sans Descartes, il n’y aurait peut-être pas eu de Spinoza, irons-nous affirmer que Spinoza était un philosophe sans idées, sans vues et sans génie ?

Et ce que nous n’oserions écrire de Spinoza, le plus grand des fils d’Israël, le dirons-nous d’un poète tel que Heine ? Est-il faux que, à la lyre germanique, ce sceptique héritier du psalmiste ait ajouté une corde d’une finesse étrange ? ou notre oreille n’en perçoit-elle plus les vibrations subtiles et les dissonances délicates ? Si démodé que soit le poète juif en Allemagne, répéterons-nous que ses Lieder ne sont qu’une insipide versification de copiste sans spontanéité, sans imagination, sans humour, sans imprévu, sans génialité en un mot ? Il me semble, quant à moi, que dans toute cette riche poésie allemande, il n’y a pas de fantaisie plus libre. Arrêtons-nous un instant sur Heine. S’il reste aux Juifs un génie national, c’est chez l’auteur des Reisebilder que nous avons le plus de chance de le découvrir. Il a eu beau se faire baptiser, il garde la marque d’origine. Vous ne le comprendrez point si vous oubliez qu’il est né juif. Il y a chez lui, jusqu’en ses chants d’amour et ses plus naïves mélodies, une note étrangère à l’Allemagne du temps, quelque chose de douloureux et à la fois de mauvais, une saveur acre, une pointe de malignité qui tient à ses origines, à son éducation, à la situation des Juifs alors en Allemagne. C’est l’oiseau échappé de la cage du ghetto et qui se souvient de sa prison, tout en volant bruyamment en tout sens pour essayer sa liberté ; il y a du défi et de la rancune dans ses roulades et ses battemens d’ailes. Je sais que la critique allemande lui est sévère ; on dirait que dans le poète elle se plaît à ravaler le Juif. Aux yeux de l’Allemagne, imbue de l’orgueil de race, n’être pas de sang teutonique est, pour un poète allemand, un péché originel, malaisé à racheter. Le nouvel empire ne veut rien devoir qu’au sang de Hermann. Du classique Walhalla, élevé sur la rive du Danube aux gloires germaniques, l’ingrat teutomane s’efforce d’expulser tout ce qui n’est pas fils de Thor. Heine a été traité par les critiques d’outre-Rhin, comme ses congénères, les musiciens, par Wagner. À lui aussi on a contesté toute originalité, tout don d’invention. Wilhem Scherer, l’historien de la littérature allemande, ne lui reconnaît qu’un rare talent d’imitation. Il est vrai que le moule des Lieder n’est pas à Heine ; il appartient au romantisme des Schlegel, de Tieck, de Novalis. Selon W. Scherer, le poète de la Heimkehr n’est que le dernier et le plus brillant des romantiques. On ne lui laisse même pas en propre ce qu’il semble avoir de plus personnel, cette ironie que d’aucuns appelaient l’ironie juive ; — elle aussi revient au romantisme allemand. Heine n’en est que la fleur suprême, fleur maladive aux parfums malsains, car il y a un ver dans cette rose allemande, le judaïsme[12].

Quand on trouve si aisé de faire rentrer l’auteur d’Atta-Troll dans le cadre historique de la poésie allemande, comment admettre qu’il y ait un génie juif, une poésie juive ? À travers ses partis-pris, la critique allemande montre à quel point le plus personnel des écrivains sortis de Jacob est de son temps et de son pays. Elle a raison : Heine est un Allemand et un romantique d’outre-Rhin. Il est beaucoup plus Allemand que ne le soupçonnent nombre de Français, ce qui ne veut pas dire qu’il n’ait rien de personnel. Loin de là, il a un esprit, une verve légère, une agilité de pensée, si rare chez les Allemands (comparez Heine à Jean-Paul), que nous sommes portés à l’attribuer à son origine juive, ou à son séjour en France. Nous n’avons peut-être pas tout à fait tort. Si Allemand qu’il soit, il y a du Juif et du Français chez lui. De même que son contemporain et congénère Börne, Heine a subi l’influence de l’esprit français, non-seulement des idées françaises, mais du génie même de la France. Il s’en est imbu à un degré impossible peut-être à un Allemand de sang teutonique. Cela est une part de son originalité, et cela tient sans doute au sang d’Israël. Veut-on qu’il y ait un génie juif, c’en est là le principal trait ; il se ramène à cette faculté peu commune partout, même chez les fils de Juda, de s’assimiler à la fois le génie de deux peuples. Mais cela ne saurait constituer un génie national distinct. Cet avantage (en est-ce toujours un ?), le Juif le doit à ce que, si marquée qu’elle soit sur son cerveau par l’éducation et par le milieu intellectuel, l’empreinte nationale, française, anglaise, allemande, est chez lui moins profonde, étant d’habitude moins ancienne, n’ayant pas été imprimée dans sa chair et ses moelles durant des siècles et des siècles. Par cela même, à l’inverse de la plupart d’entre nous, dont les pores sont fermés à l’esprit du dehors le Juif reste perméable au génie des peuples où baignent son intelligence et ses membres. Il s’en imprègne comme une éponge, il en absorbe l’esprit, il en prend pour ainsi dire la teinte. C’est ainsi que nous voyons des Juifs russes ou allemands se faire si vite Français et Parisiens. Au rebours de ses pères, recouverts du Talmud comme d’un cuir épais, le Juif moderne subit plus rapidement que nous l’action du milieu et du moment.

Des poètes, si nous passons aux artistes, aux musiciens, ils nous suggéreront des réflexions analogues. C’est peut-être dans l’art où ils ont remporté les triomphes les plus retentissans que les Juifs ont montré le moins de facultés créatrices. Remarquons d’abord qu’il n’y a pas plus de musique juive que de poésie juive. Il y a eu seulement des musiciens juifs qui, tous, se rattachent au pays où ils sont nés, ou au pays où ils ont vécu. Dans ces rejetons de Jacob, on reconnaît du plant d’Allemagne, de France, de Russie, d’Angleterre[13]. Rien, chez ces musiciens juifs, qui ressemble à un génie national juif. Autrement, qui eût osé contester leur originalité ? Halévy, Hérold, sont Français, et entre les plus Français de nos compositeurs, ils ont, à un haut degré, les qualités de notre race, l’esprit, la vivacité, la grâce enjouée, la mesure, l’art de la composition. Mendelssohn, le Wunderkind de Goethe, est Allemand par l’inspiration autant que par les formes de son art. Il a de l’Allemagne le sérieux la science, la poésie, la profondeur, le sentiment de la nature. Si le Juif perce chez lui, c’est par l’effort de la mise en œuvre et le voulu de la composition, par le sens critique, par une sorte d’éclectisme. Pour Meyerbeer, le fond, chez lui aussi, est allemand ; a-t-il quelque chose de juif, c’est la faculté de s’approprier tour à tour le goût ou le style allemand, italien, français ; c’est l’art de les associer, sans toujours réussir à les fondre ensemble. Il est Juif en tant qu’il semble cosmopolite, qu’il sait emprunter à des peuples différens des élémens contraires. C’est chez lui surtout que l’esprit de combinaison prédomine. À ce titre, il est éminemment représentatif. À lui pensait Wagner, en refusant aux Juifs tout génie créateur. S’il est vrai que la musique juive est une sorte d’amalgame de styles divers, quelque chose de composite, comme le nom dont s’était affublé l’auteur de l’Africaine, cela est surtout vrai de Giacomo Meyerbeer. Mais cela ne constitue pas une musique nationale juive ; cela en est plutôt la négation. Y a-t-il parfois chez Meyerbeer (et j’en dirai autant de Mendelssohn) une inspiration proprenaent israélite, c’est l’inspiration religieuse, c’est l’austère écho biblique qui traverse telle page du Prophète.

Et maintenant, faut-il nous demander quel sera le rang des musiciens israélites, de Meyerbeer, notamment, dans l’histoire de l’art ? Ce n’est pas ici le lieu[14]. Le fait est que l’opéra, un royaume qui, lui aussi, a ses révolutions, est demeuré tout un demi-siècle sous le sceptre de Meyerbeer. C’est déjà un long règne pour un Juif d’originalité mince. On a dit de lui qu’à force de volonté, il s’était élevé du talent au génie : beaucoup de talent cuisiné dans beaucoup de patience, notait, je crois, Thomas Graindorge. Cela encore pourrait être donné comme un trait de race ; car, nous le savons, ce qui fait la force du Juif, c’est la ténacité associée à la souplesse. Quant à n’accorder à l’auteur des Huguenots que du savoir-faire, de la facture, des trucs de métier, ou encore la science de l’effet, l’entente du décor, la connaissance de la scène, l’art d’exploiter une situation de théâtre ou une idée musicale, comme ses congénères de la Bourse exploitent une situation de place, il faudrait, pour cela, ignorer le duo de Valentine et de Raoul, et l’acte de la cathédrale dans le Prophète. Ses opéras français pourront passer de mode comme son Crociato et ses opéras italiens ; il n’en restera pas moins qu’un Juif berlinois aura donné à deux générations de chrétiens le sentiment du sublime. Certes, sa musique a vieilli ; nous en sentons aujourd’hui les taches, l’artifice. Elle nous choque par ses italianismes, par la banalité de ses formules ou la vulgarité de son instrumentation. De tous les compositeurs de son siècle, Meyerbeer n’en a pas moins été le plus dramatique. On peut railler, avec Wagner, l’opéra historique, trouver que c’est un genre faux, bâtard ; on est libre de préférer le drame lyrique et les symboliques légendes. Cela n’empêche que cet opéra historique a régné sur les deux mondes, et que Meyerbeer en a marqué l’apogée. Juif ou chrétien, c’est assez pour la gloire d’un artiste.

