Les Juristes à la Constituante et les Droits des sociétés modernes

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Les Juristes à la Constituante et les Droits des sociétés modernes
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 75 (p. 978-1007).
LES
JURISTES A LA CONSTITUANTE
ET
LES DROITS DES SOCIETES MODERNES

A peine les députés aux états-généraux se trouvèrent-ils, grâce à la fermeté du tiers, constitués en assemblée nationale, que la vérification des pouvoirs vint révéler le profond dissentiment qui régnait entre les trois ordres. D’accord pour demander des améliorations et des réformes, ils étaient trop séparés d’origine, de vues et d’intérêts pour s’entendre dès qu’il s’agirait d’indiquer avec précision les abus qui étaient à détruire. Leur antagonisme ne fit que s’accuser avec plus de violence à mesure qu’avançait la discussion. Ces déchiremens étaient au fond désapprouvés par le pays, qui aspirait à voir les ordres diriger leurs communs efforts vers le but suprême de leur mandat, l’établissement d’une constitution. Ce courant de l’opinion publique ne fut pas sans influencé sur l’assemblée, dans laquelle se forma un groupe de députés résolus à se tenir en dehors des coteries et à ne s’inspirer que des vœux énergiquement exprimés par les cahiers. Votant tantôt avec la droite, tantôt avec la gauche, faisant entre les partis extrêmes l’office de régulateurs, ils entraînèrent les décisions, et furent, comme on l’a dit, l’âme et le génie de l’assemblée constituante. Parmi eux et bientôt à leur tête se trouvèrent les juristes, la plupart sortis du barreau. Le tiers-état était allé spontanément vers eux, parce que de longue date il s’était habitué à leur confier ses plaintes, et il les avait appelés à défendre les cahiers, parce que plusieurs les avaient dressés eux-mêmes. Ils apportaient dans les délibérations un singulier mélange de vues pratiques et d’idées spéculatives, d’élévation politique et de modération, de hardiesse et de prudence, qualités solides qui fixèrent aussitôt sur eux l’attention et firent leur autorité. Eux seuls étaient à même de combattre avec succès les prétentions de la philosophie, qui eût voulu tout organiser selon les théories d’une raison absolue. Ils avaient dans les débats publics cette précieuse discipline qui bannit la déclamation. On ne peut douter qu’ils n’aient imprimé aux discussions cette allure vive, cette nerveuse dialectique, sans lesquelles il n’est point d’éloquence parlementaire. Leur place était aussi bien dans les comités qu’à la tribune ; partout ils défendirent avec la même clairvoyance et la même énergie le droit et la liberté.

Dans quelques-unes des conceptions de la constituante, nous voudrions essayer de montrer la part qui revient aux juristes, à cette école toute française qui a parfois un peu trop incliné vers la réglementation, mais qui à coup sûr était dans sa sphère alors que, droit public et droit civil, tout était à reprendre et à régler. Cette école, qui ne comprenait la liberté qu’avec la loi, comptait dans ses rangs des hommes comme Barnave, Lanjuinais, Adrien Duport, Target, Rœderer, Merlin, Chapelier, Tronchet, Treilhard, Mounier, Thouret. Nous la retrouvons par la suite dans toutes nos assemblées législatives, c’est d’elle que nous tenons nos codes, c’est à elle enfin que la tribune a dû ses plus difficiles conquêtes, quand de nos jours elle a voulu se relever. Une pareille étude n’a pas seulement un intérêt de curiosité rétrospective ; plusieurs des problèmes que l’assemblée s’était donné pour mission de résoudre se posent encore aujourd’hui, et les questions qu’elle agitait, longtemps laissées dans l’ombre, sollicitent de nouveau les regards et réveillent de généreuses aspirations. Sous l’influence du magnifique programme tracé dans la déclaration des droits, à la lumière de ce phare, selon l’expression de Thouret, comment les juristes de la constituante voulurent-ils assurer la liberté ? C’est ce que nous aurons l’occasion d’indiquer en esquissant la physionomie de l’un des hommes qui prirent la part la plus active à la rédaction des grandes lois d’organisation de cette époque, et en le suivant dans les travaux de l’assemblée dont il fut, comme rapporteur et comme président, l’un des plus habiles et des plus éloquens inspirateurs.


I

Parmi les délégués du tiers qui se trouvaient le mieux préparés par leurs occupations antérieures au rôle inattendu de législateurs, Thouret, député de la bourgeoisie rouennaise, se fit distinguer dès l’origine par la rectitude de ses idées, son rapide coup d’œil et ce sens pratique des choses qui ne l’abandonnait jamais. Il arrivait à Versailles précédé d’une réputation d’avocat, de jurisconsulte et de publiciste qu’il ne tarda point à justifier par sa parole ferme et sobre aussi bien que par ses écrits. Il avait distribué une analyse des droits qui excita surtout l’attention. Il ne s’était pas arrête à la déclaration des droits en eux-mêmes, il en avait immédiatement tiré les conséquences dans un plan de constitution. Ce projet laissait peu de chose à désirer dans les lignes générales, et à travers les déviations que les événemens ont imprimées aux travaux de l’assemblée il est encore facile de voir que Thouret avait du premier coup posé les grandes assises de l’édifice. Sa conception dut faire impression sur ses collègues, car on la retrouve dans la plupart des résolutions qui suivirent. Ce projet n’était pas du reste une improvisation. Sur une scène plus modeste, il y avait longtemps que Thouret était mêlé aux affaires et se donnait à l’étude des questions d’économie sociale. La vie politique, qui s’était réfugiée dans les assemblées provinciales, s’y développait parfois avec beaucoup d’énergie. On ne s’y occupait pas seulement des tailles, des chemins, de la mendicité ; on y examinait à fond tout ce qui intéressait l’industrie, le commerce, l’agriculture. Comme procureur-syndic du tiers aux états de Normandie, Thouret, dès l’année 1787, avait tracé un remarquable tableau de la situation de la province. Passant au crible tout le système administratif, il proposait une série de mesures qui montraient dans l’avocat au parlement de Rouen un réformateur hardi et convaincu. On voit à son langage que c’est bien moins le spectacle de sa province que celui de la France qui était sous ses yeux. Il avait aussi amené ses collègues aux états de Rouen à s’associer à une œuvre considérable, souvent entreprise depuis et qui n’est pas encore terminée, l’histoire de toutes les assemblées administratives depuis le XIIIe siècle, avec le résumé des vœux exprimés par elles sur tous les intérêts d’ordre public et les remontrances des cours souveraines. Bientôt cependant la rédaction des cahiers permit de sonder plus directement les aspirations et les besoins du pays. Thouret fut chargé de dresser celui du tiers-état de la généralité de Rouen, et l’on a gardé le souvenir des agitations que ce travail souleva au palais. En séparant leur cause de celle du peuple, les parlemens, selon Thouret, s’étaient condamnés à disparaître. Il concluait donc à la réorganisation des tribunaux de la province et à l’abolition radicale de la vénalité des charges. Le parlement s’indigna, et réussit à attirer de son côté une partie du barreau, qui protesta contre la manifestation de tels vœux dans le cahier du tiers-état. Le collège des avocats fut alors convoqué ; Thouret y vint défendre ses propositions, et les fit maintenir dans le cahier aux acclamations de la bourgeoisie et même du barreau, qui désormais firent cause commune, et, sous l’inspiration de Thouret, choisirent les salles de l’hôtel de ville pour y tenir leurs réunions. Ce chef du mouvement en Normandie arrivait donc à l’assemblée constituante ayant sur beaucoup de points, spécialement sur l’organisation administrative, et judiciaire, des idées très fermes, puisées surtout dans l’observation des faits. L’occasion ne pouvait lui manquer de les mettre au jour.

C’est au milieu de tumultueux débats que l’assemblée entreprit d’arrêter la déclaration des droits, le premier et sans contredit le plus important de ses travaux. Pour un moment, elle sembla transformée en un sénat de philosophes dissertant sur les lois fondamentales de l’humanité. Fallait-il une déclaration ? pourquoi cette vaine théorie ? Les droits naturels n’ont besoin d’être ni démontrés ni décrétés, ils subsistent d’eux-mêmes, et ne sauraient trouver aucune force dans les actes législatifs qui les proclament. Telles furent les objections que la droite développa dans un brillant langage. Elles n’étaient cependant que spécieuses. Une déclaration était nécessaire, non pour décréter les droits, qui s’imposent comme des nécessités sociales, mais pour rappeler au pays ce qui lui était dû, au pouvoir ce qu’il devait. La révolution était là tout entière. On le vit bien à l’ardeur de la lutte dans l’assemblée, aux passions qu’elle soulevait au dehors, surtout à la manière dont la question vint se poser dans la discussion. — Qu’importe l’exemple de l’Amérique ? ajoutait la droite. La société américaine est nouvelle, et n’a point eu de féodalité. Composée de propriétaires accoutumés à l’égalité, elle a pu recevoir directement la liberté. — Une fois ramené à ces termes, qui ne laissaient plus en présence que la féodalité et l’égalité, le problème fut promptement résolu. Les écrivains qui n’ont voulu voir dans la déclaration des droits qu’une sorte de lieu-commun philosophique ont répété le mot de la première heure dans l’assemblée, mais sans réfléchir que ce mot, prononcé encore le 4 août à la séance du matin, n’avait plus de signification à la séance du soir. C’est en effet le 4 août au matin que la déclaration, reconnue nécessaire, avait été admise en principe. Ni le clergé ni la noblesse ne se firent illusion. Tous leurs privilèges se trouvaient anéantis à la fois. En quelques heures, leur parti fut pris, et ils se décidèrent à en offrir d’eux-mêmes le sacrifice. Le coup de théâtre était prévu ; Mirabeau, qui le désapprouvait, s’abstint d’aller à l’assemblée. La séance de nuit du 4 août eut son côté sublime, et elle l’a conservé surtout pour nous, qui vivons de ses bienfaits ; mais pour une grande partie du clergé et de la noblesse, qui perdaient tout, on conçoit qu’elle eût un autre caractère. Le marquis de Ferrières n’y avait vu que des extravagances. « Les députés, debout et confondus pêle-mêle. au milieu de la salle, écrivait-il encore longtemps après, s’agitent et parlent à la fois : ceux des communes, par un feint enthousiasme, par des applaudissemens prodigués à chaque nouvel abandon, s’efforcent d’entretenir le délire ; l’assemblée offre l’aspect d’une troupe de gens ivres places dans un magasin de meubles précieux, qui cassent et brisent à l’envi tout ce qui se trouve sous leurs mains. » Le premier et subit effet de la déclaration, avant même qu’elle fût développée, avait été de déterminer l’abandon volontaire et immédiat des privilèges. Ce n’était donc point une si vaine conception métaphysique : aussi le mot ne revint-il plus dans l’assemblée. C’est sous l’empire que la déclaration des droits fut d’abord et très habilement classée parmi les œuvres de pure idéologie ; depuis lors, on a semblé l’oublier un peu ou ne pas y attacher plus d’importance qu’aux autres promesses de constitutions qui reposent dans le paisible champ de l’histoire. Était-elle donc anéantie ? On affirme qu’elle ne pouvait l’être par sa nature même, et l’on s’étonne que le pays l’ait aussi longtemps confondue avec ce qui n’est que transitoire dans les institutions des divers régimes.

