Les Kitharèdes/Kallô

La bibliothèque libre.
Traduction par Renée Vivien.
Les KitharèdesAlphonse Lemerre, éditeur (p. 183-186).


KALLÔ




K allô ayant dessiné une image sur cette planche, l’a offerte à la demeure de la blonde Aphrodita, que cette image représente. Combien elle est doucement figurée ! Vois comme y fleurit la grâce ! Réjouis-toi : car elle n’a aucun reproche dans sa vie.

Nossis.


Kallô fut une vierge qui, malgré sa grâce, méprisa les larmes mensongères et les rires perfides de l’amour. Toujours esseulée, elle s’attardait le soir, sous les oliviers glauques, sans qu’on la vît jamais inclinée au bras d’une amie ou d’un amant. Nossis à la voix de femme loua la délicatesse de ses douces paupières, lourdes de langueur et de mélancolie, et qui tombaient, comme un voile de pourpre, sur le mystère des prunelles. Elle ne cherchait point la Beauté Éphémère des fleurs et des musiques. Car seule l’Éternelle Beauté des statues lui fut précieuse.

Lorsque, devant elle, on parlait de la splendeur vivante d’un corps ou d’un visage, lorsque l’on comparait une vierge aux Nymphes et aux Naïades, elle répondait : « Cette femme est belle comme une statue. »

Elle aimait l’ombre des temples à travers laquelle s’irise la lueur des Marbres, semblable à la lueur des perles dans le crépuscule de la mer.

Lorsqu’elle eut assez de vigueur adolescente pour modeler l’argile et prendre en main le ciseau, elle s’assit victorieusement aux côtés des plus glorieux sculpteurs. Elle était demeurée si longuement parmi les Images Olympiennes, qu’elle portait au front le reflet de leur sérénité méprisante. Kallô fit éclore de la pierre le calme front de l’inviolable Sagesse, Pallas Athéné, la pâleur de Sélanna, et la majesté d’Héra solennelle. Les vierges très délicates et les femmes gracieuses vinrent se dévoiler devant celle qui avait vu les Déesses. La plus belle courtisane de l’Hellas, Polyarchis[1] à la chevelure désirable, franchit un jour le seuil de sa maison, où nulle main fervente n’avait suspendu les couronnes amoureuses.

Ayant acquis, par la beauté lumineuse de son corps, de grandes richesses, Polyarchis voulait offrir à l’Aphrodite qui l’avait favorisée, de grandes richesses.

Kallô pâlit. Elle allait tenter l’effort unique, dans lequel se concentrent toute la fièvre et tout le désir d’une existence humaine· Elle comprit que ce labeur demandait la force entière d’une jeunesse. La gloire de cette Statue achevée ne laisserait plus après elle que l’oubli dans la Mort.

Il lui faudrait éterniser le songe fuyant de la Beauté entrevue, de la Beauté perfide et cruelle. Elle contempla les lèvres sinueuses et le périlleux regard de la courtisane. Cette femme incarnait les ruses de l’incertaine Déesse. Son corps, d’une souplesse énigmatique, semblait se dérober éternellement à l’étreinte sincère. Son sourire était à la fois une promesse et un mensonge.

Polyarchis interpréta le silence de l’Artiste. D’un geste solennel, elle surgit, nue, de ses blancs voiles dépouillés, nue et pareille à la Déesse surgissant de l’écume.

Kallô modela la Forme Divine d’après le beau corps mortel de sa Prêtresse. Mais elle sentait que la Statue absorbait peu à peu sa vie fébrile et que l’Œuvre était faite du sang de ses veines…

Et un jour l’Image d’Aphrodite à la chevelure d’or fut achevée. L’ivoire des membres luisait pâlement et les métalliques reflets des pesants cheveux étincelaient dans l’ombre. Les béryls des prunelles chatoyaient ainsi que des vagues immobiles. La Femme Divine s’offrait et s’éloignait à la fois, en une attitude de fuite et de langueur. Les bras s’abandonnaient, lassés d’étreintes. Les lèvres étaient amères de baisers et brûlées par le sel des larmes bues. Et la chair de marbre, la chair froide et frémissante appelait impérieusement tous les désirs épars dans l’Univers.

Kallô, devant l’Œuvre accomplie, ne ressentit point la tristesse du songe incarné, c’est-à-dire amoindri et rabaissé de l’Infini à la Matière. Elle n’éprouva que le calme d’une voyageuse devant le seuil de sa maison… Son Destin était consommé. L’existence devenait vaine, puisque le But Unique était atteint.

Elle versa dans une coupe, ciselée par ses mains laborieuses, un poison oriental, et loua les Déesses de cette belle et heureuse mort accordée ainsi qu’une suprême faveur. Puis, ayant bu, elle expira.

Salut et adieu ! car elle n’eut aucun reproche dans sa vie.


  1. Aux nombreux commandements.