Ainsi donc, qu’on leur concède ou qu’on leur refuse la spontanéité de l’art, l’imagination, la force créatrice, il est manifeste qu’il n’y a plus, chez les enfans d’Israël, de génie national. Il y a seulement des facultés qui se rencontrent plus souvent chez les Juifs que chez d’autres : l’esprit de combinaison, le don d’adaptation, l’art d’associer des élémens divers, l’aptitude à comprendre des génies nationaux différens[15]. Au fond, cela se ramène toujours à ce que nous avons appelé la faculté maîtresse du Juif, à sa capacité d’assimilation. En dehors de cette flexibilité, de cette élasticité intellectuelle, je ne sais trop s’il reste à ses artistes ou à ses écrivains quelque chose de spécialement juif. Vous noterez bien, chez eux, deux ou trois traits ; encore sont-ils loin d’être communs à tous. C’est ainsi que nous nous figurons parfois reconnaître en eux quelque chose d’oriental. Je leur saurais gré, quant à moi, de nous apporter sous notre ciel brumeux un rayon du ciel d’Orient. Mais ce reflet d’Orient, que nous croyons apercevoir dans la prunelle de leurs filles, beaucoup des fils de Jacob l’ont-ils dans l’âme ? Alors même que leur imagination nous paraît avoir une teinte orientale, est-ce bien là un fait d’atavisme, un obscur souvenir de Sion et du Carmel transmis à travers les migrations séculaires ? — « Ce que vous prenez chez nous pour un trait de race, me disait à ce propos un Israélite, n’est le plus souvent que l’empreinte de l’éducation ; les livres y ont plus de part que le sang. Nous nous sommes si longtemps tournés vers les collines de Jérusalem, que la vision de l’Orient flotte encore dans nos yeux, que les voix de l’Orient nous tintent encore aux oreilles. Quand nous avons vingt ans et le loisir de rêver, il y a des palmiers dans nos rêves, — plus de palmiers peut-être qu’il n’y en a jamais eu dans la Palestine. De fait, nous ne sommes plus guère Orientaux qu’en tant que nous nous figurons l’être. Comme celui de Disraeli, l’auteur de Tancrède, notre orientalisme est un orientalisme de tête, qui ressemble fort à celui d’un pasteur anglais nourri de métaphores bibliques. »

Un trait fréquent chez les écrivains juifs, c’est l’ironie ; la plupart en ont un grain. On pourrait dire que cela remonte loin chez Israël, jusqu’à cette terrible ironie des prophètes d’une âpreté parfois féroce. Mais ce penchant leur vient-il de Juda et d’Éphraïm, ou de leurs pères de la rue aux Juifs ? Plutôt de ces derniers, croyons-nous, de leurs humiliations, de leurs souffrances. C’est encore un fruit de la persécution, une acre fleur d’amertume éclose sur les eaux saumâtres des rancunes séculaires. Prend-elle parfois, cette ironie, quelque chose de satanique, cela vient de l’enfer du ghetto et de la longue damnation de la Judengasse ; ou bien, c’est le juif baptisé qui, avec Heine, se venge sur Dieu et sur la société chrétienne de l’opprobre du baptême forcé[16]. Opprimés ou disgraciés, l’ironie, la raillerie, le sarcasme, ont toujours été l’arme des faibles. On connaît l’esprit caustique des bossus, et le judaïsme a été, durant des siècles, comme une difformité. L’ironie du Juif n’a du reste rien épargné ; il s’est moqué de lui-même comme du reste. Les chrétiens n’ont guère plus mal parlé des Juifs que les Juifs eux-mêmes. En cela, ils nous ressemblent à nous Français, et ce n’est peut-être point leur seule ressemblance avec nous.

N’y a-t-il pas, par certains côtés, par la souplesse légère de l’esprit, par une sorte de désinvolture intellectuelle, une secrète affinité entre l’esprit juif et l’esprit français ? Des étrangers l’ont affirmé. Je confesse l’avoir cru jadis. Cela m’expliquait la prompte acclimatation des Juifs sur nos boulevards, et comment, parmi les oracles de nos badauds, il y en a tant de Parisiens importés d’outre-Rhin. Mais non, Israël nous a tout bonnement prouvé par là sa merveilleuse faculté d’adaptation, a Prenez garde, me répondait un Juif alsacien, ce que vous dites du Juif et du Français, d’autres l’ont dit du Juif et de l’Allemand, du Juif et de l’Anglo-Saxon. Pour apercevoir des ressemblances différentes, il suffit de changer de place ou de changer de jour, » Je me rappelai en effet certaines pages de Heine où le versatile auteur de Lutèce célèbre la parenté de l’esprit allemand et de l’esprit juif, tous deux uniques, par la moralité, par la profondeur de la pensée et le sérieux du sentiment[17]. Un Israélite anglais ne serait-il pas encore mieux venu à dire que le Juif se rapproche de l’Anglo-Saxon par son esprit pratique et son esprit d’entreprise, par son ardeur contenue, son énergie, sa ténacité ? Le Juif d’Italie découvrirait aisément des affinités entre le génie italien et la finesse, la fécondité en ressources, la dextérité d’Israël. Et ainsi de suite en tout pays, même en Russie, où la participation de certains Hébreux à la propagande nihiliste pourrait servir de preuve à la parenté du Juif et du Slave. C’est un jeu d’esprit auquel il est facile de se divertir[18]. Qu’en conclure, sinon qu’il y a toujours quelque artifice dans les rapprochemens de ce genre, et que, de leur passage à travers tous les climats et de leur contact avec toutes les civilisations, les Juifs ont gardé une étrange plasticité qui les rend partout assimilables à leurs compatriotes de souche aryenne.

Inutile, après cela, d’insister sur la rapidité avec laquelle le Juif, l’Israélite cultivé surtout, se nationalise dans chaque pays. Mais en devenant Français, Allemand, Anglais, Américain, il garde parfois, à son insu, quelque chose des pays où vécurent ses ancêtres. Je ne dirai point qu’il demeure plus ou moins cosmopolite, le petit nombre seul est cosmopolite ; mais il est, moins que nous, exclusivement national ; il a plus d’ouvertures sur le dehors. Les langes traditionnels de préjugés nationaux dont chaque peuple est comme emmailloté, le Juif a moins de mal à s’en défaire. C’est là souvent son originalité et sa supériorité. L’Israélite cultivé arrive plus aisément que nous à voir son pays du dedans et à la fois du dehors. Il en sent le génie national comme un indigène, et il le juge comme un étranger. Par là Israël reste toujours propre à servir d’intermédiaire entre les divers peuples, à les rapprocher les uns des autres, à les expliquer les uns aux autres. C’est ainsi que Heine et Borne ont jeté par-dessus le Rhin, entre l’esprit français et l’esprit allemand, un pont aujourd’hui en ruines. C’est ainsi encore qu’une mince juiverie du Danemark nous a donné un critique comme G. Bran des, l’homme de l’Europe peut-être qui a le mieux pénétré le génie des diverses littératures.

Nous avons beau battre tous les buissons, impossible de découvrir un génie national juif, ce qui ne veut pas dire que les fils de Jacob, pareils à la statue de Condillac, n’aient d’impressions et d’idées que celles que leur suggère notre contact. Je ne sais si l’âme du sémite diffère beaucoup de celle de l’aryen ; mais l’âme juive ne rend pas toujours le même son que l’âme chrétienne. Cela tient à ce qu’elle n’a pas été, comme la nôtre, bercée dans la crèche de Bethléem, et que la religion laisse sur les âmes une empreinte plus durable qu’on ne l’imagine. Cela tient, non moins, à la longue humiliation d’Israël. J’admets donc volontiers qu’entre le Juif et nous, il puisse subsister des différences de caractère, des nuances de sentiment ; mais je ne vois pas que ce soit un désavantage pour nous et pour notre civilisation. J’ai peu de goût, je l’avoue, pour l’uniformité ; je laisse cela aux jacobins. À mes yeux, l’idéal d’une nation n’est pas un monolithe d’un seul bloc, ni un bronze fondu d’un seul jet. Mieux vaut, pour un peuple, être formé d’élémens divers et de races multiples. Si le Juif diffère de nous, tant mieux ; il y a plus de chances pour qu’à notre monotone et plate culture moderne, en train de faire du globe un potiron bien lisse, il apporte parfois un peu de variété. Je suis tenté de leur reprocher, à ces fils de Sem, comme aux Orientaux qui s’habillent à notre mode, de trop nous ressembler, de trop nous imiter. Mais à quoi bon ! Quand ils n’auraient aucune originalité spécifique, quand ils ne seraient, ainsi que les Slaves, au dire des Allemands, qu’une matière ethnique brute, ne serait-ce rien que de nous fournir l’étoffe de philosophes comme Spinoza, de compositeurs comme Mendelssohn, de virtuoses comme Rubinstein, de poètes tels que Heine, d’orateurs tels que Gambetta, d’actrices telles que Rachel ? Lorsque je rencontre le lamentable convoi de ces Juifs russes en voie d’exode, qui, refaisant en sens inverse, à des siècles de distance, le long chemin d’exil suivi par les pères de leurs pères, vont chercher la liberté aux pays où le soleil se couche, je me demande si quelqu’une de ces piteuses Juives, amaigries par les fatigues de la route, ne porte pas dans ses flancs quelque futur Messie de l’art ou de la science. La mère de Spinoza a dû débarquer ainsi en fugitive sur les plages basses de la Néerlande. Quant à moi, pour un métaphysicien tel que Baruch de Spinoza, pour un poète comme Heine, pour une Rachel seulement, je me résignerais à doubler le nombre des Juifs de France.


III.

Soit, dira-t-on, le Juif n’a plus de génie national, partant il ne peut guère dénaturer le génie français, le génie allemand, le génie slave. Cela ne suffit pas à nous rassurer : à côté du péril intellectuel, il y a le péril moral. Vous nous avez dit que le Juif, notre égal, parfois notre supérieur pour l’intelligence, nous était fréquemment inférieur pour l’âme, pour le caractère. S’il n’y a pas de génie national juif, n’y a-t-il pas un esprit juif qui est en train de corrompre l’esprit français, de corrompre l’esprit allemand, l’esprit russe, l’esprit américain ? car, Néo-Latins, Teutons, Slaves ou Anglo-Saxons, c’est une croyance reçue de chacun de nous que notre sang est pur et notre race saine. Chaque nation se persuade volontiers que la corruption lui vient du dehors. Ingénuité ou hypocrisie peu digne de grands peuples !

Y a-t-il un esprit juif, c’est-à-dire les Juifs ont-ils des tendances morales et sociales radicalement différentes des nôtres ? Cela encore me paraît douteux. S’il y a un esprit juif, c’est dans le sens où il y a un esprit catholique, un esprit protestant, dans le sens confessionnel. Cet esprit juif, on le retrouve presque intact dans les juiveries de l’Est, là où les fils d’Israël vivent en groupes compacts ; il est respectueux du passé, attaché à la tradition ; il est formaliste et défiant des nouveautés. Voilà l’esprit judaïque tel que l’ont façonné le Talmud et le ghetto. Ce n’est pas là ce que d’habitude, en Occident, on appelle l’esprit juif ; c’en est plutôt le contraire, — car, j’en ai déjà fait la remarque, ce que notre ignorance entend d’ordinaire par l’esprit juif, c’est l’esprit du Juif déjudaïsé à notre contact, esprit de négation que le Juif a pris chez nous en respirant l’air et les miasmes de notre atmosphère. Cet esprit trop commun chez eux, esprit de révolte contre toute tradition et toute autorité, il est juif à peu près comme l’esprit de Voltaire et de Diderot est catholique. Il a été inoculé aux fils de la Synagogue par des chrétiens. La démonstration en a encore été faite sous nos yeux en Russie. J’ai dit ailleurs comment le nihilisme russe déteignait sur la jeunesse juive qui fréquentait les écoles russes[19]. Il en a été de même en Allemagne, de l’hégélianisme, du pessimisme, du matérialisme. Ici ce qui caractérise le Juif, c’est que de même que le catholique et à l’inverse du protestant, il passe souvent sans étapes, et comme d’un saut, de la foi de ses ancêtres à la négation totale, — et à l’inverse du catholique, le dogme et le rituel qu’il abandonne, il est rare que le Juif y revienne.