Quels étaient cependant les droits qu’il s’agissait de puiser aux sources vives de la nature et de formuler dans une sorte de décalogue social et politique ? À ce moment solennel où la France, sortant d’une longue compression, était conviée à s’interroger et à dire tout haut ses aspirations, chacun dut se recueillir et se demander quels étaient en définitive les droits qu’on ne pouvait lui enlever. Si l’on compare les vingt projets que reçut le comité chargé de poser les premières bases de la déclaration, il est facile de voir qu’au fond ils offraient bien peu de divergences. Les plus remarquables et les plus remarqués furent ceux de Sieyès, Lafayette, Mounier, Thouret, Pison du Galland et Target. Le comité s’était arrêté à ceux de Sieyès et de Mounier ; mais la déclaration devait être l’œuvre impersonnelle de l’assemblée tout entière. Un comité de cinq membres avait été désigné pour examiner les différentes rédactions et les refondre en une seule. Afin qu’elle ne reflétât aucun système particulier, les auteurs de projets furent exclus de ce comité, qui choisit Mirabeau pour rapporteur. Le projet du nouveau comité se distinguait surtout par un préambule où se reconnaissait la manière du grand orateur ; mais au fond Mirabeau était convaincu que la rédaction définitive de la déclaration devait être remise à l’époque où, serait achevée la constitution. Son projet fut écarté, et l’on résolut d’engager la discussion sur le meilleur des projets antérieurs. Celui qui avait paru sous le nom du sixième bureau l’emporta. Après qu’on lui eut donné le magnifique préambule composé par Mirabeau, il fut discuté, amendé, refait dans toutes ses parties. Il n’en resta qu’un seul article.

Ni Sieyès ni Thouret ne prirent part à cette discussion, bien qu’elle roulât sur une matière qui leur était assurément plus familière qu’à la plupart des orateurs de l’assemblée. On n’en fut point étonné cependant ; leur silence ne se comprenait que trop bien après le dramatique incident qui les avait mis en lutte le jour même où s’était ouvert le débat sur la déclaration. Par ses publications, sa parole dogmatique et son projet de déclaration, Sieyès s’était placé très haut dans l’esprit d’un grand nombre de ses collègues. A la manière dont il avait attaqué les abus de l’ancien régime, on ne doutait point qu’il n’eût son plan de constitution tout fait, et que ce plan ne fût très radical ; néanmoins cette conviction n’était pas celle des députés les plus clairvoyans. Pour eux, les idées de Sieyès étaient celles d’un rêveur qui était peu sorti de son cabinet. Déjà, en repoussant une de ses motions, Mirabeau avait dit avec ironie : « Le métaphysicien voyageant sur une mappemonde franchit tout sans peine, ne s’embarrassant ni des montagnes, ni des déserts, ni des fleuves, ni des abîmes ; mais quand on veut réaliser le voyage, quand on veut arriver au but, il faut se rappeler sans cesse qu’on marche sur la terre et qu’on n’est plus dans le monde idéal. » C’est équipé d’une tout autre manière, on l’a vu, que Thouret était arrivé à la constituante. Son génie particulier en faisait en quelque sorte le rival et l’antagoniste de Sieyès. Dialecticien inflexible, mais observateur attentif des faits, la science expérimentale était avant tout son guide. C’est ce côté de son talent qui séduisait le plus Mirabeau et qui avait aussi frappé l’assemblée. Proposé pour la présidence dans la séance du 1er août 1789, il l’avait emporté de quelques voix sur Sieyès. Ce choix fut aussitôt violemment attaqué. Selon le marquis de Ferrières, Thouret, alors attaché au roi et à la monarchie, n’était point l’homme que voulaient ceux qu’il appelle les gens de la révolution ; il suppose que leurs plans étaient dressés dès cette époque, et que pour les exécuter il fallait un chef qui fût entièrement dans leurs principes. Ils représentèrent donc au peuple que Thouret était vendu aux Polignac et à l’aristocratie ; on parlait de marcher sur Versailles et là de l’immoler, lui et ceux qui l’avaient élu. De violens discours, il est vrai, furent tenus contre Thouret au Palais-Royal ; mais Bailly dans ses mémoires les a fait remonter à leur véritable origine en disant qu’ils étaient inspirés par les amis de Sieyès. Thouret avait combattu la motion de ce dernier sur le titre que devait prendre l’assemblée, et c’était là une des accusations dirigées contre lui. En cela, avait-il cédé à quelque instigation ? Il avait également repoussé la motion de Mirabeau pour défendre avec Barnave celle de Mounier. « Si par le mot peuple, avait-il dit à cette occasion, vous entendez ce que les Romains appelaient plebs, vous admettez dès lors la distinction des ordres ; si ce mot répond à celui de populus, vous étendez trop loin le droit et l’intention des communes. » On revenait à cette discussion dans les groupes du Palais-Royal non pour rappeler que les observations, de Thouret, de Mounier et de Barnave avaient amené Sieyès à changer sa motion et à présenter le titre d’assemblée nationale, qui avait été définitivement adopté, mais pour faire de Thouret l’ennemi déclaré du tiers-état ou des communes. Le trait était habilement lancé, il porta. Thouret, craignant des désordres et voulant les prévenir, donna sa démission. « Sieyès avait eu 402 voix, Thouret 406, dit Bailly. Il y avait donc un combat à mort ; deux partis s’étaient entrechoqués, et le parti de Sieyès a fait tout ce bruit qui a engagé Thouret à refuser ; mais l’assemblée a fait justice en ne nommant pas l’abbé Sieyès. » Ce fut en effet Chapelier qui fut porté à la présidence. Il restait à Thouret et à ceux qui s’étaient groupés autour de lui une grande et difficile tâche à remplir, celle de défendre les communes parfois contre elles-mêmes, et de poursuivre cette œuvre avec une impassible volonté entre les deux partis extrêmes qui déjà troublaient les séances de l’assemblée. Il laissa donc passer l’orage, et c’est ainsi qu’il garda le silence dans la discussion que soulevait la déclaration des droits. Sieyès en fit autant.

Cette discussion, qui avait occupé treize séances, offrit ce caractère, que les orateurs étaient divisés bien plutôt sur la forme que sur le fond ; la tribune était constamment envahie, bien qu’il ne s’agît le plus souvent que de rendre plus énergique et plus claire la rédaction de chaque article portant la proclamation d’un droit. Le désaccord ne fut éclatant que sur la liberté des cultes ; il fit sortir de la poitrine de Mirabeau l’un de ses plus brillans discours. Dans la nomenclature qu’elle a dressée, l’assemblée aurait-elle omis des droits essentiels ? On le comprendrait sans peine ; mais on a prétendu qu’elle n’y avait point renfermé le droit de réunion, et, partant de là, on a soutenu que ce droit était au nombre de ceux qui sont abandonnés à la discrétion du pouvoir. L’objection serait grave alors qu’il s’agit de revendiquer le droit de réunion comme une des libertés nécessaires, et on n’y a point suffisamment répondu. L’oubli serait au moins surprenant, est-if réel ? Le droit de réunion était inscrit dans tous les projets, et celui du comité des cinq l’avait très catégoriquement désigné. Celui du sixième bureau, peut-être le plus abstrait de tous, ne mentionnait d’une manière spéciale ni le droit de réunion, ni la liberté de la presse. Il avait renfermé l’idée de ces deux droits dans cette formule complexe, mais un peu trop vague : « la libre communication des pensées étant un droit du citoyen, elle ne doit être restreinte qu’autant qu’elle nuit aux droits d’autrui. » En moins de mots, Lafayette avait mieux dit quand il avait mis au nombre des droits du citoyen « la communication de ses pensées par tous les moyens possibles. » Lorsqu’on en vint à la rédaction du sixième bureau, l’attention de l’assemblée ne se porta que sur la liberté de la presse, et l’on s’efforça de la dégager plus nettement de cet article. Barère insista en rappelant que c’était à cette liberté que le pays devait le bienfait de l’assemblée. « Consacrez donc, dit-il, la liberté de la presse, qui est une partie inséparable de la libre communication des pensées. » Robespierre s’exprima en termes semblables. « Il nous est impossible, reprit Rabaud de Saint-Étienne, de conserver un projet aussi vague, aussi insignifiant que celui du sixième bureau. » Alors M. de La Rochefoucauld proposa cette rédaction, qui répondait mieux à la préoccupation de l’assemblée : « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux à l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre des abus de cette liberté dans les cas prévus par la loi. « L’article de M. de La Rochefoucauld fut admis et celui du sixième bureau rejeté. Le droit de réunion n’a donc pas été exclu de la déclaration ; il est resté compris dans la première partie de l’article décrété, et la liberté de la presse n’est énoncée dans la seconde que comme une des conséquences de la libre communication des pensées et des opinions.