Laissant de côté, pour aujourd’hui, les questions sociales et la politique, à quoi reconnaissons-nous l’esprit juif et en quoi se manifeste-t-il ? Est-ce dans le mercantilisme qui s’est glissé partout ; dans la recherche du bien-être et de ce qu’on appelle, d’un nom étranger à Israël, le confortable ? Est-ce dans l’amour du lucre et du luxe, dans la passion de jouir, dans le matérialisme pratique que nous respirons et que nous exhalons partout autour de nous ? Est-ce dans la vénalité qui ronge nos hommes publics, et qui, pareille à un chancre honteux, menace de dévorer peu à peu les chairs d’une nation naguère encore brillante de santé ? Cette corruption parlementaire qui nous envahit depuis une douzaine d’années, le courtier juif d’outre-Rhin en est trop souvent le véhicule ; mais pourquoi est-ce dans notre France républicaine que le bacille corrupteur semble trouver le meilleur bouillon de culture ? Cela tient, hélas ! à bien des causes : à nos dissensions politiques, à notre désunion sociale, aux préjugés artificiellement entretenus des classes populaires contre les classes élevées et les familles où l’honneur était un héritage toujours intact ; cela tient aux appétits des nouvelles couches qu’il assiègent avidement la table du pouvoir, impatientes d’avoir quelque chose à se mettre sous la dent, à la voracité des politiciens faméliques, dupeurs effrontés du suffrage universel ; cela tient, en un mot, à l’abaissement graduel du niveau social et du niveau moral de nos assemblées électives. Ne connaissons-nous pas, de l’autre côté de l’Atlantique, un grand pays où le sémite ne passe point pour régner, et qui, pour des causes analogues, souffre d’un mal semblable ? C’est le résultat de la prédominance des intérêts matériels et de la transformation démocratique de nos sociétés ; et s’il plaît à notre patriotisme de lui donner un nom étranger, nous pouvons aussi bien dire que c’est de l’américanisme.

Où donc est la marque de l’esprit juif, et quelle en est l’expression dans l’art, dans la littérature ? Elle est bien avilie, bien salie, notre littérature moderne, notre littérature française surtout ; elle vous a trop souvent un fumet de faisandé, un relent de pourri qui soulève le cœur. La faute en serait-elle au Juif ? Mais est-ce bien Israël qui, depuis cinquante ans, a donné le ton aux lettres françaises ? et comment est-ce en France, un des pays où il y a proportionnellement le moins de Juifs, que la littérature s’est le plus gâtée ? Qu’ont donc de sémitique notre théâtre ou notre roman ? Le naturalisme qui se plaît à ravaler la nature humaine, l’énervant pessimisme, le dilettantisme affadissant, le mais cabotinage, sont-ils des produits de la synagogue ? Est-ce du talmud-tora que sortent les jongleurs de mots, les inventeurs de l’écriture artiste qui font de l’art un puéril kaléidoscope de sons et de couleurs ? Je distingue bien au théâtre, dans le roman, dans la presse surtout, quelques fils de Jacob ; mais qui s’aviserait de voir en eux les chefs d’orchestre de notre littérature ? Serait-ce d’Israël que nous sont venus le décadentisme, le symbolisme, le baudelairisme dépravé, l’occultisme mystificateur ? Sont-ce des Juifs exilés de la terre sarmate qui nous ont apporté dans leurs crasseuses lévites la dernière épidémie littéraire, l’égotisme, le culte du moi, insipide et malsaine fadaise dont sont victimes tant de novices ingénus ? Dans la cohue tapageuse des « jeunes, » mûrs ou adolescens, qui s’évertuent à surprendre l’attention par l’étrangeté bariolée de leur prose alanguie, ou par le déhanchement rythmique de leurs vers désarticulés, j’aperçois bien quelques arrière-neveux d’Abraham, et non peut-être des moins lestes. Je ne sais qui l’a dit : Il y a presque autant de sémites dans nos petits cénacles littéraires qu’à la petite Bourse ; mais je ne vois pas qu’on puisse réclamer pour eux l’initiative. Ni M. Mikhaïl Éphraïm, ni M. Kahn, n’auraient eu pareille prétention. Ils se bornent, ces fils de Jacob, à suivre la mode du jour en cherchant à deviner celle de demain. Là comme partout, ils font preuve de savoir-faire, d’agilité, de subtilité ; mais si l’on est en droit de leur dénier l’imagination créatrice, c’est ici. Ils ne sont même pas, ces Juifs d’outre-Rhin ou d’outre-Vistule, les seuls étrangers d’origine qui se délectent à renouveler notre prose ou notre poésie française. Grecs, Roumains, Flamands, Slaves, créoles, ils s’y sont tous attelés ; c’est dans notre vieille langue comme une invasion de barbares raffinés. Puissent-ils l’assouplir sans la trop déformer !

Il y a bien, au théâtre, un genre secondaire, à demi démodé, où les fils de Juda ont longtemps primé. Sans Hervé, l’auteur du Petit Faust, peut-être même eussent-ils pu réclamer un brevet d’invention. Je veux parler de l’opérette française, de l’opéra bouffe du second Empire. Voilà, semble-t-il, un genre français. Or, poètes et musiciens, les créateurs de l’opérette avaient, pour la plupart, du sang des tribus. Faut-il croire pour cela que c’est un genre juif ? Mais comment cette opérette est-elle née en France et n’a-t-elle fleuri qu’à Paris ? Dirons-nous qu’Orphée aux enfers, la Belle-Hélène, la Grande-Duchesse personnifient l’esprit juif dont la verve sacrilège se rit des rois et des dieux ? Ces irrévérencieuses parodies de l’héroïque et du divin sont-elles un jeu de l’ironie juive ? Je le veux bien ; l’ironie juive, cette fois, n’est pas bien cruelle ; mais comment n’y pas reconnaître la gaîté française et la « blague » parisienne, qui n’ont jamais été très fortes sur la notion du respect ? Hector Crémieux et Offenbach ont eu bien des précurseurs depuis l’Enéide travestie, depuis la Pucelle et les Galanteries de la Bible sans remonter au Gargantua et aux Dialogues de Lucien. Quelle est la chose sainte pour le croyant ou le patriote que n’ait tournée en ridicule l’esprit gaulois ? Que de Français de la vieille France, — qui, elle, n’était pas juive, n’ont point rougi de traiter les patriarches de la Bible, les saints de l’Évangile, et les héros de notre histoire, comme les librettistes des Variétés ou des Bouffes ont accommodé les héros d’Homère et les demi-dieux de la Grèce ! Ne faisons point les Pharisiens ; soyons francs vis-à-vis de nous-mêmes : c’est bien là un plant de notre sol qui ne pouvait guère pousser ailleurs. Offenbach a beau être venu d’Allemagne et avoir cueilli des motifs dans les partitions d’outre-Rhin, c’est Paris qui l’a inspiré, Paris qui lui a fourni ses sujets, son style, sa musique pimpante et piquante. Tous les auteurs, compositeurs, acteurs de la Belle-Hélène et de la Grande-Duchesse, eussent été d’Israël que le genre n’en resterait pas moins français et parisien. Ici, comme d’habitude, les Juifs n’ont pas donné le branle, ils n’ont fait qu’entrer dans la danse.

Autre exemple : la chronique des journaux du boulevard, encore un genre frivole, spirituel à vide, ne spontanément en France. Là aussi plusieurs Juifs se sont fait un nom ou, ce qu’ils aiment mieux, se sont fait des rentes. C’est toujours même histoire, même souplesse et même faculté d’adaptation des fils de Juda. Journal ou théâtre, ils se montrent les plus Parisiens des Parisiens de Lutèce, et tous ces Parisiens parisiennans ne sont pas nés en France. Rien de plus divertissant à cet égard que la carrière d’Albert Wolf, le juif allemand, admiré pour son bagout, par tant d’ingénus, comme le type du journaliste parisien. On connaît le mot d’une jeune Berlinoise à un de nos compatriotes : — « Quel est, pour vous, en français, le meilleur style du jour ? N’est-ce pas celui d’Albert Wolf ? » — J’ai retrouvé cette opinion dans de graves feuilles anglaises ou américaines. Le plus drôle est qu’elle était partagée de nombre de Français, — de provinciaux, il est vrai. Israël a souvent fourni la presse, la nôtre surtout, d’acrobates de lettres, de pitres de journal, de clowns de feuilleton. Il singe, au besoin, le Français, né danseur, comme on sait, et il dépasse son maître ; il est plus Parisien, plus boulevardier que nature. Tristes exploits et vils triomphes pour les héritiers des prophètes et les descendans des Machabées ! Ils me rappellent ces ingénieux petits Juifs, bons à toutes les joyeuses besognes, les Grecs de l’empire, les Grœculi de Rome qui, après avoir, eux aussi, donné au monde des héros et des dieux, épuisèrent le résidu de leur génie à divertir l’ennui des Romains de la décadence. Mais non ; c’étaient leur frivolité vicieuse et leur corruption de peuple usé que ces Grecs d’Achaïe ou d’Ionie apportaient à Rome ; tandis que c’est notre propre frivolité, c’est notre pourriture et nos vices, appris et imités de nous, que, pour notre plaisir et pour leur profit, cultivent, chez nous, ces Hebraïculi, ces Judaïculi dégénérés. Ils nous versent, hélas ! de l’eau de notre fontaine et du vin de notre cru. Ce n’est ni des rochers du Carmel, ni des neiges du Liban que découlent la légèreté gouailleuse du Parisien, le scepticisme irrévérent du Français. Interrogez un étranger, un Anglais, un Allemand, voire un de nos amis russes. Il vous dira que cela tient au sol, à la race, à l’histoire, — au sang celte, à la tradition latine, à l’Église romaine, aux Jésuites, — car, au dehors, non moins que chez nous, il est des gens qui mettent tout sur le compte du jésuite, comme d’autres sur le compte du Juif. Jésuite ou Juif, l’un comme explication vaut l’autre : ce sont nos deux boucs émissaires ; on peut tout rejeter sur eux. Ils ont tous deux bon dos.