Ce point important de la déclaration fut bientôt commenté par l’assemblée elle-même de manière à lever tous les doutes. Lors de la révision, quand elle revint sur les droits pour les garantir, elle eut soin de placer à côté de la liberté de la presse « le droit de se réunir paisiblement et. sans armes, en satisfaisant aux lois de police. » Par là, le comité de révision dégageait le droit de réunion de son principe essentiel et le mettait dans tout son jour. — Soit, a-t-on dit encore ; mais alors les choses avaient marché, deux années s’étaient écoulées, le parti révolutionnaire avait fait une violente irruption dans l’assemblée : ce qu’on écrivait dans la constitution de 1791 est tout autre chose que ce qu’on avait exprimé dans la déclaration de 1789. — Cette explication n’est pas exacte : le comité de révision ne devait pas changer la déclaration, et le premier soin de Thouret avait été de le rappeler. « La déclaration des droits, disait-il, est en tête de notre travail telle qu’elle a été décrétée par l’assemblée, les comités n’ont pas cru qu’il leur fût permis d’y faire aucun changement ; » mais le comité pensa qu’il était de son devoir d’éclaircir les points de la déclaration qui avaient déjà soulevé des difficultés, et de ce nombre était le droit de réunion, que l’on présentait comme illimité, parce qu’il était resté compris dans la formule générale de « la libre communication des pensées, » sans qu’on eût ajouté pour ce droit, ce qui avait été fait pour la liberté de la presse, qu’il aurait à répondre des abus dans les cas prévus par la loi. Les clubs avaient fonctionné pendant deux années avec une liberté absolue. Lorsqu’en présence de scènes ignobles et de rixes sanglantes on avait songé à leur imposer quelques mesures d’ordre, ils avaient revendiqué l’inviolabilité. En revenant sur la libre communication des pensées, il était donc nécessaire d’expliquer que le droit de réunion n’était pas plus indéfini que la liberté de la presse elle-même. Il fut entendu et expliqué qu’il devait s’exercer « sans armes » et en donnant satisfaction « aux lois de police. » Imaginer que le comité de révision, cédant au débordement, décrétait après coup le droit de réunion, oublié dans la déclaration de 1789, c’est manifestement prendre le contre-pied des faits. Loin de donner des gages au désordre, ce comité préparait au contraire la loi du 30 septembre 1791, qui vint réglementer les clubs. Aussi un ancien membre du comité de révision, Barnave, tout en faisant la part des inconvéniens à cet égard, disait-il en 1792 : « Le droit de s’assembler paisiblement et sans armes, le droit de pétition, le droit de manifester ses pensées, à la charge d’une responsabilité fixée par la loi, sont de l’essence de la liberté, et nul gouvernement, s’il n’est oppressif, ne peut se dispenser de les admettre. » Eh cela, il ne faisait qu’exprimer l’opinion de l’assemblée elle-même.

La déclaration séparait profondément le présent du passé et traçait les droits de la société nouvelle ; mais comment en assurer l’application et la permanence ? Ce problème préoccupa vivement l’assemblée. Quelle garantie la constitution laissait-elle aux citoyens contre la violation des droits ? avait demandé Buzot. Il ne suffit pas de dire que la constitution garantit les droits civils et naturels, il faut que l’on sache comment elle les garantit. Si les législatures à venir profitaient de quelques circonstances malheureuses pour porter atteinte à ces droits, elles ne manqueraient pas de prétextes. La première garantie offerte aux citoyens se trouve dans la constitution elle-même, répondit Thouret, c’est-à-dire dans l’organisation du gouvernement ; la seconde est dans la liberté de la presse. Selon Pétion, l’objection n’était pas encore résolue. Si le pivot de l’édifice reposait sur la liberté de la presse, n’était-il pas à craindre que les législatures ne vinssent elles-mêmes à restreindre cette liberté ? Alors que deviendraient la liberté individuelle et toutes les autres libertés ? — À cela, les comités ne virent qu’un remède : c’était de signaler à l’avance les seuls abus de la presse qui pourraient être réprimés et de confier à des jurés la connaissance des délits ; mais ces délits, comment les déterminer avec précision ? Il semblait que pour l’assemblée la cause des libertés proclamées par la déclaration fût là tout entière. Sur ce point, l’on entendit successivement Barnave et Pétion, Robespierre et Defermon, Rœderer et Chapelier, La Rochefoucauld, Goupil, Dandré, Duport. Une définition rigoureuse était impossible. Ce qui importait surtout, c’est que la presse ne sortît point des mains du pays. « Il ne faut point que les pouvoirs constitués soient les maîtres de prononcer et sur le fait du délit et sur le fait de celui qui en est l’auteur ; il faut que ce soit la nation, il faut que ce soit le peuple, intéressé à conserver la liberté de la presse, il faut que ce soient des jurés. C’est là que réside principalement et substantiellement la véritable garantie à donner à la liberté de la presse. » Cette observation de Thouret résumait tout le débat, et après bientôt trois quarts de siècle le problème se pose de nouveau. Sans jury, peut-on dire que la presse est libre ? Sans la presse, que deviennent les droits essentiels de la déclaration ?

N’est-ce point parce que la liberté de la presse fut trop souvent enlevée au pays que la déclaration a subi ces brutales et incessantes atteintes qui l’ont mise en perpétuelle contradiction avec les lois qui nous régissent ? L’assemblée voulait qu’on pût y ramener tous les actes du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif comme à leur source première. « Si dans la suite des âges, avait dit l’archevêque de Bordeaux en exposant la déclaration des droits, une puissance quelconque tentait d’imposer des lois qui ne seraient pas une émanation de ces mêmes principes, ce type originel et toujours subsistant dénoncerait à l’instant à tous les citoyens ou l’erreur ou le crime. » Ce n’était là qu’une brillante illusion. Les régimes se sont succédé, les lois se sont amoncelées sur les lois ; à quoi donc a servi la déclaration des droits ? Sous le premier empire, des décrets portèrent les coups les plus violens à la justice, à la propriété, à la liberté. Le sénat resta muet, non qu’il fût désarme, la constitutionnalité des décrets et des lois était spécialement déférée à son examen et à son contrôle ; mais la presse était sous la main du pouvoir, et sans ce puissant levier de l’opinion toutes les institutions fléchissent, la justice elle-même n’a plus l’énergie suffisante pour réprimer les violations les plus manifestes de la loi. La déclaration des droits est formellement rappelée en tête de la constitution qui régit la France du second empire, et la presse a reconquis depuis peu de temps quelques-uns de ses droits. C’est un rigoureux devoir pour le sénat d’aujourd’hui de ramener toutes les lois, tous les décrets au type originel que la déclaration leur impose et de signaler « l’erreur ou le crime, » pour parler comme l’archevêque de Bordeaux de la constituante, que feraient bien d’imiter les cardinaux du Luxembourg.

Appelée la première à s’inspirer des grands principes qu’elle avait formulés, on peut dire que l’assemblée constituante s’efforça d’y rester fidèle. « Il n’est pas douteux, écrivait depuis Barnave, que dans la constitution de 1791 l’organisation de la partie administrative avait été faite non-seulement en vue de bien gouverner, mais dans la vue d’assurer la liberté et de donner de l’assiette à la constitution. » C’est pour cela que cette organisation exerce encore sur notre esprit un si puissant prestige. Même après les perturbations qui en ont dérangé l’économie, on y revient sans cesse et non sans profit. Les questions que soulèvent de nouveau l’organisation administrative et l’organisation judiciaire en France portent naturellement à rechercher de quelle manière l’assemblée constituante avait essayé de fixer ces bases essentielles de la liberté. Qu’il nous soit permis de nous y arrêter un instant, car là se révèlent les plus importans travaux de Thouret et des juristes.


II

L’ancienne administration avait cessé d’agir, il fallait d’urgence organiser la nouvelle. Par un mouvement spontané, les regards de l’assemblée se dirigèrent vers les communes. Tout ce qui existe entre la commune et l’état est arbitraire ; mais la commune a ses lois, parce que ses droits sont nécessaires. Quels étaient ces droits ? Le passé n’en montrait guère la trace. M. de Tocqueville a usé ses dernières forces à rechercher l’image exacte de l’ancienne commune ou plutôt de l’ancienne paroisse, et il n’a qu’imparfaitement réussi à la dégager, tant elle avait pris d’aspects différens. Elle se reconnaissait pourtant à ce trait général, que partout la représentation locale était nulle ou comptée pour rien. La commune était inerte et ruinée, ruinée au nom du roi par les impôts, au nom de la féodalité par les corvées et par des droits sans nombre, au nom du clergé par les dîmes. Auprès de qui réclamer ? comment se plaindre ? Un intendant pouvait écrire en 1750 : « J’ai fait mettre en prison quelques principaux des communautés qui murmuraient, et j’ai fait payer à ces communautés la course des cavaliers de la maréchaussée. Par ce moyen, elles ont été facilement matées. » On se proposa d’abord de faire revivre la commune ; mais la division du territoire en communes, cantons, arrondissemens ou districts et en départemens fut loin de passer sans difficulté. Pendant plusieurs séances, elle souleva entre Thouret et Mirabeau une polémique où la dialectique et l’éloquence se tinrent longtemps en échec. Dans un discours très étudié, Mirabeau combattit le projet du comité. Pourquoi des arrondissemens et des cantons ? Qu’on élève de 80 à 120 le nombre des départemens, mais qu’on supprime ces subdivisions compliquées et inutiles qui ralentissent le mouvement administratif ! « On dirait que nous rejetons volontairement la simplicité des moyens que nous offre l’état réel de la société pour nous environner de difficultés qui ne sont que notre ouvrage. » Faisant le tableau du régime de la Provence, où se trouvait, selon lui, cette simplicité, Mirabeau le présentait à l’assemblée, comme un exemple à suivre. En défendant le projet du comité, Thouret défendait son œuvre et non celle de Sieyès, comme on l’a pensé ; il en avait pris l’idée dans l’organisation de sa province, et déjà l’avait indiquée dans son plan de constitution. « L’assemblée provinciale de la Haute-Normandie, disait-il, est une de celles qui ont obtenu le plus de succès ; c’est à ses assemblées de district qu’elle doit tout ce qui a réussi dans le détail et dans la pratique. Tout le pays a cette opinion d’après l’épreuve, et mon cahier me charge d’en demander expressément la conservation. » Il était un point toutefois sur lequel les deux contradicteurs se trouvaient d’accord, c’est qu’il fallait appeler aux affaires le plus grand nombre possible de citoyens, afin de généraliser les sentimens élevés qu’elles développent et de « former des sujets. » Dans les deux projets, tout était demandé au zèle du pays, rien aux fonctionnaires. Sous ce rapport, le projet du comité réclamait un plus nombreux personnel que celui de Mirabeau, même avec ses 120 départemens ; mais ce système, objectait-on encore, ne serait-il pas beaucoup trop compliqué ? Le rapporteur répondait qu’il ne fallait pas seulement songer à la rapidité du mouvement, qu’il s’agissait surtout d’en mesurer la précision. Or le département était véritablement surchargé. Outre ses propres affaires, il avait mission de surveiller celles des communes. De plus, il devait maintenir entre celles-ci l’exacte répartition de l’impôt. Comment pourrait-il, sans intermédiaires, aviser à tout et faire à chacun bonne justice ?

Les arrondissemens furent donc admis. Quant aux cantons, le comité lui-même en faisait bon marché et n’y voyait qu’un point de réunion électorale. En présence de nos rapides moyens de communication, qu’eût pensé l’assemblée des sous-préfectures ? Il est inutile de poser la question. Les sous-préfectures, telles qu’on les voit aujourd’hui, ne sont pas l’œuvre de l’assemblée ; ce n’est donc point à celle-ci que doivent remonter les critiques dont elles sont l’objet. Dans l’arrondissement comme dans les autres sphères, c’était à des citoyens que revenaient les soins du service. Pour la commune, le district et le département, le mode d’administration était uniforme : un conseil électif délibérait, un comité d’exécution était pris dans son sein, puis venait un procureur-syndic, relevant aussi de l’élection, qui veillait en toute chose à la stricte exécution de la loi. Le district n’était, à vrai dire, qu’un rouage de transmission ; mais la commune et le département étaient fortement organisés. La commune avait ses biens propres, son initiative et son pouvoir. Au-delà de ce qui était purement communal commençait seulement le contrôle supérieur ; toutefois ce contrôle était exercé par le département, qui n’était lui-même que la commune agrandie, de sorte que son jugement n’était encore que celui des habitans porté au second degré sur les affaires locales. En cela, rien n’était demandé au pouvoir central. Le département, à son tour, n’était soumis à ce pouvoir pour ses propres affaires que dans des cas peu nombreux et bien déterminés. Cette organisation administrative a été très diversement appréciée. Pour les partisans de l’ancien régime, elle constituait une puissance anarchique rivale du pouvoir. « Il fallait achever de renverser l’ancien gouvernement, a dit Ferrières : l’abbé Sieyès conçut un plan qui parut propre à concilier les vues des révolutionnaires ; Thouret se chargea de le présenter. » D’autres, en assez grand nombre aujourd’hui, reprochent à l’assemblée constituante d’avoir enlevé aux départemens leur vigoureuse autonomie d’autrefois, et par là d’avoir maladroitement préparé le triomphe définitif de la centralisation. Entre les deux points de vue, la contradiction est manifeste. Les uns étaient trop près, les autres sont beaucoup trop loin de l’assemblée, qui chercha loyalement à équilibrer la décentralisation administrative et la centralisation politique, pour employer la formule moderne. Tout en enlevant aux assemblées départementales certaines prérogatives des anciens états provinciaux, prérogatives qui en avaient fait des corps aristocratiques et indisciplinés, elle leur laissait une grande latitude sur les questions d’administration intérieure. « Toutes les provinces, avait dit Thouret au nom du comité de constitution, sont maintenant réunies en droits et en intentions : elles avaient dît se créer des corps assez puissans pour résister à l’oppression ministérielle ; mais à présent ne rendons pas ces corps aussi forts. Élus par le peuple, leurs membres acquerront une trop grande prépondérance pour qu’on ne doive pas redouter une force que ces établissemens tireraient de leur masse. » La Belgique a eu fort peu de chose à changer à cette combinaison pour en faire la base de son régime administratif, le plus libéral et le mieux pondéré qu’il y ait en Europe. C’est là que doivent porter leurs regards ceux qui recherchent aujourd’hui la trace des conceptions de l’assemblée constituante.

Chez nous, le pouvoir absolu s’est empressé de porter la main sur ce flexible mécanisme et l’a faussé. Les départemens et les communes ont été soumis à des pressions qui y ont empêché le développement de la vie politique. L’institution des préfets et des sous-préfets a créé entre le pouvoir exécutif et les corps délibérans chargés de veiller aux intérêts locaux un antagonisme que les lois les plus ingénieuses ont essayé d’adoucir, mais qui ne s’est effacé qu’au détriment de la liberté du département et de la commune. En face d’une autorité qui dirige, leurs mouvemens, l’un et l’autre ont perdu toute initiative. C’est là qu’est le vice de la machine administrative ; il vient de la superposition violente de deux régimes qui s’excluent, celui de 1789 et celui de l’an VIII. La commune est humble parce qu’elle a cessé d’être forte ; elle sollicite et intrigue parce qu’elle a perdu ses droits et les ignore. Élevés à l’école des nécessiteux et des courtisans, les agens municipaux sont convaincus que leur premier devoir est d’obéir au pouvoir central. N’est-il pas légitime d’aspirer à un régime municipal plus en harmonie avec celui de l’assemblée constituante ? Le gouvernement de 1830 s’était avancé vers ce régime ; mais depuis la législation a reculé. Les communes avaient déjà perdu le choix de leur maire ; récemment bien d’autres droits leur ont été enlevés. L’action des préfets a trouvé dans la loi du 24 juillet 1867 une puissance inouïe : en cas de désaccord entre le conseil et le maire sur les questions d’intérêt local, c’est désormais le préfet qui tranche le différend comme juge souverain, de telle sorte que, grâce à cette remarquable innovation dans les procédés de la tutelle, il suffit au maire de manifester un avis contraire à celui du conseil pour que les délégués de la commune cessent d’avoir droit de décision sur les affaires communales. Les anciennes paroisses auraient eu plus de facilité pour se soustraire aux caprices d’un intendant, car elles du moins n’étaient pas enchaînées par la loi.

Cependant il y eut aussi pour les communes une déclaration des droits ; à la vérité elle ne fut point inscrite au frontispice de la constitution, comme celle des droits de l’homme et du citoyen, mais elle est tout entière dans les travaux de l’assemblée constituante. Pour la première fois fut affirmée et définie l’existence nécessaire, indestructible de la commune. « La municipalité est par rapport à l’état précisément ce que la famille est par rapport à la municipalité dont elle fait partie. Chacune a des intérêts, des droits et des moyens qui lui sont particuliers ; chacune entretient, soigne, embellit son intérieur, et pourvoit à tous ses besoins en y employant ses revenus, sans que la puissance publique puisse venir croiser cette autorité domestique, tant que celle-ci ne fait rien qui intéresse l’ordre général. » Voilà ce qui était de l’essence de la commune, selon Thouret, parlant au nom du comité de constitution ; mais il se hâtait d’ajouter qu’il existait entre la commune et les pouvoirs publics une corrélation nécessaire. « Il ne faut pas conclure de là que les municipalités soient indépendantes des pouvoirs publics ; disons qu’elles sont soumises à ces pouvoirs, mais qu’elles n’en font point partie ; disons qu’elles y sont soumises comme les individus, comme les familles privées, et qu’elles dépendent du pouvoir exécutif, soit par les corps administratifs dans ce qui est du ressort de l’administration générale, soit par les tribunaux dans tout ce qui est du ressort du pouvoir judiciaire. » Jamais on n’avait plus clairement expliqué pourquoi il est interdit au pouvoir de troubler la commune dans le soin de ses propres affaires.

On peut suivre dans l’esprit de Thouret la filiation des mêmes idées à propos de la discussion sur la vente des biens du clergé, qu’on s’efforçait d’assimiler à ceux des communes. La commission de l’assemblée estimait ces biens à 4 milliards, et l’état avait grand besoin d’argent. Il s’agissait de savoir s’il avait le droit d’en disposer. Les biens des communes étaient peut-être aussi considérables, aurait-il pu s’en emparer ? L’assemblée, violemment agitée par le clergé, se perdait en discussions interminables. Thouret demanda à fixer les principes. Les établissemens de mainmorte n’ont pas d’existence propre, disait-il en substance ; ils vivent, mais en vertu d’une loi qui les fait naître et dont ils tirent avec la vie tous leurs droits. Ils sont donc l’œuvre de la loi et rien de plus : la loi, qui les a institués, peut les détruire quand ils ne répondent plus au bien public. De là le droit pour l’assemblée de supprimer les établissemens de ce genre et de rendre à la masse, c’est-à-dire à l’état, le produit de leurs biens. Il est vrai que le clergé se place au-dessus de la loi et déclare ne point en relever ; il est vrai qu’à l’entendre il a son existence propre et ne l’a reçue d’aucun pouvoir. Tout au moins le clergé ne tient-il que de la loi le droit de posséder au sein de l’état des immeubles et d’y jouir d’une sorte d’existence civile. « Le clergé doit à cet égard subir la loi commune à tous les corps. Sans anéantir les ecclésiastiques, la loi pourrait détruire le corps du clergé en ce sens qu’elle pourrait cesser de reconnaître les ecclésiastiques comme formant un corps. Le clergé a déjà cessé d’être un corps politique, il dépend encore de la loi qu’il cesse d’être un corps civil. » Thouret résumait toute sa théorie par ces mots restés célèbres : « la même raison qui fait que la suppression d’un corps n’est pas un homicide fait que la révocation de la faculté accordée aux corps de posséder des fonds de terre ne sera pas une spoliation. « Cette théorie, énergiquement combattue par le clergé et par la noblesse, fut acceptée par l’assemblée ; mais celui qui l’avait émise la paya de bien des ressentimens. Ferrières ne lui pardonna jamais d’avoir « ébahi par sa fine dialectique » les ignorans de l’assemblée et de les avoir entraînés. Il imagine que Thouret n’avait cherché qu’à se rapprocher du parti populaire, et lui payait en quelque sorte sa bienvenue par une dissertation de son goût. Aujourd’hui les passions se sont apaisées, et la théorie reste ; elle est au fond de notre droit public, et c’est là, pour le dire en passant, que l’Italie est venue récemment la prendre quand il s’est agi pour elle de statuer sur les possessions ecclésiastiques. À qui seraient transmis ces biens ? Aux départemens ? Non, ils n’avaient pas d’existence propre, aux communes. « Les municipalités peuvent acheter et revendre comme individus, déclara Thouret ; les corps administratifs ne le peuvent pas. Il serait possible qu’ils vendissent au nom de la nation et pour elle, mais il ne le serait pas qu’ils établissent une propriété intermédiaire entre la nation et les particuliers. » C’est plus tard seulement que l’existence civile des départemens a été admise par la loi ; celle des arrondissemens et des cantons ne l’est pas encore.