Il nous reste une primauté que personne ne dispute à la France de la troisième république : c’est celle de la pornographie. Sur ce terrain, nous sommes sans rivaux. Pour certains lie nos journaux, littéraire est devenu synonyme de pornographique. Cette abjecte royauté, à qui la devons-nous ? Est-ce au Juif ? est-ce le sémite, avec ses antiques kedeshoth qui nous a fait passer du culte de la dame au culte de la fille ? Mais l’Angleterre compte autant et plus de Juifs que la France, l’Allemagne en possède sept ou huit fois plus que nous ; et anglaise ou allemande, la littérature de nos voisins n’est pas contaminée comme la nôtre. Le conteur galicien, Sacher-Masoch, raconte qu’un relieur israélite d’une bourgade de Hongrie, ayant reçu d’une de ses coreligionnaires un roman de Zola, répondit à sa cliente qui lui réclamait le volume : — « Je l’ai fourré au poêle, ce n’est pas un livre pour une femme juive. » — De combien de livres ou de journaux rédigés ou édités par des Juifs, n’aurions-nous pas à dire : cela n’est point pour une femme chrétienne ? — Mais les Juifs ont-ils la spécialité de cette marchandise littéraire ? sont-ils seuls à étaler dans nos feuilletons ces élégantes turpitudes ? Certes, le métier est trop profitable pour qu’aucun n’y mette la main. Nos ancêtres avaient des peintres qui peignaient à la cire et au jaune d’œuf, nous avons une école qui peint à l’ordure et trempe ses pinceaux dans l’immondice. Tels directeurs de feuilles populaires, qui font profession d’éclairer les foules, réclament la liberté de polluer la jeunesse et tiennent publiquement boutique d’obscénités, comme ailleurs, en des pays arriérés, ils auraient ouvert, dans une ruelle écartée, un bouge mal famé. Mais les tenanciers de ces bazars de lettres sortent-ils tous de Jacob ? — De même pour les écrivains dont la Muse, aux grâces de courtisane, s’ingénie aux poses lascives, experte à tous les artifices propres à chatouiller les sens des petits vieillards libidineux. Sont-ce bien toujours des fils de la maison d’Israël, retombés aux fornications d’Ohola et d’Oholiba, qui se font les prêtres d’Astarté, la Syrienne, et qui dansent en chantant d’impures litanies devant la Bête apocalyptique, vêtue de pourpre et d’écarlate, aperçue naguère par M. Alexandre Dumas[20] ? Sont-ils tous de Juda les chorèges de ces immodestes théories, les maîtres de cette poésie lubrique, habile à jongler avec les équivoques luxurieuses, à rehausser les voluptueuses images de la gaze indiscrète de vocables transparens comme des maillots couleur de chair ? Hélas ! je reconnais plus d’un chrétien, baptisé au nom du Christ, parmi ces poètes de l’indécence qui inventent dans l’impur et, comme on l’a dit, idéalisent dans l’obscène[21]. Si c’était là tout ce qui nous reste de poésie, nous n’aurions, avec Platon, qu’à bannir les poètes, — sans les couronner de fleurs ; et si c’était là vraiment l’esprit juif, je demanderais qu’on relevât le ghetto.

Mais y a-t-il, chez nous, une poésie qui ait quelque chose d’israélite, ce n’est pas celle de M. Catulle Mendès ; c’est plutôt celle de l’auteur des Ouvriers, de M. Manuel, le petit-fils du lévite, modeste et discrète poésie, intime, domestique, un peu courte peut-être, mais chaste, mais saine. La lyre aux cordes lydiennes et les cymbales phrygiennes n’ont rien de commun avec le psaltérion des filles de Juda et la harpe du roi prophète. Les Juifs qui nous chantent la volupté sur le mode ionien sont les élèves des Gentils. Allez voir, là-bas, les juiveries où la loi et les rabbins ont gardé l’autorité ; on y fait encore des vers en hébreu et en jargon ; je vous assure que la mère les laisserait chanter devant sa fille. Des prophètes à Jehuda Halévy et du moyen âge à nos jours, les Hebraïca et les Judaïca constituent une littérature immense ; je ne crois pas que, dans aucune, les erotica tiennent moins de place. Shir Hashirim, le Cantique des cantiques, cette brûlante églogue de l’amour oriental, chaste jusqu’en sa crudité (comparez Daphnis et Chloé), Shir Hashirim est isolé dans la poésie hébraïque, et la Synagogue, qui ainsi que l’Église n’y voit qu’une allégorie, n’en permettait la lecture qu’aux hommes de trente ans. Les peuples qui pratiquent la Bible et qui se sont le plus imprégnés de l’esprit de Juda sont les moins indulgens aux jeux délétères de la pornographie. Je ne sais rien de plus opposé à l’esprit d’Israël, esprit de pureté et de sainteté domestique, qui a toujours traité les rapports des sexes en chose sérieuse, y apportant une sorte de pédantisme médical. Les Juifs qui en font un objet de divertissement spirituel, ou de raffinement sensuel, sont infidèles aux traditions de leur race ; ce sont, comme disent leurs coreligionnaires d’Orient, des apicoresim, des épicuriens, des mécréans qui n’allument plus les flambeaux de Chanouka. On ne badinait pas avec l’adultère dans les écoles de Judée. Nous savons quel châtiment lui réservait la loi ; et, cette peine, un vieux Juif parisien avait naguère le mauvais goût d’en demander le rétablissement, insistant pour qu’elle fût appliquée aux pornographes du feuilleton aussi bien qu’aux épouses coupables[22]. Eux aussi, affirmait-il, tombent sous la loi du retranchement. Ici encore, foin du pharisaïsmel ce n’est pas un défaut français, et nous avons assez des nôtres sans emprunter ceux de nos voisins. Ici encore, y a-t-il une tradition, une filiation, c’est chez nous. Aryens, fils de Rome et de la Grèce, que les eaux du baptême n’ont pas purifiés. Cette veine de corruption, cette moisissure morale qui va s’élargissant et s’étalant à la surface de nos sociétés, elle remonte loin chez nous : de la littérature secrète du XVIIIe siècle, à la Renaissance, au moyen âge, à l’antiquité. Si l’Angleterre de la restauration n’avait eu son théâtre, et l’Italie du Quattro ou du Cinque cento ses conteurs et son divin Arétin, on pourrait croire que c’est encore là un produit de l’esprit gaulois ; d’aucuns diraient de l’esprit latin. D’où vient-elle, en réalité, cette abjecte littérature, tout ensemble grossière et raffinée, hymne impudique à la glorification des voluptés réprouvées par l’Église et par la Synagogue ? Elle vient du néo-paganisme, du culte restauré de la chair et des sens, auxquels cèdent à la fois le Juif déjudaïsé et le chrétien déchristianisé. Pour s’en laver et s’en guérir, ils n’auraient tous deux, Juif et chrétien, qu’à se replonger, au pied de l’Hermon, dans les eaux frigides des sources du Jourdain.

Ne nous flattons point ; tout, pour le Juif, n’est pas bénéfice dans son rapprochement avec nous. Comme aux Orientaux, chrétiens ou musulmans, le brusque contact avec notre civilisation lui est souvent funeste. En même temps que la contagion de nos idées, il subit l’infection de nos vices. Contre ces maladies-là, il n’a pas d’immunité. Ce n’est point la faute de sa morale ; la morale juive est la même que la morale chrétienne. Elle n’en diffère que par des nuances ; elle est fondée sur la même foi en Dieu et sur le même décalogue. Ce qui est vrai du Juif, peut-être encore plus que du chrétien, c’est qu’en abandonnant les rites et la foi de ses aïeux, il garde rarement intacte la morale incorporée à cette foi et enveloppée dans ces rites, comme l’amande dans la noix. Cela est vrai surtout de la morale des sexes, de la chasteté, frêle vertu qui, pour résister à l’orage des passions, semble avoir besoin d’un support religieux et comme d’un tuteur divin.

Il y a un peuple qui aurait peut-être plus de raison que nous d’accuser le Juif d’avoir travaillé à sa corruption. C’est l’Allemagne. Israël a tenu, dans la littérature et dans la vie intellectuelle de nos voisins, une place plus large qu’en France. Au pays de Heine, de Marx, de Lassalle, les écrivains d’origine juive sont légion. Parmi eux beaucoup ont longtemps vécu en France et goûté l’esprit français. Que des patriotes teutomanes reprochent aux Juifs d’avoir inoculé à la vertueuse Germanie le virus de l’esprit français, son persiflage, son scepticisme superficiel, son immoralité, son défaut de respect, ses instincts de révolte, je ne m’en offusque point, à condition de reconnaître qu’ils lui ont aussi injecté quelque chose de notre amour de la justice, de notre liberté d’esprit, de notre dédain des castes et des hiérarchies surannées, de notre haine de l’hypocrisie et des mensonges conventionnels. Ainsi notamment de Bœrne et de Heine, les deux frères ennemis, les deux coryphées israélites de la « Jeune Allemagne » qui, d’après Menzel, n’était qu’une jeune Palestine. A. Graetz, l’historien du judaïsme[23], Bœrne et Heine apparaissaient comme deux anges, armés de verges pour flageller les travers allemands. Fort bien, mais ces verges vengeresses ont été trempées dans de l’essence française. Ces deux archanges ne sont pas les seuls Juifs allemands qui aient pris quelque chose chez nous. On en pourrait citer bien d’autres en des régions moins élevées ; Paul Lindau, par exemple, et Max Nordau, parmi les contemporains. Chez tous ces Juifs d’Allemagne, chez Heine et Bœrne eux-mêmes, tout comme chez Lassalle et chez Karl Marx, les deux demi-dieux du socialisme d’outre-Rhin, on n’en sent pas moins l’éducation allemande, le fond allemand, le substratum germanique. S’il y a dans leurs veines un virus secret, il n’est ni tout juif, ni tout français. On y reconnaît à l’analyse un poison plus subtil, qui vient tout droit de la docte Allemagne, de ses écoles, de ses universités, de sa philosophie. Inspirateurs de la Jeune Allemagne et des révolutions politiques, ou initiateurs du socialisme et de la guerre de classes, il y a, chez tous ces Juifs tudesques, du Hegel et de l’hégélianisme. Par là aussi, ils sont bien de leur pays et bien de leur temps. L’Allemagne n’a pas le droit de les renier.

Est-ce que les Juifs auraient eu, en Allemagne, le monopole du radicalisme intellectuel et des négations philosophiques ou politiques ? Mais Stirner, par exemple, le prototype du nihiliste ; mais Nietzsche, qui appelle la croix le plus vénéneux des arbres, ne sont point, que je sache, de la maison de Jacob. Et parmi les contemporains de Heine, frappés avec lui par la diète germanique, est-ce que Gutzkow, le Berlinois baptisé, n’a pas étalé son antipathie pour le christianisme et l’esprit nazaréen ? — De même, est-ce les Juifs ou les Juives qui ont appris aux Allemands à faire litière de la vieille morale ? Si une fille de Moïse Mendelssohn a osé, une fois, mettre en pratique la théorie de l’union libre, elle ne faisait qu’appliquer les principes d’un chrétien, d’un mystique, d’un des plus illustres inspirateurs du romantisme allemand, Frédéric Schlegel[24]. La femme juive, il est vrai, cette Orientale qu’on nous représentait comme asservie et avilie par le Talmud, la femme juive a plus d’une fois scandalisé la deutsche Frau par ses façons émancipées et par sa culture d’esprit, indécente et inquiétante chez une femme. Non contente d’aider à l’affranchissement de sa race, la Juive d’Allemagne a osé travailler à l’affranchissement de son sexe. Elle a eu le tort de montrer des goûts et des talens que ne se permettait pas la ménagère allemande. C’est d’elle aussi, c’est d’Henriette de Lemos, entre autres, d’Henriette Herz, l’amie du théologien Schleiermacher, c’est de Rahel Varnhagen von Ense, que Berlin apprit ce qu’était un salon, importation française qui n’a pu s’acclimater aux bords de la Sprée. Je ne vois pas, pour cela, que l’exemple des Juives ait corrompu l’honnête Allemagne. Elle a pu s’effaroucher des fantaisies romanesques de Fanny Lewald ; mais les hardiesses de la libre penseuse juive ont été dépassées par Marlitt, l’authoress à la mode en Allemagne. — Revenons aux hommes, prenons les écrivains issus d’Israël qui se sont fait un nom. L’Allemagne a-t-elle oublié que le premier Juif qui ait écrit en allemand, un Juif encore imbu de l’esprit de la synagogue, Moïse Mendelssohn, osait, en plein XVIIIe siècle, refaire le Phédon ? Combien de chrétiens auraient alors eu le même courage ? Si l’esprit sceptique a prévalu chez nombre de ses congénères, c’est qu’ils se sont détachés de la tradition d’Israël ; c’est que, malgré les vieux rabbins, ils ont ouvert les livres profanes et goûté aux fruits de l’arbre de la science allemande. Tout comme les Juifs de Russie, c’est à l’université, à l’Alma mater chrétienne, fondée par l’Église ou par l’État, que les Juifs d’Allemagne ou d’Autriche ont pris leurs tendances radicales. Ainsi Auerbach, le fils du rabbin de Souabe ; sans Tubingue et sans Strauss, il n’eût sans doute jamais traduit Spinoza[25]. Cela ne l’a pas empêché de devenir le peintre le plus fidèle de la vie rustique de l’Allemagne. Que nos paysans de France n’ont-ils eu leur Auerbach ! Je ne crois pas que l’Allemagne compte beaucoup d’écrivains plus Allemands et plus sains. Je n’en dirais peut-être pas autant de Paul Heyse (un Juif demi-sang) ; tout en admirant l’art de ses nouvelles et le brillant de sa poésie, on peut ne pas goûter les romans à thèses et le sensualisme païen de Heyse. Mais depuis Goethe, retour d’Italie, depuis Goethe qui a tout compris, sauf peut-être la foi chrétienne, le paganisme avait plus d’une fois été importé au nord des Alpes. Quant à la littérature à tendances, si en Allemagne, en Autriche, en France même, tant de fils d’Israël ont eu une prédilection pour les nouveautés politiques et les thèses révolutionnaires, c’est que, de même que les Juifs russes entraînés dans le torrent nihiliste, ils sont poussés vers l’extrême démocratie et vers les doctrines de révolte par le souvenir de leur longue oppression, par l’intolérance des lois ou des mœurs, par le besoin, en un mot, de préparer ou de consolider leur émancipation, encore aujourd’hui si souvent remise en cause[26]. Il s’en faut cependant que tous aient été des apôtres de la Révolution. Voici, en des genres divers, des hommes de talens inégaux : le poète Béer, frère de Meyerbeer, les peintres du ghetto, Bernstein et Kompert, le savant Ebers, le romancier égyptologue, le conteur Franzos, je ne vois pas qu’ils aient beaucoup troublé la paisible pensée allemande. Si la littérature de nos voisins n’a plus la limpidité d’azur des eaux du Rhin au sortir du lac, la faute n’en est pas au sémite. Et si la foi chrétienne et la culture chrétienne demeurent encore chères au cœur des Allemands, il nous faut bien leur rappeler qu’il y a eu, au XIXe siècle, deux dissolvans autrement énergiques que l’esprit juif ; l’un a été l’exégèse allemande, l’autre la métaphysique allemande.


IV.

« Mon ami, me disait un des hommes qui se sont donné pour tâche le relèvement moral de la France, il y a une chose contre les Juifs : ils abaissent notre idéal national. » À la bonne heure ! voilà un grief digne de nous. Je ne nierai pas qu’il ne semble parfois fondé. Il y a dans le monde une diminution de l’idéal ; ou, pour ne pas être trop sévère envers notre temps, il y a une altération, une déformation de l’idéal. En avons-nous encore un, nous le plaçons moins haut ; nous le plaçons si bas parfois qu’on n’ose plus l’appeler de pareil nom. Bien des choses y contribuent, en dehors du Juif : la démocratie, naturellement éprise du progrès matériel, l’affaiblissement de la foi religieuse et de toute foi, le génie utilitaire de notre civilisation industrielle, le goût du bien-être, le culte de l’argent, le respect du succès, l’indifférence aux moyens. Ici encore, au lieu de croire que nos sociétés se judaïsent, je répéterais plutôt qu’elles s’américanisent.

L’idéal est en baisse, tel est le fait ; si le Juif y contribue, c’est par son abaissement séculaire, et cet abaissement, nous savons d’où il provient. Que de soins nous avions pris pour l’avilir, pour lui courber le front vers la boue et vers l’argent ! À parler franc, beaucoup d’entre nous l’aiment mieux ainsi ; plus il est bas, plus il nous semble à sa place ; lorsqu’il ose lever la tête et porter la main sur les choses nobles, nous sommes tentés de crier à l’insolent. Peut-on dire pour cela que, si l’idéal décline, la faute en est au Juif ? Prenons l’Allemagne qui se vantait d’être la terre de l’idéal. À l’idéalisme suranné du Souabe ou du Saxon a succédé, dans l’Allemagne unifiée, le réalisme cynique du Prussien de la Marche. Qui vous en semble responsable ? Est-ce le Juif, comme le veulent les teutomanes ? Est-ce la brutalité prussienne, la bureaucratie berlinoise, le militarisme des Hohenzollern ? Est-ce les leçons de violence et de fraude de ce Poméranien de Bismarck et l’érection de la force en droit ? — Germanique ou romaine, voilà une idée, en tout cas, qui ne vient pas de Jacob. Toute son histoire proteste-contre elle.

Pour me prouver que le sémite est incapable d’idéalisme, on me cite le Chaldéen, le Phénicien, le Carthaginois, l’Arabe. Qu’importe toute cette ethnographie, alors que, depuis deux mille ans, nos âmes vivent de l’idéal apporté par les fils de Juda ? De quelque main divine qu’elle ait plu sur ses tentes, nous avons été nourris de la manne transmise par les Beni-Israël. Les prophètes d’Éphraïm et les apôtres de Galilée ont été dans le monde les hérauts de l’idéalisme. La soif d’idéal qui travaille les nations chrétiennes, c’est d’eux qu’elle nous vient. Prenez leur livre, leur Bible ; elle a été, pour des peuples entiers, la source éternellement fraîche où ils ont puisé force et noblesse. Par elle, des nations aryennes se sont lentement imbues de l’esprit sémitique, et leur âme en a été relevée et leur cœur fortifié. Si le Juif moderne nous semble dépourvu d’idéal, la faute n’en est ni à sa race, ni à sa tradition. La faute en est à ses souffrances. Il a été artificiellement déformé par les siècles. Du peuple qui avait prêché au monde le royaume de Dieu, l’intolérance a fait la race la plus positive, la plus terre à terre, si vous voulez. L’histoire a de ces tristes métamorphoses. Il n’est pas vrai toujours que la souffrance épure et que la persécution ennoblisse. Le Juif en est la preuve. Il a tout sacrifié à sa foi et à sa nation. Il a été idéaliste à sa manière, car s’il n’eût cherché que le repos et la richesse, il y a beau jour qu’il eût cessé d’être Juif. En ce sens, son existence prouve son idéalisme. Où trouver une race plus fidèle à sa tradition, à sa loi, à son Dieu, c’est-à-dire, en somme, à son idéal ? Quelle histoire ! Ses poètes Font appelée la passion d’un peuple[27] ; passion combien longue et douloureuse, de Nabuchodonosor à Antiochus et d’Adrien à Torquemada ! Le Juif a été le prosaïque héros d’un drame de deux mille ans, héros de tournure peu héroïque, sans souci de le paraître, se rapetissant et s’aplatissant, au besoin faisant le mort pour échapper à ses ennemis, sauf à braver le bûcher au pied de l’échafaud. Longtemps, il a réduit son idéal et borné son honneur à demeurer Juif, ayant renoncé au reste, comme à un luxe superflu. Toutes les générosités de son âme et tout son enthousiasme, il les a dépensés pour cela, si bien qu’il n’en avait plus pour autre chose. Et ainsi, à force de se replier sur lui-même, il s’est comme racorni. En dehors de sa loi, il n’a plus vu dans la vie qu’une affaire. — Mais cette façon de concevoir la vie n’est-elle pas celle des neuf dixièmes des chrétiens ? Pour moi, je n’y découvre rien de sémite. Cela est bien anglais et bien américain. Cela même est devenu français, devenu allemand ; et ce n’est pas du Juif que nous l’avons appris. Allemands ou Français, si nous avions le cœur plus haut, si notre jeunesse était moins pressée de jouir et nos vieillards moins jaloux des biens de ce monde, si nos âmes avaient en elles un peu de l’esprit qui a soufflé sur nous des montagnes de Galilée, nous n’aurions guère à nous inquiéter des exemples du Juif. Nous n’aurions qu’à le laisser à son comptoir, ou à le renvoyer à ses rabbins. Mais où est notre idéal ? Il est écrit : le cœur de l’homme est là où est son trésor. Où est notre trésor ? N’est-ce pas dans les coffres du banquier juif ? Et là est notre cœur, tout comme le cœur du sémite. Le mal est que nous n’avons plus ni foi, ni enthousiasme ; nous ne savons trop que croire, ni de quel idéal nous éprendre. Pareil à un quinquagénaire revenu de tout, notre monde moderne ne croit plus qu’à la richesse. Et cette foi au dieu dollar, ni l’Europe, ni l’Amérique, n’ont eu besoin qu’elle leur fût prêchée par des apôtres de Judée.

Disons-nous vrai cependant, le Juif ne conçoit-il la vie que comme une opération de Bourse ? Laissons le courtier, le banquier, l’homme d’argent ; juif ou chrétien, ce n’est pas sa vocation d’être un professeur d’idéalisme. Prenons la plus haute expression de la vie, l’art, la poésie, la science. Est-ce que le Juif aux lèvres sardoniques a partout craché son ironie sur la pâle fleur d’idéal qui va se flétrissant dans la lourde atmosphère du mercantilisme ? Cette race charnelle, a cette race sensuelle, comme toutes les races orientales, » a-t-elle vraiment abaissé l’art et avili les lettres ? Rachel, par exemple, a-t-elle ravalé le théâtre français et dégradé les Romaines de Corneille et les Grecques de Racine ? Les inspirations de Beethoven ont-elles perdu de leur grandeur en passant par les doigts de Rubinstein ou par l’archet de Joachim ? S’il y a une musique malsaine, voluptueuse, énervante, est-ce celle de Meyerbeer ou de Mendelssohn ? Et tiendrons-nous le Prophète ou la Reformation-Symphonie pour des compositions corruptrices, vides de tout idéal ? Voici Antokolsky, le sculpteur russe, l’auteur du Spinoza, du Nestor, de la Martyre chrétienne ; c’est un idéaliste, un sculpteur d’idées, comme dit M. de Vogüé ; s’il pèche, c’est par là ; il veut trop spiritualiser la chair et les muscles, il veut faire entrer trop d’âme dans ses corps de marbre. On a dit que le Juif avait pris du Talmud une idée grossière de la femme et de l’amour. Il me semble, quant à moi, que, à travers tous ses sarcasmes, peu de poètes ont autant poétisé l’amour et idéalisé la femme que ce grand railleur de Heine. Chez lui, comme chez les âmes ardentes, saisies en pleine éruption de la jeunesse par le froid de la réalité, je crois sentir une sorte d’idéalisme rentré. Serait-ce dans la philosophie que le Juif s’est montré incapable d’idéal ? Mais que faites-vous de Spinoza ? Si peu de goût qu’on ait pour les théorèmes de l’Éthique, comment classer ce contemplatif de l’absolu dans le vil troupeau des matérialistes au front courbé vers la terre ? Son œil regarde en haut. Son panthéisme, au lieu de partir de la matière, part de la pensée, pour aboutir à l’absorption de la nature et de toute chose en Dieu. N’est-ce pas Spinoza qui enseignait l’amour intellectuel de Dieu, amor Dei intellectualis ? Et sa morale ne se résume-t-elle pas dans l’identification de la vertu et de la béatitude ? Voilà une recette du bonheur que sémites et aryens feraient bien de retenir ; s’ils en font peu de cas, ce n’est pas qu’elle leur semble trop épicurienne.