Ce sont là des choses à rappeler aujourd’hui que la condition des communes est si peu comprise. C’est parce qu’elles sont des individus dans l’économie générale de tout état, c’est parce que leur individualité ne fut jamais décrétée par aucune loi, que les atteintes portées à leurs droits, à leur liberté naturelle, ont dans tous les temps été flétries comme des actes de violence et de spoliation. Ce fut une spoliation d’attribuer leurs biens à la caisse d’amortissement en 1813, même en leur donnant de la rente à 5 pour 100. Leurs droits essentiels n’ont pas moins été méconnus lorsqu’en 1860 on leur a imposé l’obligation de vendre leurs terres improductives. Que penserait-on de la loi qui forcerait les citoyens à vendre leurs terres ou à les cultiver ? A peine la loi organique du 14 décembre 1789 était-elle votée, que Thouret, au nom du comité de constitution, rédigeait la lumineuse instruction qui l’accompagne dans le bulletin officiel. Le législateur se commentait lui-même : la sollicitude pouvait-elle aller plus loin ? Qu’a-t-il donc manqué à la sauvegarde de la liberté municipale en France ? Ce qui a manqué à celle de nos libertés publiques, avec lesquelles elle se confond, et dont elle suivra toujours la destinée.

Avant même qu’elle n’eût donné cette puissante constitution à la commune, l’assemblée dut aviser au moyen de la faire fonctionner. Les parlemens étaient encore debout, et dans leur hostilité contre le nouvel ordre de choses ils avaient empêché l’exécution de plusieurs décrets. N’était-il pas à craindre qu’ils refusassent l’enregistrement de la loi sur l’organisation administrative, qui touchait de si près à l’organisation judiciaire ? Selon Alexandre Lameth, cela n’était que trop certain ; or il était temps de prendre un parti, car on arrivait aux premiers jours de novembre, et les parlemens allaient se réunir. Il n’y avait point à hésiter, il fallait enjoindre aux parlemens de rester provisoirement en vacances. Target appuya la motion. Un conseiller de la cour de Paris, M. Fréteau, sollicita un sursis de quelques jours pour recueillir ses idées et répondre à cette brusque proposition, qui contenait en réalité l’arrêt de mort des parlemens. Thouret fit remarquer que le sursis en cette occasion équivalait à un ajournement après la rentrée, et séance tenante il rédigea un décret qui prescrivait aux chambres des vacations de continuer leur service jusqu’à la nouvelle organisation judiciaire. Cette mesure ne fit qu’enflammer la colère des parlemens ; ils se jetèrent dans les bras de la royauté et refusèrent d’enregistrer tous les décrets. C’était mal finir. Les choses en vinrent à ce point qu’à Marseille la justice suivait ses anciens erremens au mépris de la nouvelle réglementation de la procédure criminelle. Mirabeau demanda qu’il fût défendu aux tribunaux de statuer tant que la nouvelle procédure ne serait pas mise à exécution, et comme un député proposait l’ajournement : « Si l’on devait vous pendre, monsieur, s’écria-t-il, proposeriez-vous l’ajournement d’un examen qui pourrait vous sauver ? Eh bien ! cinquante citoyens de Marseille peuvent être pendus tous les jours. » Cette sortie décida l’assemblée à confier l’enregistrement des décrets tout à la fois aux tribunaux, aux corps administratifs et aux municipalités ; mais il était démontré pour elle que l’ordre judiciaire devait être promptement et entièrement reconstitué. Ce fut aussitôt de ce côté que se porta son attention.


III

Le jury est très populaire en France ; les magistrats lui rendent hommage, et un de nos criminalistes les plus distingués a pu dire sans exagération qu’il était désormais la seule institution qui fût en état de supporter la responsabilité des condamnations capitales. Il a fait accepter au pays des rigueurs jugées nécessaires, parce que c’est du pays même que lui vient sa force. Est-ce là tout ce qui nous reste des travaux de l’assemblée constituante ? Notre organisation judiciaire lui appartient dans sa base, mais elle a subi certaines modifications. Les constituans voulaient une justice puissante, et, partant de ce point que la justice est elle-même un véritable pouvoir, ils s’efforcèrent de la rendre indépendante. Ce pouvoir, comme tous les autres, venait de la nation ; mais la nation devait-elle le retenir ou le déléguer ? C’est le premier point qui fut à résoudre. Bergasse avait tracé les grandes lignes du sujet dans un discours fort applaudi, et Thouret, chargé de reprendre le même travail au nom du comité de constitution, en avait fait sortir un projet d’organisation qui admettait des juges au civil et le jury au criminel. La droite attaquait dans ce projet ce qui, suivant elle, était contraire aux droits des parlemens et à ceux de la royauté ; la gauche le repoussait comme rappelant encore trop l’ancien ordre de choses. « Ce sont les parlemens dédoublés et des bailliages changés de place qu’on nous propose, » s’écria Barère. — « La décoration a été modifiée, ajoutait Chabroud, mais la scène est toujours la même. » Sur ces entrefaites, Duport, conseiller au parlement de Paris, dont la parole tirait une double influence de l’expérience et du talent de l’orateur, vint développer avec beaucoup d’habileté un projet très radical. L’impossibilité d’exercer lui-même et directement tous les pouvoirs avait, disait-il, contraint le pays à en déléguer quelques-uns : il avait délégué les pouvoirs législatif et exécutif ; mais il devait se réserver le pouvoir judiciaire. De là le jury au civil et au criminel, des juges ambulans tenant des assises dans les départemens, de grands-juges planant sur tout le pays pour réviser les jugemens, un agent du ministère public dans chaque ville d’assises et un officier de justice de la couronne dans chaque chef-lieu. C’était à peu de chose près le système anglais. Prenant à la lettre la nouvelle organisation administrative, Duport montrait ce qu’elle avait d’inconciliable avec l’établissement des tribunaux sédentaires dans les diverses circonscriptions. On reconstituait par là des institutions fédératives propres à ramener le despotisme, mais contraires à l’unité monarchique. Avec le nouveau régime, on aurait la justice et point de tribunaux, car les citoyens seraient tour à tour appelés à se juger les uns les autres, sans que l’influence du pouvoir pesât sur ces nouveaux juges. Les jurés ne connaissent pas les lois, pouvait-on faire remarquer. C’était là raisonner, selon Duport, avec le souci d’un ordre de choses qui était condamné à disparaître. Il était temps d’en finir avec ces lois sans nombre, obscurcies par la jurisprudence et les commentaires. Bientôt, et là tendaient tous les efforts de l’assemblée, les lois seraient amenées à un état de simplicité qui permettrait à chaque citoyen de les saisir et de les appliquer aussi bien qu’un jurisconsulte. Le droit n’offrant pas plus de difficultés que le fait, les jurés statueraient tout à la fois au civil et au criminel, et la justice pourrait être rendue au peuple par le peuple lui-même.

Le débat fut concentré sur ce point. Thouret défendit le projet du comité avec une grande énergie et repoussa le jury au civil. Il trouvait que c’était une généreuse illusion, mais rien de plus, qui avait conduit Duport à faire ce tableau de la justice sous les nouvelles institutions. Il était impossible de charger le jury de décider dans les affaires civiles avec une législation compliquée, abstraite et destinée à demeurer telle, quoi qu’en pussent penser ceux qu’avaient séduits les riantes perspectives évoquées par Duport. Lanjuinais prit le parti du comité, déclarant qu’il ne pouvait se faire à l’idée de ces juges chevaucheurs et vagabonds qui prononceraient le pied dans l’étrier. L’attention de l’assemblée fut bientôt excitée par un nouveau projet émané de Sieyès et qui était annoncé avec grand bruit. Sieyès appuyait le jury même au civil, et, pour lever l’objection tirée du défaut de lumières de ces nouveaux juges, il proposait de choisir les jurés parmi les hommes de loi, qui jugeraient le fait et appliqueraient le droit en attendant que l’éducation populaire fût achevée. Ce n’était plus là le jury proprement dit, c’étaient de véritables juges ; mais que devenait alors le jugement au criminel ? N’était-il pas enlevé aux citoyens et rendu aux jurisconsultes, ce qui était précisément le contraire de ce que se proposait l’assemblée ? Suard s’était égayé dans son journal des airs de profondeur de ce projet et avait relevé les hardiesses de langage qui en couvraient le vide. Thouret et Tronchet lui portèrent le dernier coup. On s’attendait à une réplique de Sieyès ; au grand étonnement de l’assemblée, « le philosophe spéculateur, » comme on venait de le qualifier, resta silencieux. Le jury fut rejeté au civil et admis au criminel à une très grande majorité, aux applaudissemens prolongés de toute la salle. L’humanité entrait enfin dans la justice. Pour le jury au civil, Thouret laissait une porte ouverte sur l’avenir, mais sans trop d’illusion. « Je me demanderai toujours, avait-il dit, quand arrivera cette époque fortunée où la législation générale sera devenue assez simple en France pour que tous les citoyens soient bonis légistes et bons juges. » Tronchet, beaucoup plus affirmatif, déclarait que ce temps n’arriverait jamais. Se plaçant à un autre point de vue, Robespierre prédisait que différer l’établissement des jurés au civil jusqu’en 1792 et en laisser le soin à la nouvelle législature, « c’était peut-être y renoncer pour toujours. » Où en sommes-nous aujourd’hui ? Si l’éducation populaire s’est améliorée, elle est encore bien insuffisante ; d’un autre côté, notre législation s’est peu simplifiée. Il nous semble que l’œuvre des juristes se défend encore avec avantage, puisqu’il fut dit alors que les avocats et les procureurs l’avaient emporté, et qu’elle continue à rendre d’incontestables services.