Laissons les œuvres des Juifs pour voir de quelle façon l’art et la poésie ont représenté le Juif. Je me suis amusé à le suivre dans la fiction, aussi bien que dans l’histoire. Est-il vrai que, depuis Ahasvérus de fabuleuse mémoire, poètes ou romanciers n’aient connu qu’un Juif, le Juif classique, le youtre rampant, fourbe, rapace ; dès avant Shylock honni sur toutes les scènes populaires. « Au théâtre, le Juif doit être odieux, » remarquait un écrivain dramatique d’origine israélite[28]. M. Alexandre Dumas avait déjà dit : « Il est reconnu qu’un Juif, au théâtre, doit toujours être un grotesque[29].» Il est devenu, en effet, une sorte de fantoche, analogue aux masques italiens, et, tout comme Arlequin ou Pulcinella, tenu toujours au même rôle. En revanche, si le Juif doit être repoussant, la Juive, sur la scène, a d’ordinaire toutes les grâces et les séductions. Les pauvres aryens s’y laissent toujours prendre. De l’Esther d’Assuérus à l’Esterka polonaise de Casimir le Grand, ainsi le veut la tradition ou la légende. Prend-on le roman, la Juive, ange de pureté ou courtisane, garde sa beauté fascinatrice ; le Juif cesse d’être un type de convention. Avec le Nucingen de Balzac, ou le Samuel Brohl de Cherbuliez, il redevient un être vivant ; chose inattendue, il se transforme souvent en personnage idéal. Ainsi, naturellement, chez les écrivains issus d’Israël, Heine, Disraeli, Heyse, Lindau, Fanny Lewald, Auerbach, Kompert ; mais pareille métamorphose s’est faite chez plus d’un auteur chrétien, et jusque sur le théâtre, là où il était le plus difficile de la faire accepter. Lessing n’est pas le seul qui ait osé nous montrer un Juif érigé en modèle de vertu. À son Nathan der Weise, raisonneur verbeux, nimbé d’une froide auréole de sagesse, je préfère le Daniel de la Femme de Claude, un Juif idéaliste, plus vrai que ne l’a cru la badauderie parisienne ; je l’ai moi-même rencontré, mais plus loin, là-bas, vers l’Est. Le Daniel de M. Alexandre Dumas a fait souche ; de lui semble être sorti le Mordecaï, le néoprophète de Daniel Deronda[30]. Selon l’observation de Valbert[31], Eliot a dépeint, avec une visible sympathie, trois ou quatre types de Juifs. Il est vrai qu’Eliot écrivait sous l’influence de Lewes, et que Lewes passe pour israélite. Cela a été contesté ; mais si Lewes était Juif, comment un Juif a-t-il su inspirer un sentiment aussi profond à une femme aussi noble que miss Evans ? Vers la même époque, un des poètes attitrés de l’idéalisme anglais, Robert Browning, dans son Rahbi Ben Ezra, mettait sur les lèvres d’un rabbin sa haute conception de la vieillesse pareille à une aurore. Si peu romanesque que semble le Juif, Eliot n’a pas été seul à faire de lui un héros de roman. Sa vie même en a parfois fourni l’étoffe. Ferdinand Lassalle, par exemple, a inspiré trois ou quatre romanciers anglais ou allemands. Jusqu’aux naturalistes, qui se sont aperçus que l’homme d’argent n’était pas tout Israël. M. Zola, qui se pique parfois de symbolisme, a opposé, dans l’Argent, au banquier, roi de la Bourse, un petit Juif poitrinaire, qui agonise en rêvant de rénovation sociale. Ce Sigismond n’est pas une invention de Zola ; c’en est encore un que j’ai connu. En Pologne même, dans le pays où ils ont été le plus abaissés, poètes et romanciers nous ont plus d’une fois représenté des Juifs de caractère noble, épris de causes généreuses. Ainsi le Jankiel de Mickiewicz, ainsi le Jacob de Kraszewski, ainsi le Meyer Ezofowicz d’Élise Orzeszc. Quant aux Juives, notre galanterie ou notre fragilité aryenne, a toujours été indulgente à leurs yeux de velours aux longs cils. Je ne sais si, pour elles, il est des antisémites. De la Rebecca d’Ivanhoë à la Rebecca de la Femme de Claude à la Sarah de Don Juan d’Autriche à la Fanny Hafner de Cosmopolis, pourquoi tant d’écrivains de toute race sont-ils allés, comme M. Alexandre Dumas, incarner « dans la fille des éternels persécutés » la grâce et la pureté de la femme ? C’est un lis pourtant qui ne croît guère sur le fumier.

Mais qu’importent la fiction et les ombres vaines nées du cerveau des poètes. Est-ce seulement dans le roman qu’un juif puisse se montrer désintéressé ? Circoncis ou baptisés, n’en est-il point, sous le firmament de Jéhovah, qui nous aient prouvé que, malgré son long abaissement, la race de Jacob n’était point encore fermée à tout idéal ? j’en pourrais, pour ma part, citer plusieurs, en France même, parmi les vivans et parmi les morts. Qu’est-ce, par exemple, qu’un écrivain tel que James Darmesteter, si ce n’est un idéaliste ? Et qu’était un homme comme Gustave d’Eichthal, un de ces rares vieillards, demeurés fidèles au large idéal de leur jeunesse ? Nous avons, à l’Académie des sciences morales, un octogénaire qui, chaque fois que Dieu ou l’âme sont en cause, les défend avec les accens d’un prophète ; c’est un israélite qui a appris à lire dans le Talmud. Il devait bien avoir un grain d’idéalisme, ce Juif levantin, Franchetti, qui, à l’heure de nos désastres, vint se faire tuer pour la France sur les collines de la Seine ; ou cette Juive française, Mme Coralie Cahen, qui, au plus fort de l’hiver, traversait les lignes allemandes pour aller consoler nos prisonniers dans les forteresses de la Prusse. Veut-on s’en tenir à l’histoire, ils ne sont pas impossibles à découvrir, les Juifs anciens ou modernes, orthodoxes ou hérétiques, qui ont su réaliser dans leur vie ce type du sage ou du juste demeuré, à travers les âges, l’idéal d’Israël. Cet idéal, défiguré chez leurs tzadigs par la superstition des Hassidim, Jehuda Halevy et les grands rabbins du moyen âge, et Spinoza et Moïse Mendelssohn et Montefiore en ont laissé des types immortels. Le Juif, avec la grâce du Christ, ne paraît même pas incapable de s’élever jusqu’à la sainteté. J’en sais au moins un — ô scandale ! — En passe d’être officiellement reconnu comme saint et déjà admis aux honneurs de nos autels, le vénérable Libermann, fondateur de la Congrégation des missionnaires du Saint-Esprit[32]. Les églises réformées, qui n’osent point conférer de diplôme de sainteté, n’en ont pas moins vénéré, elles aussi, des apôtres et des docteurs d’origine juive. Ainsi, en Allemagne, le grand Neander, une des gloires de la théologie orthodoxe, Neander, un des hommes qui ont momentanément réchauffé, dans l’église évangélique, la piété chrétienne engourdie par les glaces du rationalisme[33].

Que chez les fils d’Abraham la racine des sentimens nobles n’ait pas toujours été desséchée, cela me paraît hors de doute ; mais je ne sais si leur idéal est toujours le même que le nôtre. Peut-être y a-t-il dans le passé d’Israël quelque chose qui décolore ses aspirations les plus hautes et teinte son idéal d’une nuance de prosaïsme. Le Juif est vieux, et il a longtemps vu le monde à travers les grilles du ghetto. Jusqu’en ses rêves, il se peut qu’il soit plus positif que des races plus jeunes, dont l’adolescence, plus choyée, a eu plus d’expansion. À nous fils ingrats de la nouvelle Rome, grandis joyeusement sur les genoux maternels de l’Église, il nous revient parfois des réminiscences de notre enfance chrétienne et de ses élans vers le ciel. Nous sommes les fils des croisés ; et de la vie du moine et du chevalier, il nous reste un tour d’imagination, une fierté de sentiment, une délicatesse d’âme, malaisés à retrouver chez les fils du sémite, tenus comme des chiens à la porte de la maison. L’idéal, qui s’est formé au moyen âge dans le donjon du château-fort et sous les arcades du cloître, n’est pas celui du Juif ; — pas plus d’ailleurs qu’il n’est, là-bas, celui du Yankee. Le Juif n’est d’habitude ni chevaleresque, ni mystique ; nous en avons donné les raisons. Qu’il soit peu chevaleresque, n’ait que dédain pour le donquichottisme et montre peu de goût pour la gloire bruyante des armes et les aventures noblement périlleuses, comment en être surpris, quand l’écu du chevalier et le droit de ceindre l’épée lui ont été déniés pendant des siècles ? De même, il n’est guère enclin au mysticisme et semble ne l’avoir jamais été : le judaïsme est toujours resté une loi, une religion de tête, un culte de raison, peu favorable aux mystiques transports ou aux divines langueurs. Le mysticisme de la Cabbale et des néo-cabbalistes, les Hassidim, semble une semence apportée du dehors ; au jugement des meilleurs juges, la Cabbale même est sans racine dans le judaïsme.

Ni chevaleresque, ni mystique, quel est l’idéal du juif ? C’est, pourrait-on dire, un idéal bourgeois et, si l’on peut associer ces deux mots, un idéal positif. Il ne se perd pas dans les nuages ou dans l’azur du ciel ; ce qu’il vise, c’est la terre et les réalités terrestres ; son objet est l’établissement de la paix et la diffusion du bien-être parmi les hommes. C’est ce que, ici même, on a appelé l’idéal charnel du juif ; idéal terre à terre peut-être, idéal, si l’on veut, de courtier besogneux ou de banquier enrichi, pas tant à mépriser cependant, car il se ramène à ce qui fut l’idéal des prophètes, le règne de la justice dans le monde. Et viendra le temps où chacun pourra s’asseoir en paix, à l’ombre de sa vigne ou de son figuier. Charnel ou non, tel est demeuré, à travers les âges, l’idéal judaïque ; et ce terrestre idéal de l’antique Israël, peu importe que le Juif l’ait rapetissé à sa taille ; l’on ne saurait nier qu’il coïncide avec celui des temps nouveaux, avec le rêve humanitaire légué aux peuples modernes par le XVIIIe siècle, qui, à travers toutes ses utopies et ses frivolités, fut à sa manière un siècle idéaliste.

Israël peut se vanter d’avoir, de longue date, pris les devans sur les gentils. Comment s’appelle-t-il, dans la tradition de Juda, cet espoir lointain d’un renouvellement des sociétés humaines ? Il s’appelle d’un vieux nom : le messianisme. Le messianisme est le grand dogme et la grande originalité du judaïsme. Des treize articles de la profession de foi de Maïmonide, c’est encore celui qui garde le plus de croyans. Or, qu’est-ce que le messianisme, et comment l’entend-on en Juda ? Israël a, pendant deux mille ans, appelé le fils de David qui devait faire régner sur la terre la justice et la paix. Il est des Juifs qui l’attendent toujours, mais la plupart sont las d’invoquer sa venue. Leur espérance a été trop de fois trompée par les faux messies ; ils ont trop cru pour croire encore. Les rabbins eux-mêmes sourient des Juifs de Tibériade qui tiennent leur lampe allumée dans l’attente de la naissance de l’oint du Seigneur, ou des Juifs de Safed, assemblés d’avance au pied de la montagne sur laquelle le rejeton de Jessé doit établir son trône. Le Messie en chair et en os, le restaurateur de l’empire d’Israël qui devait asseoir sur le monde la domination de Jacob, bien peu y croient encore. Voilà longtemps déjà que les docteurs se sont pris à en douter. Ils n’abandonnent pas pour cela, ces Juifs à la foi obstinée, l’espoir du Libérateur qui doit faire triompher sur la terre le droit et l’équité. Les murs de certaines synagogues de Galicie en représentent, en naïves peintures, les emblèmes prophétiques, le loup et l’agneau paissant côte à côte. Ces promesses de ses voyans, le Juif, comme le chrétien, s’est décidé à les réduire en allégories. Nos docteurs lui ont-ils assez reproché d’être l’esclave de la lettre et de matérialiser les prophètes ? Le voilà, à son tour, qui les entend au sens spirituel, tout en leur gardant une signification temporelle. Pour lui, le prince de la paix, le soleil de justice, annoncé sur le Carmel et le Moriah, n’est ni un roi, ni un conquérant, ni un homme, mais une époque, une ère nouvelle, promise à Israël et à l’humanité. Pour tels de ses rabbins, le Messie, s’il est un être vivant, le Messie triomphant, comme le Messie souffrant, le Christus patiens d’Isaïe, c’est Israël lui-même, Israël lumière du monde, tour à tour persécuté et délivré, humilié et glorifié. Pour la plupart de nos Juifs d’Occident, ce n’est qu’une figure allégorique de l’avenir de l’humanité, une vision voilée des magnifiques destinées réservées à la race d’Adam. Le Messie conquérant à la Bar-Cocheba ne leur semble plus qu’une corruption du messianisme prophétique. Ce qu’apercevaient, dans le lointain des âges, les nabis de Juda, c’était bien le règne de la justice, le règne de Jéhovah sur la terre ; mais le règne de Jéhovah parmi les hommes, il ne sera pas établi, les armes à la main, par un monarque sorti du tronc de Jessé ; il sera la conquête pacifique de la science, le terme naturel de la civilisation, lentement acheminée vers le Bien et le Droit. Isaïe a vu juste et les promesses d’Amos ou de Zacharie ne sont pas vaines ; mais la Jérusalem future, où les prophètes ont vu en esprit monter les peuples, ne sera pas la cité de pierre relevée sur la colline de Sion, mais la cité idéale où habiteront en frères tous les enfans des hommes.

Voilà ce qu’est le Messie pour le plus grand nombre des Juifs contemporains ; et ce Messie, nous le connaissons. Nous avons un nom pour lui ; nous l’attendons, nous aussi, et l’appelons de tous nos vœux. C’est ce que nos foules aryennes nomment le Progrès ; messie moderne, auquel la multitude incrédule de nos capitales croit d’une foi aussi aveugle que les vieux Juifs d’antan à la venue du Libérateur, fils de David. Cette foi, il est vrai, ne nous vient pas directement d’Israël : c’est plutôt nous qui l’avons réveillée chez lui. Elle dormait dans ses livres, elle y reposait à l’état latent, avant que Diderot et Condorcet l’aient révélée aux nations et répandue dans le monde. Mais dès que la Révolution l’eut proclamée et qu’elle leur en eût fait la première application, les Juifs la reconnurent et la revendiquèrent comme un legs de leurs ancêtres d’Israël. Ils lurent la Bible à la lumière de l’Encyclopédie, et ils découvrirent dans les prophètes ce qu’annonçaient les profanes voyans des gentils. Peureux, l’antique dogme religieux du messianisme se confondit avec le nouveau dogme philosophique de la perfectibilité humaine. Et ainsi le jour où il entra dans notre civilisation, le Juif se trouva prêt à en épouser les espérances les plus hardies. Et ainsi le vieux judaïsme sembla confirmé par la science et rajeuni par la spéculation moderne. La synagogue, qui paraissait à jamais pétrifiée dans ses rites archaïques, put se présenter à ses fils comme la religion du progrès, se vantant d’avoir devancé, de deux ou trois milliers d’années, les sages des nations.

Le Progrès, voilà, pour l’israélite moderne, le vrai Messie, celui dont il salue, de ses hosannas, le prochain avènement. Telle est la foi du néo-judaïsme, et tel l’idéal du Juif. Beaucoup, dans leur hâte, ne se contentent plus de dire : « Le Messie va venir, » mais disent : « Le Messie arrive, le Messie est arrivé. » Nous sommes déjà, pour eux, au seuil de l’ère messianique. La Révolution en a été la préface, nos Droits de l’homme en ont été le manifeste, et au lieu de la trompette des archanges des apocalypses anciennes, le signal en a été donné au monde par les tambours de nos soldats, alors que, à l’approche de notre tricolore, tombaient les barrières de castes et les murs des ghettos. L’ère messianique est ouverte ; mais ce n’est pas en quelques semaines d’années que sera renouvelée la face de l’univers et que s’accompliront les visions des prophètes. Que d’obstacles encore à vaincre ! Que de ténèbres à dissiper ! Le Juif affranchi se fait gloire d’y travailler, attaquant les hiérarchies surannées, guerroyant contre les préjugés, repoussant les retours offensifs du passé, s’employant avec une précipitation parfois téméraire à frayer la voie aux révolutions futures ; confondant trop souvent le mouvement avec le progrès et la démolition du présent avec l’édification de l’avenir ; trop disposé à traiter en ennemi tout ce qui lui rappelle le passé et trop enclin à détruire sous prétexte de rebâtir ; trop défiant de la tradition, trop confiant dans la nouveauté ; ayant peut-être trop de foi dans la Raison, dans la Science, dans la Richesse ; ne se souvenant plus assez des conditions morales, des conditions éternelles du progrès des sociétés humaines.

Ainsi le Juif, et le nouvel esprit juif. Voilà qui est bien loin de l’esprit chrétien ; voilà qui paraît aux antipodes de l’esprit chrétien. Pas autant peut-être qu’il nous semble. Il y a longtemps que le millénarisme, forme chrétienne de l’antique messianisme, compte peu de partisans parmi les chrétiens. Mais le christianisme n’a point, pour cela, répudié toute espérance au royaume de Dieu ici-bas. Car, lui aussi, a promis aux fils d’Adam le royaume de Dieu ; et le chrétien, qui sait que le Messie est arrivé, sait bien que son règne n’est pas encore établi sur terre, et il ne cesse point d’en implorer l’avènement. Sur les lèvres chrétiennes est demeurée, à travers les siècles, la prière tombée de la montagne de Galilée : Adveniat regnum tuum ! Et que de choses dans ce souhait enseigné par le Messie vivant, — surtout quand on y ajoute, après le Fiat voluntas tua, le Sicut in cœlo et in terra ! Sur la terre comme au ciel ! Je me rappelle en avoir entendu le commentaire à Rome par un prélat américain ; il y faisait rentrer les plus audiences espérances et les plus nobles ambitions des enfans des hommes. Sicut in cœlo ! Les plus éblouissantes promesses des voyans d’Israël revivent dans ce verset du Pater quotidien. Et si les chrétiens ont semblé parfois l’oublier ; si l’Église, avant tout soucieuse du séjour éternel et du triomphe final de la justice, a paru jamais se désintéresser de son règne sur la terre, ce n’est certes pas aux jours que nous vivons. L’Église aussi, nous le constations récemment, croit de sa mission de ne pas négliger cette vie terrestre, d’en panser les plaies, d’en adoucir les maux, d’en purifier et d’en assainir les passagères demeures. De fait, jamais elle n’y avait renoncé ; mais le vent qui souffle du dehors l’y ramène plus que jamais. Elle ne veut rien abandonner de sa tâche providentielle, elle engage ses fils à se préoccuper de l’avenir social, et à n’en pas laisser le soin aux enfans des ténèbres. L’étendard de la Croix se déploie, de nouveau, comme une bannière de Progrès, et le mot de Justice est donné aux phalanges du Christ, le Messie des nations, comme la devise des conquêtes prochaines. Et ainsi le vieux rêve d’Israël, la grande vision sémitique incorporée à l’idée chrétienne, reparaît dans l’Église, non moins que dans la Synagogue, et pour en préparer la réalisation, la chaire de l’apôtre de Galilée offre son concours au siècle. Quand sera-t-elle construite, la Jérusalem nouvelle, la cité universelle de la Justice et de l’Amour ? Et sera-t-il jamais donné à la main de nos fils d’en ouvrir les portes ?

Il est vrai que le Christ a dit : Mon royaume n’est pas de ce monde. Par là, le christianisme se distingue du judaïsme, et les espérances spirituelles de la nouvelle alliance des ambitions temporelles de Juda. — Mon royaume n’est pas de ce monde ; l’Évangile, a raison ; l’Évangile nous met en garde contre l’utopie ; il nous avertit de ne pas trop présumer de cette vie terrestre. Le royaume de Dieu ne saurait pleinement se réaliser sur la terre — à moins que le Fils du Très-Haut ne redescende du ciel pour l’instaurer parmi les hommes. Le royaume de Dieu est un idéal vers lequel doivent tendre les siècles sans y atteindre jamais. L’Église n’en convie pas moins les chrétiens à s’efforcer, eux aussi, d’amener parmi les hommes le règne de la paix et de la justice. À cela revient l’enseignement social de Léon XIII. L’Église n’approuve point ceux qui, las des longueurs de la route, secouent sur nos sociétés en travail la poussière de leurs souliers, ou demeurent assis à la porte des cimetières, attendant, pour voir se lever le règne de la Justice, que la trompette de l’Archange ait sonné le réveil des morts.