Convenait-il de remettre la nomination des juges au chef de l’état ? Cette question ramenait celle de la séparation des pouvoirs, et l’assemblée avait décidé à l’unanimité que les juges seraient élus par le peuple. Ne fallait-il pas du moins laisser au roi le soin de les instituer, ou même de les choisir sur une liste de présentation ? Le comité avait proposé qu’une liste de deux candidats fût présentée à l’acceptation du roi. C’est le point qui devint le plus irritant dans le travail de l’organisation judiciaire. A quel titre le roi serait-il chargé d’instituer les juges ? Il est le pouvoir exécutif et non le pouvoir judiciaire, disait Barnave en citant les paroles de Montesquieu. Le grand écrivain, répondait Cazalès, a exercé la magistrature avec gloire, il a été entraîné par l’esprit de son état ; les fonctions judiciaires sont une partie du pouvoir exécutif, et dès lors le roi peut nommer les juges qui lui sont présentés par le peuple. Le discours de Cazalès, appuyé par Maury, fut un éloquent et dernier appel aux anciennes prérogatives de l’autorité royale. Cazalès, déplorant la destruction du clergé, de la noblesse et des parlemens, est interrompu par des murmures. « Il est étonnant, s’écrie Lavie, qu’on ne veuille pas entendre l’oraison funèbre de tant d’oppresseurs. » — « Il me serait facile de prouver, reprend Cazalès, que c’est l’oraison funèbre de la monarchie. » Tel était bien le point capital du désaccord qui se cachait au fond de ce débat tout métaphysique entre les deux partis extrêmes de l’assemblée. Mirabeau ne s’y était point engagé, mais en rectifiant une assertion de Maury sur la nature des gouvernemens il avait tout à coup ramené la question à ces termes : « Il y a une manière vraiment simple de distinguer dans l’ordre judiciaire les fonctions qui appartiennent au prince de celles auxquelles il ne peut participer en aucun sens. Les citoyens ont des différends, ils nomment leurs juges : le pouvoir exécutif n’a rien à dire quand la décision n’est pas proférée ; mais là où finissent les fonctions judiciaires, le pouvoir exécutif commence. Il n’est donc pas vrai que ce pouvoir ait le droit de nommer ceux qui profèrent la décision. » En cela, Mirabeau, qui était déjà en communication avec la cour, ne cherchait-il pas à pousser les choses à l’extrême afin de compromettre l’œuvre de l’assemblée ? Il disait bientôt dans une de ses notes secrètes : « Les tribunaux vont être formés, comment le seront-ils ? Un officier municipal peut cacher sa nullité par son inaction, et la généralité des citoyens est d’ailleurs assez indifférente sur l’administration publique. La justice au contraire est un besoin de tous et de chaque instant. Comme elle doit commander le respect, elle doit inspirer la confiance ; ses erreurs sont des iniquités, ses iniquités excitent à la vengeance. Je vois déjà les plus funestes dissensions éclater avant que les tribunaux de toute espèce puissent seulement s’organiser. Tout le monde a prévu, ceux même qui l’ont établi, que cet ordre de choses ne tiendrait pas. » Le comité de constitution eût volontiers accepté une transaction, puisqu’il avait proposé la présentation au roi d’une liste de deux juges ; mais la théorie la plus radicale l’emporta. À une faible majorité, l’assemblée décida que le roi ne pourrait refuser son consentement à l’admission des juges élus par le peuple, et, à la majorité de 503 voix contre 450, qu’il ne lui serait présenté qu’un candidat pour chaque vacance. Tout se réduisait pour le roi à enregistrer ce choix et à délivrer au juge les lettres patentes de sa nomination. Quant au ministère public, chargé de veiller à l’application de la loi, il était bien un délégué du pouvoir exécutif, et sa nomination directe et à vie par le roi ne souffrit aucune difficulté.

L’assemblée venait de trancher une grave question, encore débattue avec animation dans les pays où la justice n’a point trouvé son assiette définitive. Était-ce là une mesure anti-monarchique, comme on le soutint alors et comme on l’a répété depuis ? Barnave, qui était aussi pour l’élection populaire, repoussa toujours cette accusation. Rentré dans ses foyers, revenant sur sa conduite à l’assemblée et sur les fautes qu’il avait pu commettre, il persistait à penser qu’après que le jury au civil avait été rejeté, ce mode de nomination était celui qui présentait le moins d’inconvéniens. On réfléchissait alors que la nomination des juges donnerait au chef de l’état la disposition de trois mille cinq cents places, et l’on ne pouvait se faire à cette idée à la sortie d’un régime où la magistrature se recrutait elle-même. Selon Barnave, quand le jury décide au civil, le juge, qui se borne à appliquer la loi comme en Angleterre, remplit une fonction exécutive, et peut être nommé par le pouvoir qu’il représente, et cela sans péril pour la liberté individuelle et la liberté publique, puisque ses fonctions ne lui fournissent aucun moyen de les opprimer. Tout change dès que les fonctions du juge et du juré sont cumulées, « le pouvoir qui en résulte peut être le plus oppressif, le plus dangereux de tous ; on peut disputer en théorie pour savoir s’il est ou s’il n’est pas une branche du pouvoir exécutif, mais on ne peut l’unir de fait à celui-ci sans établir la plus redoutable tyrannie. » On voit combien le principe de la séparation des pouvoirs entrait dans l’esprit des juristes de cette époque, et il est difficile d’admettre avec Mirabeau que, lorsque l’assemblée refusait au pouvoir la nomination des juges, elle savait qu’elle préparait une institution condamnée d’avance. On est revenu en France au système contraire, tandis que la Belgique, qui avait à choisir dans nos institutions, s’est rapprochée par son organisation judiciaire de celui de l’assemblée constituante. La magistrature belge, du moins la magistrature assise, est inamovible ; elle est nommée par le roi, mais le choix du souverain ne peut porter que sur les listes proposées par les corps électifs et par la magistrature elle-même. Les listes ne comprennent que deux candidats chacune, et sont dressées, l’une par le conseil provincial, l’autre par la cour d’appel pour les conseillers à la cour, pour les présidens et vice-présidens des tribunaux de première instance. Le ressort des cours d’appel comportant plusieurs provinces, l’ordre dans lequel le conseil provincial est admis en chaque province à présenter des candidats aux places vacantes est déterminé par la loi. Les cours choisissent ensuite dans leur sein leurs premiers présidens et leurs présidens de chambre. Toutes les présentations sont rendues publiques au moins quinze jours avant la nomination. Les juges de première instance et les magistrats du parquet à tous les degrés sont directement nommés par le roi. On ne cesse en France de s’élever contre la maladie de l’avancement, qui est causée surtout par l’insuffisance des traitemens ; mais que fait-on pour la combattre ? La justice est réduite en grande partie à se suffire avec les droits de greffe et de timbre, et, pour équilibrer son budget, ces droits ont été fabuleusement exagérés. Est-il vrai de dire qu’elle soit gratuite quand, pour la mettre en mouvement, il est nécessaire de remplacer les épices d’autrefois par des versemens qui peuvent souvent atteindre et même dépasser le chiffre des intérêts en litige ?

L’assemblée constituante avait établi un juge de paix au chef-lieu de chaque canton, et un tribunal dans chaque arrondissement. L’appel des tribunaux d’arrondissement était porté devant les tribunaux du même ordre, mais appartenant à d’autres circonscriptions. Une cour de révision était chargée de veiller à l’exacte application de la loi devant tous les tribunaux de France, et une haute cour jugeait des cas de forfaiture et des crimes d’état. L’ensemble de ce mécanisme subsiste encore, et n’a point été l’objet de bien graves critiques. Seules, les deux institutions sur lesquelles l’assemblée fondait le plus d’espérances peut-être, celles qui forment la base et le sommet de la pyramide, ont été attaquées avec vivacité, et récemment la tribune retentissait de plaintes sur lesquelles nous n’avons point à revenir ici. Le cadre de cette étude nous impose toutefois le devoir de rappeler qu’on ne saurait retrouver dans ces institutions, telles qu’elles sont aujourd’hui constituées, l’œuvre du législateur de 1789. Ainsi les juges de paix étaient soumis au libre choix des justiciables du canton et ne relevaient nullement du pouvoir. Leur mission était purement judiciaire. Thouret, le promoteur le plus ardent de cette institution, la recommandait comme « un des plus grands biens qui pût être fait aux utiles habitans des campagnes. » Il a suffi d’en remettre la nomination au pouvoir exécutif pour en faire, un certain relâchement des mœurs publiques aidant, des guides officiels en matière électorale. Mais c’est surtout pour la cour de cassation que la séparation des pouvoirs avait paru rigoureusement nécessaire. « Les juges de révision, devant rectifier les erreurs des tribunaux souverains, disait-on alors, ne peuvent efficacement remplir cette mission qu’autant qu’ils jouiront à un plus haut degré qu’eux de la considération publique et dans l’esprit des peuples et dans l’esprit des magistrats qui leur sont subordonnés. » Les membres de ce tribunal étaient donc élus dans chaque département parmi les hommes réunissant les conditions d’aptitude prescrites. Chaque département désignait un conseiller, et les départemens concouraient à cette élection par moitié tous les quatre ans. Chaque section de la cour nommait ses présidens, qui étaient élus tous les six mois. Dans la pensée de l’assemblée, la cour de cassation était établie beaucoup moins en faveur des parties que pour le maintien de la loi. Quelle était en définitive la nature de ce tribunal ? La discussion ne laissa subsister sur ce point aucune obscurité. « Fera-t-il partie du pouvoir judiciaire ? Non, fut-il dit, puisque c’est le pouvoir judiciaire qu’on surveille. Sera-ce le pouvoir exécutif ? Non, il deviendrait maître de la loi. Sera-ce enfin un pouvoir différent des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire ? Non, il n’y en a pas quatre dans la constitution. Ce droit de surveillance est donc une dépendance du pouvoir législatif. » Ainsi était caractérisée cette haute juridiction, qui fut donc placée « auprès du corps législatif » par une disposition formelle. Chaque année, elle devait lui présenter, avec le texte des jugemens rendus par elle, une notice sur chaque affaire. Sous la constitution de l’an VIII et jusqu’à l’empire, les membres de la cour furent nommés par le sénat sur une liste de candidats présentés par les électeurs dans chaque département. Ainsi étaient conservées à l’institution son origine populaire et son attache législative. C’est avec cette attache que l’œuvre de l’assemblée constituante est passée en Belgique : le choix des magistrats à la cour de cassation belge est confié à cette cour elle-même et au sénat. La puissante organisation judiciaire de ce pays marche ainsi entre les citoyens et le gouvernement dans une ferme indépendance, et maintient l’équilibre entre les forces respectives des différens pouvoirs. Dominant toute l’organisation de la justice, la cour de cassation veille de haut non-seulement au respect de la loi dans les applications particulières, mais encore à l’observation des grands principes qui soutiennent l’édifice de la constitution. Elle paraît réaliser le vœu de l’assemblée constituante et renfermer assez d’énergie propre pour « contenir tous les pouvoirs constitués et les ramener au but de leur institution. » Par sa fermeté, elle épargne au législateur le soin de revenir sur ses pas et de fortifier par de nouvelles lois celles qu’il a déjà faites ; elle maintient aussi la jurisprudence et l’empêche de sortir du cercle qu’elle franchit nécessairement là où les tribunaux et surtout la cour de révision flottent et passent d’une idée à l’autre. La Belgique n’aspire point à la possession de notre bulletin des lois et de nos recueils, quel qu’en soit en certaines parties l’incontestable mérite ; elle pense, et elle a raison, qu’une bonne loi qu’on observe vaut beaucoup mieux que vingt lois qui se contredisent et enfantent l’obscurité. En cela, elle est encore dans les idées de l’assemblée constituante ; c’est nous qui n’y sommes plus. Depuis l’empire, la cour de cassation est demeurée trop près du pouvoir exécutif, qui en choisit les membres : le fauteuil présidentiel attend toujours le ministre de la justice, et cela suffirait pour attester la déviation que l’institution a subie. Ce fut un sénatus-consulte de l’an X qui ouvrit la porte du tribunal suprême à ce ministre et lui donna le droit de le présider « quand le gouvernement le jugerait convenable. » Dans les conditions où elle se trouve aujourd’hui, cette cour n’est, à vrai dire, qu’un tribunal ordinaire jugeant de son mieux les débats d’intérêt purement privé, mais ayant peu d’action sur le reste de l’organisation judiciaire. Quant à ces questions fondamentales qui tiennent à l’ordre public, le plus souvent elle n’y a touché que d’une main débile. Elle doit donc renoncer au grand rôle politique et judiciaire à la fois que lui avaient délégué les législateurs de 1789, car, en lui donnant à juger les cas de forfaiture et les crimes d’état, ils avaient entendu l’armer d’une force efficace contre les usurpations et l’instituer gardienne de la liberté.


IV

Après avoir organisé les différentes parties du service public selon les règles posées par la déclaration des droits, la tâche de l’assemblée était loin d’être terminée ; il lui restait à donner à la constitution sa forme définitive, il lui restait surtout à déterminer la force qui serait réservée au pouvoir exécutif. Plusieurs décrets organiques s’étaient formellement expliqués sur ce point, d’autres laissaient à dire. Enregistrer les uns et compléter les autres, telle était l’œuvre difficile confiée au comité qui fut établi au mois de septembre 1790. C’est à cette œuvre de révision que s’attendaient les partis, et c’est là qu’allait éclater un violent choc d’opinions ; c’est là aussi que Mirabeau se préparait à opérer un revirement dans les idées de l’assemblée et à consolider la royauté. Il avait compté sur l’influence de Lafayette pour entrer au comité de révision ; mais il en avait été écarté à son vif désappointement. A la séance du 8 août 1791, Thouret vint exposer la marche que le comité avait suivie dans ses travaux, et résuma le plan de la constitution tel qu’il ressortait de l’ensemble des décrets rendus et du complément qui leur avait été donné. On doit cette justice au comité de révision qu’il resta ferme dans ses vues et dans sa volonté au milieu de l’effroyable lutte dont les premières propositions furent le signal dans la chambre. Thouret et les juristes qui l’entouraient étaient sans illusion sur la durée de l’œuvre qu’ils se sentaient impuissans à terminer selon les conceptions premières de l’assemblée, auxquelles ils avaient la conviction d’être restés fidèles. Ils n’en soutinrent pas moins jusqu’au bout avec une inébranlable fermeté les principes qui les avaient toujours guidés. Faut-il penser, comme on l’a dit, qu’ils n’étaient plus dans le courant de l’opinion, et que le pays était passé de la monarchie à la république ? On peut affirmer que la distance qui sépare ces deux régimes n’était point encore franchie. Le déchirement des partis s’accusait entre les diverses fractions de l’assemblée, et créait au comité de constitution d’incessans obstacles ; mais ce qui est frappant, c’est que le comité eut à lutter beaucoup plus souvent contre les partisans acharnés de l’ancien régime que contre la gauche, dont le programme était loin d’être arrêté. C’est eux qu’il avait rencontrés lorsqu’il s’était agi de statuer sur la résidence royale. C’est contre leur indignation que Thouret avait eu à se défendre pour avoir qualifié le roi de « premier fonctionnaire public. » Le mot « suppléant du roi » appliqué à l’héritier présomptif avait été raillé par Cazalès et d’Éprémesnil, et dénoncé comme une attaque à l’hérédité du trône L’amertume de ces critiques démontrait assez que la droite ne voulait rien entendre au mécanisme de la constitution. Allant au vif de la question, Thouret se demanda de quelle hérédité il s’agissait désormais. Voulez-vous parler de celle qu’une famille tient de « Dieu et de l’épée, » et qui se transmet comme un patrimoine ? Avec cela, « le fondement du despotisme est établi. » Il ne peut plus être question d’une telle hérédité. Il n’y a qu’une chose dans le principe de l’hérédité du trône, ajouta-t-il, « à savoir que la royauté n’est pas élective, mais qu’elle est héréditairement déléguée dans la famille du roi suivant l’ordre constitutionnellement établi. Fausses grandeurs, fausses propriétés, fausses doctrines, fausse autorité, faux talens, tout ce qui n’était pas à l’épreuve de l’opinion et de la raison publique a péri. Le dogme politique de la royauté pourrait périr lui-même, s’il n’était pas purgé de toutes les interpolations injurieuses à l’humanité par lesquelles l’ignorance, l’adulation et la force en ont altéré la pureté originelle. Voulez-vous assurer la stabilité des rois à la tête des nations éclairées ? Il n’y a qu’un seul moyen : faites que la prérogative royale ne répugne pas aux principes imprescriptibles de la justice éternelle, et que rien n’éloigne des hommes libres et raisonnables de s’y soumettre. » Tel est l’énergique langage que le comité tenait aux partisans de l’ancien régime. Par un dernier effort, après avoir tenté de séparer le roi de ses dangereux conseillers, sur lesquels seuls il fit peser la responsabilité de sa fuite à Varennes, Thouret défendit la royauté tout à la fois contre la droite, qui, pour compromettre la révolution, poussait aux résolutions les plus violentes, et contre l’extrême gauche, dont par cette politique perfide et maladroite on préparait l’avènement. Ainsi s’acheva ce grand travail de la révision d’où sortit l’œuvre mutilée, incomplète et boiteuse que vint accepter, le roi devant l’assemblée. Thouret, dernier président, reçut son serment et fut chargé de lui répondre. On peut dire que ni l’un ni l’autre ne partageaient l’enthousiasme que cette cérémonie excitait au dehors : pour le roi et le groupe de la cour, la monarchie était perdue ; pour Thouret et ses amis, elle n’était point encore fondée. À la séance du 14 août 1791, le comité était déjà venu déclarer par l’organe de Thouret que les changemens opérés dans le plan de la constitution « détruisaient tous les moyens de force et d’énergie du pouvoir exécutif, et enlevaient tout ce que le comité avait laissé subsister de bases efficaces pour l’établissement d’un gouvernement actif et durable. » Cette protestation du comité signalait du moins le péril et dégageait la responsabilité pour l’avenir ; elle avait été froidement accueillie parce qu’elle n’apprenait rien à l’assemblée, où elle ne pouvait ramener personne. Aussi s’adressait-elle surtout au pays, qui avait unanimement demandé la monarchie constitutionnelle dans ses cahiers, et était impatient de la voir fonctionner ; elle l’avertissait que, si le jeu de la machine ne répondait point à l’idée qu’il en avait conçue, il fallait s’en prendre, non à l’institution elle-même, mais aux difficultés qui en avaient fatalement entravé la fondation.