« Pour les fils d’Israël, prêchait un rabbin, c’est un devoir impérieux de travailler à la réalisation des espérances messianiques[34].» Voilà un sermon que les prêtres du Christ ne voudront pas laisser aux rabbins : cela n’est pas seulement le devoir des enfans d’Abraham, et nous ne leur en abandonnerons pas le soin. Le règne de la Justice, les chrétiens, eux aussi, ont le devoir d’y travailler ;

ne leur convient pas de s’en remettre aux débris dispersés de

Juda, aux adeptes nuageux du messianisme humanitaire, ou aux faux prophètes qui leurrent les foules de la chimérique transfiguration de la terre en paradis. Adveniat regnum tuum, répètent, chaque jour, des lèvres trois ou quatre cents millions de chrétiens ; mais ce vœu du Pater, comment l’entendent-ils ? De combien, parmi eux, en est-il comme de ces Juifs au cœur charnel, que nous accusons de matérialiser les promesses de l’Écriture ? S’il nous était donné d’évoquer, devant nous, l’idéal des foules baptisées et l’humaine Jérusalem rêvée par les masses populaires, je ne sais trop quelle différence nous trouverions entre l’idéal aryen et l’idéal sémite, entre notre idéal à nous, fils de chrétiens, et leur idéal juif. Si nos races occidentales en sont revenues à un vague messianisme ; si même, sans que nous en ayons conscience, c’est des collines de Sion que nous viennent notre soif de justice et notre espérance obstinée dans la victoire du droit, l’idéal des prophètes s’est bien déformé en chemin. Ils auraient de la peine à reconnaître leurs visions et leur Jérusalem dans nos songes matériels et nos prosaïques utopies, les voyans du Moriah. Sur le messianisme des montagnes de Juda et sur le royaume de Dieu du lac de Galilée a soufflé le néo-paganisme, et juifs et chrétiens, confondant presque également le progrès avec la richesse. et la félicité avec le bien-être, sont allés pour Messie élire Mammon. Oublieux de l’éternel Nisi Dominus du psalmiste et de la pierre angulaire sur laquelle devait reposer la vraie Jérusalem, ils rêvent de royaume de Dieu sans Dieu. Jéhovah est délaissé, et son Christ est omis. Aussi semble-t-elle reculer devant nous, à mesure que nous nous flattons d’en approcher, la Jérusalem nouvelle, la cité de Justice et de Paix, vers laquelle se tendent en vain nos bras.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez la Revue des 15 février, 15 mai et 15 juillet 1891.
  2. Voir, dans l’Univers israélite du 1er novembre 1891, la lettre de M. le grand-rabbin Lehmann : « Qu’auriez-vous pensé, m’écrivait-il, si nous avions accepté sans révolte certaines de vos appréciations ? Vous n’auriez eu que trop raison alors ! Sans honneur et sans conscience, qu’est-ce qui restera aux Juifs ? » — Ce grand-rabbin n’avait pas tort, je ne lui en veux point de se révolter contre certains de mes jugemens ; cela même montre qu’ils ne sauraient s’appliquer à tous ses coreligionnaires. Quelques-uns d’entre eux, des officiers de notre armée, ont protesté, à leur façon, l’épée à la main ; et la rencontre où est tombé le capitaine Meyer ne permet plus de dire que le point d’honneur est un sentiment étranger aux Juifs. Je n’en crois pas moins mes jugemens fondés, au moins pour le grand nombre, en expliquant, comme je l’ai fait, ces défectuosités morales par les traitemens infligés aux Juifs dans le passé.
  3. Le calcul est curieux à faire pour l’Institut de France, par exemple ; — et je n’imagine pas que l’on puisse dire que les Israélites, de religion ou d’origine, admis depuis un siècle ou un demi-siècle dans nos académies, aient dû leurs sièges à la faveur.
  4. Joseph Jacobs, The comparative distribution of Jewish ability ; Londres, Harrison, 1886. Cf. Servi, Gli Israeliti d’Europa, 1873. Un Autrichien, M. Alf. Schönwald, si je ne me trompe, a entrepris un dictionnaire biographique des Juifs célèbres, sous ce titre : Das Goldene Buch des Judenthums.
  5. Luc. Wolf, What is Judaïsm, Fortnightly Review ; August,1884.
  6. Voyez J. Jacobs, ibidem. Le fait, d’après lui, avait déjà été remarqué par M. Grant Allen, Mind, t. VIII, p. 504.
  7. M. Jacobs ajoute la finance, ce qui me paraît superflu. En revanche, il prend la peine de noter l’infériorité des Juifs comme généraux et comme marins ; les raisons en sont assez claires.
  8. Pour ne pas sembler trop incomplet, il faudrait signaler le grand nombre de Juifs qui se sont distingués dans la médecine et la physiologie, en Allemagne surtout. M. C. Lombroso, lui-même un Juif, en a dressé une liste, dans l’Homme de génie, si je ne me trompe. D’autres israélites se sont fait un nom dans l’enseignement du droit, ce qui se comprend d’autant mieux que le rabbin était une sorte de juriste, comme le Talmud un Corpus juris.
  9. Gambetta était bien Juif par son père ; c’était un de ces demi-sang dont nous avons parlé. Le fait m’a été confirmé par un israélite qui le tenait de Gambetta lui-même. — De Gambetta, on pourrait rapprocher un autre avocat, lui aussi dictateur, Daniel Manin, qui dirigea l’héroïque défense de Venise contre l’Autriche en 1848-49. Le père de Manin sortait du ghetto.
  10. Wagner, Das Judenthum in der Musik.
  11. Renan, Histoire générale des langues sémitiques : « Le caractère éminemment subjectif de la poésie arabe et de la poésie hébraïque tient à un autre trait de l’esprit sémitique, à l’absence complète d’imagination créatrice et par conséquent de fiction. »
  12. L’historien Treitschke et le philosophe Hartmann, deux des éducateurs de l’Allemagne contemporaine, ne sont pas plus tendres pour Heine. Tous deux, du reste, laissent voir que chez le poète ils poursuivent le Juif, et, comme dit Hartmann, l’entrée du judaïsme dans la civilisation allemande. Le lecteur français lira avec profit le livre de M. L. Ducros : Heine et son temps, sa jeunesse (1886), et l’article de M. J. Bourdeau, Revue Bleue, 8 janv. 1887. Cf. Ad. Strodtmann, Heine’s Leben und Werke.
  13. Parmi les musiciens qui ont essayé de doter l’Angleterre d’une musique anglaise, beaucoup sont d’origine juive : ainsi J. Nathan, sir Julius Benedict, sir M. Costa, F. Cowen, sir A. Sullivan.
  14. Je remarquerai en passant qu’un des premiers détracteurs de Meyerbeer a été son congénère Mendelssohn, importuné sans doute des succès au théâtre d’un artiste qu’il se sentait inférieur. (Voyez les lettres de Mendelssohn Bartholdy : Briefe aus den Jahren 1830-1847, passim. (Leipzig, H. Mendelssohn.)
  15. De là peut-être le succès des Juifs comme exécutans et interprètes de la musique d’autrui. À cet égard, aucun pianiste peut-être n’a égalé Antoine Rubinstein. À Bayreuth même, la direction de Parsifal est réservée à un artiste d’origine juive, M. Hermann Lévy. Le célèbre violoniste allemand, J. Joachim, est également d’Israël comme l’était la grande cantatrice Pauline Lucca. À rapprocher de ces musiciens les acteurs juifs.
  16. Il s’en faut, du reste, que l’ironie juive ait toujours ce fiel diabolique. Loin de là, témoin Disraeli, Lud. Halévy et plus d’un écrivain français. En Allemagne, comme représentant de l’ironie enjouée, on peut citer David Kalisch (1820-1872), le populaire auteur de la Posse berlinoise et le fondateur du Kladderadatsch, de Berlin.
  17. Heine, Shakspeare’s Mädchen und Frauen.
  18. Quelques érudits s’y sont laissé prendre et ont cru découvrir là un argument en faveur de l’origine hébraïque de telle ou telle nation chrétienne. Chez quel peuple ne s’est-on pas flatté de retrouver les dix tribus d’Israël ? Entre les innombrables essais de ce genre, je citerai le suivant, dont le titre par le assez : Anglo-Israël and the Jewish problem. The ten lost tribes of Israël found and identified in the Anglo-Saxon Race, by Th. Robling Howlett, B. A. ; Philadelphia, Spangler, 1892.
  19. Voyez l’Empire des Tsars et les Russes, t. II, livre VII, ch. II ; cf. t. III. livre IV, ch. III.
  20. Lettre à M. Cuvillier-Fleury (préface de la Femme de Claude).
  21. Le mot est de M. James Darmesteter.
  22. Al. Weill, le Lévitique, p. 109-113. Paris, 1891.
  23. Graetz, Geschichte der Juden, t. XI, p. 367.
  24. Frédéric Schlegel dans son roman de Lucinde.
  25. Voir, dans la Revue du 1er octobre 1884, l’article de M. Valbert.
  26. Karl Beck et Moritz Hartmann, deux poètes juifs autrichiens, à tendances démocratiques, se rattachent ainsi au mouvement démocratique allemand de 1840 à 1848.
  27. Ainsi David Levi. Il profeta o la passione di un popolo (Turin, 1884).
  28. M. Abraham Dreyfus, le Juif au théâtre, conférence pour la Société des études juives, 1888.
  29. Lettre à M. Cuvillier-Fleury.
  30. La remarque est, je crois, de M. E. Montégut, Écrivains modernes de l’Angleterre, 1re  série, G. Eliot.
  31. G. Valbert, Hommes et choses d’Allemagne.
  32. C’est, croyons-nous, la première fois qu’un descendant d’Israël est l’objet d’un procès de canonisation. Bien que les Juifs qui se font baptiser n’appartiennent pas toujours à l’élite du judaïsme, plus d’un s’est distingué, dans le clergé protestant ou catholique, par ses vertus et par ses œuvres. Ainsi naguère, en France, les deux pères Ratisbonne, l’un fondateur de la congrégation de Notre-Dame de Sion, l’autre converti à Rome par une apparition de la Vierge, dont le souvenir attire de nombreux fidèles à l’église Sant’ Andréa delle Fratte. — Ainsi, aujourd’hui encore, les deux frères Lemann, tous deux prêtres, tous deux connus pour leur zèle apostolique. Certains antisémites, qui se croient plus sages que Rome, n’en conseillent pas moins à l’Église de reprendre les usages de l’inquisition espagnole et de n’admettre les hommes de race juive au sacerdoce qu’après plusieurs générations de baptisés.
  33. L’Angleterre aussi a eu ses pasteurs et ses missionnaires de sang Israélite. Une revue ecclésiastique anglicane, the Newherry Bouse Magazine (janvier 1892, p. 320), affirme qu’il y a, dans l’église établie, quatre évêques et cent vingt clergymen d’origine juive, dont plusieurs se sont signalés par la ferveur et le désintéressement de leur apostolat. Lord Herschell, le chancelier du cabinet Gladstone, est ainsi le fils d’un juif polonais, Ridley Herschell, devenu après son baptême ministre anglican.
  34. M. A. Astruc, Entretiens sur le judaïsme, son dogme et sa morale ; Lemerre, 1879.