L’assemblée touchait à la fin de ses travaux. Thouret la présidait pour la quatrième fois, sans avoir cessé de faire partie du comité de constitution, dont il était le plus actif et le plus éloquent rapporteur. Avant d’en prononcer la clôture, au vaste programme qu’elle venait de tracer aux nouvelles législatures, l’intrépide réformateur obtint qu’elle ajoutât la rédaction d’un Code civil uniforme pour toute la France. Il descendit alors du fauteuil présidentiel, et alla occuper le siège qui l’attendait depuis plus de six mois au tribunal de cassation. C’est sur lui que le département de la Seine-Inférieure, appelé à élire un membre de ce tribunal, avait fixé son choix dès le commencement de 1791. Installé le 20 avril de cette année, il avait eu pour suppléant l’un de ses compatriotes, Ducastel, avocat distingué du barreau de Rouen. Thouret apportait à ce tribunal les grandes idées qui en avaient amené la création. Sous l’influence de tels hommes, soutenus et secondés par la presse., nul doute que cette belle institution n’eût rendu au pays tous les services qu’il devait en attendre ; mais bientôt, affaiblie et faussée par un parti violent, elle allait manquer même de la force nécessaire pour protéger la vie de ceux qui en avaient voulu faire la sauvegarde des libertés publiques. Thouret vit monter l’effroyable tempête qui devait l’envelopper avec ses amis de l’assemblée et n’en parut point troublé ; on le prévint qu’il était question de lui au comité de salut public, mais on ne put le déterminer à assurer sa sécurité personnelle. Le 24 novembre 1793, il présidait encore le tribunal de cassation et y faisait le rapport de plusieurs affaires. Le 26 au matin, il était arrêté à son domicile et incarcéré au Luxembourg. Le mandat d’arrêt n’articulait aucune accusation précise, et longtemps on lui laissa ignorer quel crime on lui reprochait. Il fit de la prison son cabinet de travail ; c’est là qu’il écrivit pour son jeune fils le magnifique programme d’histoire, aujourd’hui publié, qu’il lui envoyait par cahiers. Couthon imagina enfin un complot ; c’était le grand moyen quand il n’y avait absolument rien à dire. On accusait Dillon et Simon d’avoir essayé de délivrer Danton et Camille Desmoulins et d’armer les contre-révolutionnaires contre la convention. Thouret fut mis au nombre des conjurés. Il ne voulut point répondre à cette accusation ; mais sa famille s’efforça de la détourner. Son frère, le médecin Thouret, vit Couthon, entreprit de le convaincre : un passage du Moniteur démentait les faits. En l’envoyant à Couthon, il lui disait : « Tu vois, citoyen représentant, qu’il n’existe aucune charge contre mon frère… C’est à la droiture de ton cœur, à ton amour pour la justice que nous remettons à déterminer s’il doit être mis en cause, ou s’il ne mérite pas au moins une exception particulière, le bon citoyen qui n’a cessé de servir de tout son pouvoir et de toutes ses facultés la cause de la liberté et de la chose publique[1]. » Thouret ne fut point compris dans l’affaire de Dillon et de Simon, mais il resta détenu au Luxembourg ; son nom était souligné à l’encre rouge sur les listes de Robespierre. Que lui reprocher cependant ? Le 4 mars 1794, le comité de salut public, croyant avoir mis la main sur un bon chef d’accusation, invitait Fouquier-Tinville à consulter les pièces de l’armoire de fer et à s’attacher à une conversation de Thouret, Chapelier et Desmeunier sur « la constitution monarchique qu’ils avaient fabriquée. » Dans cette pièce, un personnage anonyme rapportait au roi que le 10 juillet 1791 les trois interlocuteurs, membres du comité de constitution, avaient exprimé l’avis qu’il fallait rejeter l’idée du républicanisme, la combattre avec force par cela même qu’il était exclu de la constitution, et conserver le roi seul pour monarque ; « mais, avait dit Thouret, vous ne faites pas une réflexion : si le roi, bien conseillé, travaillait de son côté à une charte constitutive, et si, dans le moment où vous lui présenteriez la vôtre, il la refusait et vous en faisait remettre une plus populaire et plus favorable au pouvoir exécutif en nous sommant de renvoyer le tout aux assemblées primaires, que feriez-vous ? » L’entretien avait roulé sur ce point. Selon Chapelier, il n’y avait rien de semblable à craindre ; un plan donné par le roi « aurait toujours un vernis d’aristocratie et de prêtraille » qui permettrait facilement de le déjouer. « Je le crois bien, avait ajouté Thouret ; néanmoins, si mon rôle était de le défendre, je vous promets que je saurais vous embarrasser. » De là les trois membres du comité avaient conclu qu’il fallait éloigner du roi tout ce qui pourrait lui suggérer l’idée d’un tel projet, et hâter l’achèvement de la constitution. Dans cette conversation, Thouret et ses interlocuteurs s’étaient bien prononcés contre la forme républicaine, mais en même temps ils s’étaient montrés unis contre la monarchie absolue et l’ancien régime. Le document ne fournissait donc aucun motif à l’accusateur public.

Thouret avait-il jamais pactisé avec la cour ? Une autre pièce de l’armoire de fer contenait à cet égard une curieuse révélation. Lorsque Mirabeau proposa d’agir par différens moyens sur l’assemblée, sur Paris et sur les provinces, il avait désigné les députés influens qu’il était nécessaire d’entraîner pour l’exécution de ce projet : c’était de Bonnay, l’abbé de Montesquiou et Cazalès pour le côté droit, Clermont-Tonnerre, Dandré, Duquesnoy, l’évêque d’Autun, Emmery, Chapelier, Thouret, Barnave et lui ; mais il recommandait bien de leur cacher le fond de la tactique. « Il ne faut ni leur accorder une égale confiance, ni faire connaître à chacun d’eux ceux qui devront le seconder, ni leur faire part du projet que l’on veut exécuter. Il ne faut pas que Chapelier et Thouret sachent que Barnave et moi soyons leurs auxiliaires. » Tel était l’objet de la quarante-septième note secrètement adressée par Mirabeau à la cour. Avec cela, comment prétendre que Thouret avait eu le projet de ce dissoudre la représentation nationale, de rétablir le despotisme et tout autre pouvoir attentatoire à la souveraineté du peuple ? » Telle fut en effet la formule de l’accusation dirigée contre lui, et l’on conçoit que les pièces de l’armoire de fer eussent été écartées de l’instruction. Toutefois l’accusation restait un peu vague. Ne devait-on pas plus de précision dans les motifs à un avocat célèbre, à un président du tribunal de cassation ? Fouquier-Tinville le sentit sans doute, car en relisant l’acte d’accusation il y ajouta de sa main ce nouveau chef par un renvoi en marge : « et encore Thouret, pour avoir, de complicité avec Dillon et Simon, formé le plan de forcer les prisons, de tomber et faire assassiner les membres du comité de salut public et de la convention. » À cette date, Dillon et Simon avaient déjà payé de leur tête le prétendu complot auquel Thouret était enfin rattaché à la dernière heure par l’accusateur public. Extrait du Luxembourg le 21 avril 1794 et transféré à la Conciergerie, Thouret y reçut la copie de l’acte d’accusation daté du jour même. Le lendemain, dans la chambre où quelques mois auparavant il présidait encore les audiences de la cour suprême, il comparaissait devant le tribunal révolutionnaire en même temps que le vieux Malesherbes, Chapelier, d’Éprémesnil et neuf autres accusés au nombre (lesquels étaient Mmes Lepelletier de Rosambo, de Chateaubriand, de Foucault, de Rochechouart, de Grammont et Mme veuve du Chatelet. Fouquier-Tinville ne vint point à l’audience ; il s’était troublé et avait balbutié devant les girondins. Depuis lors, dans les affaires où il avait à redouter les accusés, il cédait sa place à un substitut. On avait appelé plusieurs témoins à charge. De leur nombre était un nommé Parmentier, qui déclara ne connaître aucun des accusés. Ce n’était pas là ce qu’attendait de lui le tribunal. Sur les réquisitions verbales du substitut de service, le témoin est mis séance tenante en jugement. Le sort des accusés fut promptement décidé. A onze heures du matin était rendu l’arrêt qui les condamnait tous à la peine de mort en même temps que le témoin Parmentier ; à cinq heures du soir, leur sang se confondait sur la place publique.

Ainsi que les hommes qui partageaient ses convictions, Thouret a été l’objet d’accusations contradictoires. A propos du veto absolu, il souleva contre lui la partie violente de l’assemblée, qui le dit vendu à la cour. Quand il parla contre les biens ecclésiastiques, le clergé et la noblesse décrièrent qu’il sollicitait les bonnes grâces du parti républicain. Il était cependant en parfait accord avec lui-même, avec ceux qui, comme lui, voulaient l’abolition de l’ancien régime, mais qui en même temps, sans détester la république, étaient convaincus que sous la pression des masses elle conduirait à l’anarchie et ramènerait le despotisme, ce cruel châtiment des nations troublées. Pour ces hommes, une monarchie libérale, réglée par une bonne et loyale constitution, était le rêve où s’arrêtaient leurs aspirations. Avec Barnave, ils voyaient dans la royauté le point fixe du système dont toutes les autres pièces devaient être sans cesse en mouvement, et ils s’étaient mis à agencer cette monarchie constitutionnelle qui résumait en définitive les vœux du pays. Thouret fut l’un des plus ardens apôtres de cette forme de gouvernement au sein du comité, et il la défendit avec talent et résolution à la tribune. Lorsqu’il marchait déjà vers l’échafaud, il se tourna vers d’Eprémesnil, qui se trouvait à côté de lui dans la charrette : « Nous allons, lui dit-il, laisser un grave problème à résoudre. — Quel problème ? — Savoir à qui, de vous ou de moi, s’adresseront les huées de la populace. — A l’un et à l’autre, » reprit d’Eprémesnil avec insouciance. — Le mot était juste ; en eux, ce sont en effet les partisans de la monarchie, bien qu’ils le fussent à des degrés très divers, que le comité de salut public avait entendu frapper.

Quant à cette phalange de juristes à laquelle appartenait Thouret et dont il fut la plus éminente personnification, il serait difficile de contester l’influence qu’elle exerça sur les travaux de l’assemblée constituante. Il y eut de plus fougueux et de plus brillans orateurs peut-être ; mais quand il fallut descendre des hauteurs et ramener les séduisantes conceptions de la philosophie politique du temps à la formule pratique des lois, quand il s’agit d’envisager froidement la société dans ses réalités, dans ses passions et ses défaillances, de poser pour la famille, la propriété, la justice, des bases fermes et durables, seuls ou à peu près seuls les juristes se chargèrent de mettre les choses à leur place. Mirabeau lui-même se trouva souvent déconcerté en présence de ces hommes que rien ne troublait dans les discussions ; sa vive et pénétrante parole ne fut plus acceptée sans réserve, et Barnave put dire un jour en excitant le sourire de l’assemblée : « Heureusement il nous a aguerris contre les prestiges de son éloquence ; plusieurs fois nous avons eu l’occasion de chercher la raison et le bien parmi les traits élégans dont il avait embelli ses opinions. » L’assemblée constituante eut beaucoup d’orateurs de premier mouvement, mais l’expérience consommée des juristes convenait surtout à ses travaux. Les juristes se signalèrent en outre par un profond sentiment du droit dans son acception la plus large ; ils élevèrent parfois ainsi la législation à ces sublimes régions d’où elle commande à l’ancienne société et à la nouvelle. Aussi est-il toujours profitable de remuer la cendre de ces hommes qui marchèrent si vaillamment vers les institutions libérales. Si leur œuvre attend encore sa consécration dernière, elle s’impose aux nouvelles générations avec l’immense autorité qu’elle a puisée dans les principes de 1789, qui en furent la source féconde. Thouret a longtemps été oublié dans sa ville natale : le bronze officiel a toujours peu coulé pour les réformateurs de cette grande époque, et les populations, il faut le dire, ont peu fait de leur côté pour en perpétuer le souvenir. En 1849, quelques lignes commémoratives furent cependant inscrites sur la modeste demeure qui abrita ses premières années à Pont-l’Évêque. Ce qui doit le rappeler à l’orgueil de ses compatriotes et à la gratitude du pays, c’est la glorieuse part qui lui revient dans la préparation de ces lois qui ont survécu à tant de régimes, et demeurent en nos mains comme les impérissables monumens de la liberté.


JULES LE BERQUIER.

  1. Nous devons la communication de cette pièce à un éminent magistrat de la cour de Paris, M. le président Casenave, qui fut l’ami de Thouret fils, mort en 1832.